L’exil fiscal prévu par Yves Guyot en 1898

Yves-Guyot-Les-tribulations-de-M1-315x500L’impôt progressif sur le revenu, instauré en 1905, n’a pas attendu l’introduction de cet échafaudage supplémentaire qu’est l’ISF ni l’ouverture financière (relative) du monde pour causer l’exil des plus fortunés. En vérité, dès 1898, au moment où une commission parlementaire étudiait l’intérêt de le créer en France, l’économiste français Yves Guyot publia Les tribulations de M. Faubert. L’impôt sur le revenu. Dans ce livre, écrit comme un roman voire comme une pièce de théâtre, Guyot prédit les défauts de l’impôt sur le revenu : il le voit devenir un impôt spoliateur, compliqué, et injuste. Et il l’est devenu. B.M.

 (Ce livre a été réédité en 2014 par l’Institut Coppet : voir sur la page du livre sur la plateforme des éditions de l’Institut Coppet, où il est disponible gratuitement dans tous les formats ebooks : epub, mobi, pdf, doc et html).


Yves Guyot, Les tribulations de M. Faubert. L’impôt sur le revenu

L’expulsion des étrangers.

M. Faubert venait de lire cette lettre et se préparait à répondre : — Laissez-vous taxer et ne dites rien. Le seriez-vous au double, au triple, au décuple, ne bougez pas. Tout plutôt que les agréments de la commission du pressoir [nde : commission de contrôle des déclarations].
Il allait prendre la plume, quand on lui annonça M. Jonathan, le riche Américain dont la famille occupe un des plus beaux hôtels du parc Monceau.

M. Jonathan. — Mon cher Monsieur Faubert, je sais que vous êtes homme de bon conseil. Je viens prendre votre avis.

M. Faubert. — A votre service.

M. Jonathan. — Vous savez que j’ai acheté un hôtel à Paris. Ma famille reste à peu près toute l’année en France. L’hiver elle va à Cannes ou à Nice : et j’avais l’intention d’y acheter une villa. L’été, elle va à Trouville où nous avions aussi l’intention de nous installer. Moi, je passe à peu près six mois en France et le reste aux États-Unis. J’en arrive. On me dit que je suis soumis à l’impôt sur le revenu, que je n’ai pas fait la déclaration que je devais faire et que je vais être soumis à une taxe de 50 p. 100 en plus à raison du revenu qui m’aura été assigné d’office. Qu’est-ce que cela signifie ?

M. Faubert. — Cela veut dire que vous êtes soumis à l’article 5 de la loi Doumer : « L’impôt général sur le revenu est dû pour l’ensemble de leur revenu annuel par toutes les personnes  résidant sur le territoire français. »

M. Jonathan. — Mais d’abord, suis-je résidant ? Quelles sont les conditions prévues pour établir la résidence ? Y a-t-il des conditions de possession, de durée de séjour ?

M. Faubert. — Non. Est résidant celui qui réside.

M. Jonathan. — Pendant six mois, trois mois, un mois, huit jours, un jour?

M. Faubert. — La loi ne le dit pas.

M. Jonathan. — Au moins dans le canton du Vaud, pour être considéré comme résidant, il faut avoir séjourné trois mois. On en est quitte pour partir le 90e jour.

M. Faubert. —  Ici, ce n’est pas prévu.

M. Jonathan. — En réalité, si ma femme réside en France, moi je n’y réside pas. Je vais et je viens. Tous mes intérêts sont de l’autre côté de l’Atlantique.

M. Faubert. — Oh ! vous êtes un résidant authentique. Vous avez un hôtel ; vous voulez acheter des villas…

M. Jonathan. — Que je n’achèterai pas. Au contraire. Si on m’ennuie, je vais vendre mon hôtel.

M. Faubert. — Vous n’êtes pas le seul dans ces intentions. Il y en a même qui les auraient déjà réalisées s’ils avaient trouvé preneurs.

M. Jonathan. — Mais comment la commission locale pourrait-elle établir mon revenu ?

M. Faubert. — Vous êtes tenu de le déclarer.

M. Jonathan. — Mais je ne le connais pas moi-même. Je déclarerai ce qu’il me plaira.

M. Faubert. — La commission contrôle, par tous les moyens à sa disposition, les déclarations qui lui sont soumises et y apporte les rectifications qu’elle juge nécessaire. (Art. 34.)

M. Jonathan. — Mais pour moi, elle n’a aucun moyen à sa disposition. Je n’ai pas à payer en France. Tous mes comptes sont aux Etats-Unis. Je voudrais déclarer mon revenu et je n’y parviendrais pas : car je suis engagé dans des affaires qui me donnent les résultats plus variables.

M. Faubert. — Comme vous avez un des plus beaux hôtels de Paris, ils vous taxeront parmi les milliardaires.

M. Jonathan. — Milliardaire ? Milliardaire ? Comme ils y vont ! Je réclamerai.

M. Faubert. — Vous ne pouvez pas.

M. Jonathan. — Comment cela ?

M. Faubert. — Pour une raison bien simple. Vous déclarerez un revenu de X. On commencera par l’admettre. Puis on vous demandera de prouver que vous n’avez pas davantage.

M. Jonathan. — Mais ce n’est pas possible.

M. Faubert. — C’est bien cette absurdité qui fait leur force.

M. Jonathan. — Ils n’ont aucun moyen de contrôle sur ma fortune : car s’ils s’adressaient aux banques des États-Unis pour la connaître, et on les enverrait promener. Ils ne peuvent quelque chose sur moi que parce que j’ai eu le tort d’acheter un hôtel ici. J’ai été imprudent, mais je suis un homme de résolution. Je vais le vendre ; et bonsoir à la France ! Nous y dépensions quelques centaines de mille francs par an. Nous irons ailleurs.

M. Faubert. — Si l’impôt sur le revenu doit durer, en s’accentuant, je ne saurais vous détourner de ce projet ; car moi, qui suis Français, j’en ai un analogue.

M. Jonathan. — C’est tout de même bien ennuyeux. Ma femme et ma fille adoraient Paris. Votre gouvernement a une drôle de manière d’attirer les étrangers dans votre magnifique pays. Est-ce qu’il croit travailler à sa prospérité en agissant ainsi ?
M. Faubert. — Je ne pense pas qu’il ait cette illusion.

M. Jonathan. — Ce que j’admire, c’est qu’il y ait des ouvriers des industries de luxe, bronziers, sculpteurs, ornemanistes, menuisiers, ébénistes, peintres, doreurs, tailleurs, selliers, cuisiniers, etc., qui élisent des députés assez idiots pour voter des impôts pareils. Ils voudraient organiser le chômage à leurs dépens qu’ils ne s’y prendraient pas autrement. Ils semblent vouloir prendre à tâche de diminuer leurs propres salaires. C’est une singulière manière de comprendre leurs intérêts.

M. Faubert. — C’est comme ça !

M. Jonathan. — Il leur suffirait pourtant d’un peu de réflexion pour s’apercevoir qu’ils sont en train de tuer toutes les poules aux œufs d’or.

M. Faubert. — Depuis quatre ou cinq ans, c’est la politique que d’habiles farceurs leur montrent comme idéal.

M. Jonathan. — La France n’est pas le seul pays où on fasse des sottises ; mais quand vous les faites, vous les faites complètes : et ceux qui seraient le plus intéressés à les empêcher prennent le parti de les subir avec une assignation fataliste. Aussi sont-elles plus dangereuses chez vous que chez tout autre peuple. Adieu Monsieur Faubert, décidément je vais vendre mon hôtel. S’ils me taxent d’une manière trop absurde, je ferai réclamer par mon ambassade. En tout cas, ils ne me taxeront qu’une fois. Ils ne verront plus personne l’année prochaine.

M. Faubert. — Mais M. Doumer a affirmé que vous aviez l’impôt sur le revenu aux Etats-Unis.

 M. Jonathan. — Oui, comme il a affirmé que Raffallovitch le réclamait et que les contribuables du canton de Vaud en étaient enchantés. On a bien essayé de l’établir aux Etats-Unis, mais la Cour suprême a déclaré qu’il serait contraire à la Constitution.

 

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