Dans sa séance du 5 août 1864, la Société d’économie politique examine s’il est souhaitable que les actes de commerce et les actes civils soient jugés par deux tribunaux différents et selon des dispositions légales contenues dans deux codes différents. Selon certains, la loi devant être unique pour tous, l’existence d’un code de commerce n’est pas justifiée. Pour d’autres, à la diversité des actes et des situations doit répondre une diversité des dispositions.
L’existence d’un code de commerce est-elle justifiée par des raisons économiques ?
Société d’économie politique, Réunion du 5 août 1864
… Après ces présentations, la majorité de la réunion se prononce pour la mise en discussion d’une question ainsi formulée dans le programme, sur la proposition de M. Alph. Courtois : « L’existence d’un Code de commerce est-elle justifiable par des raisons économiques ? »
M. Alph. Courtois ne voudrait qu’un Code, qu’une loi ; il ne comprend qu’une juridiction. L’existence de plusieurs natures de tribunaux de même instance blesse ses sentiments d’égalité, et il croit cette dernière indispensable à la liberté, au moins en matière économique. Il s’explique qu’à d’autres époques (sous le ministère de Colbert par exemple), l’imperfection des lois civiles, la difficulté énorme de les réformer, aient poussé les législateurs à aller au plus pressé et à édicter des ordonnances ou lois de commerce pour assurer à ce dernier une protection spéciale, en attendant que tous pussent jouir, par le progrès des temps, du même degré de protection. Mais, une fois que la loi civile est assez parfaite dans un pays pour que d’autres contrées la lui empruntent, à quoi bon des droits spéciaux, des faveurs distinctes ?
M. Courtois n’ignore pas que le Code de commerce a des avantages sérieux sur le Code civil ; la procédure en est plus prompte et moins coûteuse, les formalités sont moins nombreuses. Aussi ce n’est pas tant la suppression pure et simple du Code de commerce qu’il voudrait, que l’incorporation dans le Code civil de ses principaux articles. Il voudrait que la loi civile fît assez de progrès pour n’avoir rien à envier à la loi commerciale ; il voudrait enfin que cette incorporation se fit dans de telles conditions qu’il n’y eût plus qu’une juridiction, et que, soit les personnes, soit les actes, ne fussent plus considérés par la justice que sous un unique point de vue, celui de l’intérêt.
S’il n’est pas utilitaire dans ses idées morales, M. Courtois pense que l’État doit l’être en tant qu’État. Chargé, au nom de tous, de la production de la sécurité, l’État ne doit s’occuper que de cette fonction et ne pas considérer le but moral que peuvent se proposer les citoyens dans leurs actes, ce dernier n’étant qu’une affaire de conscience qui ne regarde, par conséquent, que Dieu et l’homme. L’État n’a pas qualité pour intervenir. Prenons pour exemple l’un des actes les plus importants de la vie : le mariage. Les deux conjoints comparaissent devant le représentant de la loi, le requérant d’inscrire leur mutuel engagement ; que doit faire le fonctionnaire public ? Doit-il s’immiscer dans la question morale, s’assurer si c’est l’affection ou l’intérêt qui est la base de cette union ? Non, il doit purement et simplement enregistrer les conditions de l’association, comme le ferait un notaire public pour d’autres actes, comme le fait le bureau des hypothèques pour les prêts sur immeubles, et ne considérer cette association qu’au point de vue de la sécurité des personnes, de l’inviolabilité des propriétés matérielles ou immatérielles ; s’il fait plus, il excède ses pouvoirs. L’intérêt est donc sa seule base d’appréciation.
Il n’y a donc pas lieu à diviser les personnes en personnes purement civiles et personnes civiles et commerçantes en même temps, les actes de ces personnes en actes purement civils et actes civils et commerciaux. Tous actes, pour l’État, sont actes de commerce ou plutôt d’utilité ; toutes les personnes, pour l’État, sont, si ce n’est des commerçants, au moins des producteurs. Ils relèvent donc tous de la même juridiction, de la même loi, puisqu’il n’y a pas de distinction possible à faire par le représentant de la loi.
Des juridictions différentes, loin d’être utiles, sont nuisibles en fait, car elles entraînent à des délais regrettables et sont trop souvent une arme pour la mauvaise foi. En outre, la distinction des individus et de leurs actes, au point de vue purement civil, ou au point de vue civil et commercial tout ensemble, n’est pas dans la nature des choses ; la preuve en est dans les faits qui se passent sous nos yeux. Une même industrie donne lieu, pour être exploitée, tantôt à une société civile, tantôt à une société commerciale. Des établissements de banque, des institutions de crédit mobilier, des entreprises d’assurance, des exploitations de mines, de terrains couverts ou non couverts de bâtiments, etc., sont tantôt constitués en sociétés civiles, tantôt en sociétés commerciales. Que de sociétés anonymes ont d’abord été sociétés civiles, sans que le but social ait subi de modifications. Évidemment, ces tergiversations des hommes les plus compétents prouvent le peu de fondement de la division artificielle introduite par le législateur et militent en faveur de sa suppression. Il en est de même des individus considérés comme purement civils ou comme civils et commerçants. Ces derniers étant réputés ceux qui s’adonnent habituellement à des actes de commerce, on comprend combien cette définition, doublement élastique, doit laisser prise à l’erreur, et à quel point la mauvaise foi habile peut s’en servir contre la probité peu exercée en matière de droit.
La suppression du Code de commerce, surtout en ce qui concerne l’appréciation des actes, la division des personnes et la pluralité des juridictions, l’insertion au Code civil de quelques-unes de ses dispositions les plus utiles, entre autres en ce qui concerne la réduction des frais, l’amoindrissement des délais et la diminution des formalités, telle est la réforme dont M. Courtois a entendu proposer la discussion à la Société.
M. Villiaumé combat la proposition de M. Courtois. Il est d’avis qu’il y ait un Code de commerce distinct du Code civil et des tribunaux consulaires outre les tribunaux ordinaires. En effet, dans chaque pays, dès que le commerce a pris de l’extension, des lois nouvelles sont venues consacrer les usages que l’expérience indiquait comme les meilleurs entre les différents peuples qui commerçaient ensemble. Les lois civiles, comme les lois politiques, diffèrent suivant les climats, les origines et les tendances des peuples ; mais les lois commerciales sont les mêmes de peuple à peuple. Il faut que chacun puisse traiter avec sécurité. On dit à tort que les lois commerciales préexistaient au droit civil ; car à Rome on ne songea à faire ces lois que sous les Antonins, plusieurs siècles après la loi des Douze Tables ; et à Barcelone, dans le moyen âge, quand on promulgua le Consulat de la mer, tout le pays était régi, depuis les conquêtes de Pompée et de Sertorius, par le droit civil des Romains.
Quant aux tribunaux consulaires, ajoute M. Villiaumé, ils sont très utiles aussi, à cause de la multitude des affaires, et parce que les juges connaissent mieux les usages du commerce, les habitudes et la moralité des justiciables, qui sont les éléments de la bonne justice dans la plupart des affaires qui leur sont soumises. Quant aux questions de droit très importantes, les cours souveraines les décident en appel pour fonder la saine jurisprudence, ainsi que nous en avons vu récemment quelques exemples, notamment sur la question de la dette résultant des marchés à terme. Ainsi les lois commerciales sont trop nombreuses et trop distinctes du Code civil pour qu’il ne soit pas utile, surtout aux citoyens commerçants et aux étrangers, d’en faire un code séparé, qui les mette à leur portée, lorsqu’ils n’ont pas besoin d’étudier les lois civiles.
M. Joseph Garnier pense avec M. Courtois qu’il ne doit pas y avoir des lois différentes pour les citoyens d’un même pays, relativement à des intérêts semblables, et qu’il faut introduire dans le code civil les bonnes dispositions du Code de commerce, et réciproquement s’il y a lieu.
Mais ce rapprochement, cette fusion des lois n’excluent pas la variété des juridictions ou plutôt la spécialité des tribunaux, ou mieux encore la division du travail entre les tribunaux.
Les juges, les avocats et tous ceux qui concourent à la justice, manquent souvent des connaissances spéciales nécessaires, et ils se voient réduits à juger par l’intervention des arbitres qui annihilent le tribunal, paralysent la défense et deviennent les seuls juges, sans avoir toujours le savoir, le bon sens et l’indépendance nécessaires.
C’est ainsi que les choses se passent dans beaucoup d’affaires criminelles, dans toute affaire industrielle où un principe scientifique est engagé, et même dans les tribunaux de commerce des grandes villes où, par suite de la multiplicité des causes, toute affaire est renvoyée devant arbitre.
On n’obvie à ce grave inconvénient que par l’augmentation des tribunaux, la spécialisation et la division du travail. À ce point de vue, il y a une grande réforme à faire dans tout le travail judiciaire. Il y a aussi une réforme à faire pour simplifier et coordonner les lois dont on portait le nombre en France à 75 000, il y a une quinzaine d’années. Il y a une réforme à faire dans les procédures ruineuses qui rendent toute justice impossible à ceux qui ne sont pas riches. Il y a une réforme à faire dans la langue qui n’est plus celle de notre temps, et même dans le costume qui, pour les avocats, par exemple, est devenu plus ridicule qu’imposant.
M. Jules Pautet s’élève contre le système de M. Courtois ; il dit que le Code de commerce et les juges consulaires sont des nécessités qui découlent de la nature des choses, comme dit Montesquieu. En effet, si la justice que l’on doit rendre en matière commerciale ne diffère pas de la justice ordinaire, il est nécessaire de confier à des juges spéciaux, familiers avec les matières commerciales, le soin de dégager la solution à intervenir de toutes les circonstances ambiantes. Que ce départ n’est possible qu’à des hommes spéciaux, tout en appliquant aux justiciables les éternels principes de la loi naturelle et de la justice. Ces hommes spéciaux constituent, comme l’a dit M. Garnier, une sorte de division du travail qui est nécessaire à l’équitable application de la loi. Cette division du travail est la garantie du bien jugé.
M. Batbie, professeur à la Faculté de droit, pense aussi que le commerce doit avoir ses lois spéciales, parce qu’il a ses institutions propres. La lettre de change, le billet à ordre, les faillites, sont nés de besoins commerciaux dont il est juste que le législateur tienne compte. En édictant des dispositions particulières, il n’a pas violé l’égalité devant la loi, puisque tout le monde peut faire le commerce, et que d’ailleurs la lettre de change est un acte de commerce entre toutes parties, même quand elle n’a pas pour objet un fait commercial. Y aurait-il avantage à fondre le Code de commerce dans le Code civil ? Cette fusion ne donnerait qu’une satisfaction apparente au vœu de M. Courtois ; que les dispositions figurent dans quelques sections additionnelles au Code Napoléon, ou qu’elles aient une existence séparée, la différence est sans intérêt.
M. Batbie croit que l’auteur de la proposition et ses adhérents ne se font pas une idée exacte sur les devoirs et les droits du législateur. Sa mission ne consiste pas à traiter uniformément toutes les positions, mais à faire les dispositions les mieux appropriées à la diversité des positions. Or, il est incontestable que les conditions de la vie civile ne sont pas identiques aux conditions du commerce, et qu’entre le crédit dit civil et le crédit commercial il y a des différences essentielles. Lorsqu’elle s’applique à des situations diverses, l’uniformité devient une réelle injustice. Quant à la compétence spéciale des tribunaux de commerce, M. Batbie reconnaît que la simplicité de la procédure commerciale pourrait, en plusieurs cas, être imitée en matière civile. Mais tout se réduit à un remaniement, déjà projeté bien des fois, de notre Code de procédure civile.
Le ministre de la justice a dernièrement constitué une commission pour préparer une loi qui simplifiera les formes et diminuera les frais de justice. La question est à l’étude, et les vœux de MM. Courtois et Garnier ne tarderont pas à être en partie satisfaits. M. Batbie pense qu’en ce point seulement la proposition de M. Courtois est fondée.
L’orateur s’élève avec force contre la division et la spécialité des juridictions. Il est impossible de multiplier les tribunaux de manière à donner à tous plaideurs des juges de leur profession. Cette multiplicité de juridictions soulèverait à chaque instant des questions de compétence difficiles, et donnerait lieu à des renvois nombreux pour questions préjudicielles. Les tribunaux de commerce existent, et, comme c’est une institution qui s’est formée historiquement, il faut la conserver avec d’autant plus de raison qu’elle est acceptée par les justiciables qui contribuent à sa formation. Mais, s’il faut conserver ce qui a l’autorité de l’histoire, il n’y a pas lieu à augmenter les juridictions, et à compliquer les questions de compétence sans avoir de motifs sérieux. Ce serait d’ailleurs poursuivre un but chimérique, parce que jamais on ne pourra diversifier les tribunaux dans la même mesure que les procès.
M. Batbie ne trouve pas fondées les critiques dirigées contre le costume, depuis surtout qu’il a pu visiter les tribunaux en Allemagne.
M. Dupuit fait remarquer qu’il est cependant bien difficile de voir sans rire les perruques de la magistrature anglaise et d’autres choses encore
M. Wolowski, membre de l’Institut, ne saurait considérer comme une proposition réfléchie celle de faire absorber le Code civil par le Code de commerce. Il existe dans la société d’autres intérêts à régler que ceux qui résultent des spéculations de vente et d’achat et d’autres droits à garantir que ceux qui se résument en des comptes de doit et avoir. Notre Code civil est l’admirable assise sur laquelle reposent l’équité dans la famille et l’égalité dans l’État ; un illustre économiste, Rossi, l’a nommé « le symbole de cette religion nouvelle que la France a eu mission de révéler au monde civilisé ».
Les principes qu’il a consacrés s’étendent de plus en plus chez les peuples divers, en multipliant les conquêtes les plus sûres et les plus fécondes. Il greffe la civilisation française là même où la force matérielle n’a jamais exigé de la transplanter, et consacre l’empire de nos idées dans les contrées d’où la puissance de nos armes s’est retirée.
Entourons donc d’un respect fidèle ce noble mouvement de la sagesse de nos pères ; gardons-nous de porter légèrement atteinte aux règles qu’il consacre.
Est-ce à dire que, tombant dans l’excès opposé, on doive proscrire toute législation spéciale, en ne laissant subsister que les dispositions du Code Napoléon ? En aucune manière la diversité des intérêts impose la diversité des opinions. Le Code civil demeura toujours la loi fondamentale, la loi maîtresse, s’il est permis de s’exprimer ainsi, mais à côté de lui et au-dessous de lui, les questions particulières appellent des solutions distinctes. Cela ne trouble en rien l’économie de nos lois. En ce qui concerne le droit commercial, il a une utilité incontestable et se recommande autant par son origine que par la légitime popularité dont se trouve entourée la juridiction consulaire. On ne doit pas oublier que les rapports établis entre les commerçants ont, de longue date, lié les intérêts et même les rapports des sujets de puissances diverses. Ceux-ci ont formé comme une société universelle au milieu du morcellement des États politiques, et la coutume leur a fait peu à peu adopter des règles communes pour la décision des litiges les plus fréquents. La loi commerciale a servi de trait d’union aux hommes séparés par l’espace et par la souveraineté ; elle a posé les premiers linéaments des règles admises d’un commun accord pour les diverses nations.
Il ne faut pas confondre deux points de vue : celui de la législation propre à chaque ordre d’intérêts, et celui de la compétence de la juridiction. Séduites par la rapidité et par le bon marché de la procédure consulaire, quelques personnes ont témoigné la pensée de traiter de même les contestations civiles. Elles ont oublié que les débats commerciaux portent, la plupart du temps, sur de simples questions de fait, et que vouloir procéder de même à l’égard des grands principes du droit qui forment la sauvegarde de la famille, de la propriété, de l’état des personnes, de toute la société civile, ce serait les livrer souvent à l’incertitude de l’arbitraire.
Les tribunaux consulaires remplissent à merveille leur office ; si l’on étendait les attributions, on risquerait fort de compromettre un résultat salutaire.
On a prétendu que les cours impériales réformaient plus de décisions des tribunaux consulaires que des tribunaux civils. M. Wolowski conteste le fait ; il ajoute que le nombre des appels interjetés est proportionnellement beaucoup plus grand en matière civile qu’en matière commerciale.
Quant aux raisons économiques qui devraient faire supprimer la législation commerciale, il serait difficile d’en indiquer aucune, et l’on en peut produire de nombreuses dans le sens contraire. On a révoqué en doute la compétence du législateur pour édicter ainsi des règles spéciales dans des cas déterminés. Ici encore on a commis une étrange méprise sur les attributions naturelles qui rentrent dans le domaine légitime de l’État. L’ardeur des intérêts individuels et des prétentions d’indépendance absolue obscurcit trop souvent les notions les plus élémentaires de la destination des pouvoirs ; on méconnaît la vieille maxime qui nous apprend qu’il n’est pas de liberté véritable sans loi : sub leye libertas.
Mais, dit-on, il faut que la loi soit une. Ici encore, on se méprend sur le sens d’un principe incontestable, précieuse conquête des temps modernes. Oui, il faut que la même loi s’applique dans le même ordre d’intérêts à tous les citoyens sans distinction : telle est la base véritable de l’état social, fruit de la Révolution de 1789 ; telle est la pensée dominante qui inspire cette grande règle de l’égalité devant la loi. Mais elle ne porte aucun obstacle à ce que des législations distinctes s’appliquent à des intérêts différents, pourvu que la loi soit la même pour tous ceux dont les intérêts se trouvent mis en question. Il ne s’agit pas de l’unité extérieure d’un code qui cumulerait toutes les solutions, mais de l’unité fondamentale des lois, appelées à statuer sur les différents rapports qui arrivent entre les hommes, lois les mêmes pour tous, quelle que soit leur position.
S’il ne s’agit, dans la question telle qu’elle se trouve posée, que d’introduire dans le Code civil un livre nouveau qui consacrerait les règles inscrites dans le Code de commerce, cette transposition n’aurait aucun avantage, elle jetterait de la confusion dans l’ordonnance de la loi. On se donnerait ainsi une peine superflue, on se livrerait à un travail inutile, ce que l’économie politique ne conseille jamais de faire.
Mais s’il s’agissait de supprimer les dispositions spéciales du droit commercial, nées spontanément de la nécessité des choses et consacrées par la coutume avant que d’avoir été formulées en textes, les intérêts économiques seraient gravement lésés par une tentative arbitraire ; celle-ci tendrait, en effet, à méconnaître la variété des solutions, imposée par la variété des rapports qui résultent de la nature des choses.
M. Victor Bois, ingénieur, ne pense pas que les modifications qu’il conviendrait d’apporter à nos Codes soient aussi urgentes qu’on paraît le supposer. Il ne voudrait pas plus la fusion du Code de commerce dans le Code civil qu’il ne souhaiterait la fusion de celui-ci dans celui-là. Il craindrait surtout la confusion dans de pareilles fusions.
Il ne voudrait pas non plus la division des tribunaux en magistrats spécialistes ; il est plutôt partisan de l’unification que de la division. Il ne faut pas, à son avis, multiplier les tribunaux, il faut plutôt en diminuer le nombre en grandissant les fonctions tant au point de vue moral qu’au point de vue matériel.
Les magistrats, à son sens, n’occupent pas dans l’État la place légitime qu’ils devraient occuper. Il y a deux grandes bases sur lesquelles repose toute civilisation : l’éducation du peuple et l’administration de la justice. Si ces deux fonctions étaient honorées et rémunérées à leur juste valeur, les progrès seraient rapides, l’avenir serait certain ; il n’en est pas ainsi, et les rémunérations sont trop faibles pour que les plus dignes et les plus capables acceptent des fonctions qui ne présentent pas des avantages proportionnels à leur importance et aux capacités qu’elles exigent. M. Bois désire surtout que les magistrats connaissent et s’efforcent d’appliquer la philosophie de la loi, l’esprit de la loi plutôt que son sens rétréci et littéral.
On se plaignait, tout à l’heure, des inconvénients qui résultent de ce que certaines questions techniques sont soumises à des juges sans aucune compétence, et on voudrait que les questions qui ont trait aux constructions fussent jugées par des constructeurs, celles qui ont trait à la mécanique, par des mécaniciens.
On demandera bientôt que les magistrats soient chimistes, pour juger des questions de chimie, et il faudra faire une nouvelle subdivision pour avoir d’un côté la chimie organique et de l’autre la chimie minérale. On demanderait aussi pour juges des professeurs de toxicologie, dans les cas d’empoisonnement !
Mais on méconnaît trop les hommes spéciaux que la loi et surtout l’usage ont placés à côté des tribunaux et des cours, et qui, sous le nom d’experts et d’arbitres-rapporteurs, sont les auxiliaires souvent obligés de la justice. Ce sont, en général, des avis éclairés qu’ils expriment, et qui aident les magistrats à appliquer la loi.
Toutefois, la réforme sérieuse qu’il importe de solliciter, c’est que ces hommes, qui tiennent toujours dans leurs mains la fortune du justiciable et quelquefois leur existence même, soient entourés de plus de respect et d’honneur qu’on ne leur en accorde ordinairement. Il faut qu’ils soient choisis avec discernement parmi les plus capables et les plus expérimentés, et que, quand ils ont été choisis par la justice, ils ne soient pas confondus par les magistrats eux-mêmes avec les conseils techniques, qui viennent opposer à leurs avis impartiaux, et protégés par leur serment, un avis salarié, partial et plus souvent erroné. Que les experts soient donc protégés par les magistrats, et que par leur capacité et leur honorabilité ils conquièrent l’opinion publique, et les magistrats, ainsi entourés d’hommes techniques, n’auront pas besoin d’être spécialistes, car ils n’auront qu’à connaître et à appliquer la loi aux solutions techniques qui leur seront soumises par des auxiliaires nommés par eux.
Mais il est une loi spéciale, pour l’application de laquelle M. Victor Bois demande l’unification ; il veut parler de la loi du 5juillet 1844, sur les brevets d’invention, sur la propriété industrielle, sur la contrefaçon. Pour ces questions spéciales, d’où dépend la prospérité industrielle de notre pays, il voudrait un tribunal unique, composé des mêmes magistrats ayant, par une longue pratique, acquis la connaissance approfondie de cette loi délicate et d’une application difficile.
M. Pellat, doyen de la Faculté de droit, pense aussi qu’il est convenable d’avoir un Code de commerce distinct du Code civil. Les préopinants qui ne voudraient qu’un seul code conviennent qu’il y a des actes spécialement commerciaux, tels que la lettre de change, les contrats maritimes ; qu’il y a des situations particulières aux commerçants, comme l’état de faillite ; mais ils prétendent qu’on doit les réunir dans un seul code, avec les règles communes applicables à tous les hommes négociants ou non négociants. Les uns voudraient que le Code civil disparût et que les règles du droit civil commun fussent transportées dans le Code de commerce, parce qu’elles ont toujours un côté économique ou commercial. Il serait pourtant singulier de voir figurer les règles relatives à l’état civil des personnes, celles du mariage, par exemple, parmi les actes de commerce. On sait bien que certains mariages peuvent être comparés à des marchés, mais, certes, ce n’est pas le point de vue du législateur. D’autres préopinants désireraient qu’on insérât dans le Code civil les matières que comprend aujourd’hui le Code de commerce. Quel serait l’avantage ? D’avoir un Code civil un peu plus gros au lieu de deux codes. On obtiendra le même résultat en les faisant relier l’un à la suite de l’autre en un seul volume.
Parlant sérieusement, M. Pellat est persuadé qu’il est utile d’avoir un Code de commerce distinct du Code civil. En effet, dans les actes de la vie civile les individus de chaque nation n’ont en général de rapport qu’avec leurs compatriotes, tandis que dans les actes commerciaux ils sont en relation avec les négociants étrangers, comme avec les négociants de leurs pays. Aussi le droit civil de chaque peuple s’étant formé par ses traditions, ses coutumes, les lois promulguées par son gouvernement diffèrent notablement de celui des autres peuples. Au contraire, le droit commercial des diverses nations est presque pareil, et les différences qu’il peut présenter tendent à s’effacer. Les règles qui concernent le jet et la contribution, le prêt à la grosse aventure, et par conséquent l’assurance, qui n’est que le prêt à la grosse retourné, la procédure de la faillite, viennent des Romains, ont passé dans les statuts et règlements du Moyen âge et sont arrivées presque sans changement chez tous les peuples modernes. Le droit commercial tendant de plus en plus à s’uniformiser de peuple à peuple par l’étendue et la rapidité des relations commerciales, il convient donc que le Code de commerce ne soit pas mêlé au Code civil, afin qu’il puisse plus facilement être modifié et mis en rapport avec les progrès que le droit commercial peut faire ailleurs.
M. Lamé Fleury, ingénieur des mines, professeur de droit administratif et d’économie industrielle à l’École des mines, regarde la question d’un code spécial pour le commerce et celle d’une juridiction également spéciale, dans de certaines limites, comme essentiellement connexes, comme susceptibles d’une solution commune et nécessairement affirmative. Pour lui, un point de vue plus général et capital, c’est que les différends soient tranchés par des juges connaissant la matière dont ils s’occupent. Ce détail, si simple et si élémentaire qu’il puisse paraître, est complètement négligé dans l’état actuel des choses. La magistrature (assise ou debout) et le barreau sont, pour tout ce qui sort des relations réglées par les codes généraux, notamment en matière technique, d’une radicale incompétence. Si quelques hommes y peuvent exceptionnellement jouir de la précieuse faculté de s’assimiler, à un moment donné, des connaissances parfaitement étrangères à leurs études habituelles, cette exception, plus que rare, ne paraît point à M. Lamé Fleury altérer la réalité de son observation. Il ne fait, d’ailleurs, que constater un fait qui, étant la conséquence fatale du développement intellectuel de l’humanité, n’est évidemment désagréable pour personne.
Attaché, durant plusieurs années, au contrôle des chemins de fer en exploitation, M. Lamé Fleury a maintes fois entendu émettre le vœu, parmi les employés des compagnies concessionnaires, de voir leurs contraventions et délits portés devant des tribunaux spéciaux. Il demande la permission, à ce propos, de citer un fait à lui personnel. Appelé comme témoin dans une affaire judiciaire, il avait à indiquer la vitesse normale d’un train. L’itinéraire à la main, il calculait naturellement cette vitesse en divisant la longueur du chemin parcouru par le temps employé à le parcourir. L’avocat de la partie intéressée mettait en avant un autre chiffre. Le ministère public et le tribunal, embarrassés, ne se décidèrent pour le chiffre de l’ingénieur que par leur confiance dans l’homme de l’art, motif flatteur, sans doute, pour celui qui en était l’objet, mais peu scientifique.
Qu’on ne parle pas des ressources de l’expertise, elles ne remédient trop souvent à rien. D’une part, les conclusions des experts ne lient pas et ne peuvent pas, pour une multitude de raisons, lier les juges. D’autre part, ces conclusions et les considérations qui les amènent échappent forcément à tous autres qu’aux hommes spéciaux. M. Lamé Fleury cite également à ce sujet un autre fait, à lui personnel et récent. Participant fortuitement à une expertise, dans un procès où le calcul des moyennes jouait un rôle fort important, il a eu le regret de voir des avocats, un ministère public et finalement une cour d’appel montrer peu d’entente de ce calcul. L’avocat d’une des parties, de la meilleure foi, sans doute, a sapé la moyenne des experts en disant quelque chose comme ceci : la température d’un mélange de 1 000 litres d’eau à 100 degrés et de 1 litre d’eau à zéro est de 50 degrés. L’avocat de la partie adverse n’a pas su lui objecter qu’il faut tenir compte des deux volumes d’eau mélangés et que leurs proportions sont telles que la température des mille et un litres ne peut différer sensiblement de 100 degrés. Le ministère public a dédaigné la difficulté, et la cour a décidé que « la moyenne des experts, faussée dans ses bases, perdait toute valeur » !
Loin donc de regarder, avec M. Courtois, la fusion du Code de commerce dans le Code Napoléon, comme un desideratum de la science économique, M. Lamé Fleury voudrait voir des codes spéciaux se juxtaposer à un code général. Tout homme a un père, une mère, une sœur, un frère, une femme, un fils, une fille, hérite, se marie, est propriétaire, locataire, usufruitier, etc., etc. ; comme tel, il est justiciable d’un code général. En outre, il est commerçant, industriel, etc., et alors il a tout avantage de relever, dans ses débats avec ses confrères, d’hommes d’une juridiction spéciale appliquant un code spécial. Il est évident qu’en poussant ce système trop loin, on tomberait dans une multiplicité de codes spéciaux abusive, qui serait un danger d’un autre ordre. Mais quelle est la science pratique où ne se présente pas une question fondamentale de tact et de mesure ? Quelques grandes subdivisions, suffiraient une extension rationnelle du principe des tribunaux de commerce, qui, par leurs lumières spéciales, par les formes abrégées de leur procédure, rendent des services réels et sont appelés à en rendre de plus en plus, à mesure que l’institution vieillira. Des inconvénients tels que celui, dit-on, de la partialité de la juridiction consulaire, où, par exemple, les commissionnaires de roulage sont parfois en majorité dans les litiges de l’exploitation commerciale des chemins de fer, sont temporaires et ne peuvent compromettre un principe aussi fécond.
En somme, la grande difficulté des causes spéciales, portées devant les tribunaux ordinaires provient de ce que les légistes n’ont pas en général de connaissances spéciales et de ce que les hommes spéciaux ne sont pas légistes. L’existence de codes spéciaux paraît à M. Lamé Fleury éminemment propre à former des hommes qui, jouissant en quelque sorte, des deux catégories d’avantages, auraient nécessairement toute l’autorité désirable dans les contestations ressortissant à leur spécialité.
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