Lettres sur le commerce des grains (1768), par le marquis de Mirabeau. — Texte intégral.
LETTRES SUR LE COMMERCE DES GRAINS.
À AMSTERDAM.
Et se trouve
À PARIS,
Chez DESAINT, Librairie, rue du Foin.
M. DCC. LXVIII.
AVERTISSEMENT.
Le Recueil qu’on donne ici au Public, doit le jour à l’empressement naturel à tout homme qui prévoit une calamité, qui croit en savoir le remède et qui dès lors ne saurait se refuser au devoir d’avertir. La mauvaise récolte de l’année passée ne fit que trop prévoir la cherté future, et ce fut d’après la connaissance de ce qui résulterait de tous les genres de prévoyance à cet égard, que les partisans de la liberté du Commerce crurent qu’il était temps d’opposer leur voix avec constance, aux cris du Public ignorant ou effrayé.
Le principal Auteur de ces Lettres, voyant cet hiver les grands ports fermés et le signal donné de toutes les craintes et de toutes les précautions qui bientôt se réduisent à des prohibitions, convint avec l’Auteur des Éphémérides, qu’il fallait aller au plus pressé et porter sur cet objet le travail de l’instruction, afin d’aider aux vues saines et généreuses de l’Administration, qui dans de telles circonstances porte seule tout le poids de la misère du Peuple et de l’ignorance des subministrations. En conséquence de cette résolution, l’Auteur des Éphémérides entreprit les Avis au Peuple sur son premier besoin, lesquels ont fait et feront tant de bien ; et depuis lors il a toujours suivi ce même objet avec l’activité et le talent qui lui sont propres, et le succès qui devait en résulter. De l’autre côté, son confrère en principes et en sentiments résolut de répondre à des questions qui lui avaient été faites par une Lettre particulière sur cet article, de manière à embrasser tous les rapports. Occupé d’un autre genre de travail, et d’ailleurs regardant celui-ci comme pressé par les circonstances, il fit avec beaucoup, de hâte la grande Lettre, qui est la dernière de ce recueil. Elle se trouva trop longue pour être placée dans les Éphémérides, et il résolut de la donner à part. Un Libraire lui ayant dit alors que les petites brochures perçoivent difficilement en Province, où les Libraires n’aimaient pas à s’en charger ; c’en fut assez pour lui faire sacrifier son amour-propre ; il chercha dans un tas de copies de Lettres relatives à différentes questions d’Agriculture et de Commerce rural, de quoi former un volume. Entre ces Lettres, celles qui auraient eu quelque mérite, pouvaient aussi intéresser et compromettre des tiers ; cette raison les fit supprimer et remplacer par les Lettres assez indifférentes qui commencent ce Recueil.
Depuis la fin de Janvier, le manuscrit a été oublié à la Censure et dans des Bureaux où il avait été envoyé pour la révision. Il serait heureux que ce temps écoulé eût éloigné toutes les circonstances qui rendent la publication de ces sortes d’écrits nécessaire, comme il a fait perdre la fleur du sujet. Mais il ne saurait être question en ceci de l’amour-propre de l’Auteur ; la saison semble menacer encore les récoltes ; la cherté se soutient, et si les vues paternelles et lumineuses du Gouvernement, à qui nous dûmes le salut du Peuple lors de l’ébranlement qui nous menaça le printemps passé, ne sont secondées, ces circonstances pourraient se renouveler et devenir telles que nous les voyons chez quelques-uns de nos voisins déroutés.
Dans cet état des choses, c’est à la discussion publique qu’il faut livrer le pour et le contre d’un intérêt aussi essentiel. Les partisans de la liberté ont longtemps cité leurs adversaires devant le tribunal de la raison et de la publicité. Ils affirment aujourd’hui que le pauvre Peuple a besoin du secours le plus efficace de la part de l’autorité, et que ce secours ne peut consister qu’en un nouvel Édit assez solennel pour qu’aucune autorité dans le Royaume n’ose ni l’interpréter, ni l’enfreindre, Édit qui rassure entièrement et rappelle le Commerce, auquel sa première confiance a coûté tant de pertes et de discrédit dans ces dernières années ; Édit qui supprime et abroge toutes les exceptions quelconques que la prudence du Gouvernement crut devoir accorder aux préjugés ténébreux, encore en vogue lors de la publication de l’Édit précédent ; Édit enfin qui rétablisse le premier et le plus nécessaire des Commerces dans toute sa liberté naturelle, qu’aucune autorité n’a droit de limiter. C’est là ce que demandent les partisans de la liberté au nom de tout le Public éclairé du Royaume, au nom des Propriétaires, au nom du Peuple des campagnes et pour le bien des habitants des Villes qui devraient commencer à connaître qu’on n’appelle pas l’abondance avec des prohibitions.
Il y a des blés dans le Royaume plus encore que n’en demanderait la consommation publique, quand la récolte présente manquerait. L’excessive inégalité des prix dans les différentes Provinces prouve évidemment et que les voies ne sont pas libres et que le Commerce n’ose s’y fier. Quand le blé manquerait dans le Royaume, le Commerce nous en apporterait en abondance, s’il était pleinement rassuré : mais il ne peut l’être que par un Édit dans lequel la pleine et absolue volonté du Gouvernement se montre entièrement conforme à la Loi de la Nature, dont la voix nous présente toujours la liberté comme notre patrimoine.
Voilà donc ce que demandent les partisans de la liberté, et au nom de qui ils le demandent et pourquoi ils le demandent. Voilà pareillement ce qu’ils affirment, comme ils affirment que ceux qui crient contre le monopole sont précisément ses fauteurs, sans le savoir ; car ils suscitent des suspicions vagues, ils extorquent des prohibitions ruineuses, et le monopole alors, qui rit de leurs vaines déclamations, leur doit ses succès et même son existence, puisque le monopole n’est autre chose qu’un Commerce exclusif, et que tout pourvoyeur en temps de prohibitions exerce un monopole, comme un monopoleur devient un Commerçant utile au moment de la liberté. Que les Réglementaires contredisent en public ces assertion si hautement répétées, ou que le public renvoie à la classe des œuvres de ténèbres leurs craintes étudiées et leurs conseils pernicieux.
LETTRES SUR LE COMMERCE DES GRAINS.
LETTRES
De M. M … à M. B …
Du 4 Septembre 1765.
M.
Je viens de voir dans le Courrier d’Avignon de Vendredi dernier, que M. Duhamel doit faire des épreuves, auxquelles S. M. veut être présente, de certains moyens pour conserver le blé. Il n’y en a pas, du moins à ce que je crois, de plus sûr, de plus simple et de plus facile à opérer, et de moins malfaisant à la denrée, que celui que j’ai mis dans le premier Mémoire que j’ai eu l’honneur de vous envoyer, à l’article des noyers que j’avais fait enter, et dont j’ai introduit l’usage dans ce pays.
Voici comment je l’appris, et fus forcé à en faire l’épreuve chez moi. En 1746 je me trouvai surchargé de grains de plus que d’une récolte. Cette denrée était abondante et n’avait pas de cours. Je faisais porter mon grain à trois, quatre et même six lieues ; il me fallait faire bien souvent trois et quatre voyages pour en débiter une charretée, ce qui faisait qu’il en fallait dépenser une partie pour pouvoir le vendre, cela fit qu’il s’accumula dans mon grenier plus de mille setiers de blé mesure de Valence. Quand les chaleurs d’Été vinrent, mon blé fourmillait de barbotes ou tarentes. S’il y eut un homme en peine, ce fut moi ; d’un côté, je voyais ma perte décidée ; d’un autre côté, je n’osais le dire, de crainte de parler à la populace. J’avais bien ouï dire certains remèdes, mais ils me répugnaient, me paraissant malpropres et peut-être même malfaisants à ceux qui en auraient fait la consommation : c’était de ramasser de l’herbe appelée ellébore noir, avec d’autres herbes des plus fortes et des plus amères, dont je ne sais ni les noms français ni les noms botaniques, d’en remplir une grande chaudière, et de les faire bouillir avec de l’eau, en tirer la décoction et y démêler le fiel de dix à douze bœufs, et tremper le blé dans cette drogue. À la vérité ce remède m’épouvanta, et je ne pus me résoudre à le faire ; heureusement je connaissais un vieillard expérimenté, qui me donna le remède par l’huile de noix. Je le mis en usage dès le même jour. Je partageai un quintal d’huile dans deux baquets : je pris deux de mes filles, n’ayant pas de garçon assez grand pour pouvoir faire cette opération, et mon domestique n’en savait rien : l’opération se fit sans que rien en transpirât. Je leur donnai à chacune une pelle de bois légère, qu’elles plongeaient de temps en temps dans l’huile, et les laissaient un peu découler, pour ne pas prodiguer l’huile inutilement. Elles me passèrent dans trois jours mon blé à petites pellées, en observant, d’abord que les pelles étaient sèches, de les replonger dans l’huile. Jamais on n’a tant vu de ces vilains insectes ; les murailles en devinrent grises, et en étaient garnies du haut en bas. En moins de quatre jours ils disparurent, sans savoir ce qu’ils devinrent, et je n’en ai pas vu un depuis. Je débitai ensuite tout mon grain, sans qu’il eût aucun goût, ni même de piqure, et personne ne m’en a jamais fait aucun reproche. Ce moyen est aussi simple qu’utile, et est très facile à éprouver.
J’ai l’honneur, etc.
RÉPONSE
de M. B …
Du 24 Septembre 1765.
En arrivant ici, Monsieur, d’une tournée que j’ai été faire chez moi à la campagne, j’ai trouvé le paquet dans lequel était renfermé votre Mémoire, et depuis, votre Lettre du 4 du courant. J’ai été très satisfait de l’un et de l’autre. Votre Mémoire est simple, mais bien rédigé, bien clair et sentant la main d’un homme expérimenté et vrai. Votre méthode est très bonne généralement, même pour tous les cantons, et l’on voit qu’elle est excellente pour le vôtre. Je conçois que, de la manière dont vous traitez cette culture, les trèfles valent infiniment mieux que les luzernes, quand bien même ces dernières ne demanderaient pas chez vous trop d’arrosages et de fumiers. Votre culture, par le moyen des trèfles, ressemble à celle du pays de Caux, qui est la meilleure que je connaisse.
La recette pour la maladie des bestiaux est aussi une chose d’autant plus avantageuse qu’elle est plus simple ; et certainement ce sera rendre un grand service que de la faire connaître. J’en ai écrit au Ministre qui a dans son département les Sociétés d’Agriculture et tout ce détail. Il m’a mandé qu’il verrait votre Mémoire avec plaisir, mais j’ai différé, 1° Parce que j’ai prêté votre Mémoire à un de mes amis fort entendu, qui en est très content, et qui ne me l’a pas encore rendu. 2° Parce que l’accident arrivé à M. le Comte de S. Florentin, ayant fait subroger M. Bertin au détail de son département pendant le temps de sa maladie, j’aime mieux attendre un temps où M. Bertin soit moins occupé, pour qu’il jette les yeux, s’il est possible, sur ce Mémoire.
À l’égard de la recette contre les papillons et insectes qui dévorent le blé, qui est contenue dans votre Lettre, j’en ferai user chez moi : elle serait bien utile cette année ; car tous les vieux blés se gâtent, tous les greniers sont infectés, et cependant cette denrée sera, je pense, bien précieuse l’année prochaine et la suivante.
Je vois, par l’expression même de votre Lettre, que, non seulement dans le temps, vous craigniez de laisser percer au Public que vous eussiez du blé en tas, mais encore qu’en me le racontant, vous prenez des précautions en quelque sorte pour me justifier la chose ; effet déplorable de nos malheureuses préventions et prohibitions, qui, en accréditant l’erreur populaire, avaient livré à l’anathème le plus précieux de tous les Commerces ; à savoir, le Commerce des blés. Quant à moi, Monsieur, j’ai dit hautement, et j’ai écrit que rien n’était plus sacré et plus sous la sauvegarde de l’autorité que les Marchands de blés, quelques magasins qu’ils fissent, pourvu que ce fût toujours de gré à gré, et que la liberté nous garderait assez de leurs monopoles. Je l’ai prouvé, puisqu’il suffit de dire : 1° Que la culture ne va point sans richesses. 2° Que pour que ces richesses se perpétuent, il faut que les produits de la terre prennent la qualité de richesses. 3° Que cette qualité ne provient que de la valeur vénale, puisque l’air et l’eau, qui sont les premiers des biens, ne sauraient être richesses, faute de cela. 4° Que la valeur vénale ne provient que de la consommation par le moyen du Commerce, dont la fonction est de rapprocher la consommation de la production.
D’après ces principes, comment appeler les Lois portées pour borner et gêner le Commerce des grains ? Ces Lois quelconques, tout absurdes et abominables dans quelque cas que ce puisse être, ont tellement détourné le Commerce honnête et légitime de spéculer sur cette partie, que, quoique depuis un an, la liberté indéfinie dans tout l’intérieur du Royaume ait été statuée par une nouvelle Loi reçue avec acclamation, aujourd’hui le blé est à un prix excessif en Provence, et se gâte sans valeur dans une terre que j’ai auprès de Sens, pays qui, par l’Yonne, la Saône, etc. peut déboucher aisément dans nos Provinces méridionales : mais je parle à un converti, car tout Cultivateur éclairé l’est sur cet article. Seulement veux je vous dire qu’il ne faut plus désormais se cacher, ni d’avoir des blés, ni d’en faire le Commerce ; mais au contraire repousser par la huée quiconque voudrait tenir encore pour les préjugés de notre barbarie moderne à cet égard. Je suis, avec autant d’estime que de reconnaissance, Monsieur, votre, etc.
LETTRE
de M. M … à M. B …
du 14 Octobre 1765.
M.
J’aurai l’honneur de vous dire que je n’ai jamais été le partisan des prohibitions pour aucun Commerce, et principalement pour celui du blé, dont vous me renouvelez les avantages. Il n’y a que cette liberté qui puisse encourager l’Agriculture, en y joignant les moyens de conserver cette denrée.
Ce n’était pas de crainte de passer pour avoir du blé que je me cachai pour le passer avec l’huile de noix, mais seulement de peur qu’on ne crût mon blé infecté. J’ai publié depuis que la Loi qui rend libre cette denrée, est la plus sage et la plus intéressante pour l’État. J’ai toujours crié contre les prohibitions de ce Commerce qui donnaient lieu aux plus horribles concussions. J’ai vu avec de l’argent obtenir des permissions d’en faire sortir de notre Province dans les tems même calamiteux.
La route du Rhône et de la Saône, pour le débouché des blés de nos Provinces du nord, fut bientôt trouvée après la promulgation de la Loi. La nécessité urgente de l’Italie faisait qu’on achetait tout sans examen ; on entassait les blés humides et mouillés dans des magasins, on les embarquait ensuite, et ils s’achevaient de pourrir. Aussi nos Voituriers dirent-ils qu’on envoyait la peste en Italie ; ce qui est arrivé à Naples et à Rome, et a décrédité les blés de Bourgogne, dont on ne veut plus ni en Italie, ni en Provence, ni en Languedoc.
Comment rappeler la confiance sur ce Commerce, après de pareilles friponneries ? Établissez des Commissaires, vous ouvrez une nouvelle carrière à la concussion. Il faudrait, pour empêcher les blés de se mouiller en route sur la rivière, une Loi, qui ordonnât que tous les bateaux, qui servent à ce transport, fussent couverts de planches et fûts, qui tinssent cette denrée à l’abris de la pluie : cela coûterait peu, mais on regagnerait bien cette dépense.
Vous me dites, Monsieur, que votre blé se gâte dans vos Terres. Si c’est par les insectes, il faut les faire passer avec de bonne huile de noix, de la manière que je vous l’ai expliqué par ma Lettre du 4 du mois dernier ; mais si c’était quelque odeur de relan et qu’il ne fut pas sec, il faudrait le faire étendre et remuer jusqu’à ce qu’il fut sec.
J’ai, etc.
RÉPONSE.
Du 2 Novembre 1765.
J’ai reçu, Monsieur, votre Lettre du 14 du mois passé. Vous connaissez fort bien les avantages de la liberté du Commerce des grains, surtout ceux de l’exportation extérieure, comme aussi les inconvénients qui font aujourd’hui que nos grains, autrefois privilégiés dans toute l’Europe, et qui le sont naturellement par les avantages de notre climat, sont néanmoins maintenant, et seront très longtemps encore fort au-dessous de ceux qui entrent en concurrence avec eux dans le Commerce général.
Nous avons longtemps eu le privilège presque exclusif à cet égard. C’était un Pérou pour la Nation, et nos froments étaient communément vendus, dans les Provinces les plus éloignées des débouchés extérieurs, sur le pied de deux sous la livre pesant ; sur ce pied-là, le blé vaut la peine d’être labouré, semé et recueilli de bonne qualité. Cet état de marchandise suppose encore un Commerce bien vivant animé, industrieux, quand à ses voitures et à ses agrès. Tout cela est perdu pour nous et le sera pour toujours en partie, et pour longtemps encore en totalité.
M. Colbert, quoi qu’on en dise, est l’auteur, pour nous, de cette calamité. Il pensa que les Manufactures et la Mercerie étaient un principe de richesses. Pour avoir les Ouvriers et par conséquent leurs ouvrages à plus bas prix, il voulut y tenir les subsistances, afin de s’assurer le privilège de fournir l’Europe de ces drogues-là ; et quoiqu’il n’ait pas poussé l’erreur jusqu’à attenter à la liberté des grains, délire qui n’osa paraître que dans la misère provenue de la chute du revenu du territoire, cependant il prit soin d’approvisionner les villes de blés étrangers, et par conséquent fit tomber chez nous la Manufacture des blés, la première de toutes, puisqu’elle rendait plus de cent pour cent de bénéfice.
De cette erreur et de toutes celles qui s’en sont suivies, il a résulté : 1° Notre ruine et celle de l’État. 2° Qu’aujourd’hui qu’à force de cris nous semblons vouloir ressusciter sur cet article, nos blés ne valent rien. Le Commerce n’est point aisé à remettre sur ces voies-là, et ceux des Entrepreneurs qui veulent s’y hasarder, trouvent des barrières à chaque ville, des préjugés dans chaque campagne et des ennemis dans tous les Officiers Civils, Municipaux, etc.
Pendant que nous mettions tant de méthode et de soin à nous ruiner, les Anglais ont fait tout le contraire. Ils ont privilégié et avantagé la Culture et le Commerce des grains chez eux, dans leurs Colonies, dans leur Irlande, dans le Nord même, et ils s’en sont rendus les colporteurs avec d’autant plus d’avantage, que commerçant sur tout, ils trouvent partout des chargements au retour, que nos Marchands ne sauraient trouver. Par exemple, ils nourrissent le Portugal, et les blés qu’on y reçoit d’eux, s’appellent encore à Lisbonne, blés de Bordeaux, blés de Bretagne ; car c’est sous ces noms, si longtemps connus des Portugais, que les Anglais ont accrédité les leurs, et maintenant ceux que nous venons d’y porter, ont été trouvés mauvais de qualité, mal criblés, etc. Mais les Anglais au retour prennent les vins du Portugal, qu’ils aiment mieux consommer, étant chargés de moins de droits que les nôtres, ainsi que leurs sels, qui sont acres et brûlants, et dont nous ne saurions que faire, nous qui avons les meilleurs de tous, dont la Gabelle prend soin d’étouffer le débit, et les Anglais emploient ceux du Portugal à leurs salaisons de morues et de bœufs pour la Marine.
Ce sont là des désavantages que nous ne saurions jamais réparer ; mais quant à ceux que vous avez bien remarqués, qui proviennent du peu de soins de nos Marchands, du gabaries de leurs bâtiments et de la mauvaise qualité de nos denrées, vous n’errez à cet égard qu’en un point, c’est de croire qu’il faille que le Gouvernement ordonne et statue sur toutes ces choses. Mettez-vous dans la tête, Monsieur, que le règlement n’est bon à rien qu’à tout gâter. Tout ce que le Gouvernement peut faire pour ce Commerce, c’est 1° de vouloir à bon escient qu’il soit
entièrement libre : 2° de donner ferme sur les doigts à tous Officiers Civils, Municipaux ou Militaires, qui s’aviseront de le gêner en manière quelconque, pour quelque raison que ce soit, dans les villes et lieux de leur ressort. Cela fait, (fi jamais il peut l’être) comptez que petit à petit le Commerce, l’industrie, le désir du profit, etc. répareront tous les inconvénients que vous avez remarqués dans leurs premiers essais ; comptez aussi que les Laboureurs rétabliront la culture et l’espèce de la denrée. Le Gouvernement n’a qu’à laisser faire, voilà mon avis constant.
Mais nous ne devons attendre le bien que de l’instruction et de la conversion générale des opinions ; du moins est-ce ainsi que j’ai opéré le peu que j’en ai fait. À ce sujet, je ne puis m’empêcher de vous recommander de prendre vous-même, ou de faire prendre dans vos cantons, à quelqu’un moins occupé à la pratique que vous ne l’êtes, le Journal d’Agriculture, Commerce et Finances, où vous verrez le combat des anciens préjugés et des bons principes. Comptez que vous ne sauriez rendre un plus grand service à votre patrie, et faire une meilleure œuvre, que d’engager vos Notables à recevoir ce Journal, et de faire en sorte que de l’un à l’autre il en perce surtout à votre Capitale ; car il importerait, au premier chef, que les Compagnies souveraines s’éclairassent sur ces grandes vérités.
LETTRE
de M … à M …
Du 19 Décembre 1765.
M.
Une maladie d’un mois et demi, qui vient de se terminer par un érésipèle au bas de chacune de mes jambes, m’a empêché de répondre plutôt à celle dont vous m’avez honoré le 2 du mois passé, pour vous marquer le plaisir que j’ai reçu en apprenant le rétablissement de votre santé. Dieu veuille vous la conserver, cette santé si chère à la Patrie, et veuille le Ciel….
M. D…, premier Professeur en Médecine de l’Université de Valence, homme d’esprit et éclairé, me vint voir dans le cours de ma maladie. En conversant nous parlâmes un peu Agriculture : je lui demandai s’il connaissait quelqu’un à Valence qui fît venir la Gazette de Commerce, d’Agriculture, etc. à laquelle était jointe la Philosophie Rurale : il me dit qu’il avait bien entendu parler de ce dernier Ouvrage, mais non du Journal. Pour lors je lui fis voir votre Lettre ; il la lut et en fut enchanté. Les gens d’esprit connaissent tout de suite le mérite des choses. Il me pria de la lui prêter pour la faire voir à des personnes de distinction, de mérite et patriotes. Quelques jours après, il m’écrivit de lui permettre d’en prendre des copies, ce qu’il a fait. On en a pris plus de dix à Valence, et l’on en a envoyé plusieurs à Grenoble. Vous voyez par-là, Monsieur, que le seul mérite de votre Lettre remplit la mission que vous m’y aviez donnée, et je suis persuadé que M. Dufresne aura bientôt plusieurs commissions pour envoyer cette Gazette.
Pour moi, je ne cesse de prêcher aux Grands et Petits, Magistrats et Noblesse, contre l’ancien préjugé. Je trouve moins d’obstination chez ceux qui font valoir leurs biens de campagne. Les plus entichés sont ces petits-maîtres de ville, suppôts de Justice et Marchandillons, qui voudraient avoir leur subsistance pour rien, et vendre cher leurs drogues ; qui regardent les gens de campagne comme l’excrément de la nature. Ce sont de véritables fardeaux à charge, ou du moins inutiles à la Société.
J’ai prié le Directeur des lettres de me faire avoir cette Gazette par son Correspondant de Paris. Pour ce qui est de votre dernier Ouvrage, de même que de tous les autres, je suis bien-aise, quoi qu’il en coûte, de les avoir bien reliés, pour ma propre instruction, et pour les faire passer à ma postérité ; mais il me reste à savoir le montant et à qui le faire compter.
Il est bien vrai, Monsieur, que j’avais tort de penser qu’il fallait un ordre du Souverain pour faire encaisser les blés qui descendent pas la Saône et par le Rhône, je vois qu’il n’y a qu’à laisser faire, et que cela se redresse de soi-même. En effet, on les encaisse actuellement dans des tonneaux bien reliés, où ils sont à l’abri même du naufrage.
Les pluies arrivées ici aux environs de la Toussaint, ont tellement fait grossir la rivière qui passe dans notre plaine, qu’elle y a fait des ravages affreux Elle a emporté des digues et des chemins publics. De ma souvenance, je ne lui avais vu faire rien d’approchant.
Vous m’avez fait la grâce de me promettre de faire passer à M. Bertin les Mémoires des découvertes que j’ai faites sur les maladies des bêtes à corne, sur la manière de conserver les blés contre les insectes, comme aussi ce que j’ai mis en œuvre pour faire monter les eaux sur les terres. Faites-moi la grâce de me marquer comment il les a trouvés. Je suis toujours prêt à suivre ce que vous me conseillerez sur cet article et sur tous autres, et me recommande toujours à votre protection. J’ai l’honneur, etc.
RÉPONSE.
Du 6 Janvier 1766.
J’ai retardé du temps, Monsieur, à répondre à votre Lettre du 19 du mois passé, quoi que j’y fusse essentiellement obligé pour redresser une erreur dans laquelle je vous ai sans doute induit, et dont je vous parlerai ci-dessous. Mais ma santé ne me permet aucune sorte d’écriture, et ceux qui s’y intéressent ne me donnent seulement pas le temps de dicter. Il s’ensuit de là que cette saison-ci et ce temps d’accablement de Lettres, y serait moins propres que tout autre ; mais je ne puis retarder plus longtemps, et tout ce qui résultera de là, c’est que j’aurai moins que je ne voudrais le temps de causer avec vous.
Je suis fort fâché de votre incommodité. Les gens vraiment laborieux et utiles par leur travail à la terre qui les porte et les nourrit, ainsi qu’à leurs Compatriotes par leur exemple, ne devraient jamais avoir d’infirmités qui les arrêtassent. Autre chose est d’aller le chemin de ses pères ; c’était le mot et la fin des Patriarches, c’est le grand ordre de la Nature, et tout homme qui s’y est longtemps conformé par son labeur, sait bien lui obéir un instant avec résignation. Mais pour ce temps-là, M., il faut qu’un de vos enfants, ou de ceux qui vous succèdent, instruit par vos leçons et dirigé de votre main, soit en état de continuer vos travaux, et vos utiles recherches. Quand je vois tant de terres en friche et tant de demandeurs d’emploi, tant de pères qui consomment le patrimoine de leurs enfants à tâcher de leur procurer les talents de l’oisiveté, au lieu d’employer leurs fonds à leur donner les moyens de l’indépendance, je ne puis m’empêcher de déplorer la barbarie de nos préjugés.
Je suis fort aise du bien qu’a pu procurer le renseignement que je vous donnai dans ma Lettre par le moyen du zèle et de l’entremise du digne M. d’Aumont ; mais j’ai sans doute fait une erreur dans la désignation que je voulais vous donner. Je ne vous parlais de la Gazette du Commerce qu’en vous donnant l’adresse du livre que je voulais vous indiquer. Cette Gazette
n’importe aucunement à divulguer qu’auprès des gens de Commerce, et encore est-elle très fautive pour eux, puisque c’est une note faite après coup de choses qui varient sans cesse. Mais ce qu’il importe surtout de rendre commun et de mettre dans toutes les mains capables d’instructions, c’est le Journal d’Agriculture, Commerce et Finances, à commencer au mois de Juillet de l’année passée, et qui continue toujours depuis avec le plus grand succès. C’est là que l’on trouve débattus, par divers articles, la plupart des principes de la science économique et de leurs conséquences, tous objets renfermés dans la Philosophie rurale. Ce dernier ouvrage sera un jour le Code des humains ; mais l’édition en a été si furtive, si mêlée et si peu suivie, qu’il n’est pas à beaucoup près à la portée de tout le monde, comme il le devrait être. C’est donc ce Journal d’Agriculture qu’il importe de faire connaître, afin qu’instruisant aujourd’hui notre Jeunesse, elle porte les principes, un jour, jusque dans les Tribunaux.
En effet, Monsieur, envain se flatterait-on de semer et recueillir en même saison, c’est ce que j’ai toujours répondu à ceux qui me flattaient de voir un jour le fruit de mes Ouvrages. Mais la vérité une fois jetée parmi les hommes, ne périt plus. Elle prend avec lenteur quelquefois, mais enfin elle parvient à tout conquérir. Vous verrez néanmoins par la quantité d’hommes de mérite qui s’escriment dans le Journal, et qui valent leurs maîtres, que les vérités économiques cheminent et ont déjà des adeptes bien forts. Le propre de l’illusion est de vouloir la foi implicite, et tenir les hommes dans l’ignorance. La vérité au contraire les veut instruits, et ce n’est que par l’instruction universelle que la science économique parviendra un jour à gouverner les hommes, à les rendre heureux et dignes de l’être[1]. À ce sujet je joins ici la copie de ce que j’ai écrit dernièrement à M…, principal Officier Municipal de notre Province et très zélé. Ce lardon remis à M. D… ou à tout autre pensant comme lui, pourrait faire germer dans vos cantons l’idée qui y est renfermée.
Quant à la Philosophie rurale, j’en, aurai ici un exemplaire in-12 et en feuille à remettre à quiconque viendra, de votre part ; mais je vous répète que cela n’est pas bien fait.
Vous voyez bien que j’avais raison de vous dire qu’il fallait laisser faire le Commerce, et qu’il aurait bientôt les agrès nécessaires pour voiturer les grains en sûreté.
L’année dernière a été des plus calamiteuses, de mon âge, dans les Provinces méridionales pour les inondations. Les pluies d’Été ont perdu les fruits : les orages d’Automne ont tout emporté, et j’ai été dévoré par la Durance, terrible voisine.
Un de mes amis, fort entendu et fort zélé, qui m’a gardé longtemps votre Mémoire, et qui l’a trouvé excellent, m’a promis de le remettre lui-même à M. Bertin, et de lui faire connaître le cas qu’il en fait. Les Ministres ont tant d’affaires en grand et d’occupations du courant, qu’ils ont besoin d’être avisés sur ces sortes de détail par quelqu’un en qui ils aient confiance.
Je suis, etc.
EXTRAIT
de la Lettre énoncée ci-dessus.
Du 30 Décembre 1765.
Maintenant je vais prendre la liberté de vous parler d’un objet que je crois importer à l’intérêt de ma Patrie. Tous vos jours y ont été consacrés, et les opinions si éparses de mes Compatriotes se réunissent au seul point de vous rendre cet hommage. Vous avez, M., employé en fondations de la première utilité, des fonds immenses ; je voudrais vous en proposer une, non personnelle, mais à la Province, et à laquelle je concourrais, moi, si vous le jugiez à propos, pourvu que ce fût sous le nom des États, pour avertir mieux les autres Provinces. Ce serait de fonder à l’Université, ou en telle autre manière que vous jugeriez bon être, une Chaire de Professeur de la Science Économique.
Cette Science consiste à démontrer les lois physiques de l’ordre naturel ici bas imprimé par le doigt du Créateur, son enchaînement indispensable avec l’ordre moral, et remontant ainsi des effets à la grande cause, à pénétrer l’homme de cette grande vérité, que Dieu ne nous a donné dans son Culte et sa Religion révélée, que les lois paternelles, relatives et conformes aux grandes lois de la création, de la conservation et du bonheur du genre humain. En attendant la démonstration de cette grande vérité, qui s’éclaircit à chaque pas qu’on fait dans cette Science, mais dont le développement entier n’est que le terme de cette étude, toutes les lois de la Justice distributive y sont démontrées et calculées.
On y démêle la vraie source des biens et des richesses, la nature, les avances, les effets, la distribution et les rapports essentiels de l’Agriculture, du Commerce, de l’Industrie, du salaire journalier et de toutes les occupations des hommes entre elles, et avec la prospérité, la puissance, l’intégrité et la durée de la Société. Cette étude foudroie évidemment, et par les forces du calcul, toutes les fausses opinions de l’intérêt, de l’illusion et de la cupidité, dont les résultats ont de tous tems rendu la face de la terre abominable devant Dieu ; les prohibitions, les faux privilèges, les distinctions cruelles entre les nations, la science de se prévaloir, d’obtenir la balance du Commerce, de charger l’industrie des Étrangers, et autres erreurs d’une politique aveugle et contraire aux ordres de Dieu, qui voulut que tous les hommes se regardassent comme frères.
Ce n’est, M. que par ignorance que la race de celui qui voulut tout savoir, pèche si absurdement ici bas. La plus grande partie de ce que nous appelons science, égare ses adeptes plus ou moins, en raison de ce qu’elle tient plus de cette fatale ambition de notre premier père ; mais la Science Économique ne s’exerce que sur la terre de notre exil et de notre subsistance ; cette science a été en naissant portée jusqu’au dernier degré d’évidence, parce qu’elle est la seule nécessaire après la Révélation. Mais supposez que ses Rédacteurs se trompassent sur les certitudes attribuées à ses calculs et à ses démonstrations, toujours serait-il avantageux que leur erreur leur fut démontrée, et que les hommes qui cultivent la terre en aveugles, et s’égarent à vouloir sonder les profondeur du Très haut, fussent ramenés vers les connaissances à la portée de leur être périssable, utiles à leur subsistance, conformes à leur destination, comprises dans leur condamnation, et dont leur Auteur et leur Juge leur a fait une loi.
J’ose vous répondre, M., qu’une année de cette étude serait aussi remplie qu’aucune autre, et que je Professeur de cette Science serait le plus utile et le plus digne d’avoir un état honnête et assuré de tous ceux qui professent les Sciences humaines. Cette fondation sera faite tôt ou tard ; mais elle serait digne de vous, M., qui depuis quarante ans êtes le père de la Province. Sans cela, toutes ces Société d’Agriculture, dont on a fait tant de bruit, ne s’occuperont que de misères et de riens.
Si, après vos réflexions sur cette idée, vous désirez l’effectuer, il serait nécessaire que vous jetassiez les yeux sur un sujet zélé et point orgueilleux, tel enfin que vous le jugeriez propre par sa santé et son caractère au travail, à apprendre et à montrer. Il faudrait ensuite qu’il fît un voyage ici, et que vous eussiez la bonté de me l’adresser ; je le mettrais en bonnes mains pour être instruit à fond ; car il faut de l’application et de l’étude. Je contribuerai moi-même, autant qu’il me serait possible, à son instruction, et je croirais faire une œuvre utile à ma Patrie et, je l’ose dire, méritoire devant Dieu.
LETTRE
de M. M … à M. B …
Du 12 Janvier 1767.
M.
J’ai appris avec chagrin votre indisposition, à laquelle j’ai pris toute la part possible. Je prie le Seigneur qu’il vous redonne la santé, qui est si chère et si utile à la Patrie.
J’ai fait prendre pendant la première année le Journal que vous m’aviez conseillé, où il y avait de bon que ce qui était tiré de vos Mémoires et de votre Philosophie Rurale. Pour le reste il y avait des morceaux si faibles, des préférences si outrées et si mal placées, si j’ose le dire, malgré le génie supérieur des Rédacteurs, que je m’en suis dégouté de même que bien d’autres. Telles sont la préférence trop marquée de la grande culture, soi-disant opérée par les chevaux ; sur la petite, pratiquée par les bœufs, et celle des gros domaines exploités par de gros et riches Fermiers, à leur division en Fermes d’une contenance moyenne, mais assez considérable pour occuper un père de famille avec ses enfants, ou, n’en ayant pas, remplacés par quatre domestiques, deux servantes et un berger. Plus de Domaines, mieux ils sont cultivés ; plus de Fermiers, plus de population. J’aurais bien des choses à dire sur cet objet, mais l’étendue d’une Lettre ne me le permet pas.
Je pense que la meilleure économie pour l’Agriculture est de n’y rien épargner, c’est-à-dire, de savoir employer à propos une pistole pour en espérer dix, et d’égaliser ses terres par le moyen des engrais, soit fumiers ou dépôts de rivières, quand on en est à portée, employés dans les endroits les plus faibles, de manière à les porter à leur plus haute production. Passé ce terme, les engrais deviendront inutiles, nuisibles. Les pluies de la fin du Printemps ou du commencement de l’Été, feraient coucher le blé, n’auraient plus la force de le relever, et ne produiraient que de mauvaises pailles. Il est vrai qu’en suivant cette méthode on serait privé des mars ; mais on en serait dédommagé avec usure par la surabondance des froments, et l’on ne multiplierait point les mauvaises semences et herbes, filles des retoublets, dans les fonds.
Il est hors de doute que les chevaux bien entretenus font au moins un tiers plus de travail que les bœufs, mais non pas meilleur. Nous en pouvons parler avec connaissance de cause dans ce pays, où l’on emploie indifféremment les chevaux, les mulets et les bœufs.
Quand je vois soutenir que les bœufs dépensent plus que les chevaux, c’est la supposition la plus outrée ; puisque deux paires de bœufs, d’expérience faite et réitérée, ne consomment pas tant de fourrages que deux chevaux, sans y comprendre l’avoine et autres grains qu’il faut leur donner journellement, sans quoi point de travail ; au lieu que la simple mêlée, moitié paille et moitié foin sans aucuns grains, suffit aux bœufs de labourage, pour les entretenir en embonpoint pour bien travailler. Il faut aussi n’avoir aucune expérience, pour soutenir que les bœufs ne peuvent travailler sans les faire pâturer, ni avec les chaleurs. Les bœufs travaillent l’Été dans les Provinces méridionales, sans qu’il soit nécessaire de les faire pâturer ; et ils ne pourront supporter les chaleurs de nos Provinces du Nord ?
Ce n’est pas dans les seules Provinces méridionales de France, que les bœufs ont de tout temps fait les principales cultures des terres, mais encore dans des pays bien plus chauds, en Italie, en Grèce, en Égypte, dans la Palestine, etc. Ils y étaient employés, non seulement au labourage, mais encore à y fouler les blés dans l’aire, comme on fait en Provence avec les, chevaux et mulets.
Les bœufs n’ont pas besoin de tous, les attirails qu’il faut aux chevaux, une paire de jougs suffit : point de fers, point de bourrelier. Le Bouvier n’exige pas de si forts gages que le Charretier. Après que les bœufs ont servi au labourage, on les séjourne, et pour peu qu’on leur donne d’extraordinaire, ils s’engraissent et on les vend au Boucher. L’on en retire à peu près ce qu’ils, ont coûté, et souvent davantage. Tout cela peut entrer dans la Science Économique. Les chevaux, quand ils sont vieux, sont jetés à la voierie en pure perte.
Les chevaux et les mulets, chacun dans son espèce, sont très utiles, soit pour la selle, soit pour porter des fardeaux, pour les grandes voitures de long trajet, etc. mais pour ce qui est du labourage, ce serait une grande épargne, selon moi, que les seuls bœufs y fussent employés. Dans ce pays à petite culture, puisqu’on le veut, nos terres ne sont pas si étendues, ni si bonnes, que dans les pays de grande culture. Cependant nous les divisons en deux seules soles, et l’on en met en jachère environ la moitié tous les ans, et ce repos d’une année suffit à la terre pour reprendre ses forces et bien donner.
Dans les pays de grande culture, quoique les terres soient beaucoup meilleures que celles-ci, elles sont divisées en trois soles ; il leur faut un tiers de leur terrain en mars, où l’on emploie encore tous les engrais pour entretenir les chevaux de labourage : ne serait-il, pas plus avantageux d’avoir dans tous ces pays la petite culture, au lieu de tous ces grands et brillants attelages de chevaux ? On mettrait les terres en deux soles, on emploierait les engrais aux parties faibles en jachère, et par ce moyen on les rendrait égales et propres à porter aussi bien que les meilleures. On ne recueillerait point de mars, il est vrai, mais on recueillerait un tiers et quelquefois la moitié plus de froment, production plus précieuse que les mars. Mais l’on dira, les mars sont nécessaires à bien des égards, j’en conviens, mais il faut les renvoyer aux terres qui ne sont propres qu’à les produire avec profit ; car dans toute sorte de terrains, de pays et de climats, chacun a ses productions favorites, ce que je me réserve d’établir dans une autre occasion. Les terres fromentales doivent donc être conservées pour le froment et pour quelques prairies artificielles, si l’on en a besoin, comme je l’indique dans mon dernier Mémoire.
Donner à conduire à un seul Berger dans des pays cultivés fromentaux, comme on le soutient dans les Journaux, des troupeaux de six cents bêtes, et dire que c’est un bon ménage, c’est être dans le délire. Quand il y aurait deux tiers de terre absolument vides et en jachère, cela est impossible, excepté qu’il n’y eût joignant des pâturages immenses, qui donneraient bien, plus étant cultivés et ensemencés, quand ce ne serait qu’en seigle, mars ou légumes. Aussi les plus forts troupeaux qu’on puisse avoir avec profit dans les pays fromentaux cultivés, doivent être tout au plus de cent, cent-vingt ou cent-cinquante bêtes, encore n’est-il pas possible qu’un seul Berger les puisse garder, surtout depuis la mi printemps, jusqu’après la moisson, sans faire des dégâts considérables à la récolte, parce qu’en bonne règle, dans cette saison, les jachères sont toutes en guérets.
Les seuls grands troupeaux conviennent aux beilles d’Arles. Ceux-ci ne | sont pas entretenus pour le fumier. En Hiver ils pâturent dans la Camargue et autres bons pâturages, et au large en pays chaud : on ne les met jamais dedans que pour les tondre. En Été ils vont dans des vastes et gras pâturages des montagnes de cette Province de Dauphiné.
Le mépris marqué, avec lequel parle le Journal des pauvres Métayers de la petite culture, n’est que trop vrai quelquefois dans des pays ingrats et dont tout le territoire est peu fertile : les Fermiers et les Propriétaires n’y sont pas riches ; mais il n’en faut pas accuser leur état de Métayers, et, généralement parlant, sans avoir égard aux gros et brillants Fermiers des Seigneurs et gros Propriétaires des pays de grande culture, il serait à souhaiter que tous les Propriétaires fussent à portée de donner leurs Fermes à moitié, pourvu qu’ils pussent y avoir l’œil de temps en temps ; elles en seraient beaucoup mieux exploitées, les réparations et améliorations mieux dirigées ; car s’il convient de faire des avances, soit pour bestiaux ou autres entretiens du Domaine, qui peut mieux les faire et diriger à profit, que le Propriétaire ?
J’ai vu une grande faute, en fait de fermage. Un Seigneur de ce voisinage avait un Agent de la première probité ; ses Domaines étaient partie en grangeage à moitié et partie à ferme en argent à plusieurs particuliers. Ces Grangers et Fermiers vivaient et cultivaient ses Domaines. Quelquefois l’Agent, qui l’était à titre gratuit, prenait le parti de certains Fermiers qui n’étaient pas aisés, dans de mauvaises saisons. De mauvaises langues insinuèrent à ce Seigneur, que son Agent était plutôt le Partisan de ses Fermiers que de ses intérêts. Le Seigneur, par un ombrage mal-fondé, se mit dans la tête d’avoir des Fermiers généraux et un Agent du grimoire. On fit des chicanes aux anciens Fermiers ; tout plia et fut ruiné. Les Fermiers généraux n’envisagèrent plus que leur intérêt et mirent des Sous-Fermiers tels qu’ils s’offrirent. Les misérables qui promirent davantage, eurent la préférence. Ces Sous-Fermiers obérés ne furent pas en état d’avoir les bestiaux nécessaires pour exploiter les Domaines, ni des troupeaux pour les engraisser ; ils s’en tirèrent comme ils purent. À la fin de la ferme, un particulier se présenta, et la Ferme lui fut passée au même pied. Le désordre augmenta, et le Seigneur fut obligé, plutôt que de tout perdre, de résilier son acte avant la fin du bail. Cette année, il vient d’affermer en parties brisées à perte et à des misérables, qui certainement ne le payeront pas régulièrement. Il sera obligé, à fin de ferme, de donner pour moins de dix mille livres ce qui entre des mains intelligentes, en produirait plus de vingt : peut-être qu’il ne verra jamais ses terres rétablies sur le pied où elles étaient, quand il fit la faute de prendre des Fermiers généraux, et il se trouve dans la nécessité de diminuer ses rentes, tandis que tous les autres les augmentent. N’aurait-il pas mieux fait de laisser à ses Fermiers particuliers, cultivateurs de ses Domaines, les profits que les Fermiers généraux devaient faire sur la Ferme. Ce Seigneur est un Marquis, mais ce n’est pas le Marquis de M … De bonne foi, les gros Seigneurs et les gros Propriétaires n’ouvriront-ils jamais les yeux sur leurs véritables intérêts ? Voudront-ils toujours avoir, comme les Souverains, des Fermiers généraux ? Ne vaudrait-il pas mieux que, ce que ces derniers gagnent, restât entre les mains de leurs Fermiers particuliers cultivateurs ? Je n’en dis pas davantage quant à présent, cependant je ne crois dire que la pure vérité, de même que dans le dernier Mémoire que j’ai eu l’honneur de vous envoyer, qui est certainement bon. Je pourrais me flatter ; mais cependant je puis dire qu’il s’est fait ces dernières années bien des volumes sur l’Agriculture, j’en ai vu plusieurs, et je puis vous assurer que je n’en ai pas vu un qui pût être vraiment utile dans la pratique.
J’aurai l’honneur de vous dire qu’il, y a quelques personnes de mérite de ce voisinage, qui m’ont proposé de nous assembler trois ou quatre fois l’année, pour parler de l’Agriculture, combiner et concilier nos sentiments sur nos connaissances, en tirer la quintessence et en faire le résultat. Si cela a lieu, je crois que ce ne sera pas un mal. À vous dire le vrai, je crois que, dans vos Sociétés, vous feriez très bien d’avoir quelques personnes au fait de l’Agriculture pratique. Leurs propositions examinées par les personnes savantes, qui ne manquent pas à la Société, ne sauraient que faire un bon effet, auquel on ne parviendra jamais si l’on ne connaît la pratique.
Notre Rhône voiture toujours des blés ; cependant on assure que le Commerce en a été arrêté en bien des endroits. Il court même le bruit que l’exportation en sera entièrement défendue. Je m’étais toujours bien douté que ceux, qui les premiers ont établi ces défenses, n’étaient ni plus bêtes, ni plus méchants que nous ne le sommes aujourd’hui, et que les spéculateurs de ville reprendraient bientôt le dessus. Cependant je vous prie de me dire ce que vous en pensez, parce que nous nous réglerons sur votre opinion. Il est bien différent de faire des dépenses de défrichement et de culture pour un prix ou pour un autre ; et si nous devons retomber où nous en étions avant la permission, ce serait mal à propos et à notre perte que nous aurions fait de grosses dépenses.
J’oubliais que je vous avais promis de vous faire part des premiers avantages que je tirerais de nos prises d’eau à robinet. J’achetai, il y a quatre ans, une terre de vingt-quatre seterrées, de sept cent cinquante toises chacune, laquelle avait été totalement détruite par une irruption de notre rivière. La surface en avait été emportée, et elle était couverte de sable et de gravier. Le fond en est noble, elle me coûta cinq mille livres. À la première récolte à peine la semence fut elle doublée ; la seconde a été un peu meilleure. Je semai du trèfle, il y a eu un an au Printemps passé, sur environ vingt seterrées, et le reste en luzerne. L’Été dernier, qui était son année de jachère, j’y ai eu du fourrage, qui, si je ne l’avais pas fait consommer, m’aurait rendu plus de quatorze cent livres ; et je n’avais employé d’autre engrais que le limon de la rivière, par le moyen de mes robinets que j’avais fait lâcher trois fois pendant que l’eau était trouble. J’en ai vendu cependant une partie pour cinq cent cinquante livres, et le fond est à présent ensemencé en froment, excepté la luzerne, que je n’ai point fait rompre.
J’ai l’honneur, etc.
Le volume des Éphémérides du Citoyen à vingt-quatre livres par année, me paraît cher ; je ne suis pas encore décidé à le prendre : j’attends votre conseil.
RÉPONSE.
Du 28 Janvier 1767.
Votre Lettre du 12, Monsieur, est bonne et si bonne que, comme ma santé est meilleure, j’y réponds de ma main, ce qui gêne moins.
Vous n’avez pas été content du Journal, voici pourquoi : vous y cherchiez des détails pratiques d’Agriculture, et l’objet du Rédacteur était de les rejeter le plus qu’il pouvait ; ainsi ce n’était pas pour vous rencontrer. Le fait est, qu’il n’y a rien de si puéril que ces cultivations typographiques : c’est comme qui veut faire son dîner, le Cuisinier Français à la main. Je n’ai jamais donné dans ces bêtises ; et quand on m’a proposé des Alphabets et des Rudiments de culture, d’y travailler ou d’y faire travailler, j’ai répondu, ce qui est vrai, que je ne distingue pas le seigle du blé, ni la lentille de la fève, et que je n’ai jamais été cultivateur de fait ni de volonté, mais que ce que je sais, c’est qu’en fait de pratique, la distance seule d’une haie fait des différences absolues, de manière que le bonnet de Docteur en deçà sera des oreilles d’âne en delà. La discussion des détails de votre Lettre vous en sera une preuve. Bref, l’idée des Philosophes Économistes, dont le Rédacteur du Journal était un des principaux en fait de savoir, n’est point du tout d’apprendre quelque chose aux Cultivateurs, mais bien aux administrations, qui seules défendent ou permettent qu’on cultive ; non de traiter du technique de l’Agriculture, mais bien de la politique économique, qui peut seule délier les bras aux Agriculteurs. Ainsi donc il repoussait tant qu’il pouvait les Mémoires pratiques, même malgré ses Commettants persuadés qu’on ferait un Commerce lucratif d’un recueil de recettes d’onguents pour la brûlure.
Ceci répond au conseil que vous me demandez si vous devez souscrire aux Éphémérides. Si vous cherchez des détails d’Agriculture, vous n’en trouverez point là ; ils lui sont même défendus. Si vous aimez à voir nos principes dilucidés, mis en œuvre, appliqués sur tous les cas politiques et sur les évènements du temps, et le tout, sans mélange des contredits alambiqués que la contexture et l’objet du ci-devant Journal forçaient à admettre, vous les trouverez là écrits de la main des maîtres, et rédigés par un Auteur qui les vaut bien. Vous y verrez même plusieurs morceaux de moi sous la lettre B. Ainsi vous voyez que je suis payé pour vous dire que cela sera bon. Mais s’il ne l’est pour vous, et qu’occupé des soins de Marthe, vous ayez abandonné ceux de Magdeleine, vous avez un assez bon esprit pour savoir que la promulgation de ces principes est très essentielle, et qu’il importe d’éclairer vos Compatriotes, Magistrats, municipaux et autres que les bons principes trouvent en leur chemin, sitôt qu’ils touchent à leur cor aux pieds. Ainsi, si vous ne souscrivez pas, faites souscrire les studieux et amateurs de vos cantons : ils vous en sauront gré, et dans votre cercle, vous ferez bien à l’humanité entière.
Je passerai légèrement, s’il vous plaît, sur votre plaidoyer sur les bœufs défendeurs, contre les chevaux demandeurs. Une certaine Lettre en badinage entre le Soissonais et le Franc-Comtois, Lettre qui était de moi, vous a fait voir que je ne fais pas grand cas de ces sortes de discussions. Tout cela a été débattu entre gens qui ne voyaient et ne connaissaient à fond que leur partie, et vous-même êtes de ceux-là. De là le combat d’Arlequin et de Scaramouche, qui, se tournant le dos, poussent chacun de leur côté de bonnes bottes à vide contre la coulisse ; croyez seulement, ce que pourtant vous ne croirez pas, qu’en général votre cause n’est pas la bonne. On a plusieurs fois répondu à tout ce que vous dites sur l’épargne des bœufs. On a pu en dire trop et des choses hasardées, mais le tout a été sagement calculé et balancé dans les articles Grain et Fermier de l’Encyclopédie. Quant à moi, je vous répondrais par une phrase tirée de votre propre Lettre : J’ai toujours cru que la meilleure économie pour l’Agriculture était de n’y rien épargner. Tout l’objet, tout le point de vue doit être le produit net ou revenu. Ce que vos antagonistes appellent la grande culture, vous offre dix livres de produit net ou fermage par arpent de terre, composé de cent perches de vingt pieds de Roi chacune ; et cela de tout votre Domaine, friches, s’il y en a, et tout. Si la culture à bœufs ou à mulets ou à bras, etc., vous en donne davantage, vous seriez un sot de la quitter. Ceux-mêmes qui l’ont vantée, du moins les Rédacteurs du Journal, ont ajouté en cent lieux qu’ils pensaient que la Culture était partout au meilleur point, au meilleur état possible selon les conditions actuelles. En effet, il ne suffit pas de confier, habilement même, de grandes avances à la terre ; il faut encore que le bon prix des produits, effet de la facilité des débouchés ou de la richesse du pays qui procure la consommation voisine, assure les rentrées de ces avances avec profit : faute de cela, on cultive au moins de frais possible, et l’on a raison ; car sans cela l’on ne cultiverait point du tout. Somme totale, s’il fallait prononcer sur cette question, je dirais en général que partout où l’on peut voiturer par charrette facilement, il faut préférer les chevaux ; car il n’y a certainement nulle comparaison à faire des bœufs aux chevaux pour le trait ; et, indépendamment du transport, l’Agriculture a tant de voitures à faire. Par tout pays au contraire, trop montueux et serré, c’est autre chose ; mais le mieux est, en fait de pratique, de ne jamais établir de généralités.
À l’égard de vos trois soles ou deux soles, on vous en dirait bien long ; mais il s’agit de dix livres de loyer par arpent, et voilà le fait.
Quant à l’impossibilité des grands troupeaux, je vois encore que vous ne connaissez de chiens de Bergers, que ces tristes et imbéciles mâtins qui suivent les troupeaux dans nos Provinces. Les chiens de ceux dont on vous parle, sont de petits roquets hideux, mais tellement actifs et intelligents, qu’un seul fait plus que six Bergers. J’ai vu souvent un troupeau de deux cents bêtes brouter entre deux champs en talus de trois pieds de haut seulement : dans une très grande étendue, un seul de ces chiens, sur la crête, toujours allant et venant, contenait le tout de manière que pas une bête n’osait ni dépasser, ni se retourner. Le demi cri seul du Berger, pour appeler son chien, dont il ne veut être entendu que dans les cas de désobéissance majeure, ce bruit seul fait serrer les moutons de manière à passer dans un cercle.
Vous dites que si les Propriétaires étaient à portée d’avoir l’œil à la culture de leur bien, et d’y faire les avances d’entretien, d’amélioration, etc., les choses en iraient mieux, et qu’ils en tireraient meilleur parti : c’est assurément ce qu’on ne peut vous nier ; mais vous ajoutez qu’ils gagneraient alors à donner leur bien à moitié, c’est ce que je ne crois point du tout : car si de voir son bien toutes les semaines est un avantage, de le voir tous les jours sera un plus grand avantage, et un plus grand encore de présider à tous les travaux, et dès lors vous attribuez au Propriétaire tous les soins que se donnent les gros Fermiers ruraux dont nous parlons, qui sont debout à deux heures du matin, pour voir mettre en branle toute leur besogne, etc. Alors Ce Propriétaire aura plus d’avantage à faire le Fermier et mener son bien par valets. Mais quand il serait désirable que dans un grand État tous les Propriétaires, semblables aux Hollandais d’autrefois, bornassent toutes leurs jouissances au plaisir de travailler et d’amasser, ce qui est une autre question, cela se pourrait-il ? Devenu riche par mon travail, j’acquerrai la portion de mon voisin, et bientôt me voilà grand Propriétaire, qui, ne pouvant être partout, suis obligé de confier une partie de mes possessions à la bonne-foi d’un tiers. La bonne-foi n’a d’autre lien que l’avantage de celui qui prête le serment. Dieu, le Roi, le père, le maître, tous proposent et supposent l’avantage du subordonné ; point de lien qui tienne sans cela. Or, je demande lequel des deux a le plus d’avantage à l’entretien du fond des avances de l’exploitation, ou le Métayer qui les reçoit du maître, toujours obligé à les remplacer, ou le Fermier qui les possède en propriété, et qui les a amenées sur ma terre ? qui a le plus d’avantage au plus grand produit de ma terre, et par conséquent à sa meilleure culture, ou celui qui, une fois convenu des clauses de son bail, ne me payera ni plus ni moins, quelle que puisse être sa récolte, ou celui avec qui je dois partager et fournir le surplus, si sa part ne suffit pas à sa nourriture, à celle de sa famille et de son bétail, qu’il n’a nul intérêt à économiser ? Les Fermiers dont il est ici question, qui sont des êtres purement idéaux dans nos Provinces, sont par vous confondus avec les Fermiers généraux des terres, qui sont une manière de Commerçants ruraux purement intermédiaires entre les Propriétaires et les Cultivateurs.
Vous n’aimez point ces derniers, et en général vous avez raison, surtout quand la négligence des Propriétaires leur laisse prendre dans les terres un ascendant que la correspondance avec des maîtres éloignés, et l’avantage de tenir les cordons de la bourse, leur facilitent, et dont ils peuvent et doivent abuser. J’en ai pourtant à …, mais ce n’est qu’après quatre baux successifs, passés sans avoir jamais reçu aucune plainte d’habitants ni de Sous-Fermiers contre eux, que je leur ai donné ma pleine confiance. En général, on ne peut guères s’en passer dans les grandes terres ; et quand ils sont actifs, vigilants et économes, ils épargnent aux Cultivateurs tous les travaux ou du moins partie, et la perte de tems du Commerce rural, et au maître bien des soins et des banqueroutes. Toutes mes Sous-Fermes étaient en argent avant eux, elles sont maintenant en grains, et chacun y gagne. Mais tout cela dépend des gens, Tant vaut l’homme, tant vaut la terre, on l’a dit, il y a longtemps.
Vous ne sauriez mieux faire que de vous assembler entre gens amateurs et praticiens de l’Agriculture, surtout s’il s’en trouve qui aient le sens aussi droit et l’expérience aussi suivie que vous. C’est précisément ce qui manque dans ces Sociétés actuelles dont vous me supposez, et où je n’ai jamais paru, n’y
pouvant être d’aucune utilité. Je vous l’ai dit, notre carrière à nous est autre chose, et de tous les Philosophes économistes dont le nombre est petit encore mais bon, aucun n’est de ces Sociétés, où l’on affecte de prohiber toutes discussions relatives à des objets d’administration. Or, vous autres, vous pouvez être mi-partis, ou l’un et l’autre ensemble, tendre à réformer vos usages, et bonifier votre terrain.
À l’égard des mauvais bruits qui courent sur la liberté des grains, il est vrai qu’il y a un embargo mis à Marseille sur cette denrée ; mais c’est d’après des erreurs de fait particulières et relatives aux privilèges municipaux et mercantiles de cette Ville ; et en général, non seulement cette Ville, mais la Province même n’a rien de commun avec le niveau général du prix des denrées dans le Royaume. J’ai ouï dire qu’on avait aussi fermé le Port de Nantes : mais, si cela est, ce ne peut être que des surprises faites au Gouvernement d’après la clause même d’exception. On dit que le diable est bien malin, il n’a cependant jamais éborgné les pauvres gens avec de l’eau bénite. Le monopole est plus fin, car il sait tourner les règlements mêmes, faits pour le combattre, à son avantage et au détriment de ses dupes.
En tout, je crois vous avoir annoncé, il y a déjà longtemps, que cette année et la suivante seraient difficiles à passer ; qu’on crierait, qu’on prohiberait, qu’on monopolerait, etc. ; mais ce sera le Commerce qui souffrira de cette syncope, bien plutôt que le Labourage ; car, pendant tout ce temps, les blés se vendront bien. Les pauvres Marchands, qui ont compté sur liberté et sûreté, et qui, après avoir mis de gros fonds, se trouveront arrêtés partout par le monopole, et dénoncés au peuple malheureux et injuste par les clameurs bourgeoises ; les pauvres Marchands, dis-je, seront rudement et tristement scandalisés. Je me garderai bien de les en avertir, car enfin il nous importe de les laisser engager assez, pour qu’ils soient forcés de retourner pour prendre leur revanche. Je sens que bientôt après, la perte du Marchand retombera sur le Cultivateur ; mais qu’y faire ? c’est un mal sans remède. Quant à vous et à vos semblables, continuez, défrichez, labourez, n’épargnez ni soin ni dépenses, et comptez que vous ne les perdrez pas. La vérité a percé, l’avantage de la liberté est reconnu. Sans ce secours, le Royaume était épuisé sans ressource. Quand le système des prohibitions a prévalu, on n’en connaissait pas encore les cruelles suites ; on n’avait pas sous les yeux les moyens de comparaison ; personne n’était instruit sur ces matières : maintenant le cri public, la visibilité, l’utilité de la chose et la volonté du Gouvernement sont pour nous. Ainsi, quoi que vous puissiez voir et entendre, croyez fermement que la liberté surnagera avant que vos greniers redeviennent pleins ; c’est moi qui vous en assure, vous et vos voisins. Il faut vivre et voir, n’allons pas nous décourager et nous enterrer tout vivants, crainte de la froidure.
Je vous remercie de votre détail sur les succès de votre machine. Je ne puis en obtenir une de mon Abbé, qui pourtant agit assez. Je pense qu’il en a oublié les proportions ou la mécanique.
Gens qui estiment fort votre Mémoire sur la Composition d’un Domaine fromental, m’ont prié de vous mander que vous leur en deviez un sur le seigle.
Je suis, etc.
LETTRE
De M. B … à M. ***
Du 26 Juillet 1767.
Je suis honteux, M. de ressasser vis-à-vis de vous un article tant et tant rebattu, discuté, démontré, et que nous devions croire décidé pour jamais. Quoi, M. encore des craintes et des prohibitions sur la sortie des blés, et parce que la saison pluvieuse paraît devoir déranger la moisson sous nos yeux, les hommes les plus éclairés et les plus convaincus sur ce point si essentiel redeviendront tremblants, incertains, hérétiques, relaps et apostats de la Loi Naturelle ! Et quelles raisons si fortes, s’il vous plaît, peuvent les ébranler ? quelles anxiétés les travaillent ? car j’en attends de nouvelles pour les faire regarder en arrière après un si grand pas. Mais on ne m’oppose rien qui n’ait été prévu.
Résumons donc en points distincts et séparés les objets de votre inquiétude ; 1° les émeutes populaires qui s’élèvent, dit-on, de toutes parts ; 2° l’intercadence présente et visible de la fourniture et du courant des marchés les plus privilégiés ; 3° l’impossibilité d’avoir partout main-forte pour appuyer sur tous les chemins la liberté que le Peuple abusé regarde comme un monopole ; 4° la connivence ou l’effroi de tous les Magistrats municipaux ou même civils ; 5° l’impossibilité en effet d’approvisionner par achats, des pays dégarnis par les ventes ; 6° la sorte de justice de laisser dans des cas pareils en chaque pays des grains dont les frais productifs au bout du compte ont participé aux bas prix des travaux dans la contrée ; 7° enfin l’exemple de l’Angleterre, qui, ne décrétant jamais qu’en corps de Nation, et après des délibérations mûres et débattues, a cru devoir prononcer la loi de l’embargo sur cette denrée, elle qui connaît bien les avantages de l’exportation : voilà, M. ce que vous m’opposez : venons à la discussion de chaque article.
1° Quant aux émeutes, je vous soutiens qu’il n’y en a, qu’il n’y en saurait avoir que dans les Villes ; car quant à nos pauvres Habitants de Campagnes, ils ne sont, hélas ! que trop habitués à souffrir en silence la faim et la soif, à se nourrir de gros son, de blé noir ou de maïs, de raves, de châtaignes, de pommes de terre, etc. et à regarder tout cela comme l’abondance. Personne, ni Propriétaires, ni Municipaux, ni Magistrats ; personne, dis-je, jusqu’à nous ne s’était avisé, je ne dis pas de les plaindre, car cela ne coûte rien, je ne dis pas de les secourir, car on est évangéliquement charitable, on se tient pour dit qu’on aura toujours des pauvres autour de soi, et il était reçu chez toutes nos Nations gothiques, que le pauvre Paysan sous son hangar, le pauvre Vigneron sous sa hutte, le pauvre Laboureur sous sa chaumière, étaient de droit les échelons faibles et courbés sur lesquels nous devions gravir vers le Ciel par le contrepoids de nos aumônes.
Mais personne avant nous n’avait dit « que tant qu’ils seraient misérables nous le serions aussi ; que nous serions obligés de vivre et soutenir le courant de nos dépenses par la vente de nos fonds dégradés ; que l’État ne pourrait soutenir les siennes que par des emprunts ; que toute consommation ne serait qu’apparente, toute jouissance que momentanée, tout bilan de l’État et des particuliers que chaos ; que la vie et la subsistance de la société ne pouvant aller que par la distribution des revenus, les revenus ne naître que des dépenses, et les dépenses que des consommations ; le Peuple, toujours la portion la plus nombreuse de la société, étant forclos de la participation aux jouissance, la grosse racine des revenus était coupée, et tout tombait dans le dépérissement. »
Nous l’avons dit et prouvé, mais cette démonstration n’est encore qu’une science de théorie, et certainement le Peuple de la campagne n’est ni porté ni autorisé à s’ameuter pour la cherté du blé. Il s’agit donc des Villes où les murmures du peuple, n’hésitons pas à le dire, sont appuyés et soutenus par l’inquiétude du Bourgeois, qui craint de hausser de deux liards ou d’un sou le prix du pain de sa consommation : or je vous demande, M. quel droit ont tous ces gens-là à vouloir tyranniser cette denrée plutôt qu’une autre. Le Peuple s’ameute-t-il, parce qu’il ne peut avoir des figues et des cerises à son dessert ? le droit naturel serait pourtant moins lésé à taxer les fruits, car l’arbre une fois planté, tout est dit, et son fruit est un don presque gratuit de la nature, en comparaison des frais qu’a coûtés le blé.
Mais, disent-ils, le grain est de premier besoin, et nécessité n’a point de loi. Ainsi dira celui qui force mon coffre-fort, ou qui me demande la bourse, nécessité n’a point de loi. Mais je demande à ce particulier qui donne aisément son consentement à cet axiome, quand il s’agit de voler le Laboureur, le Propriétaire, l’État et le Marchand, en forçant la vente du blé ; je lui demande, dis-je, si, supposé que faisant le calcul de sa dépense sur le pied de 3 sous la livre de pain au lieu de 18 derniers, il trouve qu’il est forcé à nourrir un domestique de moins ; si ce domestique lui disait, Il me faut du pain, et forçait son garde-manger, s’il ne le ferait pas pendre : oui sans doute ; et de la même main dont il eût provoqué son arrêt, il lui fait signe, que dis-je, il l’envoie, il le conduit à prendre le bien du Marchand de blé, du Meunier et du Laboureur.
S’il est donc de semblables émeutes, c’est à la main puissante du Souverain Protecteur de la paix et de la société, à les punir ; non sur la tête d’un pauvre Peuple qui ne raisonne que par écho, qui n’agit que par impulsion, mais sur celle des autorités quelconques, qui n’ont pas fait leur devoir pour arrêter le poignard porté à la veine jugulaire de l’État. Que les tribunaux prononcent toujours et sans exception quelconque pour le droit inviolable et sacré de la propriété ; que les Chaires retentissent des anathèmes lancés contre celui qui ravit à son frère le prix du travail de son bœuf et de son âne ; que la clameur publique soit dirigée contre les ennemis du Commerce le plus précieux et le plus nécessaire de tous, le Peuple de la Ville souffrira l’augmentation du pain, comme il souffre le froid et la douleur, la dureté des riches, l’inégalité des conditions, tout en un mot ce qu’une police insidieuse ne lui a pas appris à regarder comme une violation de son droit. (Nous montrerons aisément que cette augmentation ne RUINE pas le Peuple des Villes, mais L’ENRICHIT ).
2° Mais, dites-vous, les marchés manquent, et il est question avant tout de pourvoir au courant. Les marchés manquent ? si c’est parce que la denrée n’est plu dans le pays, vos précautions brigandes ne l’y rappelleront pas ; au contraire si elle y est, elle se cache précisément, parce que vous la voulez voler, oui voler, car vos taxes sont un vol, une violation manifeste du droit sacré que chacun a de faire de son bien ce qu’il lui plaît. Un Marchand dans sa boutique veut-il vendre 30 liv. son drap qui n’en vaut pas 15 ? Il est le maître, il en est quitte pour voir déserter ses pratiques, on va se fournir ailleurs. Ailleurs on en trouve, pourquoi ? c’est qu’aucune police ne l’a taxé, arrêté, mandé, etc. La marchandise ne cherche que la vente, et la vente que la liberté.
Mais vous voulez taxer le blé de votre malheureuse banlieue : savez-vous ce qu’il a coûté ? Quand vous le sauriez, savez-vous si la récolte prochaine ne sera pas grêlée, moisie, battue, versée, noyée, si les bestiaux n’auront point de maladie épidémique ? Quand vous auriez parole de Matthieu Lansberg pour tout cela, à un calcul qui n’est que contre moi ? Que ne calculez-vous ce qu’ont coûté l’éducation et le savoir de cet Avocat et de ce Chirurgien, l’apprentissage de cet Orfèvre, de ce Menuisier, de ce Tailleur, pour taxer leurs salaires ? C’est donc parce que ma main-d’œuvre et le produit de mon travail sont de premier besoin : taxez donc les Nourrices et les Cuisinières.
Oh ! Nation vorace, tyrannique et frauduleuse des Villes, votre propre injustice retombe sur vous, sur vos enfants et sur les enfants de vos enfants : vous concevez l’intérêt particulier, et vous enfantez le monopole qui vous ronge, qui vous dévore, et qui fera déserter vos campagnes et vos foyers !
En somme, M. toute la police des Villes à cet égard ne peut, sans la plus criante et la plus absurde injustice, que taxer le prix du pain ; cette taxe a une règle sûre, générale, offerte dans toutes les Campagnes et dans toutes les Villes où l’usure et le monopole des Boulangers n’ont pas d’appuis puissants et redoutés, c’est de les obliger à donner la livre de pain pour la livre de blé : alors le prix de la denrée au marché fait la taxe sûre et précise, sauf à la police de tenir la main au poids, et de laisser la liberté du prix pour la consommation de ceux qui veulent du pain plus délicat que le pain ordinaire. Je vous réponds qu’alors aucun marché ne manquera, et que ceux qui ne pourront acheter du Boulanger ne feront certainement pas d’émeute.
3° Quant à l’objet de l’impossibilité de tenir main-forte à la protection de la liberté publique en des tems calamiteux, autant en pourrait-on dire des voleurs de grands chemins après un temps de réforme, dans des cas de troubles, etc. et pour cela ferait-on des lois qui obligeassent chacun de porter une portion de son revenu au coin des bornes pour satisfaire les brigands ? Si la Police ne pouvait pourvoir à la sûreté, on la seconderait de bon cœur. Pourquoi ? c’est que chacun saurait qu’un voleur, un brigand et un loup ne font pas autant de mal au corps entier de la société, que ceux qui pillent les gerbes et les moissons, qui découragent, déconcertent, ruinent et avilissent le Laboureur et le Marchand ; mais notre malheureuse barbarie avait établi comme légale, permise et méritoire, cette violence tout autrement atroce et désastreuse, et pour cela il y faut persister !
Non, M. répondez-moi des Villes, et vous m’en répondrez par les moyens que je viens de vous dire, et je vous réponds des Campagnes, je vous réponds qu’elles verront passer et repasser les bateaux, les charrettes, les blatiers de détail, comme les porte-balles dont elles ne pillent ni la mousseline ni le bazin : vaines terreurs toujours exagérées par gens qui, de derrière la toile, attendent l’effet de ces ressorts tant remaniés, et qui savent bien où prendre la denrée, quand elle sera devenue l’effroi du Commerce et du Propriétaire, pour la survendre même sur les lieux.
4° (Et cet article n’est pas du poids des précédents) quand à la connivence, qui est le mal le plus commun, je vous ai dit le secret d’en guérir. À l’égard de la peur, on n’en a guère que sur sa propre besogne : sitôt que les Magistrats sauront que leur Juridiction n’a rien à voir ici, ils seront tranquilles, sinon qu’ils fuient ; on n’est point propre à être à la tête des autres, quand on a peur.
5° Quant à la difficulté d’approvisionner par achats un pays dont les avenues sont difficiles, je n’entends point cela. Si le blé est sorti, il peut revenir par le même chemin ; s’il n’est pas sorti et qu’il manque, c’est que le pays en manquait avant la clameur à laquelle il ne se joint que par écho ; en ce cas, il était accoutumé à s’en passer, les Habitants transmigraient dans les saisons mortes, ainsi que nous le voyons dans nos Provinces escarpées ; ce qui demeure a certainement sa provision à peu près autour de soi, ou sait s’en passer.
Mais qui donc, s’il vous plaît, est-ce qui va se charger de l’approvisionnement que vous me paraissez méditer ? J’ai vu dans les temps calamiteux des prohibitions absolues, ou pour mieux dire, des permissions privilégiées, des Gouvernements et leurs Agents fort occupés de ce soin inutile et ruineux. Qu’arrivait-il ? La disette commençait avec la récolte par les almanachs et les craintes exagérées, croissait par les défenses, et voilà les famines de canton. Aussitôt commissions données au loin pour des achats, lenteur et malfaçon dans les commissions toujours coûteuses pour l’autorité, les achats arrivaient à grands frais dans ces lieux reculés au moment où les futures récoltes avaient redonné l’espérance, et fait tomber le prix des grains recelés dans le temps des craintes et de la disette : ils arrivaient mal choisis et gâtés ; il fallait alors que la vente en fût forcée pour ne pas tout perdre, et les frais du surplus étaient supportés par le Pays.
Non, M. qui n’a ni froment ni le moyen d’en acheter, s’en passe, car il en sera toujours ainsi aujourd’hui ou demain. L’abondance ne peut venir que de la terre ; la terre ne rendra qu’en raison des frais de la cultivation, et avec excédent, au prorata de la meilleure culture : cette meilleure culture dépend de la richesse du Cultivateur, et la richesse du Cultivateur ne saurait provenir que de la vente de la denrée, libre dans tous les cas. Ne dirait-on pas que les Gouvernements et les riches peuvent fonder des Cultivateurs ? Ce sont ceux-ci au contraire, qui fondent les riches et les Gouvernements. La terre est dévastée, desséchée par un régime d’un siècle, à rebours des voies de prospérité ; loin que le Public puisse la rétablir, il ne fournit lui-même à son courant que par emprunts, faute de revenus… Enfin les cataractes sont abattues, et l’on convient généralement qu’il faut reprendre la roue de prospérité dans son vrai sens : or, ce vrai sens, le voici.
Quand le Gouvernement pourrait cesser les dépenses royales, celles de la défense, celles de la police, celles encore du paiement de l’intérêt de ses emprunts, comme je l’entends conseiller, au moins en grande partie, sous le beau nom d’épargne ou de ressources ; qu’en arriverait-il ? Toutes les dépenses cesseraient à la fois, tous les produits seraient invendus, tous les revenus nuls par conséquent, et le Gouvernement, lui-même, n’aurait plus de revenu, parce qu’il aurait fait cesser les consommations, qui sont la source des dépenses et les dépenses celles des revenus. Ainsi les épargnes forcées feraient tout tomber en langueur, et le Corps politique serait comme un malade qu’on aurait étouffé, pour avoir le temps de lui rétablir les poumons. Cet amas immense d’avances primitives et annuelles, nécessaire pour rétablir la culture d’un grand État agricole épuisé de longue main, ne peut donc renaître que par les mêmes moyens qui lui donnèrent l’être autrefois. C’est le profit d’une année qui met le Laboureur en état d’espérer et de rechercher un plus grand profit par un plus grand travail ; et de surcroît en surcroît, la convalescence marche par gradation, et c’est la seule manière de revenir en santé. Le Gouvernement ne peut donc autre chose pour l’Agriculture, que d’arrêter tous les excès qui dérangeraient cette convalescence, et surtout ceux qui la jettent, dans cette désastreuse langueur. Le pire de tous, fut la prohibition du Commerce de ses produits ; le remède est la pleine liberté. Le Gouvernement aura assez affaire à la rétablir et à la maintenir au milieu des préjugés à cet égard enracinés et appuyés des fausses manœuvres de l’intérêt particulier : qu’il se réserve ce soin, et qu’il y veille et pourvoie de toute l’activité et de tout le poids de son autorité. C’est là le pain que lui demandent les pauvres ; tout autre moyen de leur en fournir, est précisément ce qui le leur a ravi.
6° Quant à l’idée que les frais productifs sont au prorata des valeurs usuelles dans le pays ; qui donc ignore encore aujourd’hui que les produits sont coûteux, en raison de ce que la culture est plus chétive ? Regardez toutes ces terres vaines et vagues, tous ces pâtureaux, ces prairies, dont le rapport est englobé dans les frais d’exploitation de ces chétives métairies : le produit naturel de tous ces fonds entre dans les frais restituables par la vente des faibles récoltes que donnent les terres labourables. Calculez, d’après cette donnée visible, à combien reviennent les grains qu’on en retire, et le petit profit sur l’accroît du bétail, dont la vente est toujours au niveau de celle des grains. Comment voulez-vous que le Propriétaire et le Cultivateur se relèvent de dessous le poids d’une dégradation si accablante, si vous tenez leur denrée au niveau des appréciations de la misère qui les en a surchargés ; si vous les empêchez de profiter du cas fortuit, d’une cherté passagère qui va donner quelque valeur à des denrées de rebut dans des tems d’abondance ? Qui peut leur donner, non l’envie, mais le pouvoir de rompre leurs friches, de féconder leurs terres ? si ce n’est le hasard même, dont vous les empêchez de profiter. Non, M., une telle raison est à renvoyer chez les Hottentots. Mais je me trompe, ces pauvres Peuples n’ont pas raisonné encore, et ce n’est que par l’abus du raisonnement, qui est une des maladies épidémiques des Villes, qu’on en peut venir à déraisonner de la sorte.
7° Reste enfin l’exemple moderne de l’Angleterre, imposant, sans doute, pour des ignorants, mais qui ne doit pas l’être pour vous. Ne voyez-vous pas que l’Angleterre est aujourd’hui au terme d’un calcul, dont elle n’avait pas aperçu le terrible résultat ? Le corps entier de ce grand État agricole s’est mis, comme nous, au pair des Villes trafiquantes de Hambourg et de Dantzig. On a cru que la fortune des Marchands était la fortune des Nations : dès lors, toutes les forces des Nations, les guerres et les traités ont été, depuis près d’un siècle, au service de l’intérêt des Marchands, regardé comme l’intérêt national. Partout aussi l’esprit populaire, prévenu du préjugé gothique, qui regardait l’exemption d’impôt comme le principal attribut de la liberté, n’a secondé toutes les entreprises marchandes, qu’en accédant à des emprunts ; et chaque Peuple, enfariné de tous les verbiages politiques qui font croire que le bon ordre d’un État est autre que celui d’une famille, n’a pas voulu voir qu’il est un terme à cette ressource d’emprunts, terme que son propre livre de compte pouvait lui montrer à chaque page.
De ce tissu d’erreurs il a résulté qu’il s’est formé dans les États deux Corps nouveaux, puissants, étrangers et ennemis ; savoir, les Marchands qui en ont imposé par leurs fortunes toujours croissantes ; les Capitalistes ou Rentiers de l’État, qui s’enrichissaient chaque jour aux dépens de l’État, et offraient ainsi aux yeux éblouis le fonds de la richesse nationale départi en revenus et en jouissance. Joignez à cela les Propriétaires des terres, qui jouissaient en Angleterre d’un Loi favorable à l’exportation, et qui, par cet accroissement passager de dépenses et de la liberté populaire, non seulement se soutenaient contre les effets d’un régime ruineux, mais encore voyaient croître leurs revenus et les avances de la culture. C’est la naissance et l’accroissement de ce triumvirat, toujours sustenté par de nouveaux emprunts que nous avons appelé la splendeur de l’Angleterre, et qu’elle a pris pour telle elle-même.
Cependant, au refus de l’impôt pour payer l’intérêt de tant d’emprunts, toutes les Nations ont eu recours aux impositions indirectes, désastreuses pour les fonds, qui surchargent les terres de doubles, triples et décuples emplois. En même temps le prestige de la marchandise a intéressé l’Administration à l’appel, l’entretien et la protection des Manufactures exclusives, second ordre du Corps Marchand. Ce soin frivole et ruineux surcharge tous les pays d’une populace séditieuse dont la subsistance est d’autant plus précaire, qu’elle dépend d’un genre de consommation peu nécessaire et la première exposée à la réforme dans les dépenses privées.
Aujourd’hui que l’énorme dette nationale en Angleterre, comme ailleurs, est à son comble, que l’habitude des dépenses exagérées, publiques et particulière est prise, il faut que la Nation compte avec elle-même et trouve sur son propre fond de quoi faire face aux dépenses courante, à tant d’intérêt et au désir des liquidations. Elle s’aperçoit que le Marchand régnicole ne prête pas son argent à l’État à meilleur marché que l’Étranger ; l’impôt indirect excessif a tellement haussé le taux des subsistances, que la mesure des salaires avec le profit des Entrepreneurs est perdue. Le Peuple souffre sans savoir à qui s’en prendre, et l’on s’en prend au blé ; on retranche l’exportation à laquelle seule ils doivent la fécondité de leurs campagnes.
L’exemple de l’Angleterre n’est donc nullement une autorité en cette matière : elle eut l’avantage d’une Loi favorable à l’Agriculture, précisément au terme où nous adoptâmes une police contraire et désastreuse ; elle en a joui par une prééminence qui n’est point de la nature des choses ; elle y renonce aujourd’hui, dans le moment où nous sommes assez sages pour nous l’approprier ; au moins faudrait-il attendre, pour tirer avantage de cette démarche, qu’elle eût été suivie du même succès qu’a eu pendant plus d’un siècle la Loi favorable à l’exportation.
Si vous ne voulez pas attendre cette épreuve, au moins faut-il chercher des raisons qui prouvent que cette liberté, après avoir été plus de cent ans une source de biens pour l’Agriculture Anglaise, deviendrait tout à coup une source de maux, dès que nous l’adoptons.
Non, M., non, vous ne trouverez point de pareilles raisons. Nous sommes entrés enfin dans la bonne voie : que Dieu nous garde de nous y arrêter, effrayés par le cri de gens mal instruits, et par les prestiges des Monopoleurs.
J’ai l’honneur, etc.
LETTRE
de M … à M …
De Marseille, le 1 Septembre 1767.
M.
Le Commerce des blés, dont il est traité dans les Éphémérides du Citoyen, me fournira quelques observations. Je vais succinctement vous les communiquer, sans prétendre néanmoins qu’elles prévalent sur ce que M. l’Abbé B … expose à ce sujet, d’après des réflexions qu’il puise dans des sources pures et fécondes.
Je pense donc que la liberté entière du Commerce des grains et la permission de les porter hors du Royaume, sans aucune restriction ni réserve, peut donner lieu à de grands inconvénients.
Il est évident du moins que, dans des circonstances où la récolte viendrait à manquer dans quelque partie de l’Europe, il en résulterait une augmentation de prix que la spéculation, rendrait bientôt intolérable.
L’Édit de 1764, en prohibant l’exportation, quand le blé est à un certain prix, a paré, en partie, à cet inconvénient ; disposition sage qu’il faut maintenir, parce que le prix seul peut décider de l’abondance ou de la rareté sur une denrée de première nécessité. Mais comme la cupidité trouve toujours des moyens pour se soustraire à la règle, peut-être aurait-il été convenable (avant de permettre la sortie des grains hors du Royaume, et après avoir calculé si la production totale excède la quantité nécessaire pour nourrir ses habitants) d’éprouver si la liberté de transporter les grains d’une Province à l’autre, n’aurait pas procuré l’effet désiré par le Gouvernement, je veux dire l’abondance générale et un encouragement pour l’Agriculture, par la facilité des débouchés, qui assurent toujours un bon prix aux Propriétaires des terres et aux Fermiers.
Dans un Royaume d’une aussi grande étendue que la France, et où la récolte du blé, quelque abondante qu’elle soit, souffre néanmoins toujours des vicissitudes et de l’altération dans quelques Provinces par l’intempérie des saisons, le transport d’une Province à l’autre ne pourrait-il pas être suffisant pour parvenir à ce but ? La sortie illimitée occasionnera toujours la spéculation, la spéculation sera la source des plus grands désordres, et les Cultivateurs n’en seront pas beaucoup plus avancés. Les spéculateurs, en s’assurant des blés à la récolte, profiteront eux seuls, et ils emploieront avec efficacité tous les moyens, même les plus illicites, pour les faire renchérir excessivement : nous l’éprouvons à Marseille.
L’Édit de 1764 gênait nos spéculateurs. Ce n’est pas qu’ils n’eussent la liberté du Commerce des blés étrangers, qui ont toujours été et qui doivent être commerçables à Marseille, pour y faciliter la plus grande importation possible ; mais ce n’était pas assez. La prohibition de la sortie des blés du Royaume, au prix fixé par l’Édit, excita leurs plaintes. Sans vouloir considérer que Marseille, par la quantité de ses vignobles et l’aridité de son territoire, qui fournit à peine dans les bonnes récoltes du blé pour la subsistance de ses Cultivateurs, sans vouloir, dis-je, considérer que Marseille, qui renferme dans son enceinte cent mille habitants, en y comprenant les étrangers, a toujours été alimentée par le Languedoc et la Provence, dont les blés, par leur qualité supérieure et leur bonne production, sont employés dans nos boulangeries, de préférence et à l’exclusion même des autres blés ; les Négociants formèrent le projet de se soustraire au règlement général, et demandèrent que Marseille fût regardée comme ville étrangère, relativement à l’article des grains. La quantité qu’il s’en trouvait alors dans les greniers de Bretagne et des autres Provinces circonvoisines, aiguillonnait encore leur cupidité. En les attirant à Marseille, ils étaient assurés de les revendre promptement et à un gros profit dans l’État Ecclésiastique et en Lombardie, où la récolte avait totalement manqué l’année dernière ; et se souciant peu de nous fermer la porte de nos deux Provinces nourricières, ils séduisirent les Administrateurs, en leur faisant envisager un projet nuisible comme un avantage assuré pour la Ville et ses habitants, qui devait, disaient-ils, se ressentir bientôt des bons effets de l’abondance qu’il allaient procurer. Le Gouvernement, sur l’assertion du Bureau d’Abondance, y donna son consentement.
Persuadé qu’il ne pouvait résulter que des inconvénients fâcheux d’un arrangement pareil, je n’hésitai pas de mettre sous les yeux de MM. les Échevins un petit Mémoire qui devait naturellement faire quelque impression : mais nos bonnes raisons ne persuadèrent point, et Marseille depuis lors n’a que trop éprouvé les effets de la disette, nonobstant la quantité immense de grains qu’on y a versé continuellement par la voie de la mer. Le prix de blés, porté au plus haut point, s’est soutenu avec peu de variation, malgré des apparences de bonnes récolte en Italie, dans la Suisse et ailleurs. On a eu recours pour cet effet aux ventes simulées et à tous les autres moyens odieux. Le taux du pain, au grand préjudice du Peuple, dont les murmures ont plus d’une fois éclaté, a toujours été de 34 à 3 5 deniers le moyen, et de 38 à 40 le blanc ; et finalement si l’on ne met un frein à la cupidité, en soumettant le spéculateur à la règle établie dans tout le Royaume, nous avons tout à craindre l’Hiver prochain, par les demandes que l’on commence à faire assez haut pour l’Espagne et l’Italie : elles ont déjà occasionné une nouvelle augmentation de 5 à 6 liv. par charge.
J’ai l’honneur, etc.
RÉPONSE
Du 4 Novembre 1767.
J’ai bien des excuses à vous demander, M., d’avoir été si longtemps à répondre à votre dernière Lettre : mais elle arriva en un temps où j’étais incommodé, et mon indisposition a été longue. D’autres besoins ont pris les temps d’intervalle ; et plu votre Lettre me semblait mériter une réponse détaillée et remplie de discussions qui ne sauraient trop être répétées, plus j’ai cru devoir attendre, pour la faire, que j’eusse un peu de loisir devant moi.
Je me flatte que vous avez à présent assez lu des Éphémérides pour ne tenir plus à cette idée de balance entre la masse de la production des grains et celle des besoins des Régnicoles, laquelle, si vous me permettez de vous le dire, est l’effet d’un préjugé dicté par l’injustice, et qui, reçue aveuglément par le vulgaire, est devenue contagieuse pour les hommes équitables. L’opinion que j’ai que la droiture de votre cœur vous aura fait adopter nos principes et peser leurs conséquences, à mesure que vous vous serez plus familiarisé avec les premières notions de ce genre qui aient été à votre portée, cette opinion me rendra moins ardent à combattre vis à vis de vous des idées déjà tant réfutées ailleurs ; mais je veux pourtant les offrir, en abrégé, au tribunal de votre judiciaire, règle certaine de la conscience d’un homme de bien, et les y présenter dépouillées du fatras d’inductions fardées qui leur a procuré une autorité illusoire dont le terme est arrivé.
Vous demandez donc, M., si, « avant de permettre la sortie des grains hors du Royaume, et après avoir calculé si la production totale excède la quantité nécessaire pour nourrir les habitant, il n’eût pas été convenable d’éprouver si la liberté du transport de Province à Province, n’aurait pas procuré l’effet désiré par le Gouvernement, c’est-à-dire, l’abondance générale et un encouragement pour l’Agriculture, par la facilité des débouchés qui assure un bon prix au Propriétaires et aux Fermiers. »
Il n’est, malheureusement pour ceux qui aiment la vérité en tout, il n’est, dis-je, qu’une seule méthode sage et équitable de traiter les questions d’administration, c’est de les considérer d’abord dans le droit et ensuite dans le fait : c’est ainsi que e vais reprendre la vôtre. Si nous examinons ensemble d’abord quel est le droit primitif et général de la souveraineté même, et par conséquent de toute partie d’administration qui lui est subordonnée, et qui n’est autre chose que portion d’agence de la souveraineté, nous trouverons que la souveraineté même n’a d’autre droit que celui de réprimer l’injustice, et d’empêcher que personne n’empiète sur le droit d’autrui. Dans tout ce ressort, il n’entre pas le moindre mélange de droit de se mêler des intérêts particuliers respectifs, qui vont d’eux-mêmes, et sur lesquels l’autorité quelconque n’a de juridiction qu’autant qu’ils sortent du cercle de leur droit naturel, pour usurper le droit des autres.
Tout homme donc qui se tient dans les règles de la justice et dans les limites de son droit, ne reconnaît aucun Tribunal entre la Nature et lui, si ce n’est par le respect et l’adhésion à une puissance à qui il doit beaucoup puisqu’elle contient les méchants, mais qui n’a nul droit d’action ni de juridiction sur l’homme qui observe la loi de justice. Or la loi de justice n’est point et ne saurait être d’institution humaine ; elle est de droit naturel, prescrit par l’ordre naturel, et elle n’enjoint à chaque homme qu’une seule chose, qui est de travailler à son avantage, et d’y tendre toujours sans autre barrière dans cette route que le droit d’autrui, qu’il ne faudrait être de son avantage d’enfreindre, puisqu’il l’exposerait aux représailles, etc.
La souveraineté donc, qui, n’étant que portion humaine, comme tout le reste, sous prétexte de faire l’avantage de telle ou telle autre portion de ses sujets, m’arrête, moi, dans la recherche licite de mes avantages, empiète sur mon droit, et par conséquent étend le sien jusqu’à l’usurpation, ce qui équivaut à dégénérer en tyrannie. Voilà pourtant où vous la conduisez, en lui attribuant le droit d’examiner si la production totale excède la quantité nécessaire pour nourrir les habitants. Et ne dites pas
que le droit d’examen n’implique pas le droit de lésion, car vous voulez qu’elle agisse d’après cette examen. Mais avant de passer à cette partie de votre question, et pour ne pas en embarrasser les branches les unes dans les autres, après avoir considéré votre base par le point de droit, envisageons-la par le fait.
Je vous demande, M., comment s’arrange dans votre idée une méthode pour apprendre au Gouvernement 1° la quantité de grains qu’on récolte dans le Royaume, 2° la quantité que les habitants en doivent consommer. Le premier de ces deux objets pourrait-il être rempli par des Déclarations ? vous savez combien d’ordinaire elles sont exactes, et d’ailleurs il faudrait les recommencer toutes les semaines, et compter les rats et les charançons parmi les consommateurs. Le second point serait-il éclairci par un dénombrement ? Vous savez combien ils sont aisés à faire, sauf le préciput de la mort et des Médecins. Mais tout cela ne dit rien encore, car nous n’avons pas la moitié autant de consommation que de consommateurs. Tout ce qui meurt de faim pendant les Hivers, tout ce qui vit de seigle, de raves, de châtaignes et de blé noir, voudrait bien avoir du pain de froment à satiété pour soi et ses enfants. Ainsi donc quand il serait possible que vous tinssiez ces deux mesures exactes et invariables, vous ne tiendrez encore rien. Vous demandez donc préliminairement une chose injuste dans le droit, impossible dans le fait. Voyons où ce début va nous conduire.
Mais, direz-vous, c’est précisément pour que tout le monde ait du pain, que je veux en retenir dans le Royaume une quantité suffisante pour la consommation de tous : fort bien ; vous voulez donc en faire des distributions gratuites, car tous ceux qui s’en passent n’ont pas de quoi le payer ; or, comme il a coûté, et beaucoup, à ceux qui l’ont fait sortir de la terre, ou vous voulez envoyer votre Peuple à la maraude, expédient qui ne réussira pas deux fois, ou vous voulez payer le pain au Propriétaire, et dans ce dernier cas, vous faites encore une double injustice. La première est que vous employez à cet achat les deniers royaux, les deniers publics : ces deniers ont un emploi naturel, qui est l’avantage public, et vous les destinez à un objet passager, inutile, qui aurait été rempli par les voies naturelles ; et comme les revenus publics ont leurs bornes ainsi que tous autres, un emploi superflu, inutile et que je démontrerai nuisible tout à l’heure, les ravir à leur véritable et à juste destination. La seconde injustice que vous faites, est que vous forcez à recevoir l’aumône celui qui eût pu s’en passer et demeurer libre, si vous l’eussiez laissé le maître de jouir de son droit. Un léger coup d’œil jeté sur la marche de la distribution des subsistances, vous éclaircira ceci.
Tous les hommes, nous l’avons dit, ont ici bas, pour devoir primitif, la recherche de leurs avantages. Leur premier pas, relatif à leur premier besoin, tend à prendre part à la distribution des subsistances. Le Cultivateur les reçoit de la terre, il ne les donnera qu’en échange de quelqu’autre chose dont il a besoin. Plus la denrée a de valeur, plus il veut la multiplier ; plus il peut la multiplier, plus il a besoin de secours de toutes les espèces ; plus il invoque de secours, plus il est obligé de livrer de denrées en échange. La nature, toujours fidèle à son invitation, et exacte à doubler dans son sein la mise en travaux de toutes les espèces que lui a offerte le Cultivateur, la nature, dis-je, se charge de fournir à ce surcroît, et toujours en proportion de la valeur des denrées, condition préliminaire des efforts du Cultivateur, à qui le bas prix lie les mains. Chacun voudrait bien également de sa denrée, mais elle lui a coûté des frais d’avances, il ne peut la donner à perte, car cela le ruinerait tout autant que la maraude de tantôt. Il peut bien offrir de sa denrée au pauvre en échange de son travail ; mais le pauvre peuple a besoin d’autre chose que du pain ; il lui en faut pour sa femme et ses enfants ; il lui faut du sel, du bois, du vêtement, logement, etc. tout cela ne se trouve point dans un échange de fa sueur contre du blé qui n’a pas de valeur, et il ne peut ni ne veut travailler pour souffrir. D’autre part, ce n’est pas seulement de la sueur de l’homme que le Laboureur a besoin, il lui faut des animaux, des outils, des engrais et l’entretien de tout cela, et personne ne lui offre ces choses en échange de grains qui n’ont pas de valeur. Ainsi la cultivation s’arrête d’elle-même par la non-valeur de ses produits, et la nature ferme et resserre tous les trésors de sa fécondité.
Vous arrivez sur cela, vous, Police, pour acheter aux uns aux dépens du Public, et distribuer aux autres ou gratuitement ou au-dessous de la valeur naturelle commerçable. Que faites-vous ? vous détruisez le cercle naturel et profitable des échanges, qu’il vous est impossible de remplacer ; vous accoutumez le peuple au bas prix, et vous l’induisez à la plus naturelle et en même-tems à la plus dangereuse des erreurs, qui est de penser que son intérêt est le bas prix du grain, tandis que vous venez de voir que c’est tout le contraire ; vous interrompez l’ordre des
consommations, et, au lieu d’imprimer dans l’âme des Citoyens de tous les ordres, la seule opinion favorable au bien général de l’humanité, qui est que toute la Société et chacun de ses membres ne peut trouver son intérêt que dans l’avantage du Cultivateur, vous introduisez l’opinion erronée et cruelle par ses effets, que sans une autorité intermédiaire qui balance les intérêts respectifs des différentes classes des travaux humains, ceux du Cultivateur, ceux du Commerçant, ceux du Consommateur, et que sans cette balance, le monopole des uns détruirait les autres par concussion. Hélas ! c’est bien le contraire. La vexation quelconque, qui n’est pas une guerre ouverte, ne prit jamais son origine que dans les erreurs de l’Administration ou dans sa tyrannie volontaire. Quoi qu’il en soit, il vous est, je crois, bien démontré que la prétendue balance, qui fait la base de votre arrangement, est également chimérique et injuste. Suivons maintenant les inconvénients que vous croyez devoir résulter des permissions illimitées.
« La sortie illimitée occasionnera toujours la spéculation ; la spéculation sera toujours la source des plus grands désordres, et les Cultivateurs n’en seront pas beaucoup plus avancés. Les spéculateurs, en s’assurant du blé à la récolte, profiteront eux seuls, et ils emploieront avec efficacité tous les moyens, même les plus illicites, pour les faire renchérir excessivement. »
Voyons ce que cette exposition, qui vous a paru complète, renferme de réalités. La sortie engendrera des spéculations ? mais c’est précisément ce qu’il nous faut. Je vous traite en homme de bien, en Lecteur éclairé des Éphémérides ; en conséquence, je vous ramène nettement à l’essence des choses, sans égard pour les erreurs invétérées ou pour les préjugés d’État. Démêlons donc ensemble tout le tissu d’êtres distincts par nature et englobés par le fagot des opinions, sous l’enveloppe de ce grand mot de Commerce.
Nous venons de voir que tous les biens à notre usage sortent de la terre, et qu’ils n’en peuvent sortir qu’en raison de ce qu’ils ont une valeur. Ils ne peuvent recevoir cette valeur que de la consommation, et le consommateur n’a de moyen de se procurer ses besoins que l’échange. C’est l’action des échanges qui s’appelle proprement Commerce. Moins il y a de frais entre la consommation et la production, c’est sans doute le mieux, attendu qu’alors la valeur entière que la consommation attribue à la denrée, tourne au profit du Cultivateur, profit qui, étant dévoué à accroître les moyens de la culture, devient, par le surcroît d’abondance qui en résulte, l’avantage de tout le monde.
Mais enfin il n’y a que l’animal qui paît, qui puisse épargner tous les frais entre la consommation et la production ; et sitôt qu’il cesse de paître, il faut des frais pour apporter le fourrage dans son râtelier ; il faut une spéculation pour prévoir la nécessité de ramasser, botteler et serrer sa pâture ; et tous les soins journaliers de la vie ne marchent que par spéculation.
Entre les hommes qui subsistent et entretiennent eux et leurs voitures et leurs richesses mobiliaires, en un mot, sur ces frais de rapprochement de la consommation à la production, il en est à salaires fixes, il en est à entreprises, autre genre de spéculation, et c’est là proprement ce qui constitue l’état de Commerçant. Tout le monde est acheteur et vendeur, et n’est point Commerçant. Mais le Commerçant est un homme qui spécule sur les besoins de droite et de gauche, et qui fait son profit sur la commodité qu’il offre de tous côtés, commodité qui est toujours une épargne de frais, sans quoi la négative des achats et des ventes le désabuserait de ses spéculations.
Il est donc nécessaire que cet homme spécule. Plus il spécule, plus il est utile ; car le fautif de ses spéculations est tout à ses risques et périls, et leur succès est tout à l’avantage des Consommateurs et des Cultivateurs qui trouvent leur compte à profiter de ses offres, sans quoi ils le remercieraient de ses soins et feraient leurs affaires eux-mêmes. Ainsi donc plus il s’évertue, plus il fait le bien de la société humaine ; et il en est de son travail comme de celui de tous les autres ; tant qu’il est libre, il revient toujours au bien général.
Mais, dites-vous, la spéculation sera la source des plus grands désordres ; voyons comment. D’abord les Marchands, dites-vous, s’assureront de tous les blés à la récolte, et en profiteront eux seuls. Un moment ; les deux parties de cette phrase me paraissent impliquer contradiction ; car, comme ils n’ont pas le privilège exclusif d’être acheteurs et de forcer les ventes, s’ils s’emparent des blés, ils les payeront le prix qu’il convient au Cultivateur : or vous pouvez vous en fier à la spéculation de ce dernier, plus sûre que celle de l’autre, parce qu’il tient les deux bouts de son affaire ; vous pouvez vous en rapporter à son calcul pour forcer la spéculation des Commerçants à venir à son compte. Je ne dis pas qu’il en retire tout le prix qu’il en aurait, s’il avait aussi bien prévu l’enchère future que le spéculateur en titre ; mais ce n’est point là le fait et le besoin du Laboureur ; c’est assez pour lui de courir les risques des saisons, des épidémies et des vimères. C’est sur ces objets toujours indécis, toujours soumis aux spéculations de l’expérience et du bon au mal aise que doivent rouler tous ses hasards, et c’est bien assez encore. Mais cela fait, son véritable intérêt est de vendre à profit à la récolte, parce que dès la récolte il doit recommencer ses travaux, et que son véritable avantage est que ses travaux, par lesquels il fait un commerce au moins de cent pour cent de bénéfice, ne souffrent aucune interruption.
Ainsi donc il n’est pas vrai que vos spéculateurs profitent seuls : ils ont fait profiter les Cultivateurs, et par eux la Société entière. Les voilà dans l’ordre et très utiles du côté de la production ; il ne s’agit plus que de leur prohiber tout profit illicite du côté de la consommation. Pour y parvenir, voyons d’abord comment ils s’y prennent pour s’assurer de pareils bénéfices de ce côté-là.
Ils emploieront avec efficacité les moyens de faire renchérir excessivement la denrée ? Ceci ne dit rien encore, et pour opérer sagement en toute matière, il faut se méfier des généralités. Votre Lettre me présente d’elle-même un exemple de l’abus de vous craignez ; mais, faute d’être assez initié aux usage de votre municipalité et à la connaissance des privilèges de votre Ville, je ne sais si je l’ai bien entendu. Le précis en est, à ce qu’il me semble, que l’Édit de 1764 gênait vos spéculateurs, non qu’ils n’eussent toute liberté de spéculer et d’opérer sur les blés étrangers ; mais la prohibition portée par l’Édit au sujet de nos blés, excita leurs plaintes. Arrêtons-nous, s’il vous plaît, à cet endroit ; il mérite un éclaircissement.
Je ne vous cacherai pas d’abord que vos spéculateurs furent en ceci de même avis que moi, et, je l’ose dire, que tous les hommes du Royaume éclairés sur cette matière. Le Gouvernement a bien senti, comme nous tous, que toute prohibition est un germe de monopole ; mais sa sagesse avait alors à compatir à l’aveuglement du plus grand nombre, épaissi par un régime de cent ans de prohibitions, à ses arguments soufflés de derrière la toile, par tous les monopoleurs de Ville et de Juridiction, qui sentent que la liberté indéfinie est la proscription indéfinie du monopole. Il avait à obvier à la clameur de la populace des Villes, appuyée du Bourgeois qui vit de rentes, qui ne gagne rien, dans le moment présent, au haussement des denrées, et qui regrette le prix du pain qu’il mange, comme dérobé à ses petites fantaisies de luxe et de décoration. Le Gouvernement, à qui l’on reprocherait volontiers la pluie et la gelée, avait à prendre garde à tout cela. Il fixa donc, pour obvier à l’inquiétude publique, un prix de prohibition, et crut à bon droit le porter assez haut pour que ce fût une clause purement comminatoire : à bon droit l’espéra-t-il de la sorte, puisque le relevé des tarifs des blés en Hollande, marché général de l’Europe, ne peut montrer qu’il ait excédé le prix de deux sous la livre, et qu’en conséquence, en portant le prix prohibitif à 2 sous 6 deniers, on pouvait croire que c’était défendre un être de raison que de défendre la sortie, ayant des voisins si vigilants, si habiles spéculateurs, qui naviguent à beaucoup meilleur marché que nous, et qui peuvent offrir partout des grains à deux sous de premier achat. Enfin les considérations civiles, jointes à l’espérance qui devait résulter de ce calcul, l’emportèrent et durent sans doute l’emporter. Mais les hommes éclairés, et qui n’avaient en vue que le bien de la chose, sans être chargés des inconvénients, prévirent dès lors que le monopole trouverait le moyen de tirer parti de cette prohibition, d’effrayer des Magistrats et des Officiers municipaux par des ventes simulées, de faire fermer des ports, de rebuter le Commerçant, de surcharger le spéculateur en concurrence, de frais de magasins et d’engagements devenus onéreux par le moindre retard dans son débit, d’écarter l’Étranger, difficile sur tout à rassurer sur le peu de solidité de tous nos arrangements, et de se rendre ainsi maître du prix des grains du canton arrhés à l’avance. Voilà, M., ce que nous prévîmes tous, et l’événement n’a que trop justifié nos craintes. Ainsi donc jusque là vos spéculateurs n’ont pas fait plus de mal que nous. Poursuivons le détail des reproches qu’on leur fait ; mais auparavant remarquez encore que les craintes à cet égard étaient plus justes et plus fondées dans vos cantons que partout ailleurs, et voici pourquoi.
C’est que le prix prohibé approche beaucoup plus du prix ordinaire dans notre Province que dans les Provinces septentrionales. Nos blés sont chers, parce que nos cultures sont chères et nos terres labourables rares. Ils sont préférés néanmoins aux blés étrangers pour la consommation courante du pays, comme étant de meilleure qualité ; et cet arrangement naturel soutient la valeur de nos fonds, si sujets d’ailleurs aux cas fortuits, aux orages, au changement rapide des saisons, à la nécessité de surpayer les cultures presque toutes à bras. Ainsi donc la prohibition nous menaçait de plus près que les autres Régnicoles. Vous vouliez qu’on laissât la liberté de commercer les blés étrangers et non les nôtres ; mais sans faire entrer ici nos raisons pour rien, le Commerçant a senti que les blés, ne parlant ni provençal ni bas-breton, qui fermerait le port aux uns et le fermerait aux autres, et que son magasin arrivé de Bretagne deviendrait prisonnier à Marseille au premier signal de la prohibition. Or il n’a point eu de tort à sentir cela et à s’en plaindre, et à en prévoir les conséquences qui bientôt ont justifié ses terreurs.
Jusque là, je vous en demande pardon, mais je ne trouve pas que vos spéculateurs aient eu aucun tort ; et c’est vous qui vouliez qu’on prohibât la sortie des grains de l’intérieur, et qu’on laissât libre le Commerce mercantile des blés du dehors, c’est-à-dire, que vous vouliez être port franc et boulangerie privilégié, prendre tout et ne rien laisser. C’est assez le calcul de la politique humaine depuis Caïn, je crois ; mais vous l’abjurerez, j’en suis sûr, en apercevant ses conséquences. Maintenant la scène change, et ce sont vos spéculateurs qui se sont clos de murs, si j’entends bien du moins ce que comporte la demande, que Marseille fût regardée comme ville étrangère, et si cela signifie que la portion des habitants d’une Ville où ils n’ont que le couvert, la portion, dis-je, qui s’adonne au trafic de voiture des blés, a osé demander et obtenir le privilège exclusif d’alimenter la totalité de ses habitants et de ceux de son territoire.
C’est ici, M., qu’il s’agit d’appliquer les grandes vérités du Droit naturel résultant de l’ordre naturel, et que démêle la science économique. L’avantage général de l’humanité ne pouvant provenir que du concours des travaux humains, tous les hommes sont frères de nécessité physique, et dans ce sens ne sont étrangers nulle part. Mais sitôt que par la chute des cataractes de la fausse politique, la qualité d’étranger ne sera plus synonyme à d’ennemi, ou à peu près, alors on pourra vous dire que personne n’est régnicole qu’en raison de la portion de richesses foncières qu’il possède et déclare sous la protection du Gouvernement. Le Commerçant, comme tel, n’a que le droit d’asile dans la Ville où est son comptoir et n’en est point Citoyen. Il ne perd rien de sa liberté et de la protection qui lui est nécessaire en perdant cette qualité ; mais il n’a nul droit à prétendre à cette qualité, qu’autant, encore un coup, qu’il y possède des richesses foncières. Oh ! dans les siècles de fausse politique, c’est-à-dire, de prohibitions et de concussions, quand on a voulu attirer l’industrie dans des cantons à portée des débouchés, on a senti, malgré la ténébreuse cupidité, qu’il fallait donner un peu d’air à l’humanité étouffée, accorder un peu de liberté. Delà les ports francs, les foires franches, et ces sortes d’auspices ou passagers ou resserrés dans un coin, regardaient à bon droit leur privilège comme leur pierre angulaire, et les privilégiés comme leurs principaux Citoyens. Ce privilège va se perdre, en s’étendant avec la lumière des principes, dans la liberté générale, qui seule peut procurer le bien général et le vrai bien particulier. Les grandes révolutions ne peuvent être opérées sagement que par parties. Une partie principale de celle-ci, c’est la liberté des grains. Ainsi donc autant Marseille devrait de statues à un Citoyen, qui le premier aurait imaginé et obtenu son port franc, sous le titre de Ville réputée étrangère, autant elle devrait de gibets à celui qui aurait imaginé et obtenu de l’asservir à la boulangerie privilégiée sous le même titre, de la priver en un mot de la liberté accordée à tout le reste de l’État.
Mais j’ai peine à croire avoir bien entendu. Quoi ! serait-il possible que, tandis qu’on emploie tant de précautions injustes dans le droit, et onéreuses dans le fait, pour séquestrer à deux mille lieues des Provinces entières, appelées Colonies, pour les priver de toute participation aux subsistances exportées par les Étrangers, le tout sous le prétexte de conserver le débouché pour nos propres denrées ; serait-il possible qu’on eût privé ces mêmes denrées du débouché journalier de la consommation de cent mille bouches habitantes d’une de nos Villes, le tout au moyen d’une application amphibologique de cette expression Ville réputée étrangère.
Si c’est cela, M., que vos spéculateurs ont obtenu, ce qu’assurément je n’ose croire, vous apercevrez aisément que ce n’est point à la liberté illimitée qu’il faut s’en prendre, mais au contraire à une prohibition de plus, due à la rapine de vos spéculateurs. Je suis au contraire plus fondé à penser que c’est l’existence d’une exemption qui les a enhardis à en demander une autre, et à surprendre ainsi le Gouvernement occupé de tant d’autres soins.
À l’égard du haut prix du pain, s’il est constant et soutenu, c’est l’avantage de tout le monde, car le salaire suit toujours le taux des denrées de premier besoin ; sur le salaire, une portion consommée en denrées en soutient la valeur, l’autre portion employée en achats d’ouvrages d’industrie, augmente les profits de l’industrie. Le bon prix donc, le haut prix constant, qui haussent les revenus et les reprises du Cultivateur, hausse aussi les profits de l’industrie et les salaires de toute espèce. Qu’y a-t-il par delà dans la Société ?
Si, au contraire, le surtaux du pain est passager, c’est l’effet du monopole, et celui-ci est toujours l’effet de l’intervention de l’autorité où elle n’a que faire ; et assurément le débit des denrées est bien dans ce cas-là. Ce qui appartient à votre police en fait de pain, le voici : c’est que partout le Boulanger doit donner la livre-de pain pour la livre de blé, et qu’il la donnera, si la Police n’est ou faible ou pis que cela. Mais lisez les Éphémérides, et comptez sur l’estime, etc.
LETTRE
de M. M … à M …
Du 16 Novembre 1767.
M.
Je suis très flatté de l’attention que vous avez bien voulu donner à mes observations sur l’état actuel du Commerce des blés dans la Province de Normandie. J’ai fait part de la réponse dont vous m’avez honoré, à plusieurs personnes qui s’occupent sérieusement des sciences relatives à l’économie politique. Elles ont toutes reconnu l’Auteur à son style, à son génie et à ses sentiments patriotiques. Vous démontrez parfaitement, M., le danger et l’injustice du projet que quelques Magistrats avaient conçu de défendre tout achat de blé dans les greniers, et de ne permettre les ventes et les achats que dans les halles et marchés. Vos réflexions sont d’une justesse frappante : elles ont fait abandonner cette idée qui n’avait flatté d’abord que parce qu’on n’en avait pas approfondi les conséquences.
Il me paraît que tout le monde applaudit aujourd’hui à la Loi qui a permis l’exportation. Le système de Colbert n’a plus de partisans parmi les hommes vraiment éclairés. Il est même étonnant que des préjugés aveugles aient balancé si longtemps le triomphe de la vérité. Dès que la France produit, plus de blé que ses habitants n’en peuvent consommer, il est évident que l’exportation doit être permise et favorisée, autrement l’excédent serait en pure perte pour la Nation.
À l’égard de la prohibition établie par la Loi même de l’exportation, elle ne fait que gêner la liberté du Commerce, sans produire aucun bien réel. C’est précisément dans le temps où on la prononce, qu’elle est la plus inutile. Lorsque le blé est parvenu au taux fixé par la Loi, il n’y a plus à craindre que l’on songe à l’exporter. La cherté suffit pour le retenir dans le Royaume. Un Marchand ne fera pas sortir ses blés de France, lorsque le setier est à plus de 30 livres, pour les porter à l’Étranger, qui ne lui en donnerait qu’un prix fort au-dessous. Il est donc bien constant que la prohibition ne sert à rien. Je crois d’ailleurs qu’elle peut avoir les plus dangereuses conséquences. Quand elle ne ferait que répandre l’alarme et justifier l’inquiétude du Peuple, en annonçant celle du Gouvernement, ce serait déjà sans doute un très grand mal. Mais elle a en outre un autre inconvénient dont on n’est pas assez frappé. L’effet naturel de la prohibition est de produire sur-le-champ une disette d’opinion, en avertissant la cupidité des Marchands, qui ne manquent pas de fermer les greniers, afin de rendre la denrée plus rare et plus chère. Ainsi le remède aggrave le mal, au lieu de le guérir.
Ces vues n’ont point échappé, sans doute, au Gouvernement, et je suis persuadé, comme vous, M., que la borne mise par la Loi à la liberté du Commerce des grains, n’a été accordée qu’à la nécessité de ménager le préjugé national. Mais faut-il conclure delà qu’en levant toute prohibition, le Gouvernement doive cesser d’avoir inspection sur le Commerce des grains ; que le maintien de la liberté entière soit la seule mesure qu’il y ait à prendre contre les manœuvres des Monopoleurs ; que cette liberté une fois établie, puisse dispenser de mettre aucune police pour conserver les blés à un prix modique ? Je vous avouerai, M., que j’ai de la peine à admettre ce système. Permettez-moi de vous présenter mes objections et mes doutes.
Il me semble que le Gouvernement doit se proposer deux objets. Le premier, de soutenir le Commerce des blés, et de mettre la France en état d’entrer en concurrence avec la Hollande et l’Angleterre pour l’approvisionnement des États de l’Europe qui manquent de cette denrée. S’il est vrai que la France ait beaucoup plus de blé qu’elle n’en consomme, que l’excédent soit, comme on le prétend, de 9 à 10 millions de setiers sur chaque récolte, et puisse encore tripler par une meilleure culture, nous devons avoir dans ce Commerce un avantage immense sur l’Étranger : la France, faisant le Commerce de ses propres denrées, peut se promettre de l’emporter sur tous les autres États, sur la Hollande, par exemple, qui ne fait que la commission, et qui est obligée de tirer de la Pologne et des côtes
de Barbarie, les blés qu’elle répand dans le midi de l’Europe. Il est donc essentiel de favoriser cette branche de Commerce, qui peut devenir la ressource la plus importante de l’État.
Mais un second objet qui intéresse plus directement les Magistrats, un objet toujours présent, et que les plus flatteuses espérances sur l’avenir ne doivent pas faire perdre de vue, c’est de conserver le blé à un prix assez médiocre pour assurer la subsistance du pauvre ; c’est d’empêcher les Marchands de blé de profiter d’une disette réelle ou d’une disette d’opinion, pour mettre un prix excessif à la denrée. J’ai relu, M., dans le huitième volume des Éphémérides, votre Lettre sur l’entière liberté du Commerce des blés ; votre principe est qu’il n’y a point d’inconvénient que le Peuple achète le blé plus cher, lorsqu’il y a eu une mauvaise récolte ; qu’il y aurait même de l’injustice à priver le Laboureur d’un gain légitime, en bornant le prix de sa marchandise. J’ai trouvé des gens très éclairés, qui ne peuvent admettre cette proposition dans sa généralité. Il ne faut pas sans doute que le blé soit à trop bas prix, il faut une juste proportion pour le profit du Cultivateur et la subsistance du Peuple. Je me rappelle que dans un Mémoire sur l’Agriculture que vous avez donné, il y a quelques années, vous annonciez que cette proportion serait bien gardée, lorsque le setier de blé mesure de Paris, qui pèse 240 livres, serait le tiers du marc d’argent. J’ai retrouvé cette même fixation dans les Eléments de la Philosophie rurale. Les spéculateurs les plus zélés pour le Commerce des blés, ont prétendu que le prix du setier ne devait pas être au-dessous de 21 liv. dans les années d’abondance, ni au-dessus de 27 dans les années de la plus grande disette. Il s’en faut bien que nous ayons éprouvé cette année une disette réelle. Voilà cependant le setier de blé porté dans plusieurs marchés à 33 et 34 liv. : comment, à 40 et 50 lieues de Paris, où les plus fortes journées des Ouvriers sont de 14 à 15 sous, comment un père nourrira-t-il sa femme et ses enfants, lorsque le pain sera, comme je l’ai vu au mois d’Octobre, à 28 sous les huit livres ?
La clôture d’un port et la rigueur de la prohibition ne ramèneront pas l’abondance, ne feront pas baisser le prix de la denrée ; j’en conviens. Mais que gagnera-t-on en accordant la liberté entière ? Sera-t-elle un remède au mal présent ? Empêchera-t-elle la cherté, lorsqu’il y aura une mauvaise récolte ? Il en sera alors du blé comme de toute autre denrée, du Commerce des blés comme de tout autre Commerce. Les soies renchérissent, lorsque les muriers, ont été gelés ; les laines et les draps sont plus chers, lorsqu’il y a une maladie épidémique sur les moutons. Dans quelque Commerce que ce soit, ce n’est jamais le Marchand qui souffre de la rareté de la denrée, c’est le Public. Le Marchand se dédommage par le surhaussement du prix, et c’est souvent dans les temps de disette qu’il fait les gains les plus considérables. Il est impossible d’arrêter le monopole, et la concurrence que la liberté du Commerce entretient et favorise, ne peut en être le remède, parce qu’il résulte d’un concert établi entre tous les Commerçants. Sans convention, sans accord explicite, tous les Marchands d’une même denrée font dans le même temps la même manœuvre. Une disette qui peut augmenter le prix réel de la marchandise de quelques deniers, leur sert de prétexte pour la porter à un tiers en sus : voilà ce qui se pratique universellement. Comment le Commerce des blés serait-il le seul exempt de ce monopole ? Comment la liberté entière reprimerait-elle les Marchands de blé, tandis que l’expérience prouve qu’elle est impuissante contre la fraude de tous les autres Marchands, qui n’ont besoin pour s’entendre que d’être réunis par le même intérêt ? En un mot, pourquoi la liberté produira-t-elle, à l’égard du Commerce des blés, ce qu’elle ne produit point à l’égard de tout autre ?
Qu’il y ait sans cesse variation et surhaussement de prix sur les autres espèces de denrées ; que le Commerçant profite des moindres circonstances, et cherche souvent à les faire naître, pour accroître ses profits par le monopole ; c’est un mal sans doute, c’est un abus dont le Public souffre, et que l’on doit songer à réprimer. Le Gouvernement peut cependant le voir sans inquiétude, lorsqu’il ne tombe que sur des objets de luxe ou sur des marchandises qui ne sont pas absolument nécessaires à l’usage de la vie. La cherté n’est supportée alors que par les Citoyens aisés, par ceux qui le veulent bien ; on est le maître d’acheter ou de ne pas acheter. Il n’en est pas de même d’une denrée de première nécessité. Le pain est la moindre dépense du riche ; il est la plus forte et presque la seule du Journalier et de l’Artisan. Le moindre surhaussement de prix répandre la douleur et la misère sur une classe d’hommes, qui, comme la plus utile et la plus nombreuse, est la plus digne de l’attention du Gouvernement.
Il faut donc convenir que ce serait un grand bien pour l’État, que l’on pût rendre le prix du blé invariable et toujours indépendant de l’abondance ou de la rareté de la denrée. Si la France ne produisait qu’autant de blé qu’il en faut pour nourrir ses habitants, il serait impossible d’établir jamais un prix égal et moyen ; la moindre disette nous mettrait dans la dépendance de l’Étranger. Mais avec un excédent considérable sur chaque récolte, serait-ce un projet chimérique que de tendre à procurer au Peuple une subsistance toujours facile, en maintenant le blé dans cette juste proportion que vous avez vous-même indiquée dans l’Ouvrage que je viens de citer ? Ne pourrait-on pas se flatter de parvenir à réaliser un bien aussi sensible par une bonne police sur les grains, par des règlements qui assurassent sans cesse la présence et le prompt débit de la denrée dans tous les marchés ? Peut-être serait-il utile de constater la quantité de blé nécessaire à la consommation de chaque Généralité. Peut-être faudrait-il y établir des magasins, et ne permettre l’exportation que lorsqu’ils seraient remplis. Il me semble, en un mot, qu’il serait dangereux de mettre le blé au rang de toutes les autres marchandises ; ce serait livrer le Peuple au caprice des Marchands et à l’avidité des Monopoleurs. Il faut donc une police, mais une police fondée sur des règlements, qui ne laissassent rien à l’exercice du pouvoir arbitraire, et qui gênassent le moins possible la liberté du Commerce.
Quelles sont les précautions que le Gouvernement peut prendre ? Quelle est la police qu’il convient d’établir ? Cette question, M., est bien digne de vos recherches, et doit d’autant plus vous intéresser, qu’il s’agit d’achever votre Ouvrage. Les Parlements ont déjà rendu hommage à vos principes sur le Commerce des blés, et ne cherchent qu’à être rassurés contre la crainte de voir le pauvre devenir la victime des hommes noirs. Avec une théorie aussi profonde et des lumières aussi étendues sur toutes les parties de la Science économique, vous pourriez tracer un plan d’administration qui, en faisant disparaître les fraudes et le monopole, ne laissât subsister aucun doute sur les avantages de l’exportation. Vous avez acquis assez de droits, M., à la confiance de la Nation, pour vous flatter de voir votre plan adopté et suivi.
Je viens de revoir dans le Éphémérides l’histoire de nos bonnes-gens de Bolbec. Elle est racontée d’une manière si touchante et si vraie, qu’il est impossible de retenir ses larmes. C’est l’impression qu’elle a faite sur tous ceux à qui j’en ai fait part, et j’ai remarqué que dans ce récit, ce qui va le plus directement à l’âme, c’est l’image de ces anciennes mœurs patriarcales, c’est cette bonhommie de la vertu que vous peignez avec tant de charmes. J’espère que cette honnête famille vous devra le succès de ses démarches, et je doute qu’après vous avoir lu, on puisse se refuser au réconfort d’une telle race. Je partage, M., la reconnaissance du père et des enfants, et de cette digne bru qui vous doit l’immortalité. Recevez-en, je vous prie, mes remerciements et l’assurance du respect, etc.
RÉPONSE
Du 22 Novembre 1767.
Recevez, M., les témoignages de ma reconnaissance, pour les marques d’estime et les honnêtetés que renferme votre Lettre. Je travaille avec assiduité et trop peut-être pour ma santé et pour mon âge. Après l’idée que tout travail pour le bien opère quelque bien, tout le prix personnel que je puis retirer de mes peines, c’est l’estime des honnêtes-gens.
La Réponse aux premières questions que vous voulûtes bien me faire, fut trop rapide pour être bien digérée. Je devais partir pour la Campagne le lendemain du jour où je les reçus, et j’écrivis la nuit dans un accès d’étouffement, pour ne pas laisser derrière moi un objet si prochain et de cette importance. Ce n’est pas que je sois assez jeune pour ne pas savoir ce que peut faire le bourdonnement de la mouche du coche ; mais l’étude et la démonstration de la coadhérence de tous les hommes et de tous leurs actes, m’ont fait admettre, comme un point religieux de conduite, de tout voir et de tout faire, comme important à la totalité de la société humaine. Le zèle d’ailleurs et l’habitude de traiter cette matière pouvaient tenir lieu de talent et de la maturité du travail : en un mot, mon petit Mémoire vous a persuadé, c’est tout ce qu’il fallait.
Maintenant vous faites l’hypocrite, et vous employez l’heureux talent, que votre honnêteté personnelle, votre nom et les exemples domestiques vous obligent à dévouer à la défense de la vérité, vous l’employez dis-je, à me tenter : à la vérité, ce n’est point à la Pharisienne, c’est à bonne intention. Vous voulez me faire traiter plus à fond cette matière ; mais vous embrassez bien de l’étendue. À vrai dire, il n’en faudrait pas beaucoup pour répondre à toutes les questions que renferme votre Lettre, en attaquant par sa base même la sainte sollicitude du règlement ; mais comme ce sont des détails que vous me demandez, c’est bien le moins que je doive à votre politesse et à l’estime que vous voulez bien me témoigner, que de débattre les divers objets que vous me présentez.
Je vais donc les résumer d’abord, autant qu’il sera possible, après vous avoir fait remarquer seulement dans votre exorde que vous faites dépendre la nécessité de la liberté d’exporter nos grains, de la supposition que la France en produit plus que ses habitants n’en peuvent consommer, ce qui précisément est faire de l’effet la cause.
La terre, M., ne produit point le blé spontanément ; on ne l’obtient que par des frais de labourage antécédents à toute récolte et que nous appelons avances : vous savez cela. Ces frais sont plus ou moins grands, selon que la culture est meilleure ou plus faible ; mais ils sont restitués par la terre avec doublement, au moyen de quoi celui qui met 20 retire 40, et celui qui met 40 retire 80. Il n’y a donc pas à douter que les plus grands frais de culture ne soient le plus grand avantage du Laboureur et par conséquent de la Société ; car le Laboureur, lui, sur les 80, reprend ses 40 pour recommencer ses travaux, et doit trouver en sus, sur un plus grand produit que celui que nous venons de spécifier, l’intérêt de ses avances, les gains de son exploitation et la récompense de son travail. Mais les 40 qui constituent le doublement, tournent à l’aliment de tout le reste de la Société, par ses rapports avec les Propriétaires ; de manière que si la culture est bonne, la Société vit sur 40, et s’étend au niveau de 40 : et si au contraire la culture est médiocre, la Société ne peut jouir que de 20 et ne s’étendre qu’au niveau de 20 : vous savez tout cela.
Il faut maintenant observer que c’est de la denrée, que c’est uniquement du blé que récolte le Laboureur, au lieu que ses avances ont été par lui fournies en toute autre sorte de matières. Il y entre des chevaux, des fourrages, des engrais, des hommes, des agrès, des harnois et l’entretien de tout cela. Ainsi donc le niveau si indispensable pour que la subsistance humaine aille et se perpétue, le niveau, dis-je, entre ses avances et son produit total, d’où sortent ses reprises d’une part et le revenu de la Nation de l’autre, dépend du niveau des prix de sa denrée avec le prix de toutes les sortes de denrées et de marchandises qu’il emploie à la fourniture de ses avances. N’oubliez pas, s’il vous plaît, ceci, qui multipliera les objets de votre sollicitude, ou les anéantira tous.
En effet, de deux choses l’une : ou l’effet de votre inspection sera favorable au plus constant du blé, ou il lui sera défavorable. Dans le premier cas, il est certainement juste que vous preniez le même soin de tous les autres genres de propriétés qui sont sous votre Juridiction. Ainsi donc avant de laisser sortir ni hommes, ni bestiaux, ni outils, ni fourrages, ni engrais, il est indispensable de savoir si la France en produit plus que ses terres n’en peuvent employer, sans quoi vous nous montreriez le père d’un seul genre de propriété et seriez le patruus de tous les autres. Dans le second cas, au contraire, vous contrariez l’ordre bienfaisant de la nature, qui a promis de doubler dans les mains du Laboureur les fruits de son travail. Vous attaquez l’effet de cette année, destiné à devenir cause l’année prochaine, les revenus de l’État, la puissance du Souverain, la subsistance de la multitude. Dans les deux cas enfin vous dérangez le calcul du Laboureur, d’où dépendent la rotation universelle et la perpétuité de toutes les choses d’ici bas.
Mais, s’il vous plaît, vous mettez pour condition à la liberté de mes ventes au-dehors, que personne n’en veuille plus au-dedans. C’est précisément ce qui n’arrivera jamais. Je vous en conjure, M., qu’un aussi bon esprit que le vôtre prenne désormais pour maxime, l’adhésion aux vérités palpables, et rien de plus. Laissez dire les faiseurs d’almanachs politiques, qui vous débiteront que la France produit 9 à 10 millions de setiers de blé de plus qu’elle n’en peut consommer. Où prennent ils leurs mesures, leurs relevés de production, leurs tarifs de consommation ? sur le peu d’habitants qui nous restent, les trois quarts ne peuvent consommer du blé. Le seigle, le blé rouge, le blé noir, les menus grains, les mauvais fruits, les raves, les châtaignes, ce qu’ils trouvent enfin est leur aliment le plus ordinaire ; et s’il était possible qu’un vrai Laboureur existât au milieu de dix millions de ces hommes-là, il ne pourrait leur donner un grain de blé qu’à perte. Or le grain de blé qui sort à perte des mains du Laboureur, est le dernier de sa famille, et l’année suivante, le Laboureur, n’ayant plus ni blé ni argent ni moyens de recommencer sa culture, serait forcé de laisser là sa charrue et de cultiver à bras ou à l’aide de quelque bourrique, un champ de patates ou de blé noir.
Pour savoir donc ce que les habitants de la France peuvent consommer de blé, il faut savoir ce qu’ils en peuvent acheter. Pour savoir ce qu’ils en peuvent acheter, il faut savoir quels sont les revenus dont la distribution les fait vivre. Pour savoir quels sont ces revenus, il faut consulter quel est le prix du blé, car la valeur de cette denrée primitive et universelle donne le niveau à toutes les autres. Ainsi donc si votre blé est à 10 liv., votre revenu est à 10 liv. ; s’il est à 20, le revenu est à 20, s’il est à 30, votre revenu est augmenté de deux tiers, et votre consommation le sera aussi dans peu, et en se donnant la patience de voir prendre aux choses leur cours et leur niveau.
Si au contraire vous attendez, pour permettre que ma denrée aille chercher l’argent, que mes voisins pauvres n’en aient que faire, vous n’en aurez ni pour eux ni pour vous, parce qu’un Dieu vous le rende ne laboure, ne fume, ni ne fait semer. C’est aux riches, c’est aux puissants, qui jouissent d’un superflu disponible, à alimenter les nécessiteux, et encore, s’ils m’en croyaient, ils ne feraient cette bonne œuvre qu’en frère, c’est-à-dire, en mettant leurs frères en valeur par leur admission au partage de la subsistance, en échange de leurs travaux ; mais le Laboureur ne peut servir les pauvres qu’en faisant de riches Propriétaires : il ne peut faire de riches Propriétaires qu’en profitant sur son exploitation ; et vous, Messieurs à la Juridiction, vous n’en pouvez, sans tyrannie, exercer d’autre que d’empêcher qu’on ne gêne en manière quelconque notre liberté et notre propriété.
Pardon, M., si je me livre à mon exubérance ; elle est si essentiellement et inséparablement mienne, surtout quand je traite des sujets qui me tiennent à cœur, que vous n’avez pas sans doute compté nous interroger l’un sans l’autre. Je vais donc, après ce long préambule, résumer les différentes questions que renferme votre Lettre.
1° La France, faisant le Commerce de ses propres denrées, doit l’emporter sur les Nations qui ne commercent que les denrées d’autrui.
2° Les Magistrats doivent tenir le blé à un prix assez médiocre pour assurer la subsistance du pauvre.
3° Il faut empêcher que les Marchands de blé ne profitent de la disette pour survendre.
4° Il faut une juste proportion entre le profit du Cultivateur et la subsistance du pauvre.
5° Les partisans de la liberté ont prétendu que le blé ne devait pas être au-dessous de 21 liv. dans les années d’abondance, et au-dessus de 27 dans les années de cherté : il a été néanmoins dans plusieurs marchés à 33 et 34 liv. Comment à 40 et 50 lieues de Paris, où les journées sont au plus à 14 ou 15 sous, le pauvre manœuvre pourra-t-il se nourrir lui et sa famille, lorsque le pain sera à 26 sous les 8 livres ?
6° La liberté sera-t-elle un remède au mal présent ?
7° Ce n’est jamais le Marchand qui souffre de la rareté de la denrée : c’est le Public.
8° Sans accord explicite tous les Marchands d’une même denrée font dans le même tems la même manœuvre. Une disette qui peut augmenter le prix réel de la denrée de quelques deniers, leur sert de prétexte pour le porter à un tiers en sus.
9° Comment la liberté produirait-elle, à l’égard du Commerce des blés, ce qu’elle ne produit pas à l’égard de tout autre ?
10° Les autres chertés peuvent être indifférentes au Gouvernement, tant qu’elles n’attaquent que les aisés ; mais le pain, qui est la moindre dépense du riche, est presque la seule du pauvre.
11° Ce serait un grand bien pour l’État, que de rendre le prix du blé invariable et indépendant de l’abondance ou de la rareté.
12° Demander la quantité de blé nécessaire à chaque Généralité, y établir des magasins, et ne permettre l’exportation que lorsqu’ils seront remplis.
13° Quelles sont les précautions qu’on peut prendre, quelle est la police qu’on peut établir ?
Je crois, M., avoir ici rappelé toutes vos questions. Je ne me ferai point valoir auprès de vous, pour entreprendre avec courage le travail étendu qu’elles m’imposent : je le devrais bien à l’estime et au cas que je fais d’un Prosélyte comme vous. Quoiqu’à vrai dire, il me serait permis d’être en quelque sorte fatigué de traiter cette matière. On ferait un énorme volume de tout ce qui s’en trouve répandu dans mes différents Ouvrages, sans ce qu’une multitude de Lettres particulières m’ont obligé de répéter. Mais dans l’espèce de devoir que je me suis fait de consacrer mon travail au bien de mes frères, cet objet est tellement privilégié par son importance, que j’y dévouerais volontiers le reste de mes forces, s’il en était besoin. Commençons.
Votre première proposition me fait craindre que vous n’ayez pas encore bien débrouillé les idées confuses que nos modernes et amphibologiques définitions ont jetées dans toutes les têtes. Passez-moi, s’il vous plaît, la liberté avec laquelle je vais les démontrer telles, d’après vos propres expressions. Permettez-moi de vous demander ce que vous entendez, par exemple, par ces mots le Commerce de la France et le Commerce de la Hollande. Est-ce le Commerce de vente ? Est-ce le Commerce d’achat ? Est-ce enfin le Commerce de revente ? Ces trois choses sont assurément très distinctes : mais enfin c’est du blé que nous parlons, et je dois entendre que la France, qui produit du blé, doit naturellement le vendre à meilleur marché que la Hollande, qui n’en produit pas, et qui est obligé d’en acheter, avant que d’en vendre.
Daignez, s’il vous plaît, m’expliquer d’abord qu’elle sorte d’être et d’intérêts embrasse ce mot général la France. Est-ce la Nation ? Cette expression ne m’éclaircit pas encore votre idée ; car la Nation est composée de toutes sortes d’états et de professions, et les divers individus même, qui composent chacun de ces états, ont tous des intérêts distincts et séparés. Je serais bien fâché qu’il en fût autrement ; car, par exemple, il y a plus de gens de mon état dont les terres sont en direction et en désordre, qu’il n’y en a qui sachent les mettre en valeur. Mais enfin, pour subdiviser encore, j’entends que ce sont les avantages du Commerçant Français que vous comparez avec ceux du Commerçant Hollandais. Si c’est cela, je ne vois encore pas sur quoi vous pensez que le Commerçant Français vende ses propres denrées. Il faudrait pour cela qu’il fût propriétaire des fonds productifs de la denrée, et c’est ce qui n’arrive point ; car en général un Propriétaire de vrais revenus, de revenus fonciers, ne va pas faire le métier de colporteur, ni celui de revendeur.
Mais enfin je veux que cela soit, comme en effet vous pourriez me citer quelques Marchands qui possèdent des terres, et qui ont néanmoins de grands fonds dans le Commerce, c’est-à-dire, employés au trafic. En ce cas, pour éviter toute confusion, il faudra distinguer encore en lui deux qualités, celle de Propriétaire et celle de Marchand, dont l’une n’entre en compte avec l’autre que comme avec un tiers. En sa qualité de Propriétaire, il est le maître de vendre le blé au concurrent de sa qualité de Marchand ; et s’il préfère de l’aller vendre lui-même comme Marchand, c’est alors une revente qu’il va faire, car il se l’est déjà vendu comme Propriétaire, puisqu’il sacrifie à cette spéculation le prix qu’il eût pu, comme Propriétaire, recevoir d’un autre Marchand sans s’exposer à des risques et à de nouveaux frais. Cette seconde opération est donc une revente, et pour lors je ne vois pas en quoi il est plus avancé que le Hollandais, s’il ne spécule mieux et ne navigue avec moins de dépenses.
Prenez-y garde, M., il n’est presqu’aucun de ces axiomes reçus d’après une sorte d’apparence de vérité, qui ne renferme ainsi des idées confuses d’où l’on tire des conséquences erronées. C’est en défonçant encore votre première allégation, que je veux vous en donner une preuve.
Vous venez de voir que le Marchand Français n’est que revendeur, tout comme le Marchand Hollandais : abandonnons un instant cette face de votre idée, et prenons cette expression, la France, dans un autre sens. Considérons donc la France et la Hollande comme magasins d’où partent les blés pour être vendus ailleurs. L’une les voit croître dans son sein, l’autre est obligé de les acheter au dehors, pour aller ensuite les revendre. Certainement la première a un grand avantage sur l’autre, et c’est là sans doute ce que vous avez voulu dire. Mais prenez garde : nous venons tout à l’heure de faire un état des frais que le Laboureur Français était obligé de faire pour tirer du blé de son champ. Ce Laboureur doit être ce que vous entendez par ce mot la France, quand vous la prenez en nom collectif, relativement à l’avantage que la France a sur la Hollande pour le Commerce des blés. Dès lors le montant des frais du Laboureur est la somme qu’il en coûte à la France pour remplir son magasin, de même que l’argent que dépense la Hollande, tant pour acheter les blés au-dehors, que pour les voiturer chez elle, est la somme qu’il en coûte à la Hollande pour remplir son propre magasin.
Certainement on ne saurait vous nier que la Nature n’ait imposé deux nécessités à la Hollande contre une à la France ; car outre la somme de premier achat dans le Nord qui doit solder tous les frais du Laboureur Polonais et son profit, la Hollande a encore à dépenser les frais de voiture. Tout va bien jusque-là : nous sommes magasins l’un et l’autre ; la France n’a qu’un échelon à monter pour se remplir, la Hollande en a deux. Jusqu’ici votre axiome est incontestable. Mais l’objet définitif de tout magasin de Commerce est de revendre, et c’est à ce terme que tout aboutit. L’épargne sur les frais d’achat n’a de but que l’avantage de la revente. C’est par le calcul du produit net de cette revente, que se vérifie qui a tort ou raison, c’est-à-dire, perte ou profit. Or si le magasin appelé Hollande, chargé de doubles frais d’emplette, est libre d’aller chercher la revente la plus avantageuse, tandis que le magasin nommé France se trouve entouré d’Officier civils ou municipaux, guides aveugles ou intéressés d’un Peuple pauvre, et par conséquent hargneux, qui lui disent : Attendez, avant de vous permettre d’aller vendre, il faut que nous observions, 1° Si le blé est ici au prix qui assure la subsistance du pauvre ; 2° Si vous ne profitez pas de la disette pour survendre ; 3° S’il y a une juste proportion entre les profits du Cultivateur et la subsistance du Peuple ; 4° Si le prix du blé et les salaires se balancent ; 5° S’il ne serait pas possible de rendre le prix du grain invariable, etc. etc. En attendant, le magasin dépérira ; ensuite chacun criera, après l’on en fera vendre une partie forcément, on guettera, on fera séjourner l’autre ; et temps et saison et opportunité se perdront pour la vente : autant de sorte de soustraction dans la colonne des profits, ce qui revient au même que des additions dans celle des frais ; et au bout il se trouvera, et il se trouve en effet, que loin que le magasin appelé France, l’emporte sur le magasin appelé Hollande, il ne serait au contraire en soutenir la concurrence.
J’ai cru devoir, M., défoncer ainsi votre première idée, pour mettre en garde désormais un aussi bon esprit que le vôtre, contre ces axiomes généraux qui nous présentent les idées en ballots, dont l’intérieur développé montre un plan tout différent de celui que nous présentait l’étiquette. Passons maintenant à votre seconde proposition.
2° Les Magistrats doivent tenir les blés à un prix assez médiocre pour assurer la subsistance. Ces Magistrats, c’est Dieu sans doute ; et Dieu lui-même, quand il voulut remplir cette fonction de la Magistrature, changea l’ordre de la nature, et envoya la manne au lieu du blé ; la manne, dis-je, qui ne coûtait rien à produire et qui se gâtait le lendemain, sans quoi les Magistrats Juifs eussent ordonné peut-être de la porter au marché, de peur que les boiteux n’en manquassent un jour. Quant à nous, nous venons de voir, nous avons sous les yeux sans cesse, qu’outre le soin, le travail, la sueur et l’asservissement continuel du Laboureur, le blé lui coûte encore des frais réels et calculés, des frais d’avance, une longue attente, des périls imminents et journaliers ; que le moindre orage, un vent, un brouillard, une gelée, un rien peuvent doubler ces frais ou en ravir les produits, et avec ces produits, les revenus, les salaires et toute la subsistance de la Société. Quel est le Magistrat qui peut se sentir la main assez forte pour tenir la balance de tous ces objets ? Ce glaive menaçant, toujours suspendu sur nos têtes, ne peut être arrêté que par l’universalité des travaux du labourage. Chacun espère jouir du privilège de la peau de Gédéon. La récolte de l’heureux remplace le vide que fait la perte du malheureux. Mais pour que celui qui se sauve soit heureux de recueillir, il faut qu’il puisse vendre, et le Magistrat est uniquement préposé à assurer la liberté de sa vente, à le garder de l’insulte du pauvre ; car tout ravisseur est un pauvre, et tout le monde sera pauvre, si l’on attente au droit du Laboureur ; et si tout le monde est pauvre, tout le monde sera ravisseur, et le Magistrat qui se fait le Syndic du pauvre, est le Syndic des ravisseurs. Le droit du Laboureur est de vendre sa denrée le plus qu’il pourra ; et qui le gêne dans la plus grande extension de ce droit, si ce n’est par la concurrence, égorge la Société.
Au lieu de cela, la forte vente de la denrée fait la richesse du Laboureur ; la richesse du Laboureur fait la forte et bonne culture ; la forte culture fait l’abondante reproduction ; celle-ci, au moyen de la continuité de la bonne vente, procure les forts revenus ; les forts revenus font les forts et abondants salaires qui se distribuent dans les mains des pauvres en échange de leurs travaux : ceux-ci n’emploient en subsistance qu’une partie de leur gain, par laquelle ils vivent et concourent au soutien du bon prix des denrées et à la perpétuité des revenus ; l’autre partie fournit à leurs autres besoins et ils ne sont plus pauvres, et il en ont l’obligation aux Magistrats, non pour avoir tenu le blé à un prix médiocre, ce qui serait anéantir les salaires avec une main de fer, mais pour avoir maintenu l’ordre et la justice, qui veut que chacun soit souverain absolu de sa chose propre, et n’en doive compte qu’à Dieu.
3° Il faut empêcher que les Marchands ne profitent de la disette pour survendre. C’est encore une injustice, ne vous en déplaise, que vous proposez là : car le métier du Marchand et son droit plein et entier, est de survendre autant et aussi haut qu’il le pourra. Il fait des avances, il s’expatrie, il court des risques de tous les genres, tout cela est pour profiter. Son profit est dans la vente, son plus grand profit est dans la survente, et, en fait de profit, on n’en a jamais trop. Voilà donc le droit du Marchand que vous ne sauriez, sans une injustice visible, attaquer par autorité, même pour faire le bien, attendu que l’autorité n’est instituée que pour maintenir le droit de tous. Or léser le droit d’un tiers par autorité, c’est pis que violence ; car la violence peut être exercée par les forces propres de l’oppresseur, au lieu que l’abus de l’autorité est abus de la confiance, de la foi du serment ; c’est un crime et un des plus grands crimes, le crime enfin appelé tyrannie.
Votre droit, il est vrai, et celui de la Société est de se défendre contre le droit du Marchand ; mais il n’est pour cela qu’une manière, c’est la concurrence. Protégez tous les grains des Marchands, vous attirerez tous les Marchands qui voudront gagner. Il en est de cette profession comme de toutes les autres, où il y a toujours plus d’entrepreneurs qu’elles n’en peuvent nourrir avec profit. Vous aurez donc des Marchands et des denrées, même avec surabondance, tant qu’il y aura le plus petit profit à partager entre eux dans le Commerce de la denrée ; et si cette denrée ne vient pas au rabais jusqu’au niveau de la subsistance de vos pauvres, à tort vous accusez les Marchands ou les Cultivateurs, il faut accuser la Nature, qui n’a voulu donner le blé qu’à tel prix : il faut faire une bonne ordonnance qui décide de la pluie et du beau temps.
4° Mais il faut une juste proportion entre le profit du Cultivateur et la subsistance du pauvre. Je le croirais bien aussi, en ajoutant seulement que c’est du haut en bas qu’il faut chercher cette proportion, et non pas du bas en haut ; je m’explique : c’est le profit du Cultivateur qui sera la mesure de la subsistance du pauvre, et ce ne sont pas les moyens de subsistance du pauvre qui doivent être la mesure des profits du Cultivateur.
Cela, je vous l’ai démontré, en vous faisant apercevoir que plus le Cultivateur profite, plus il travaille ; que plus il travaille, plus la terre lui rend ; que la valeur de ce que la terre lui rend, fait le tarif des revenus ; et que la quotité des revenus fait celle de la distribution des subsistances aux pauvres laborieux. Que si au contraire vous voulez mesurer le profit du Cultivateur sur les moyens de subsistance du pauvre, vous réduisez tout d’un coup ce profit à rien ; car le pauvre n’a rien, il gagne aujourd’hui de quoi vivre demain. Ainsi donc vous partez d’après rien pour fixer votre tarif. D’autre part la terre a le sien tout fait : il lui faut tant de façons, tant d’engrais, tant de semence, somme totale tant ; libre à vous de forcer le Laboureur à retrancher sur cette somme, mais la terre aussitôt retranche le double au moins sur son produit ; et vos pauvres, qui sont les derniers part-prenants à ce produit, vous devront ce double retranchement qui ne mettra assurément rien dans leur poche. Ils crieront alors, et vous vous démènerez de nouveau, vous et votre charité, tant et si bien qu’il n’y aura plus rien pour personne, et que vos champs deviendront friches, pour avoir été honorés des attentions bénignes d’un Administrateur miséricordieux.
Mais considérez ici le Cultivateur encore sous un autre point de vie, c’est-à-dire, comme Marchand. Il l’est en effet, il achète de la terre d’une main, il vend de l’autre. Son droit est de survendre, comme celui de tous les autres Marchands ; vous n’avez de moyen permis, de moyen même praticable de vous défendre contre ce droit, que la concurrence. Si le métier de Cultivateur est bon, tout le monde se mettra à cultiver ; concours à la vente des produits, rabais du prix de la denrée. N’est-ce pas là ce que vous cherchez ? Dieu vous en veuille préserver néanmoins ; car bientôt ce rabais, prospère au gré de vos aveugles désirs, élimerait les profits et les forces de la culture, diminuerait la reproduction, et entraînerait tous les mauvais effets que nous avons déduits tout à l’heure. Mais heureusement, au moyen de la pleine liberté, il en arrivera tout autrement. Le bon prix de l’année passé ayant haussé les revenus, ce surcroît de dépense ; ce surcroît de de dépense exigeant un surcroît de travaux, admettra au partage des subsistances un surcroît de travailleurs, faméliques alors qu’ils étaient oisifs ; et ce surcroît de consommateurs soutiendra la valeur vénale de la denrée, malgré la surabondance de la reproduction et la double fourniture des marchés.
Voilà, M., l’unique moyen de balancer les profits du Cultivateur et la subsistance du pauvre, et vous voyez encore ici, comme vous verrez partout ailleurs, que l’Administration n’a rien à faire que sa charge essentielle et unique ; à savoir, de protéger la liberté pleine et entière de toutes les propriétés et de tous les travaux.
5° Les partisans de la liberté ont prétendu que les blés ne devraient pas être au-dessous de 21 liv. le setier de Paris, et au-dessus de 27. Cependant ils sont venus à 33 et 34 liv. et hors de mesure avec les salaires des journaliers en des cantons où ce salaire est de 14 à 15 sous, et le pain à 1 liv. 6 sous les huit livres. Les partisans de la liberté ont eu raison de vous dire cela, car ces deux mesures sont les deux points de distance dans les marchés généraux de l’Europe, et sitôt qu’au moyen de la pleine et entière liberté nous aurons un libre accès à ces marchés, soit pour vendre, soit pour acheter, nous en subirons la loi de concurrence, et participerons à ses avantages.
Mais êtes-vous en droit de réclamer l’exécution de cette parole ? Avons-nous joui de cette pleine et entière liberté ? Vous connaissez les exceptions portées par l’Édit. Je ne répéterai point ici les conséquences de ces exceptions qui ont été déduites et annoncées dans plusieurs bons Ouvrages. Indépendamment des restrictions énoncées dans la Loi, toutes les petites barrières locales qui étaient tombées d’abord à la voix du Gouvernement, se sont relevées depuis, et ont obtenu des exceptions particulières. La disette survenue au midi de l’Europe, a éveillé la cupidité des Monopoleurs. Ceux-ci, qui savent mieux que nous encore ce que leur vaut la sollicitude du règlement, ont semé des bruits, élevé des clameurs bientôt secondées par l’avarice des Bourgeois, qui craignent toujours de voir augmenter le pain. Ils ont fait hausser le prix des grains dans les marchés les plus voisins de la frontière, par des manœuvres ; ils ont réclamé l’exécution de la clause ordonnant la clôture : on a fermé les ports, on a effrayé les Villes, on a suscité l’intervention de toutes les Juridictions, et tant a été procédé, que le blé est arrêté partout et n’a nulle part de liberté que pour les commissionnaires privilégiés.
Avec tout cela, M., je vous dirai ce que je tiens de bon lieu ; car ce sont les almanachs de bons et forts Laboureurs bien routinés et bien habiles. Le blé, m’ont-ils dit, dans les vrais greniers de la France, a été porté à 27 liv. et s’y soutiendra quelques semaines, qui sont précisément celles du temps des semailles. Nos blés de cette année sont très abondants en fourrage et le sont peu en grain, en comparaison. En conséquence les Laboureurs préféreront de donner un écu de plus du blé d’élite à la perte de temps qui résulterait de la nécessité de faire battre, pour avoir de quoi semer. Mais passé ce temps, le blé retombera à 24 ou 25 liv., et s’y maintiendra, si quelque manœuvre n’en dérange le prix. J’ai lieu de croire que ce pronostic est véritable, mais aussi de craindre qu’on ne nous le laisse pas vérifier. Je serai cependant toujours en droit, avant de répondre du surhaussement dont vous me parlez, de vous demander la liberté passée, présente et future des débouchés.
À l’égard de l’inégalité entre le prix de la denrée et celui du taux de salaires du Journalier, c’est le résultat de tout renchérissement subit opéré par le monopole, comme le monopole l’est de toute intervention de règlement en une partie de Commerce si délicate, et qui ne demande que de la liberté. Au moyen de la liberté, les prix ne hausseront jamais avec une rapidité qui dérange l’équilibre naturel et nécessaire entre les salaires et les subsistances.
En vertu des règles de mesure entre les subsistances et les règles déduites ci-dessus, le haussement doit toujours commencer par les subsistances ; mais celui des salaires suit immanquablement de près : car comme le profit du Laboureur, vendeur en première main des subsistances, tourne en accroît de travaux, le Journalier arrive à son tour au moment qui met son service à l’enchère et son droit en activité. Mais ce moment ne peut que suivre la vente ; car ce n’est qu’après avoir reçu 3 liv. de plus de sa denrée, que le Laboureur peut donner 3 sous de plus de la journée du Manœuvre, et ainsi des autres travaux. Le niveau réel ne se trouve donc jamais que l’année d’après ; et jusque-là le travailleur n’obtient d’autre avantage que celui d’un commencement de salaire, au lieu qu’on ne lui en offrait point du tout dans les temps de non-valeur. L’année d’après, il prend le niveau de l’année précédente. Mais si les blés haussent encore d’un cran, il demeurera encore pour cette année d’un cran au-dessous, et ainsi d’année en année, jusqu’à ce que les blés atteignent leur prix constant et égal, au-dessus duquel la concurrence et les défrichements ne lui permettent pas de monter. Alors le prix des journées aura son niveau constant et peu variable, niveau de proportion avec le prix des subsistances, et qui fera l’avantage de tous. C’est en effet ce qui se voit généralement partout. Le vingtième de la valeur d’un setier de blé est le prix de la journée du Manœuvre.
Voilà la Loi de Nature et de Société. Il est donc important seulement d’empêcher ces inégalités dans le prix des blés, accablantes pour toute la Société, mais plus apparemment oppressives du Peuple, portion de la Société la plus exposée à l’orage. Les temps de non-valeur n’offrent aucun salaire, ceux de cherté subite nulle proportion entre le prix des subsistances et le taux usuel des salaires. C’est là ce qu’il faut éviter ; mais le seul moyen de parer à ce désastre, c’est la pleine et entière liberté, qui, par l’effet de la concurrence empêchera toujours les surhaussements subits et exagérés.
À l’égard du pain de 8 livres à 1 liv. 6 sous d’argent, c’est, si je ne me trompe, 3 sous 3 deniers la livre de pain, ce qui suppose le setier de blé à 39 liv. ; car je vous supplie de ne pas oublier ce que je vous ai mandé précédemment, et qui désigne un point indispensable de police, c’est que le Boulanger doit donner le pain livre pour livre de blé, et il s’y soumettra partout où l’on laissera cette précieuse main-d’œuvre à la concurrence ; partout, dis-je, et dans les Villes et avec les Maîtrises, etc. Ne vous laissez jamais tirer de là par quelque raison que l’on vous dise ; c’est un fait vérifié partout, et dont nul Administrateur n’a droit de repousser l’autorité, qu’il n’ait auparavant fermé d’une main forte et impartiale tout accès aux contredits à cet égard.
On nous cite, contre cette règle générale, la cherté du bois et des loyers dans les grandes Villes, comme si l’abondance et la certitude du débit, ou la multitude des consommateurs, n’assuraient pas le rabais de la main-d’œuvre en tout autre genre de services, qui, comme celui-ci, payent des loyers et d’autres surcharges dans les Villes.
On nous objecte le crédit que les Boulangers sont obligés de faire, comme si la Police devait entrer dans ces sortes d’arrangements, ou de dérangements, entre les vendeurs et les acheteurs. D’ailleurs ce n’est point au Peuple qu’on fait crédit pour du pain, et ce n’est que le pain commun qui doit être constamment et invariablement assujetti à cette règle. Tout pain de recherche peut être livré à la curiosité des acheteurs et à l’industrie des vendeurs. Mais quant au pain du Peuple, on doit partout s’en prendre aux Magistrats, si le prix excède cette proportion.
6° La liberté sera-t-elle un remède au mal présent ? Je vous le demande ; puisque vous avouez que c’est le monopole qui a fait le mal, son contraire ne doit-il pas en être le remède ? De deux choses l’une ; ou le blé manque réellement dans un pays, ou il est seulement resserré par des cupides qui veulent se prévaloir de la cherté. Dans le premier cas, si la liberté ne vous en amène, certainement elle ne vous en ôtera pas ; mais elle vous en amènera, car la denrée libre va toujours, comme toute autre chose, chercher la valeur vénale, et la valeur se trouve où est le besoin de la chose évaluée. Il est vrai qu’il faut encore le moyen de la payer, et c’est en ceci que la liberté doit non seulement être accordée, mais encore appuyée : car le Commerce, dont l’œil est toujours tourné vers le gain, averti par le taux de la denrée, accourt en hâte aux lieux où ce taux lui promet du profit, au risque de se trouver prévenu par la concurrence. Mais s’il s’y joint encore le danger de ne pouvoir se retirer, supposé qu’il manque son coup, et de se trouver arrêté par une police tyrannique, certainement alors il n’y viendra pas.
Dans le second cas, qui est celui des magasins retenus sur les lieux et qui se refusent à la vente, la liberté seule fera trembler les portes de ces magasins. De proche en proche, le blé parti des lieux où il est à un prix plus raisonnable, coulera vers vos marchés dans la proportion qui vous est nécessaire. Il ne faut pas vous attendre qu’on fasse de fortes spéculations et de gros envois pour de petites fournitures et pour des cantons qu’on sait approvisionnés d’ailleurs, car le Commerce est instruit de tout. Mais ces gros envois ne vous sont pas nécessaire ; il suffit de vivre au jour le jour, et c’est ce que le Commerce libre vous assurera.
En effet, qu’appelez-vous le mal présent ? Je connais des cantons en Bretagne, situés sur des rivières navigables, et d’autres ailleurs, où le blé n’a pas valu au-delà de 18 deniers la livre. La liberté ne laisse point de ces inégalités-là ; elle aurait établir bientôt le niveau entre ce prix de 18 liv. et celui de 34 que vous me citez, si la liberté eût été réelle.
Mais quel autre remède imaginez-vous, si ce n’est la liberté ? Sera-ce de forcer les greniers ? C’est bien à vous à donner le signal du pillage. De faire acheter des grains aux dépens du Public ? Des Magistrats devenus Marchands sont bien servis par leurs Commissionnaires ! Vos blés arriveront fort à propos, à bon marché, bien conditionnés ! Comme la fable du lion a appris aux animaux à n’aller point en chasse avec plus fort qu’eux, tout pays approvisionné par ses Magistrats est aussitôt mis en quarantaine par le Commerce, tout fuit, et le monopole, qui sourit à vos précautions, vous dévore, pendant l’attente, par ses fournitures usuraires, et vous égorge ensuite de vos propres mains, comme agent de votre sollicitude alimentaire, Non, M., le mal présent n’est que ce que nous l’avons fait ; et fût-il tel que les Monopoleurs ne voudraient, il ne saurait avoir d’autre remède que la liberté.
7° Ce n’est jamais le Marchand qui souffre de la rareté, c’est le Public : c’est-à-dire que ce n’est pas du Marchand que vous êtes en peine, et vous avez raison. Cependant il est public comme un autre ; car ce beau mot est encore un de ces sons que je voudrais bien ne pas voir admettre par des gens raisonnables, sans en avoir approfondi et connu l’essence. Qu’est-ce, je vous prie, que le Public ? Je passe qu’on se serve de cette marotte, quand il s’agit de faire faire la révérence un peu plus bas à un Comédien, lorsqu’il annonce au théâtre ; qu’on la présente pour empêcher les indécences dans les manières, et les singularités dans les mœurs : mais s’il s’agit de couper mon champ, sans dédommagement, pour faire passer le Public, ou de taxer ma denrée, ou de toute autre lésion particulière en faveur du Public, je me révolte alors, et je vous nie que ce soit une chose que le Public. Mais sans entrer dans cette discussion, qui ne tournerait certainement pas à votre avantage, il s’agit seulement ici d’empêcher que l’intérêt d’un seul ou d’un petit nombre de particuliers, n’opère la lésion de l’intérêt d’un grand nombre d’autres. La chose est juste ; c’est votre fonction, vous ne sauriez y être secondé que par la liberté. Elle seule comprime l’intérêt d’un particulier par celui d’un autre, et de tous par celui de tous. Voilà tout le secret, comme aussi toute l’étendue du pouvoir licite de l’Administration.
Quant à ce que vous ajoutez que ce n’est pas le Marchand qui souffre de la rareté de la denrée : je vous réponds que dans l’état de liberté, c’est lui d’abord ; car il ne vit que sur les ventes et les reventes. Plus la denrée est rare, moins il y a de ventes ; moins d’emploi pour lui, qui ne vit que de son emploi.
8° Sans accord explicite tous les Marchands d’une même denrée font en même temps la même manœuvre : une disette qui peut augmenter le prix de la denrée de quelques deniers, leur sert de prétexte pour le porter à un tiers en sus. Vous en voulez bien à ces pauvres Marchands de blé, qui sont néanmoins les plus utiles de tous ; et, ce qu’il y a de singulier, c’est qu’il en fut de tout tems de même. Tandis que les Marchands se, plaignent des Économistes et de l’audace qu’ils ont eue d’ébranler le trône de nuées que ces tems de prestige et d’illusion avaient élevé à la profession mercantile et à ses fournisseurs de main-d’œuvre, nous en viendrons peu à peu au terme où nous les attendons, et où il leur sera démontré peut-être que la Science économique, dont l’objet et la base est de rendre à chacun ce qui lui est dû, est au moins aussi favorable à leur profession qu’à toute autre.
L’homme veut bien que son camarade gagne, pourvu que ce soit aux dépens d’autrui. On n’a intéressé les Nations à la prospérité du Commerçant national, qu’en lui promettant que ce serait au détriment de ces vilains Étrangers. Au-dedans, il s’apitoie encore pour ces pauvres Marchands de soieries et de dorures, sitôt qu’un deuil de Cour est trop long, parce qu’il se dit vaguement que ce seront les petits-maîtres de Cour et de Ville et leurs poupées qui feront profiter ces Marchands de dorures et de pompons. Mais sitôt qu’il s’agit de pain, dont chacun voudrait tâter trois fois par jour au moins, s’il pouvait, dès lors il n’est plus question de l’intérêt du Marchand ; et les
Marchands de blé doivent perdre, ou ce sont des voleurs ou des partisans du monopole.
Le monopole est encore un être de raison, non pas par le fait malheureusement, mais par le droit ; je m’explique. Le monopole de fait est l’intérêt particulier prédominant par l’autorité et par la force, et opérant la lésion du tiers ; et de ce monopole il ne s’en voit que trop d’exemples. Mais c’est toujours la faute de l’autorité, qui se laisse dans cesse bercer des mêmes sornettes, à savoir, la sollicitude du bien public. À l’égard de ce que j’entends par monopole de droit, c’est l’envie de prévaloir seul, ou par-dessus tous autres. Or quant à celui-là, il est dans tout et partout ; c’est en général le mobile de toutes les âmes humaines qui ont quelque activité. Chacun dans sa carrière et dans son genre d’ambition voudrait attirer à soi le plus d’avantages qu’il lui est possible ; et je crains bien, par exemple, que si la santé était un avantage physique borné, je ne la voulusse avoir toute pour moi et pour mes amis.
Ne soyez donc pas étonné de voir les Marchands, sans accord explicite entr’eux, faire tous en même temps la même manœuvre. Cette manœuvre est selon le vœu de la Nature et l’usage du droit naturel. De toute part aussi, et sans d’être donné le mot, les acheteurs font de leur mieux pour se défendre de la manœuvre des vendeurs ; chacun à cet égard est but à but, le besoin entre deux. Or quand l’un de ces deux besoins parvient à vexer l’autre, c’est-à-dire, à le soumettre à la loi que lui impose son adversaire, soyez certain que c’est l’effet de quelque gaucherie de l’autorité, qui vient se présenter où elle n’a que faire. Si elle se borne à son unique fonction, qui est, non pas de rapprocher les intérêts que la Nature rapproche d’elle-même, je veux dire les besoins respectifs, non pas de concilier les ventes et les achats, qui se concilient d’eux-mêmes, mais d’empêcher le choc des intérêts qui se croisent et se barrent entr’eux, mais d’empêcher que rien n’arrête la liberté de vendre et d’acheter en concurrence, mais d’appuyer en un mot la pleine et entière liberté. Alors l’effet naturel et nécessaire de tous les besoins de vendre et de tous les besoins d’acheter, sera très certainement de prévenir la manœuvre dont vous vous plaignez, et d’empêcher le haussement de la denrée hors de proportion. Voilà le remède, l’unique remède : envain chercherez-vous ailleurs, il n’en est point d’autre, je vous en assure.
9° Comment la liberté produirait elle, à l’égard du Commerce des blés, ce qu’elle ne produit point à l’égard de tout autre ? Avant de répondre à cette question, permettez-moi, M., de vous demander quel est le Commerce libre que vous prétendez m’objecter ici. Serait-ce celui des vins et boissons, des sels et salaisons, des épices, du tabac, des lins et chanvres, des laines, des soieries, cotons, etc. ? Je vous prie de me montrer quelque chose de libre, si ce n’est peut-être les cerises et leurs noyaux, et puis nous examinerons si la dernière salade de laitue romaine, qui certainement arrive en un temps où cette denrée devient rare, est payée à un prix fort exagéré par la rareté de cette denrée. Mais il n’est pas question de cela ici. Le blé est une denrée de premier besoin, de besoin universel, il est vrai, mais aussi une denrée dont la culture est presqu’universelle, la production abondance, la garde et la voiture faciles. Elle ne manquera jamais qu’aux lieu où l’on en voudra forcer le prix ; et le prix n’en peut être forcé nulle part que par la violence, c’est-à-dire, par l’intervention de l’autorité ou par le brigandage, ce qui revient au même.
10° Les autres chertés peuvent être indifférentes au Gouvernement, tant qu’elles n’attaquent que les aisés ; mais le pain, qui est la moindre dépense du riche, est presque la seule du pauvre. Cette note contient deux allégations bien apparentes, et je vais entreprendre de détruire l’une et l’autre, uniquement pour vous donner un exemple de la nécessité d’approfondir, de creuser et de nettoyer les idées vagues. Vous me pardonnerez cet essai, M., en faveur du motif, qui est de vous faire sentir vos propres forces, et la trempe, de l’esprit que, vous tenez de la Nature, qui n’est pas fait pour s’assujettir aux idées des autres sans examen.
Pour savoir s’il est vrai que les chertés, qui n’attaquent que les aisés, puissent être indifférentes au Gouvernement, il faudrait, je crois, démêler s’il est des dépenses qui soient indépendantes les unes des autres, c’est-à-dire, qui n’aient aucune adhérence avec les autres dépenses ; car si toutes les dépenses avaient des rapports entr’elles, et qu’elles se tinssent, pour ainsi dire, par la main, alors le dérangement des dépenses des aisés, lesquelles vous paraissent les plus indifférentes, opérant le dérangement des dépenses des médiocres, et toujours par adhérence celui des dépenses du pauvre, il se trouverait que la surenchère d’une tabatière ou d’un bijou porterait du dérangement sur le prix de la viande ou du pain, et dès lors ce serait légèrement qu’on avancerait que les chertés, qui n’attaquent que les aisés, peuvent être indifférentes au Gouvernement.
Pour éclaircir cette question, revenons, s’il vous plaît, au premier tableau que nous nous sommes fait de la production des fruits de la terre, qui fournissent à toutes les dépenses par restitution et par distribution. Le Laboureur fournit 40 à la terre et en reçoit 80. Sur ces 80, la moitié doit être rendue à la terre, pour obtenir la reproduction future, et ces 40 nourrissent, en passant, les Cultivateurs et toute la portion de la Société, qui coopère à leur travail par les fournitures qui leur sont nécessaires. Les 40 autres sont ce qui forme le revenu remis aux Propriétaires, et dont la distribution va, par le moyen de leur dépense, nourrir tout le reste de la Société. Les dépenses donc qui résultent de la distribution des revenus, sont bornées à la consommation de ces 40, nombre que je prends ici pour tout autant de millions qu’il vous plaira. Mais enfin cette distribution a des bornes pour cette année, que Dieu même ne peut, sans miracle, vous faire passer.
Les aisés ne sont autres que ceux qui, soit par leur qualité de Propriétaires, soit comme part-prenants privilégiés à la distribution des revenus, jouissent d’une portion surabondante. Quelque surabondante que soit cette portion particulière, elle a ses bornes comme la portion générale. En conséquence elle ne peut verser trop d’un côté, qu’elle ne se resserre de l’autre. Si donc vous faites suracheter à cet aisé ses fantaisies, il aura moins à distribuer en autres superfluités ; et si ces autres superfluités étaient d’un genre qui fît consommer plus de denrées, vous voyez bien qu’en lui faisant dépenser annuellement 20 000 liv., par exemple, en tabatières, porcelaines, vernis et bijoux, et le privant par là d’avoir un équipage de chasse, vous couper tout à coup la racine à tout le grain et fourrage qu’auraient consommé ses valets, ses chiens et ses chevaux. Or comme il ne peut venir de grain qu’autant qu’on le paye ; que personne ne peut le payer que les aisés, ou ceux qui sont payé par eux, il n’est donc pas vrai que ce qui attaque les aisés dans leurs dépenses les plus superflues, n’attaque pas le pauvre, et puisse être indifférent au Gouvernement.
Point du tout, me direz-vous, ce dérangement dans les hautes branches de la dépense des aisés, ne fait que transporter l’aisance d’une main dans l’autre. Ce riche désorienté confie et dépose, il est vrai, sa richesse dans les mains de l’Entrepreneur privilégié, ou du débitant quelconque des objets de sa fantaisie, dépravée ; mais ce dernier peut et doit naturellement alors prendre sa place, et la circulation des dépenses depuis la première recette jusqu’à la dernière, qui est la consommation des fruits de la terre, n’en achève pas moins son cours. Cette réponse m’embarrasse ; voyons mieux. Pour trouver le nœud de toute question difficile, il faut toujours revenir au principe qui démêlera, sans doute, tout ce qu’il sera possible de démêler.
Nous avons dit que la terre restituait au double ce que lui confiait le Cultivateur, 40 quand elle recevait 20, 80 pour 40 et ainsi progressivement ; et que moitié de cette recette composait la masse des revenus. Tout l’intérêt donc, non seulement du Cultivateur, mais de tout ce qui vit sur le revenu, ce qui comprend toute la Société ; l’intérêt général, dis-je, est que le cultivateur puisse mettre beaucoup à la terre, afin qu’il en recueille davantage. Il ne saurait employer à sa culture qu’autant qu’il profitera, et ses profits ne peuvent venir que de ses ventes de première main, c’est-à-dire, que plus il y a d’intermédiaires entre le producteur et le consommateur, plus l’entretien de ces intermédiaires diminue les profits de l’un, et augmente la dépense de l’autre.
Peut-être n’entendrez-vous point encore cela, et me demanderez-vous comment il y a d’autres intermédiaires entre celui qui a produit le grain et celui qui consomme le pain, que le Meunier et le Boulanger ; et si ces intermédiaires-là ne s’y trouvent pas également, qui que ce puisse être qui mange le pain.
Là-dessus, je vous prierai de considérer aussi les frais de voiture, qui certainement sont pris sur le Laboureur et sur le Consommateur. Cela posé, il s’agit donc de rapprocher le plus qu’il est possible les hommes et les productions, pour qu’il y ait le moins de frais possible entre ces deux termes, et le plus de profit pour le Producteur, et le plus de reproduction pour l’année prochaine à distribuer à toute la Société.
Les productions tiennent à la terre et ne peuvent venir que des champs. Les hommes viennent partout où ils peuvent avoir des subsistances, et les mercenaires n’ont de moyen d’être admis à la distribution des subsistances, que leur travail offert en échange de quelque portion de revenu. Si ceux qui sont propriétaires du revenu leur demandent d’appliquer leur industrie à des travaux qui exigent beaucoup de recherches, de rapports et de concours entre différents Arts et Métiers, dès lors ces Propriétaires forcent le cours de l’industrie à se porter vers des objets qui nécessitent les hommes à se réunir et à vivre en groupe et à s’entasser dans les Villes. Vous voyez en effet que les bijoux de toute espèce, et tous les ingrédients favoris de la sorte de dépense qu’on appelle luxe, exigent la main-d’œuvre de je ne sais combien de sortes d’Ouvriers, avant que d’être perfectionnés. Voilà donc les Ouvriers d’une part nécessairement cantonnés.
D’autre part, la seule manière de jouir de ces sortes de dépenses, c’est de les faire briller par comparaison et d’être heureux par l’opinion qu’on donne aux autres de son goût et de sa magnificence. Cette jouissance cesserait en s’éloignant des objets de comparaison. Voilà donc les Propriétaires forcés, pour jouir de leur dépense, à se cantonner aussi, et à vivre entassés à côté de leurs Ouvriers. Les champs ne sauraient faire de voyage, il faut que la denrée le fasse ; et quoique les Voituriers mangent en chemin, ils mangent aux dépens du Producteur et du Consommateur, et finalement aux dépens du Producteur seul ; car le Consommateur se retranche sur sa dépense comestible, de tout ce que lui a rogné le Voiturier ; et tous ces Ouvriers travaillant au doubles, triples, décuples et centuples façons de différents objets de dépense, sont encore des intermédiaires qui sont devenus indispensables par la tournure des mœurs, et qui prennent sans restituer sur le profit du Producteur.
J’entrevois, me direz-vous, mais je n’entends pas tout à fait encore. Je ne saurais concevoir que l’objet et le point de vue du Cultivateur, pour retrouver son profit, étant qu’on lui paye et consomme toute sa denrée, il ne lui, soit pas égal au moins que ce soit un Palefrenier ou un Doreur qui mange du pain, pourvu que son grain s’achète et se consomme. Au contraire, l’Ouvrier bien payé regardera moins au prix, en fera vivre d’autres, et de classe en classe, tout ce qui vit sur la terre ayant de l’ouvrage et des salaires, concourra à mettre en valeur les produits. Vous mettez ce Voiturier en perte, mais le pain qu’il mange en chemin est en profit tout le long des champs qu’il traverse. C’est à lui, comme Entrepreneur, dont l’unique gagne-pain est son service, à tâcher de diminuer les frais pour avoir plus de profit sur le prix fait pour sa voiture : mais quant au Cultivateur, que lui importe que ce soit le Roi ou un Muletier qui mange son grain ?
Que lui importe ? le voici. Daignez me suivre, car petit à petit nous nous sommes engagés, et il faut sortir de là, et voir qui de nous deux à tort ou raison. Prenez garde que de la manière dont notre esprit, prompt à se lasser, se retourne tout naturellement, nous changeons d’objet sans nous en apercevoir nous-mêmes. Nous avons dit, il est vrai, que l’intérêt central de toute la Société, se retrouve dans le profit du Cultivateur. Mais cet objet primitif en avait un relatif, auquel se rapporte et se complète le profit général ; et ce dernier, c’est le produit net ou revenu. Ce n’est que comme moyen nécessaire de l’accroissement du revenu, que nous avons regardé le profit du Cultivateur comme l’intérêt principal de l’État et de la Société. Or prenez garde que si votre Muletier ne consomme pas au détriment du produit total, certainement il consomme en déchet pour le produit net ou revenu. Je m’explique.
Je me suppose votre Cultivateur. De tout ce que votre champ rapporte en totalité par mes soins, la moitié doit me rester, à moi, pour la restitution de mes avances et la continuation de mon travail : c’est un point convenu. L’autre moitié vous revient, mais c’est à vous à la venir prendre, car je ne me suis point chargé des frais de voiture sur ma part, qui doit être quitte et nette. Vous vous éloignez, c’est votre affaire ; mais le Voiturier qui vous apporte votre part sera à vos frais. Il mange en chemin sur votre portion, et si la route est longue, il lui arrivera ce qu’on nous raconte d’Esope esclave, qui se chargea de porter le pain, et qui à chaque pas sentait diminuer sa charge. Tous les frais de voiture sont donc pris sur le produit net ou revenu, qui est la portion alimentaire de tout ce qui ne sert pas à la cultivation.
Mais je ne vous ai présenté ici les frais de voiture que comme une figure plus marquée et plus sensible que vous saisiriez et retiendriez avec plus de facilité. Maintenant il faut, s’il vous plaît, étendre et appliquer cette figure à tous, les frais intermédiaires quelconques, qui se trouvent entre le revenu et la dépense. Je veux un pot à l’eau pour contenir proprement la liqueur ; voilà l’objet de ma dépense : mais avant que ce pot à l’eau soit de porcelaine, il faut que l’Ouvrier en émail, le Peintre, le Doreur, etc. retirent leur part sur la portion de mon revenu que je puis employer à cette dépense. Plus la qualité de leur travail est recherchée, plus il faut que leur salaire soit correspondant aux avances d’apprentissage et de temps perdu que chacun de ces Ouvriers a dépensées pour former et perfectionner son talent ; et avant que tout cela soit prélevé, il se trouvera que mon pot à l’eau, qui ne m’aurait coûté qu’un écu, me doit coûter vingt louis. Cette forme se trouvera pourtant être la soixantième ou la centième partie de mon revenu, soustraire dès lors à toutes les autres consommations plus directes, pour faire vivre un très petit nombre d’Ouvriers. Chacun, de classe en classe, procédant ainsi dans la Société, il arrive que chacun s’étudie à faire de son revenu l’emploi le plus distant de la consommation directe des produits, et que les consommations se rétrécissent, et la production et ce qui s’ensuit, le revenu : de manière que chaque année, chacun devient plus pauvre en moyens de fantaisies et de consommation, et l’État par conséquent.
Que peut-on faire à cela, me direz- vous ? rien sans doute, que de tâcher de donner, par l’exemple et par l’équité dans la distribution des grâces, une tournure de mœurs moins assidue autour de la faveur, plus libre, plus analogue aux vrais plaisirs et aux vraies dépenses ; rien, que d’ouvrir le plus qu’on pourra de débouchés, de canaux, de chemins, pour rapprocher les denrées et les hommes, et diminuer les frais de voitures ; rien, que de supprimer les obstacles aux communications, et surtout les droits et impôts sur les consommations, barrières vivantes et toujours croissantes, qui arrêtent et dessèchent l’artère nourricière de la Société ; barrières dues à l’aveuglement des Peuples, qui, se refusant à l’impôt légitime et nécessaire, (l’impôt sur les revenus) ont forcé l’autorité à tergiverser avec ses enfants, et à se dérober, pour ainsi dire, sa propre substance ; rien, que d’empêcher surtout toute police qui voudrait mesurer, peser, régler la quotité, la qualité, la valeur et la distribution des grains, car c’est la pire de toutes les barrières ; rien enfin quant à ce qui est du règlement, parce qu’en général il n’est bon qu’à tout gâter, au lieu d’apporter remède à quelque chose. Mais il n’en résulte pas moins, je crois, de toutes les inductions que je viens de vous présenter, qu’il n’est pas vrai de dire que le Gouvernement peut être indifférent sur les chertés qui n’attaquent que les aisés, puisque ce qui attaque les aisés, attaque tout le monde. Ceci nous conduit tout naturellement à l’examen de votre seconde proposition.
Le pain, dites-vous, est la moindre dépense du riche et fait presque la seule du pauvre. Cette allégation, qui paraît si vraie, contient, selon moi, une erreur de fait occasionnée par une erreur de droit. Cette dernière consiste en ce qu’on regarde le Gouvernement, et qu’il se regarde lui-même comme chargé de la tutelle de l’individu. Au moyen de cette idée, de même qu’une mère tendre apporte plus de soins à la conservation du plus faible de ses enfants, qu’elle n’en donne à celui qui peut aller de lui-même, l’Administration croit qu’il est dans l’ordre de ses devoirs de diriger plus particulièrement sa vigilance sur le soin du pauvre.
Certes l’intention est louable ; mais le bon Gouvernement ne marche pas par des intentions, c’est par des principes lumineux et débarrassés des préjugés vulgaires qu’il doit se conduire. Or ces principes décident ici tout autrement. Ils vous disent que ce n’est point à la tutelle des individus que l’Administration est préposée. Chaque individu a la Nature pour mère et tutrice, ses besoins pour guide, leur satisfaction pour emploi, et la Société pour garant de la liberté et sûreté de cet emploi. Il est vrai que l’Administration est préposée à l’exercice de cette garantie : mais cet exercice n’a de juridiction sur l’individu qu’en cas de réclamation. L’autorité lui doit la justice, c’est-à-dire, la sauvegarde de sa propriété, sûreté et liberté. Elle se soumet à la Loi par la force, toutes les fois qu’il veut enfreindre la Loi, en empiétant sur la propriété du tiers. À cela près, l’individu n’est point l’objet de la vigilance tutélaire ; c’est par les choses que les hommes sont gouvernés. Maintenez religieusement et impérieusement la Loi, vous serez le tuteur et le père de tous les hommes qui vivent sous la Loi. Si au contraire vous vous attachez aux intérêts des hommes, vous vous méprendrez sans cesse, vos exceptions altèreront la Loi, et l’altération de la Loi fera, malgré vos soins et par os soins mêmes, le malheur des hommes. La preuve de ceci se trouvera peut-être dans l’énonciation de l’erreur de fait dont je vous accusais tout à l’heure.
Est-il bien vrai que le pain soit la moindre dépense du riche, tandis qu’il est presque la seule dépense du pauvre ? Il faudrait, je crois, pour que cette allégation fût exacte, que ces deux dépenses n’eussent entr’elles aucune sorte d’adhérence ; mais si au contraire elles en ont une indispensable, si par hasard le pain du pauvre n’était payé que par les riches, si d’échelon en échelon toute la dépense du riche se réduisait en dernière analyse à l’achat du pain, il se trouverait faux sans doute que le pain fût sa moindre dépense. Or considérez, M., d’après les principes que vous connaissez maintenant assez, ou pour mieux dire, d’après la marche naturelle des choses, si l’ordre naturel de la circulation des dépenses, qui s’accomplit et se résume en distribution et consommation des subsistances, ne ramène pas finalement toutes les dépenses à l’achat du pain. Il me semble que tout le blé qui se consomme sur la terre, au-delà de ce qu’en consomme le Cultivateur, est la dépense du riche ; car il n’y a que lui qui le puisse payer, puisqu’il n’y a que lui qui reçoive des revenus, c’est-à-dire, une portion disponible par échange, opération que nous appelons achats.
Point du tout, me direz-cous, vous confondez ici le Propriétaire avec ce que j’appelle le riche, et dans l’ordre social invétéré et tel que nous le voyons aujourd’hui, ce sont deux choses fort différentes. Le rentier, le pensionnaire de l’État, le riche Commerçant, ou Fabricant, ou Débitant, l’Artiste, l’Artisan même achalandé, sont ce que j’appelle les riches, qui, sur la dépense qu’il font de leurs rentes, pensions et profits de tous les genres, n’en emploient pas la trentième partie en pain, tandis que le pauvre y consomme tout son salaire, tant pour lui que pour sa famille ; voilà le fait, il est clair.
Oh ! sans doute, vous ne prétendez pas m’appeler à des démonstrations qui se présentent d’elles-mêmes, et me réduire à vous faire sentir comment le Rentier ne sont autre chose que les vrais possesseurs du revenu des fonds qui paient leurs rentes, et dont ils ont laissé le soin et l’entretien à d’autres ; que les pensionnaires sont la même chose, mais à vie et de la seconde main ; que tous les autres sont de la haute classe des salariés, il est vrai, mais n’en sont pas moins des salariés, et que tout cela ne vit que sur les revenus des Propriétaires des terres ; qu’il est fâcheux sans doute que les dérangements de la Société en aient défiguré la forme, de manière que les Propriétaires ne s’y montrent plus en quelque sorte que par représentation ; mais que le remède à ce mal ne pouvant, comme tout autre, être tiré que de l’ordre essentiel et naturel des choses, cette mascarade ne doit rien changer à l’optique réelle de la Société et de la distribution des dépenses qui la font vivre. .
Ne me ramenez point à l’inspection et à l’analyse minutieuse des individus, détail dont je vous ai montré tout à l’heure l’inutilité et le danger. Considérez la naissance des revenus qui sortent de la terre et qui correspondent à la moitié de la production annuelle. Voyez-les représentés par le numéraire circulant dans l’État, remis d’abord par les Fermiers aux Propriétaires, réservé par ceux-ci pour leurs dépenses, ou remis au fisc, aux Rentiers et autres part-prenants aux revenus, ce qui est la même chose. Voyez cet argent s’ébranler et sortir de toutes ces mains pour la dépense ; suivez sa marche rapide et subdivisée, et vous le verrez aboutir finalement tout entier à l’achat du pain, et vous direz : Donc tout le revenu des riches va finalement acheter du pain ; et suivant vos vues charitables, vous ajouterez : Donc il importe de tenir le pain à bas prix par rapport aux riches, non pas individuellement parlant, puisqu’ils ont eux personnellement de quoi acheter de la viande, mais relativement à l’emploi final de leur revenu, qui leur donnera de quoi acheter trois fois plus de pain et nourrir trois fois plus de monde.
C’est alors que, content de vous avoir convaincu, par vos propres organes, de la connexité inviolable de l’intérêt du riche et de celui du pauvre, je vous ramènerai, en ceci, comme en toute autre chose, sur les principes déjà reçus, et je vous ferai convenir que la valeur vénale constante des produits étant ce qui assure le profit du Cultivateur, objet et moyen de son travail, l’accroît de cette valeur est ce qui augmente son profit, et par conséquent son travail, et par conséquent les revenus toujours mesurés et fixés à la moitié des fruits de son travail ; que par conséquent l’accroît de cette valeur vénale est l’intérêt des riches, dont il augmente les revenus, non seulement en dénomination numéraire, mais en quantité, comme aussi l’intérêt des pauvres qui ne sauraient vivre que de la distribution des revenus des riches ; qu’à la vérité les uns et les autres paieront le pain plus cher, ce qui réduit à rien, si vous le voulez, l’avantage de l’accroît des revenus en dénomination numéraire, puisque trois sous ne leur procureront pas plus d’onces de pain que ne leur en procuraient deux sous ci-devant ; mais qu’il restera toujours à partager entr’eux tous par la distribution et à consommer par la jouissance tout l’accroît des revenus en quantité qui ira toujours en grossissant en raison de la plus-valeur vénal constante des denrées, qui accroît au prorata les moyens du Cultivateur, toujours destinés à bonifier son exploitation et sa culture.
Je ne vous démêle pas bien encore, me direz-vous ; vous m’avez tout à l’heure fait descendre par le cordon et l’annelure des dépenses, de manière que vous les avez toutes ramenées à l’achat du pain. Permettez que je vous ramène par la même voie et que je vous demande comment l’accroît de la valeur vénale du grain, n’étant qu’en dénomination, puisque vous venez de m’avouer qu’il n’aura pour trois sous que la même quantité d’onces de pain qu’on avait ci-devant pour deux sous, comment, dis-je, il arrivera que le Laboureur y trouve un avantage réel qui le mette en état de faire de plus fortes avances de culture réelles et non dénominatives, et d’obtenir une plus grande quantité de produits.
À cela voici ma réponse. 1° L’avantage de vendre précède l’avantage de vendre cher, et vous m’avouerez que ce premier avantage était bien hasardé ci-devant et bien reculé de la culture, puisque tous les greniers étaient pleins et dévorés d’insectes, ce qui présuppose la langueur indispensable de la culture, qui n’a certainement pas de quoi faire ses avances deux, trois et quatre fois avant de pouvoir débiter ses produits. Ainsi la léthargie est déjà guérie, quand on voit le prix hausser.
2° De même que lorsque je vous ai rassuré sur le dérangement de la balance entre le prix des salaires et celui des subsistances, j’ai été obligé de vous, avouer que le salarié n’arrivait que le dernier à son niveau, quoique gradativement, parce que cela est vrai ; vous devez convenir aussi par la même raison que le Laboureur est le premier qui profite du haussement. Il a cet avantage chaque année, et cette avance lui suffit pour bonifier gradativement aussi sa culture au profit de tous.
3° Vous observerez enfin que dans ce qui compose les avances de la culture, il entre une multitude de choses qui ne participent que lentement et jamais entièrement à la hausse des grains. Le Laboureur ne se sert presque que de bestiaux qui ne consomment que des fourrages, etc. Il est vrai que toutes les denrées participent bientôt à la valeur vénale attribuée à la première de toutes ; mais c’est un profit pour le Cultivateur, et non une perte, car c’est lui encore qui en vend. Il tient mieux ses prairies, il double leur produit et n’en consomme que la même quantité. Il entre encore dans ses frais beaucoup d’ouvrage de main-d’œuvre, des outils, des harnois, son vêtement et celui de ses Ouvriers. Or vous savez que la main-d’œuvre, produit de l’industrie excitée par la nécessité de participer à des subsistances visibles et circulantes, sorte de nécessité qui n’a rien de commun avec la langueur de la misère, vous savez, dis-je, que la main-d’œuvre est à meilleur marché aux lieux où les denrées sont chères et où elle est mise au rabais par la concurrence, qu’elle ne l’est dans les cantons de non-valeur, où personne ne travaille, ni ne fait travailler, faute de revenus.
Vous voyez donc que voilà bien des avantages réels et permanents pour le Cultivateur dans le haussement constant et soutenu de ses denrées ; et convenant que l’avantage du Cultivateur est celui de la culture, que celui de la culture est celui des revenus, que celui des revenus est celui du riche, et du pauvre et de l’État et de la Société et de tous les individus qui la composent, vous en reviendrez avec moi aux 1ègles générales et naturelles, me promettant de ne jamais plus vous laisser prendre à l’appas des exceptions.
J’espère, M., que vous aurez trouvé dans ces longues discussions de quoi vous montrer que ce n’est pas le dessein de vous contredire qui m’y a engagé, et qu’elles contiennent assez d’observations et de principes, qu’il est nécessaire de défoncer avant de se porter pour homme d’État, pour ne pas tomber dans l’inconvénient de se servir en aveugle des armes dangereuses de l’administration. Achevons de parcourir le reste de vos questions.
11° Ce serait un grand bien pour l’État de rendre le prix du blé invariable et indépendant de l’abondance et de la rareté.
Avant de vous demander si ce secret-là ne dépendrait pas de celui d’avoir la clé de la pluie et du beau temps, et encore celle de notre santé ; (car en ce temps de grippe, on mange moins de pain dans Paris qu’au courant) et encore de nos usages ; (car il est des Peuples qui consomment plus de chair et de légumes que d’autres ; il en est qui jeûnent volontairement, tandis que d’autres font trois repas). Laissant à part, dis-je, ces questions, que je crois néanmoins très naturelles, puisque c’est de la demande que vient la valeur ; d’où il suit que pour rendre invariable le prix d’une chose, il faut nécessairement que la consommation de cette chose le soit aussi ; je vous arrêterai d’abord sur un point préliminaire. Ce point est de savoir à quelle mesure se fixera votre prévoyance, supposé que vous puissiez parvenir à tenir cette balance que vous désirez.
Votre objet sera-t-il de tenir les blés à bas prix ? Mais j’ai lieu de vous croire persuadé que le prix du blé décide du taux des revenus, et que quand même les principes ne seraient pas encore assez bien gravés dans votre entendement pour vous y fixer, vous sentiriez aisément que, si j’ai 20 000 liv. de rente, je serai plus riche, quoiqu’obligé de payer le pain deux sous, que je ne le serais avec dix, quand je ne le paierai qu’un sou. Mais j’ai lieu de vous croire instruit maintenant que le blé a d’abord un prix primitif et nécessaire, qui ne dépend ni du besoin, ni de la prévoyance, ni de l’autorité de personne ; à savoir, le prix qu’il a coûté pour le faire venir, et qui correspond aux avances indispensables de la culture et au profit naturel et nécessaire aussi que chacun doit retirer de son travail.
Ce prix primitif ne peut que varier, car les saisons varient : les épidémies et cas fortuits de toutes les espèces les suivent, indépendamment de nos soins et précautions. Or si par votre bas prix vous faites en sorte que le Cultivateur, forcé par le besoin de la vente, ait labouré à perte l’année passée, il labourera moins cette année-ci, parce qu’il aura moins de quoi fournir à ces dépenses ; il récoltera moins l’année prochaine ; et de moins en moins, de dégradation en dégradation, il en viendra à ne plus labourer du tout. Or, comme chaque sillon produit un homme, chaque façon une famille, chaque tombereau d’engrais ou de marne une vacation à la Magistrature, un pot au feu à la Municipalité, adieu les hommes, les familles, les Hôtels-de-Villes et les Tribunaux ; et la main même dont vous tenez votre balance sacrilège, séchera pour avoir voulu s’étendre jusque sur le sein de la Nature, jusqu’à l’Arche du Seigneur.
Si mieux instruit des conséquences, votre objet est de tenir les blés à un, prix médiocre et qui corresponde également et équitablement au profit nécessaire au Cultivateur pour continuer ses travaux, et au taux que le pauvre Peuple peut mettre à ses besoins, je vous demanderai encore où vous trouverez la mesure de ce prix médiocre. Quand vous parviendriez à la trouver, ce qui certainement ne sera pas, je vous ferai voir dans toutes les variations que nous venons de citer, la nécessité de changer, chaque année, cette mesure. Je vous ferai considérer enfin, après ces deux impossibilités réelles et physiques, dont une seule suffirait, je crois, pour décourager la spéculation d’un bon esprit, je vous ferai considérer, dis-je, qu’un profit médiocre du Cultivateur, nécessite une culture médiocre, celle-ci une récolte médiocre, des revenus médiocres, des forces médiocres, des dépenses médiocres, des arts médiocres, que sais-je ! tous les attributs languissants de l’humble médiocrité, vertu morale, je crois, dans l’intention, mais vice physique certainement dans l’action ; attendu que le principe, de ce qu’on appelle les vicissitudes humaines, n’est autre chose que la médiocrité de nos forces comparée avec la violence des accidents auxquels nous sommes exposés ; et que l’intention et la Loi de la Nature est l’union de nos forces tendantes concurremment à doubler leur effet et à nous munir contre leur propre médiocrité.
Mais je veux enfin que, convaincu et persuadé de la vérité de toutes nos inductions précédentes, vous pensiez que le plus haut prix du blé est vraiment le plus grand avantage de la Société et de tous ses membres quelconques, et que toute votre spéculation n’ait pour objet que de rendre ce haut prix constant et invariable, afin de sauver toutes les basses classes de la Société, de l’inconvénient inséparable de la trop grande et trop subite inégalité des prix. Certainement cet objet est louable, il est digne de l’attention du Gouvernement, et c’est le seul auquel vous deviez tenir. Mais où trouver le moyen de fixer cette bonne opération ? Vous me le demandez : serait-ce que votre esprit ne serait pas assez fertile en expédients pour le découvrir ? Non, M., c’est qu’en vérité il n’existe pas, ou, pour mieux dire, qu’il ne se trouve que dans l’absolue abnégation de vos soins alimentaires, dans la liberté, dans la pleine et entière liberté : oui, la liberté, en ceci comme en toute autre chose, balance tous les intérêts respectifs, les comprime l’un par l’autre, les assortit tous par le moyen de la concurrence, rejette ceux qui n’y peuvent concourir, et redresse par l’expérience les spéculations fautives de ceux qui ont combiné d’après de fausses hypothèses, et opéré d’après de faux calculs.
Le besoin de vendre est ce qui présente une denrée au Commerce ; le besoin d’acheter est ce qui lui donne une valeur. Ces deux besoins se rencontrent ; le plus urgent est celui qui est forcé à céder. Mais dans ce sens, la faim ne vous paraîtra-t-elle pas toujours l’esclave du magasin de vivres ? Dès lors plus de liberté, et c’est néanmoins ce que j’invoque uniquement, Regardons-y mieux, nous trouverons un besoin négatif plus impérieux encore : c’est celui de l’impossibilité. Je meurs de faim, mais je ne puis vous donner de votre grain le prix que vous me demandez ; je mourrai donc en présence du tas auquel je ne puis atteindre.
C’est ici que l’Administration, si pressée d’agir où elle n’a que faire, c’est ici que l’autorité devient nécessaire, mais en un sens tout opposé à celui que vous attendez. Elle doit paraître formidable et tonnante, s’il en est besoin ; et pourquoi ? pour contenir et arrêter les rugissements de la faim en présence de sa proie. La digue qui résiste puissamment d’un bout à l’autre, contient le poids immense des eaux en stagnation et en un état de repos apparent : laisse-t-elle échapper le moindre filet d’eau ? tout est perdu, le volume entier de l’élément terrible se précipite vers cette trouée, ouvre, brise, se répand avec violence, entraîne tout, et bientôt tout est à sec. Toute intervention de l’autorité dans un marché qui doit se conclure avec pleine liberté, comme tous les autres, est un pillage déguisé : le pillage est la trouée ; chacun craint d’arriver trop tard ; on se précipite, la terreur augmente le mal, le Vendeur se cache et recèle sa denrée, bientôt vos faméliques rugissants retombent sur vous et vous demandent à grands cris du pain, comme s’il était sous votre manteau.
Si au contraire vous tenez d’une main ferme la barrière de la Loi naturelle qui veut que nous nous passions de ce que nous ne pouvons acquérir, quelque besoin qui dévore les entrailles de votre Peuple, il sait que son pire terme est la mort, et il la voit bien plus prompte dans la moindre infraction de la Loi. Dès lors son besoin n’a d’autre expression que l’offre de ses moyens en échange. Le Marchand qui a besoin de vendre, puisqu’il n’a d’autre ressource, se rapproche, autant que son intérêt le permet. Il force le vœu de cet intérêt, parce que s’il ne vendait pas, il faudrait charger sa marchandise de nouveaux frais de transport pour la remporter, et qu’il trouverait partout au tour de lui la même impossibilité ; il se rapproche ; chaque cran qu’il descend est une loi pour tous ses semblables, qui le voient accomplir le vœu de sa profession et se retirer de cet embarras avec profit. Il va faire de nouveaux achats, et rendre ainsi l’argent au Fermier, qui paye tous les autres, et cet argent revient par tous les canaux de la circulation fournir à de nouveaux achats. Ainsi le temps se passe, la police s’observe, et l’affluence des Marchands apporte l’abondance où l’appela le bruit de la cherté.
Avouez, M., que je ne vous ai pas pris à mon avantage, et que je me suis placé au contraire au dernier période de la disette, qui n’arrivera jamais en un pays de liberté. D’autre part aussi, vous m’objecterez que je n’ai nullement supposé la manœuvre trop réelle qui vous alarme, et à laquelle vous cherchez un remède de droit et de fait. J’ai supposé ici les choses dans leur état naturel, le Marchand apportant simplement sa denrée pour la vendre ; mais forcé par le prix du Cultivateur à la hausser à un point qui prive les basses classes de la participation habituelle à la subsistance. Au lieu de cela, il faut prévoir et peindre la manœuvre du monopole, et la voici.
Le poids du numéraire toujours d’autant plus abondant dans un pays, que les fortunes pécuniaires, et par conséquent amoncelées, y sont plus communes, et que les riches ravissant les métaux et les entassant sans cesse, obligent le peu de richesses consommables dans un État, à en appeler sans cesse de dehors dans la circulation ; le poids des mœurs qui en résultent, fixant toute ambition et toute cupidité à l’acquisition de l’argent, ces deux choses, dis-je, rendent les riches, spéculateurs et gens à entreprises, et donnent à ces riches et aux éveillés qui les excitent, des moyens immenses pour réaliser les spéculations les plus dispendieuses, et pour arrêter ou précipiter à leur gré le cours de la circulation des espèces, et par conséquent des richesses dont elles fixent et représentent la valeur. Jusqu’ici ces spéculations ne pouvaient se tourner vers le Commerce des grains, que tous les quatre ou cinq ans, période nécessaire pour amener la disette par les non-valeurs précédentes ; et encore fallait-il pour cela surprendre le Gouvernement et lui dérober quelque privilège exclusif d’Approvisionneur, manœuvre assurément très profitable, mais bornée et réservée à quelques suppôts ingénieux ou puissants de la faveur. Sans cela le régime des prohibitions, mettant la clé des greniers et le prétendu tarif des consommations aux mains de tous les Officiers de Police et de Justice de chaque canton, de chaque Ville et de chaque bicoque, il eût fallu s’accorder trop de gens, pour faire un coup qui valût la peine d’encourir l’anathème absurde, généralement et vulgairement répandu sur la profession de Marchand de blé. À nouveaux faits nouveaux conseils. Aujourd’hui les Écrivains novateurs ont tant crié, tant chamaillé, tant facilité les communications, tant assuré que, le blé, toujours tenu à un prix moyen, par la concurrence dans les marchés généraux de l’Europe, ne hausserait jamais irrégulièrement et exorbitamment chez nous, dès que nous serions libres d’y aller acheter et vendre, que le Gouvernement enfin a cru pouvoir essayer de cette méthode. Cependant comme les prôneurs de la liberté, au lieu de s’en tenir à l’expression de la liberté du Commerce des grains, ont achalandé ce mot d’exportation ; ce qui a fait croire aux écoutants que l’objet principal de cette liberté tant demandée était le Commerce d’exportation hors du Royaume ; la nécessité de parer aux craintes vagues de voir effruiter tout à coup l’intérieur du Royaume, a obligé le Gouvernement à mettre une borne à cette permission, et à établir une mesure de prix, au-delà duquel il ne sera plus permis d’en sortir. Cette mesure, il est vrai, marque la chasse un peu loin et et fort au-dessus du prix moyen des marchés généraux de l’Europe ; mais n’importe, il suffit qu’elle existe, c’est à nous d’y faire parvenir la denrée par de profondes manœuvres, et nous avons du-moins le point fixe sur lequel nous pouvons statuer pour obtenir de la Loi même un privilège exclusif. Il ne s’agit donc que de faire monter le blé à deux sous et demi la livre, pour être sûrs de clore notre frontière et de demeurer seuls à disputer le terrain avec nos émules nationaux. Pour manœuvrer donc en dedans, de manière à fermer la porte au secours du dehors, choisissons d’abord le lieu où notre opération doit se consommer. Ce point marqué nous donnera bientôt la carte des arrangements préparatoires : il doit être établi, pour faire prospérer nos vues, aux lieux de la plus habituelle consommation, qui sont précisément et nécessairement les plus voisins des débouchés. Le courant de leur consommation est fourni par les Provinces circonvoisines ; mais elles ne paraissent suffire que parce que les cantons supérieurs et plus distants remplacent de proche en proche, à mesure que le canton se vide. Maintenant les rivières qui s’ouvrent de toutes parts, nous donnent de nouvelles facilités de transport. Commençons par effruiter les Provinces les plus éloignées. Les blés dans ces cantons reculés, fruits d’une mauvaise culture qui résulte de la non-valeur des produits, sont, il est vrai, d’une mauvaise qualité, altérée encore par leur long séjour dans des greniers empoisonnés, et par toutes les autres malfaçons de la misère ; mais comme notre objet est en grand, nous pouvons courir quelques risques de ce côté-là, et si nous réussissons, nous trouverons toujours à nous en défaire. Ces achats éloignés demandent de l’argent comptant, car le crédit n’est pas une plante des pays privés de Commerce ; mais aussi ils sont aisés à épuiser, vu la rareté de l’argent et de la denrée. Pendant que cet écoulement inusité frappera les yeux du Peuple, commencera à répandre des terreurs et consternera dans sa marche tous les riverains, qui ne sont ni Propriétaires ni Laboureurs, nous ferons, par d’autres agents, arrher à terme et par le moyen des à compte, tous les forts greniers voisins du débouché que nous voulons travailler en Commerce. Nos bateaux arrivent enfin : ce qu’ils portent n’est point à vendre ; on les voit sortir des ports voisins ; et serrant la main en même temps, aidés de l’effroi, de l’étonnement et de la sottise publique, nous achetons à tout prix dans les marchés, ce qui a échappé à nos Commis ambulants et déguisés. Le prix hausse sans mesure, et bientôt nous en offrons le taux de la prohibition portée par l’Édit. Aussitôt Municipaux en transe, Commissaires en campagne et Magistrats d’arrêter que les ports seront fermés. Tandis que la Police nous sert ainsi bien à point et sans gages, et que la porte une fois fermée aux secours extérieurs, il faut passer par nos mains ou par le régime de la diète, le Peuple murmure et va fortement demander du pain à l’autorité. Quelques-uns de ses agents seraient bien tentés de l’envoyer fourrager nos granges, ou de nous taxer à volonté ; mais nos amis les Écrivains disent qu’on va tout perdre ; leurs convertis le répètent par écho ; les Propriétaires et les Laboureurs, qui ont pris goût à l’avantage d’une vente facile, appuient la contrepartie : tout cela jette dans l’irrésolution. Nous vendons d’autant, nous doublons et triplons nos fonds dans le Commerce le plus lucratif, puisque c’est celui de tous qui a le plus de continuelles pratiques. Que pourrait alors le Gouvernement même contre nous ? Faire venir des blés de loin ? Avant que les commissions fussent données et reçues, la terreur et la disette seraient passées : ce n’est pas à la hâte et par des résolutions subites qu’on fait de bonnes spéculations. Ouvrir les ports ? l’étranger n’aura garde de s’y fier et de confier ses richesses à une terre étrangère, si longtemps vouée aux prohibitions et actuellement en rumeur de toutes parts. Les voisins n’en apporteront pas par le cabotage, parce que le cabotage Français n’est rien ; et quoiqu’on ait réservé par l’Édit aux voitures soi-disant nationales, le privilège de l’exportation, cela n’a fait que retarder les ventes et non accroître les facilités du nolis. Enfin quand, au pis aller, quelqu’explosion d’impatience française attenterait à la liberté de nos magasins, tout en croyant nous égorger, il arriverait que la taxe, quoiqu’au rabais du prix courant, nous assurerait encore un débit fort avantageux, parce que ce prix courant étant le fruit de notre manœuvre, sa diminution forcée serait encore fort au-dessus du prix naturel qui aurait eu cours, si nous n’y avions pas mis la main.
Voilà, je vous l’avoue, M., de fins Monopoleurs et bien dignes de votre animadversion et de celle de la Police ; je dis de la vôtre, car quant à moi, je ne saurais faire cause commune avec vous en ceci, et je vous avertis que ces honnêtes-gens sont mes meilleurs amis.
Je vous ai ci-devant dit ma façon de penser sur le monopole. Son principe, qui est le désir de prévaloir envers et contre tous, est dans le sein de chacun de nous, ou s’il n’y est pas, j’ai grand’peur que nous n’habillions notre paresse des beaux dehors de la Philosophie et de la Morale ; mais l’une et l’autre sont encore des moyens de prévaloir. Ce désir universel ne fait point, à lui tout seul, le monopole ; il faut pour cela qu’il contracte une union telle quelle avec l’autorité quelconque. Alors le fruit infaillible de cette union sainte, est le monopole, ce fils bien aimé qui vous fait à bon droit tant de peur. Ainsi donc, qui que nous puissions être, Roi, Ministres, Chefs ou Sénateurs, lorsque nous voyons la cupidité commencer ses sourdes manœuvres, s’il ne nous vient en pensée de moyen d’en préserver le Peuple que par notre autorité, mieux vaudrait cent fois que nous n’en eussions aucune.
Il convient cependant d’aviser aux moyens de combattre la ruse par la ruse. Vous n’avez pas encore trouvé de secret à cet égard ; quant à moi, je vais vous dire le mien. Toute la manœuvre que je viens de vous détailler avec soin, se résume à un seul point, qui est l’objet et la base de toute la spéculation. Ce point vous l’avez dans ce vers de la Fontaine :
Le moins de gens qu’on peut à l’entour du gâteau.
C’est-à-dire, qu’il consiste à écarter le plus qu’il est possible, ses concurrents, à se réserver un débit exclusif et profitable. Cela n’est pas nouveau, c’est le but de tout ce qu’il s’appelle Commerce, et, je vous le répète, tout en ce genre est Commerce ici-bas. La manœuvre de notre contre-batterie doit donc tendre uniquement à rendre vains les efforts de ces Messieurs et à leur procurer le plus de concurrents qu’il est possible ; cela est clair. Or je vous demande s’il est moyen plus sûr pour se procurer cet avantage que la liberté. Vos Vampires ont compté sur la clôture des ports, sur le cabotage exclusif, sur votre sollicitude, vos mesures, vos arrêts, le tout à l’appui de la terreur publique et de leur manœuvre fondée sur tous ces ingrédients ; que toutes vos mesures se bornent à demander d’être soustraits aux clauses d’exception, que vos ports soient ouverts dans tous les cas, que toutes sortes de Nations et de bâtiments soient admis à importer ou exporter dans vos cantons, que le droit imposé sur la sortie soit abrogé ; et surtout protégez et favorisez en tout et partout les Marchands.
Mais tout cela, direz-vous, autant de mesures propres à faire sortir des grains, et non à en faire venir. Quoi donc ? ignorez-vous les ressources de la confiance dans les inconvénients surtout qui proviennent principalement de la peur ? Ignorez-vous le succès presque toujours certain d’une manœuvre toute contraire à celle que le calcul vulgaire doit attendre de notre situation jugée selon ses courtes vues ?
Celle-ci d’ailleurs est fondée en principe. Qu’est-ce que vous avez à désirer ? l’abondance sans doute. Elle se trouve au marché, je crois, plus que dans les prisons et les lazarets. Toutes les mesures que je vous prescris, tendent à vous faire participer aux privilèges d’un port franc, d’un marché général. En un mot n’usez d’autorité et de droit de Police que pour la Boulangerie, pour que le pain soit toujours de poids et toujours livre de pain pour livre de blé. C’est un point essentiel, une mesure nécessaire, infaillible, équitable, consignée dans les Ordonnances de nos plus sages Rois, offerte partout où les Magistrats voudront écouter, et néanmoins oubliée, négligée, outrepassée impudemment et usurairement presque partout, à la honte de notre siècle prétendu civilisé. Du reste, je vous le répète, protégez, appuyez, assurez les Marchands, ainsi que c’est votre devoir primitif et le plus prochain, et vous verrez bientôt votre ressort devenir le rendez-vous de l’abondance.
Oui, M., il serait temps sans doute qu’on reconnût l’utilité première de ces gens à spéculations qu’on livre depuis longtemps à l’anathème public avec tant d’absurdité et d’aveuglement. Vous le savez maintenant et tout le monde le voit. La production ne peut venir que de la valeur vénale des produits ; la valeur vénale que de la consommation. Le concours entre la consommation et la production, nécessite un Commerce. Excepté le Commerce de première main, tout Commerce ne peut se faire que par des agents, sans lesquels il faudrait que la consommation se bornât au voisinage absolu de la production ; il faudrait que tout Consommateur un peu éloigné du champ qui le nourrit, envoyât chercher sa provision, ou que le Cultivateur la lui fît passer par des gens à gages. Le Marchand se charge de ce soin pour un profit que les deux intéressés ci-dessus sont toujours les maîtres de lui enlever, en faisant à leurs propres frais ceux de la communication ; et quand une denrée est entrée dans les mains de Marchand, il est certain que c’est du consentement tacite, mais réel, du Producteur et du Consommateur.
Le nombre de ceux qui concourent à la recherche de ce profit, nombre toujours grossissant au niveau de ce qu’il en peut subsister sur ces profits et au-delà, comme il arrive dans toutes les professions ; leur nombre, dis-je, et leur concurrence met tellement ce service au rabais et la recherche des Consommateurs en activité, qu’il en résulte que dans l’ordre circulaire de la distribution et de la consommation des subsistances, mesure de leur reproduction, ces agents industrieux et vigilants, qu’on appelle Marchands, sont les plus utiles des hommes à la Société, en vertu de la correspondance nécessaire de leur intérêt particulier libre, avec le plus grand intérêt de la Société.
Plus un genre de Commerce a de pratiques, plus, selon l’ordre naturel libre, il aura de Marchands, et selon ce principe, le Commerce des grains sera de tous le plus achalandé ; mais aussi plus un Commerce est en vogue et l’objet des spéculations et des entreprises des Commerçants, plus il étend la consommation de la denrée dont il fait ses chargements, plus il en excite la production. Le Commerce du Marchand en un mot est la recherche des Consommateurs ; et comme la production sera toujours au niveau de la consommation, le Marchand de blé quête des forces et des moyens pour le Cultivateur.
Plus donc cette profession sera nombreuse, plus elle sera utile par son industrie, plus la concurrence de ces agents entr’eux l’empêchera de devenir nuisible ; plus elle sera accréditée, choyée et protégée, plus elle deviendra nombreuse ; car il en est ainsi de tout, cela est clair. Ainsi donc nous devons accréditer, choyer et protéger la profession de Marchand de blé, cela est évident ; et cependant nous suivons une conduite toute opposée à cette évidence, en vertu d’aveugles préjugés ; nous sommes toujours prêts à envier à ces laborieux agents leurs profits, comme s’ils les avaient volés, et leurs magasins, comme s’ils les avaient remplis de force ; à leur disputer le cours de nos rivières, le terrain de nos chemins et de nos marchés, comme s’ils étaient à nous plus qu’à eux.
Mais, dit-on, ces gens-là tirent leurs profits des entrailles du Peuple. Que signifie cette accusation ? Leur reproche-t-on d’avoir plus d’argent que ceux qu’ils nourrissent ? En ce cas fuyons devant nos Cultivateurs et nos valets. D’enlever le pécule du Peuple, qui n’en a déjà pas assez ? mais la levée des deniers royaux, les frais de Justice, les cens et rentes, toutes les redevances, en ‘un mot, ont le même effet, et pour cela serait-il juste d’envier, d’arrêter, de taxer, de menacer, d’injurier, de scandaliser, d’anathématiser, de damner, de livrer à l’ignomine et à la fureur de la populace, tout ce qui profite sur un plus pauvre que soi ? Oui, M., les Marchands de blés sont mes meilleurs amis, et ils le sentiraient si j’avais quelque puissance. Avant de m’en blâmer, jetez les yeux sur les détails de la manœuvre que je vous ai tracée tout à l’heure, comme tendante au monopole par l’appui de votre sollicitude future et des erreurs de votre autorité.
Vous avez brisé quelques-uns des fers donnés à la Nature sur votre territoire proscrit ; vous avez prononcé la loi de la liberté du Commerce des grains : mais est-ce le quarré de papier qui contient ce décret favorable qui donne tout à coup aux grains la vie et le mouvement ? Est-ce de vos Hôtels-de-Ville et de vos Tribunaux que sont sortis les fonds qui tout à coup sont allés vivifier vos cantons les plus reculés ? Il me semble, que tous tant que nous sommes, nous n’avons fait qu’envoyer, à notre ordinaire, chez le Boulanger, et nous avons attendu pour regarder d’où venait le vent, qu’on nous avertît qu’on était menacé d’un orage. Pendant ce temps, les fonds sont allés chercher vos Cultivateurs les plus misérables, vos pauvres Propriétaires les plus isolés ; ils leur ont apporté de quoi payer leurs impositions et leurs dettes, de quoi cultiver, de quoi défricher. Les sentiers et les chemins se sont ouverts, les bêtes de somme et leurs conducteurs ont trouvé des salaires, les routes se sont chargées de voitures payées sans doute, les rivières se sont couvertes de bateaux dont le bois et la façon avaient reçu une valeur : tout cela mal lesté d’abord, exposé à la pluie et aux avaries de l’inexpérience et de la pauvreté, s’est perfectionné l’année d’après ; et ce perfectionnement est encore un signal de richesse. Les Marchands ont en effet porté vos plus chétives récoltes jusque chez les Étrangers, à la faveur d’une occasion passagère, qui a été saisie à propos, et qui l’eût été cent fois mieux, si la liberté avait été plus connue et plus respectée. Enfin tandis que les Cultivateurs et les Propriétaires (c’est-à-dire, ce qui seul a vraiment droit de se dire l’État) revivent, et bénissent l’influence du Commerce et de ses achats, vous venez, d’après des réclamations bourgeoises des besoins d’un Peuple de Ville destiné à sécher au moindre vent de bise qui désole la campagne, d’après des terreurs populaires, des négligences de Police, des erreurs d’Administration, vous venez, dis-je, vous en prendre, à qui ? à ces mêmes hommes qui ont avancé leurs fonds pour procurer le bien que vous eûtes en vue, pour exécuter l’ordre que vous avez prononcé : le serpent dégelé veut mordre la main qui le réchauffe. Vous leur enviez, quoi ? la rentrée et le profit de tant d’avances hasardées, de tant de menus frais confondus dans une masse de spéculations que vous attendez à son terme pour la faire avorter : envoyez donc tout à l’heure de Dieppe un convoi de mulets ou de bateaux pour vous amener des blés d’Auvergne ; calculez, à son arrivé, le prix de la commission et des voitures, et que ce prix ajouté au prix d’achat fasse le tarif de la taxe que vous voulez imposer au blé marchand. Injustice, fléau des hommes et dédain du Ciel, si tu n’étais presque toujours enveloppé d’ignorance, quel homme, jugé seulement sur ses œuvres et sur ses pensées, pourrait échapper au courroux de l’Éternel ?
Non, M., si la cupidité même de ces spéculateurs industrieux n’est le plus utile moyen de notre renaissance, ne nous en prenons qu’à notre propre stupidité. C’est nous, ce sont nos craintes aveugles, nos mesures gauches, nos petites restrictions, qui nous livrent à la spéculation d’un petit nombre, de spéculations devenues monopole à l’aide des précautions même que nous prenons pour l’empêcher. Ouvrez vos ports, vos rivières, vos chemins, vos halles, vos marchés et vos magasins ; prenez le Commerce de blé, sa sûreté, sa liberté et celle de tous ses agents quelconques sous votre protection la plus immédiate, la plus vigilante et la plus absolue ; vous verrez le concours des Marchands et de leur marchandise établir chez vous le prix le plus invariable et le plus indépendant de l’abondance et de la rareté qu’il soit possible. Quant à moi du moins, je n’y sais que ce secret. Mais vous m’en offrez un autre, nous allons l’examiner.
12° Demander la quantité de blé nécessaire à chaque Généralité, y établir des magasins, et ne permettre l’exportation qu’alors qu’ils seront remplis. Sans ce dernier point, vous m’auriez peut-être amené à quelque sorte de composition ; mais elle gâte tout, et je ne vous pas serai pas le moindre mot de votre expédient.
J’avais cru d’abord que vous vouliez établir vos magasins précisément pour procurer et soutenir le plus haut prix constant de la denrée ; qu’aussitôt que par l’abondance et des temps de déplacement (comme le sont les saisons dans quelques Provinces, d’où les hommes adultes émigrent pour aller faire les récoltes ou les travaux des Provinces voisines) ; qu’aussitôt, dis-je, que par ces raisons ou autres, la consommation diminuant, le prix des blés baisserait dans un canton, vous feriez acheter et remplir vos magasins, de manière que ce surcroît d’achats soutiendrait les ventes ; comme aussi que, quand par quelque disette, par quelque cas fortuit ou inconvénient quelconque, le prix des blé recevrait, de l’impulsion générale un surhaussement subit et impossible à soutenir, vous ouvririez vos magasins et secourriez les achats par ce surcroît de vente. J’aimais assez le coup d’œil de cette navette-là, et je n’étais plus en peine que de trouver un Ange inaccessible à toutes les déceptions et faiblesses humaines, pour lui confier la clé de ces greniers, et la juridiction de cette chatouilleuse manœuvre. Mais vous avez montré trop tôt l’oreille du loup ; et cette clause, ne permettre l’exportation qu’alors qu’ils seront remplis, m’a tout à coup harangué en langue de forêts et de coupe-gorge.
Quoi ! M., c’est (sans le vouloir sans doute) un privilège exclusif pour les achats que vous voulez attribuer à l’Administration ; car votre clause ne signifie autre chose ; et pour n’en pas faire à deux fois, je vous conseille d’y ajouter un second privilège pour les ventes, car je vous donne ma parole que vos Gardes-magasins trouveront le moyen de vous y amener. Mais je dois supposer que vous renoncerez à cette clause dès que vous en soupçonnerez l’abus, et je reprends votre proposition telle qu’elle est, sans cette extension abusive, pour vous montrer que des deux points qu’elle renferme, l’un est impossible, l’autre pourrait être un effet de l’abondance et non un moyen.
Le premier point exige qu’on demande d’abord la quantité de blé nécessaire à chaque Généralité : qu’entend-on par cette demande ? Est-ce la quantité qu’il en faut aujourd’hui, celle qu’il en faudra demain, ou ce qu’il en faut pour toute l’année ? Est ce ce qu’on en voudrait bien consommer, ou ce qu’on en consomme en effet bon an mal an ? Toutes ces différences et vingt autres trop longues à déduire, demandent explication.
Mais quelle que soit celle de ces permissions que vous désirez, elle suppose préliminairement une barrière bien close et bien exacte autour de la Généralité que vous allez peser et mesurer ; car il serait inutile de vous informer de ce qu’il vous en faut, si ce n’était pour savoir ensuite si vous en avez ce qu’il vous en faut. Or pour savoir ce que vous en avez, il est nécessaire qu’il n’en entre ni n’en sorte, sans quoi les deux points de votre calcul seraient toujours incertains. Enfin puisqu’avant de calculer, il faut savoir ce qu’on calcule, voilà chaque Généralité mise d’abord en quarantaine, et séquestrée de toute communication en ce genre avec ses voisines.
Pour nous arrêter ensuite à celle de toutes les perquisitions ci-dessus qui me paraît la plus probable, nous demandons en gros quelle est la quantité de blé que l’on consomma l’année passée dans la Généralité, afin de nous en assurer une provision à peu près pareille pour celle-ci. Mais d’où pourrons-nous tirer ce relevé préliminaire ? Sera-ce du tableau des ventes dans les marchés ? nos barrières n’étaient pas alors fermées ; un Village de la Généralité d’Orléans venait acheter à un marché de la Généralité de Paris, et ainsi de vingt autres. D’ailleurs qui sait ce qui s’est acheté dans les greniers, ce qui s’en est vendu par échange, ce que chaque Propriétaire, chaque Laboureur, chaque Fermier ou Paysan même, a tiré de chez lui pour le porter au moulin, sans vente et sans achat ? La masse totale des ventes aux marchés ne me donnera donc aucune notice. Sera-ce du relevé du montant des dîmes en grain ? Je suppose qu’il soie facile d’avoir de pareilles déclarations bien fidèles, cela vous donne le montant de votre récolte, mais non pas celui de votre consommation ; et pour avoir ce dernier, il faudrait déduire de votre récolte tout ce qui a passé au-dehors, tout ce qui est demeuré dans les greniers. Sera-ce en relevant chez tous les Boulangers de la Généralité ce qu’ils ont vendu de pain dans l’année ? Ils auraient, je crois, bien de la peine à vous le dire ; et puis les bonnes gens ont cuit chez eux ; le Peuple avait cette année des fruits, des blés noirs, des châtaignes ; si tout cela vient à manquer l’année prochaine, autre tarif, autres calculs. Vos états de provisions alimentaires se défilent par vingt bouts différents.
Je veux enfin que de cent et cent données idéales, à force d’additions et des soustractions, vous parveniez à relever une somme imaginaire, je la 1eçois et je m’y tiens. Voilà donc ce qu’il vous faut de blé pour votre consommation de l’année, et je vous suppose nanti de cette provision. Qu’en voulez-vous faire maintenant ? la donner, ou la vendre ? Si vous la voulez donner, ce n’était pas la peine de faire tant d’informations ; car dès qu’il ne s’agit que de recevoir, ou même de demander, nous ne faisons pas de distinction du superflu d’avec le nécessaire. Nous en prendrons pour le jour, pour le lendemain et jusqu’à l’année bissextile ; et je vous défie de tenir la mesure de vos distributions. Mais ce n’est pas cela, sans doute, que vous prétendez, et vous voulez le vendre. En ce cas ce n’était pas la peine de mettre un Commis à chaque bouche ; ce n’est plus de nos besoins, c’est de nos moyens qu’il vous fallait prendre information. Or quant à nos moyens, c’est toute une autre inquisition à faire. Gens assez versés s’y exercent depuis longtemps, et le terme de cette enquête jalouse et redoutée est une erreur de fait, un tas d’erreurs et un encroutement d’erreurs, dont le terme est enfin le desséchement des territoires, la perte des États et l’anéantissement des Nations.
Faisons néanmoins ce dépouillement par les principes, c’est le plus court et le plus sûr. Comme ici le produit total entre dans votre spéculation, puisqu’il s’agit de ce qui se consomme, et que votre objet est de veiller aussi à la subsistance du Laboureur, qui vit sur la denrée et l’emploi de ses avances, il serait question de savoir ce que c’est que ce produit total. Nous voilà rejeté dans un autre labyrinthe.
Pour nous tirer de cette mer d’incertitudes, la science économique elle-même ne saurait nous présenter d’autre fanal que le doublement de votre produit net ; c’est-à-dire, que prenant la totalité des baux à ferme des terres dans votre Généralité, et doublant le montant de cette totalité, vous en composerez l’estimation du produit total. Mais observez qu’une Généralité qu’on craint de voir exposée à la disette, est une Généralité pauvre ; car ce n’est pas pour les riches que l’Administration se donne ces soins-là. Une Généralité pauvre n’a que peu de baux et de chétives Fermes, et tout y vit presque sur le produit total, et il n’y a plus de revenu, plus de tarif qui vous guide dans cette nouvelle forme d’enquête. Ainsi donc, plus nos moyens diminuent, plus il est malaisé d’en connaître la quotité.
La Science économique nous apprend, 1° les moyens de prospérité, consistants uniquement dans la force et l’immunité des avances de la culture ; 2° les moyens de vous relever et de rétablir ces avances ; 3° les moyens de perpétuer cet état de rétablissement : mais quelque sûre, quelqu’infaillible, quelque conforme aux Lois de l’ordre naturel qu’elle puisse être, elle ne saurait vous présenter les résultats précis du glanage, de la chasse, de la pêche, des repas des Anthropophages, ni enfin de toutes les ruses et les peines des hommes malheureux livrés à la recherche des produits spontanés ou presque spontanés de la Nature. Ce qu’elle ne peut faire pourtant, je ne vous conseille pas de le tenter par d’autres voies. Nous venons d’en essayer quelques-unes toutes fautives, et je me lasse moi-même de vous égarer à la poursuite de tant de chimères. Ainsi donc, dans la recherche des moyens du Peuple de votre ressort, je vous conseille d’abandonner d’abord tout ce qui vit pauvrement, et comme à la dérobée, des portions éparses du produit total qu’il a sous sa main, et de vous en tenir à la mesure des moyens que vous pouvez connaître.
Ceux-ci consistent uniquement dans le produit des baux de vos terres. N’allez pas m’objecter que vous avez des Villes, séjour de l’industrie, qui renferment beaucoup d’habitants vivant de salaires, et à la subsistance desquels vous devez pourvoir : car de deux choses l’une, ou ces salaires leur viennent de dehors, ou de chez vous ; s’ils viennent de chez vous, la subsistance de ces salariés se trouvera comprise dans l’emploi de vos revenus ; si au contraire les salaires leur viennent de dehors, leur subsistance leur viendra de dehors aussi, et vous n’avez que faire de vous en mettre en peine. Rentrez donc dans vos barrières, et prenez la masse totale du revenu résultant de vos baux : voilà la masse de vos moyens.
Tirez de-là, si vous pouvez, le montant de ce qui doit en être employé en blé ; ou, pour ne pas renoncer ici à l’induction avancée dans quelqu’autre endroit de ma Lettre, prenons que la somme entière doive finalement être employée en achat de pain : nous y voilà donc. Vous avez, je suppose, cent mille écus de rente, la somme n’y fait rien ; c’est pour cent mille écus de blé qu’il vous faut. Il est certain que si le blé vaut trois sous la livre, vous n’aurez que deux millions de livres de pain à distribuer ; au lieu que s’il ne vaut que deux sous vous en aurez trois. Il n’y a donc pas à hésiter, vous devez tâcher de tenir votre pain à deux sous.
Il faut pourtant observer d’abord qu’en vertu des règles si certaines et, si rebattues, que vous savez maintenant tout comme moi, c’est d’après un taux à peu près certain ci-devant, du prix du blé, que vos revenus sont établis sur le pied où vous les trouvez, et que si vous diminuez le, prix du blé d’un tiers, il vous faudra tout à l’heure rayer aussi de la même main le tiers de vos revenus, ce qui rendra votre opération économique tout à fait vaine quant à ce point. Ensuite comment ferez-vous pour maintenir le blé à bas prix ? Il faudra donc laisser éternellement subsister ces terribles barrières qui vous ont été nécessaires au moment où il fallait faire votre recensement ; car, sans cela, si le prix du blé hausse dans la généralité voisine, le vôtre y coulera tout naturellement.
Vous revoilà donc dans l’antique lazaret des prohibitions ; mais en même temps que c’est beaucoup plus qu’il n’en faut pour nous dessécher jusqu’à la moelle, ce n’est pas encore assez pour vos jalouses précautions ; car vous avez beau retenir les blés, si vous laissez écouler les fourrages, les bois, les vins, les bestiaux, les laitages, la volaille, etc. le prix de ces choses haussera chez vous, et par adhérence le prix du pain, que ces denrées remplaçaient en partie. Il faut donc arrêter tout : voilà votre Généralité isolée par une bonne spéculation sub-ministrante ; et cette spéculation doit, par la même raison, être bonne aussi pour l’élection particulière, pour la ville, pour le bourg, pour le hameau, pour la maison, pour l’individu : et vive le régime folitaire sur son piédestal !
Mais vous n’en êtes pas là, et vous avez trouvé une autre manière, qu’il faut pareillement examiner. J’ai voulu seulement vous faire comprendre que votre premier projet de savoir la quantité de blé nécessaire à chaque Généralité, était impraticable ; et que pût-il avoir une sorte d’exécution, son effet nécessaire serait de nous ramener à la méthode homicide des prohibitions.
Il s’agit donc d’établir des magasins, de les remplir en tems d’abondance, et de les vider en tems de disette. Il faut, s’il vous plaît, me passer encore jusqu’au bout, l’impertinence de toutes mes questions.
1° Arrêtons-nous, s’il vous plaît, pour bien démêler le sens de ces deux expressions, temps de disette et temps d’abondance. Est-ce temps de bon prix, et temps de non-valeur ? Ceci pourrait m’induire à erreur ; car d’une part le proverbe qui dit, cherté fait abondance, est très certain, et c’est l’ordre naturel des choses. De l’autre, le temps de non valeur n’est point un temps d’abondance ; car chacun garde son blé faute de le pouvoir vendre, chacun sursoit aux dépenses et aux travaux, faute d’avoir vendu. Le peuple qui ne travaille pas, ne peut acheter, faute de salaires, et les marchés se dépeuplent d’acheteurs et de vendeurs. Il n’y a donc d’abondance pour personne dans les temps de non valeur ; et c’est à tort, et à grand tort, que l’on confond ces deux choses. Cela était bon à débrouiller.
2° Je vous demande maintenant aux dépens de qui vous voulez faire la dépense de vos magasins ; si c’est aux dépens de l’autorité, (car je vous prie de ne me plus parler de votre public, expression parasite et appliquée à tant de faux prétextes et de fausses mesures, que j’ai juré de la prendre toujours en mauvaise part, et de prouver la justice des motifs de mon antipathie, toutes les fois que j’en serai requis) si, dis-je, c’est aux dépens de l’autorité, je vous inviterai à remonter à la source, et à chercher d’où viennent les moyens et les revenus de l’autorité.
Si les revenus du Prince sont levés sur une Nation encore barbare quant aux connaissances des lois inviolables du fisc, de manière qu’obligé de souffrir l’immunité de plusieurs espèces de revenus qui se refusent à la contribution sous prétexte de privilèges, le fisc prenne en impôts indirects sur les consommations de droite et de gauche, comme il peut ; en ce cas, c’est au pauvre directement, au moins autant qu’au riche, qu’on arrache ces levées désordonnées : au moyen de quoi c’est la contribution du pauvre qui vous fournit de quoi subvenir aux dépenses publiques. Si au contraire, la loi fiscale et vraiment fondamentale de l’État assure au Souverain une portion fixe et convenue sur tous les revenus des terres de son Empire, portion qui doit croître et décroître en proportion de ce que les revenus croîtront et décroîtront, alors ce sont les terres qui payent l’impôt, qui n’est qu’une portion du revenu destinée à assurer tout le reste. Le versement de cette portion est assujettie aux mêmes règles que tout le reste, et va par la distribution faire vivre des salariés, etc. Mais cette dépense a un objet fixe et déterminé, qui est d’opérer le bien de la société par la justice. Cette justice a deux branches : l’une est la sauvegarde contre les méchants du dehors et du dedans ; l’autre, l’aplanissement des obstacles naturels qui pourraient s’opposer aux communications des hommes, de leurs besoins, de leurs travaux et de leur pleine et entière liberté.
Ce sont là des points convenus, à l’instant même où l’on se les représente. Avant donc de proposer une dépense publique, il faut être assuré de son utilité ; et pour qu’une dépense soit utile, il faut qu’elle tourne à profit, et qu’elle ne fasse pas la navette en pure perte, sans avancer le tissu. Demeurons-en, pour un moment, à ce point accordé, j’en aurai besoin tout à l’heure ; mais avant d’aller plus loin, constatons si l’établissement que vous demandez sera de grande dépense.
Je veux bien vous passer d’abord ici l’espérance de faire le petit Joseph, et de profiter sur la revente de vos blés, de manière à trouver dans ce profit le dédommagement des frais d’entretien et de remuage de vos grains ; je vous démontrerai bientôt que cela n’est pas possible : mais je veux à présent me fixer aux frais d’acquisition ou de construction de vos magasins.
En cherchant tantôt la mesure de la subsistance de votre Généralité, je vous ai démontré, je crois, qu’il est impossible de trouver cette mesure ; au moyen de quoi, c’est à votre discrétion que je dois laisser celle de vos magasins ; et comme la mesure de la peur n’est jamais discrète, je les dois supposer vastes et abondants. Si vous n’en faites qu’un dans votre Généralité, il faudra la tour de Babel ; si vous en distribuez en divers lieux, il vous en faudra en grand nombre, et tant et tant que cela reviendra au même. Calculez la dépense de la construction, des achats ou locations, et l’entretien de ces magasins, le résultat de ces calculs fait un bloc d’avances primitives, et toutes avances doivent recevoir un intérêt : il faut donc commencer par ajouter cet intérêt au prix d’achat des grains que vous emmagasinerez ; viennent ensuite tous les frais de garde, de transport, de remuage, etc. (demandez aux meilleurs Facteurs ruraux ou Commerçants, si ces frais sont médiocres) puis le frais de juridiction, d’inspection, de distribution, et il en faudra beaucoup pour empêcher les Gardes-magasins de ferrer la mule, et tous les agents de s’entendre ; car en fait de précautions, il ne faut s’en fier à personne : il faut des gages, des appointements, profits ou honoraires à tout ce monde ; car aujourd’hui personne ne fait rien pour rien. Tous ces frais doivent encore être ajoutés au prix d’achat, ainsi que le déchet du grain dans les magasins, etc.
Cette masse de frais scrupuleusement prélevée, vous effrayera, je vous assure, mais vous espérez retrouver à peu près l’indemnité dans la vente. Prenez garde, votre objet est d’acheter à profit pour les Vendeurs ; sans cela, vous reviendriez à cette terrible clause que j’ai reprouvée ci-dessus, d’achats privilégiés, clause que vous êtes incapable de soutenir un seul instant, envisagée sous ce point de vue, et dont tout partisan mérite l’interdiction du feu et de l’eau. Vous achèterez donc à profit pour les vendeurs en un temps, et vous comptez vendre en un autre temps à profit pour les acheteurs. Vous supposez donc qu’il y aura une énorme différence du prix d’un temps à celui de l’autre. Mais ne serait-ce pas là une erreur de fait, dans laquelle, en partant de l’expérience du passé, vous jugeriez les événements d’un temps de liberté d’après ceux d’un tems d’esclavage ? Cette manière de spéculer serait certainement la plus fautive de toutes. Pour vous en convaincre, relevez le tarif des marchés libres et généraux de l’Europe depuis cent ans, et vous verrez que la différence du plus haut au plus bas prix n’excède pas un cinquième de la valeur du setier de blé. Oh ! puisque cela fut ainsi dans des tems où les plus plantureuses campagnes de l’Europe étaient vouées à la stérilité par la prohibition, certainement le concours de ces campagnes fertilisées rapprochera encore le niveau, au lieu de le reculer.
C’est donc en dedans de ce cinquième que vous devez faire vos achats, dont le premier effet sera même de le rétrécir ; c’est en dedans de ce cinquième encore que vous ferez vos ventes ; et plus il y aura de distance de temps de l’une à l’autre de ces opérations, plus vos frais de garde, accrus par leur durée, surchargeront votre marchandise et dérangeront votre supposition. Le terme en sera, je vous assure, d’acheter et de vendre aux dépens des deniers publics. Or comme nous sommes convenus que les deniers publics étaient en toute manière quelconque une portion du revenu, s’ils ne le sont du fond (ce qui serait le pis du pis et l’excès de la désolation) que la distribution des revenus est ce qui fait vivre le pauvre ; que le dérangement de cette distribution prive d’abord et nécessairement les plus basses classes, il en résulte nécessairement que cette dépense publique est faite aux dépens du pauvre.
Il s’agit donc en celle-ci de faire aux dépens du pauvre laborieux, une dépense destinée à gratifier le pauvre oisif, ou dont le travail ne peut être salarié au niveau de sa subsistance, précisément parce que vous avez prévu le cas que vous amenez vous-même, en croyant y remédier. Vous voyez bien que cette opération-là ne vaut rien.
Mais, direz-vous, si l’on calculait de la sorte des dépenses publiques, on n’en ferait aucune. Les ponts, les quais, les canaux, les chaussées, les aqueducs et autres ouvrages voués à l’utilité et à la commodité publique, ne doivent pas être assujettis à ce calcul. On met cent pour retirer un. Nous entendons tous les jours louer les dépenses de cette espèce que des Communautés Religieuses et autres font sur leur territoire ; et il n’appartient qu’à un usurier d’opérer sans cesse le Barème à la main.
Attendez : tout est assujetti au calcul ; tout doit l’être dans les opérations humaines ; et c’est faute d’admettre la nécessité de cette Loi, et de connaître les détails de son exécution, que les hommes ne font que broncher dans la marche des intérêts publics et particuliers. Vous m’en offrez la preuve, car vous confondez ici des objets qui n’ont nulle parité. Permettez-moi de saisir toutes les occasions de vous former au genre d’exercice qu’on peut appeler en quelque sorte l’essai des réalités.
À quoi tend la dépense publique que vous me proposiez tout à l’heure, et dont nous discutons les charges et les profits ? À égaliser le prix de la denrée la plus précieuse et à faire, par le moyen de votre prévoyance, de votre dépense et de vos soins, une manière de champ à couvert des ventes et des orages, qui supplée à l’inconstance des saisons et aux inconvénients auxquels sont exposés nos travaux, trop faibles comparativement au choc des éléments et des agents de la Nature. Votre dépense donc et votre spéculation, qui est annuelle et, pour ainsi dire, momentanée, doit, dans l’ordre politique, être assimilée aux avances annuelles de la culture dans l’ordre économique, pour tout ce qui est des frais journaliers, et aux avances primitives, quant à ce qui est des frais de construction et de premier établissement de vos magasins, etc. Vous savez que les avances annuelles doivent être restituées chaque année, sous peine de dépérissement, etc. ; que les avances primitives doivent trouver un intérêt de dix pour cent, faute duquel tout tombe encore. Oh ! vous comparez maintenant à cela des dépenses proprement de l’espèce des avances primitives foncières. Ces deux choses, je vous le répète, n’ont aucune parité.
Avez-vous vu, dans l’explication du tableau économique, que les dépenses qui tendent à instituer la propriété foncière, que la construction des bâtiments, des chaussées d’étang, des fossés d’écoulement, etc., dussent porter un intérêt annuel ? Ce sont, encore un coup, les dépenses primitives foncières, et le revenu est ce qui en récompense le Propriétaire. Il en est de même des dépenses publiques que vous venez assimiler à celles de vos magasins : les ponts, les quais, les canaux, les chaussées, les aqueducs, etc., sont tous ouvrages d’utilité pour couvrir le sol, le bonifier, l’étendre, ou, ce qui est la même chose, pour faciliter les débouchés des denrées et le rapprochement des productions et des consommations.
C’est là ce qui fortifie, assure, accroît les revenus. Ce ne sont point ces sortes de dépenses qui sont assujetties au calcul ; au contraire, c’est le véritable emploi des revenus publics d’un grand État, puisque la portion de ces revenus, qui est employée à ces dépenses, se distribue en salaires d’Ouvriers d’abord, ce qui est leur meilleur emploi de distribution, et que tout l’accroissement de revenus qui en résulte est en pur gain pour l’État, qui ne dut jamais placer ses revenus à intérêt. Vos magasins au contraire ne font qu’une navette infructueuse et nécessairement onéreuse, s’il est vrai qu’on puisse s’en passer : c’est ce qu’il faut voir.
3° Vos magasins produisent-ils le blé, ou reçoivent-ils seulement le grain produit ailleurs ? Vous répondrez à cela que comme, selon les principes économiques, ce sont les achats qui font les ventes, et les ventes qui font la production ; vos magasins peuvent, ainsi que toutes les autres provisions et consommations, être considérés comme cause de la production du blé, je le veux. Prenons la chose d’un autre sens ; je vous demande si vos magasins augmentent le nombre des bouches qui consomment du blé. À cela vous pouvez encore me répondre que leur objet étant de venir au secours des basses classes en tems de cherté, ils doivent être censés accroître le nombre des bouches consommatrices, de tout ce qui aurait manqué de consommation sans le concours des magasins aux ventes ; je le veux encore.
Vous voilà donc classé en ce sens parmi les utiles intermédiaires ou dans l’ordre du Commerçant. Vous me permettrez cependant de compter beaucoup plus sur la vigilance et l’économie du Commerce, et par conséquent sur son secours que sur le vôtre, et cela en vertu de l’ordre naturel ; attendu que le Commerçant a un objet naturel, qui est de travailler pour lui, et qu’il se sert de moyens naturels, qui sont d’acheter au meilleur marché qu’il peut et de vendre le plus cher : au lieu que vous avez un objet factice, qui est le zèle pour le bien public, et qui emploie des moyens de spéculation idéale, pour faire l’avantage du Public par une manœuvre qui ruinerait un particulier, Mais enfin vous voilà rangé dans la classe des agents intermédiaires : ils sont très utiles, je l’ai dit, et je veux que vous soyez des plus utiles. Mais il nous a été démontré que la diminution de leurs frais, et par conséquent de leurs coadjudants intermédiaires, était la plus utile des opérations, attendu que tous ces frais intermédiaires quelconques étaient pris sur la chose et sur le revenu ; que les Commerçants eux-mêmes ne tendaient qu’à diminuer leurs frais ; que les travaux et arrangements publics tendants à détruire les obstacles au rapprochement des consommations et des productions, étaient les moyens constants de la prospérité publique. Ces points sont prouvés et convenus. Or voilà vos magasins dans l’ordre des intermédiaires : tout ce qui tend à les diminuer est donc une bonne opération, et le terme de cette bonne opération serait de les renverser tous entièrement et de faire en sorte que l’on pût s’en passer. Envisagez donc, s’il vous plaît, ce terme, avant que de les construire.
En effet leur objet n’est que de rapprocher les récoltes des consommations. Oh ! cela étant, employez l’argent que vous destiniez à vos magasins, à ouvrir les routes, à creuser des canaux, à assurer les communications, à vous faciliter en un mot la participation au magasin général, qui est la culture générale : non seulement vous vous rapprocherez ainsi des greniers naturels, qui sont les vastes pays à blé, tenus par de bons Laboureurs et traités par une forte culture, mais il en naîtra auprès de vous ; car vos friches deviendront des champs, aussitôt que leur Possesseurs pourront espérer le débouché des fruits de leurs travaux.
C’est à eux, c’est à ces Propriétaires à spéculer sur l’intempérie et l’inégalité des saisons, et à espérer qu’après avoir été secourus dans le temps, leur tour viendra de secourir les autres ; c’est à eux, dis-je, à spéculer, parce que leur spéculation produit quelque chose d’effectif ; parce que le fautif de leur spéculation est à leurs frais et non à ceux du Public ; parce que le profit en sera pour eux, et que c’est là le véritable aspect dont la considération produit les tentatives. Ils spéculeront donc, ils travailleront, ils profiteront, et l’abondance qui vous viendra de dehors trouvera bientôt le niveau de celle qui croîtra autour de vous, comme au confluent de deux rivières.
Mais, direz-vous, cela ne pare point à l’inconvénient des fléaux universels, des cas fortuits généraux que nos magasins ont principalement en vue. Nous venons de voir, nous avons encore sous les yeux, la disette absolue en Italie, en Sicile, en Espagne, en Angleterre même, et une partie des récoltes manquée chez nous. Un cran de plus, et tout le pauvre Peuple était privé de subsistance.
Vous n’avez rien vu de tout cela. Au midi, des Gouvernements aveugles, armés de prohibitions, fermant les communications, voulant pourvoir au pain du Peuple par des commissions ou des exhortations. À l’occident, le moment du conflit entre l’excès des impositions indirectes, qui hausse enfin le prix de tous les objets de consommation, au point que la subsistance ne peut plus être de niveau avec les salaires, et le prestige des Manufactures considérées comme principe de richesses dans un État, principe qui exigerait le rabais des salaires, afin que la main-d’œuvre puisse fabriquer à profit. À travers ce combat de ressorts politiques, factices, contraires à l’ordre naturel, et contradictoires entr’eux, une Nation déroutée, cherchant le remède au mal, s’accrochant à des expédients qui accroissent le mal, fermant les débouchés aux denrées, se prenant au piège des prohibitions, emprisonnant ses denrées et ses Fabricants, livrant les unes au monopole et recommandant les autres à la charité publique et privée. Au nord, des secousses et des révolutions politiques, qui certainement n’arrangent pas le Laboureur. Chez vous enfin, clameur de toutes les petites Municipalités, crainte, indécision et scandale de presque toutes les hautes Juridictions. Tout cela dans de très mauvaises années ; et avec tout cela, si vous en exceptez quelques contrées de l’Italie, la famine nulle part, et la non-valeur en cent endroits. Que serait-ce donc, si l’on eût permis aux greniers comblés de la Sicile de se vider, aux blés d’Afrique d’arriver, aux nôtres de circuler, aux Marchands routés sur les plages du Nord d’apporter librement dans tous les ports de l’Europe ? Que serait-ce, si, au lieu d’espionner, de guetter, d’envier les Marchands de blé et de les livrer par tout à l’aversion et à la terreur publique, on eût au contraire appelé, protégé, mis sous la sauvegarde la plus spéciale les moindres blatiers de détail ? Bientôt on aurait vu cette utile engeance se multiplier à l’infini et avec elle les fruits de son travail, c’est-à-dire, l’abondance des consommations et la vivification des cultures.
Et ne me dites pas que pour qu’un tel régime fût suivi avec succès par une Nation, il faudrait que toutes les autres l’adoptassent à la fois, sans quoi elle risquerait d’abord de voir défruiter tout son territoire par la spéculation, et ensuite de se voir refuser des secours par les prohibitions.
Car 1°, savez-vous ce que c’est que le montant des produits d’un Etat tel que celui-ci, comparativement avec la quotité du numéraire disponible en Europe, pour imaginer qu’une ou dix compagnies puissent arrher tous les produits ?
2° Qu’en faire, quand elles les tiendraient de la sorte ? nous les revendre, sans doute ; car vous n’imaginez pas qu’elles les puissent emporter. Mais si la liberté du jour de la vente est la même que celle du jour de l’achat, la différence d’un prix à l’autre ne vaudra pas la peine de la spéculation.
3° Vous supposez des prohibitions partout ailleurs. Mais vous oubliez donc que tous les Gouvernements de l’Europe n’ont jamais pris leurs institutions de Police que de nous. Vous oubliez qu’il est impossible à tout autre qu’à nous de fermer nos Ports ; qu’on sème du blé aujourd’hui dans les terres vierges et fertiles de l’Amérique ; que les terres de l’Afrique septentrionale rendent cent pour un de la semence, sans presque aucune culture ; que le Nord n’a d’autres revenus que la vente de ses blés.
4° On nous parle toujours de disette et de famine, comme aux enfants de revenants, sans définir ni savoir ce que c’est. L’histoire nous présente des tableaux d’horribles famines dans des places assiégées. Celles-là, sans doute, n’ont rien de commun avec celles que, nous redoutons, à moins que les prohibitions ne serrent tellement le blocus de notre patrie, qu’il nous force à périr tous les uns après les autres, sur nos champs, que nous n’aurons plus la force de cultiver. On vit encore la famine et la contagion qui la suit, ravager des contrées entières : mais ce ne fut jamais qu’après des tems de guerre, de brigandage et de dévastation, qui avaient ruiné les Laboureurs et la culture, fait fuir le Commerce, et enlevé au malheureux peuple d’une contrée détruite, les moyens de le rappeler. Ceci n’a encore rien de commun avec l’état actuel, tranquille et policé des Nations de l’Europe ; elles sont épuisées, il est vrai, par le dérangement des dépenses, par le faux système des impositions indirectes, dont l’insuffisance a forcé les emprunts d’État, l’établissement des Rentiers, l’encouragement du luxe, le dépérissement des dépenses de culture, les prohibitions du débouché des denrées, qu’un peuple pauvre croit être en droit de tenir au niveau des besoins de sa pauvreté. Elles sont épuisées, dis-je, dépeuplées, dépourvues des avances nécessaires pour se rétablir ; mais elles ne sont point exposées aux ravages des incursions barbares, civiles ou étrangères ; et si elles l’étaient, la Police des grains ne les en garantirait pas.
En cet état, écartons l’inconvénient résultant d’une mauvaise récolte, de tout ce que l’imagination échafaudée de ces grands mots, famine, disette, etc. y ajoute par l’exagération de la terreur. À peine une récolte est serrée, que l’autre se montre, et offre sa verdure à l’espoir. Ces récoltes se succèdent en mille genres différents, et indépendamment des genres, se font à des termes divers, selon les climats. Au midi, le bas printemps voit scier les premiers grains ; plus loin, c’est dans les premiers mois d’été, Juin, Juillet, Août ; et jusqu’en Octobre, nous voyons serrer les mêmes grains dans divers pays voisins les uns des autres par la mer. Les troupeaux, les fruits, les boissons, donnent en même tems divers autres genres d’espérance ; en même temps de toutes parts on sème, on ouvre de nouveaux guérets.
Ce serait donc à ces Entrepreneurs laborieux, qui confient à la terre toute leur fortune actuelle et toute leur espérance future ; ce serait, dis-je, aux Cultivateurs à trembler en exposant tout ce qui constitue et soutient leur existence, à l’intempérie et au hasard des saisons. Mais ils ne sont point rebutés par l’aspect des fléaux multipliés qui attaquent et détruisent tantôt une portion et tantôt une autre de leurs avances ; ils les exposent avec une confiance fondée sur l’expérience des âges, des tems, et de l’uniformité des grandes règles de la Nature. À bon droit admettent-ils cette favorable sécurité pétrie d’action et de résignation, puisqu’elle ne les trompa jamais en totalité.
En effet, dans les plus cruelles années et les plus rares, après le dur hiver de 1709, ceux qui ayant vu périr toutes leurs semailles eurent la force et le courage d’ouvrir sur-le-champ la terre, aussitôt que la saison voulut le permettre, et de semer des orges, retrouvèrent dans l’abondance provenant de ce seconde essai, l’indemnité de leur perte précédente. Il s’en fallut bien, en un mot, que le désastre de cette année cruelle et unique fut général ; et les malheurs qu’essuyèrent alors les peuples, tenaient plus à la langueur précédente, effet de la plus désastreuse et la plus générale des guerres, perpétuée jusqu’à l’excès de l’épuisement, que de la perte générale des récoltes. Et tandis que le Cultivateur se confie, lui et toute sa fortune, à la Providence du Ciel, vous, qui n’avez à sa témérité prétendue, d’autre intérêt que le prétendu droit d’inspection, vous voulez porter vos craintes plus loin qu’il ne porte sa prévoyance. Non, M., heureusement sa prévoyance est fondée sur l’expérience immanquable et toujours confirmée, seule règle sûre de nos jugements, et vos craintes le sont sur des hypothèses de spéculation. Mais vous les réalisez par vos précautions mêmes ; et ce que le Ciel favorable ne fit, ni ne fera jamais, à savoir, d’accabler la terre du poids d’une stérilité générale, vous le faites en refusant à votre terre les communications, et en barrant les avenues au secours en cas de malheur.
Cependant, me direz-vous, car vous me l’avez dit souvent, je ne saurais m’empêcher de tenir pour les magasins. Les plus grands exemples appuient mon opinion, quand même le raisonnement lui serait entièrement contraire. L’Écriture nous apprend que Joseph sauva par là l’Égypte et les contrées circonvoisines ; et les Chinois, dont les Économistes ont tant vanté le Gouvernement et la Police, font néanmoins des magasins immenses, où est renfermée une partie du produit des impôts payés, en nature par le Cultivateur.
Vous le savez, M., vos deux exemples ne m’ont point étonné, parce que nous tenons aux principes et à l’évidence et non pas aux autorités, et je n’avais garde d’omettre cet article dans une réponse que je n’ai aussi énormément étendue, que pour y consigner tout ce que j’ai à dire, sur tant d’objections rebattues, afin d’y pouvoir renvoyer, et de n’être plus impatienté de questions et de redites.
L’exemple de Joseph consigné dans des livres auxquels nous devons notre vénération, tient à des dons surnaturels par lesquels Dieu avait fait d’un Prophète un Ministre, et d’un Ministre un Prophète. Cet article ne peut être dans l’ordre des événements qui sont du ressort de nos spéculations. Quant à la partie de cet événement qui peut être dans l’ordre naturel, pour frapper de sept années de stérilité l’Égypte chargée dans ses anciens tems d’une population innombrable, il ne fallait qu’une diminution des eaux du Nil, et il s’en faut bien que ce climat uniforme offre les mêmes ressources de productions et de sol variés que nous présente notre Europe. Considérez l’Égypte et sa position : assurément dans les âges des Rois pasteurs, et jusqu’au temps des Ptolémée, elle ne s’est point adonnée à la navigation. Cela posé, l’Égypte, aujourd’hui (si l’homme le voulait) le centre du monde et des communications, était alors un pays presqu’entièrement isolé, entouré de mers, de sables arides, de barrières inabordables, des cataractes du Nil, et ne tenant, pour ainsi dire, au reste du monde cultivé que par une langue de terre. En cet état, chargée d’une population innombrable, conduite par une admirable police, et usant d’une richesse immense, ainsi que nous le démontrent ses travaux publics et ses délires même si prodigieux, ses Administrateurs pouvaient et devaient prévoir les années stériles, puisque le thermomètre seul de la hauteur des débordements les annonçait d’avance à toute la Nation. Ils pouvaient et devaient alors tâcher de maintenir le niveau par des magasins, puisqu’ils n’avoient que cette ressource.
Pour ce qui est de prévoir sept années de suite de basses eaux, je vous le répète, ce fut un don de prophétie, et il nous est donné pour tel. Mais ce don ne nous est pas du tout nécessaire, parce que nous ne saurions être exposés aux mêmes inconvénients. Et de ce que l’Écriture étend le ravage de ce fléau beaucoup au delà de l’Égypte, et de ce que les hordes de Pasteurs des contrées éloignées furent obligées de venir chercher du blé à ses magasins, n’allez pas en conclure que la disette fut générale ; car enfin les Nations subsistèrent et n’eurent pas le privilège des envoyés de Jacob. Mais il est plus que vraisemblable que la perte des récoltes d’une contrée telle que l’Égypte, épuisa de grains tous les pays auxquels ce Peuple innombrable put recourir, avant de subir la loi si dure en apparence qu’on leur prescrivait aux magasins royaux. Car il n’est point dit que Joseph fit faire des distributions gratuites, ni même qu’il donnât les blés au-dessous du prix d’achat. Il est expressément marqué qu’il fit céder et engager tous les bestiaux et toutes les richesses mobiliaires, et ensuite la propriété des terres ; et que, la calamité étant passée, il rendit le tout aux Propriétaires, au moyen d’un contrat général et social, portant consentement et soumission à l’impôt territorial. Oh ! je vous avoue que c’est le cas de demander à Dieu le don de prophétie, si les Nations voulaient me reconnaître pour Prophète, c’est là le Paradis terrestre que je leur annoncerais.
Quoi qu’il en soit, l’exemple de l’Égypte ne nous est pas plus propre que celui de Joseph ne l’est à nos Administrateurs. Daignez n’en rien conclure pour notre conduite actuelle, et me suivre dans l’examen de l’autre exemple que vous me citez.
La Chine, dites-vous, fait des magasins immenses, et les Économistes l’ont vantée dans tous les détails de son Gouvernement. Il me semble qu’ils vous ont dit qu’un Gouvernement fondé sur l’estime et le soutien de l’Agriculture, avant tout, sur l’instruction générale et continuelle, présentée comme l’obligation principale des Magistrats, sur le principe de regarder la Nation entière comme une seule et même famille, soumise à un chef également absolu, et observateur des rites, des usages et des lois, sous peine du scandale général de la Nation ; que ce Gouvernement, dis-je, était le plus heureux et le plus stable qui fût et qui eût jamais été dans l’univers : et les faits, les annales, la durée, la population innombrable et les chefs-d’œuvre d’industrie de ce Peuple pour la cultivation et les communications, vous ont dit la même chose. Mais les Économistes vous ont dit aussi que cette Nation, quoique la plus sage et la plus éclairée de toutes dans la science de la vraie politique, n’avait pas, à beaucoup près, pénétré, établi et consacré dans sa police la totalité et l’ensemble des Lois augustes de l’ordre naturel. Ils ont reconnu que la polygamie en usage dans ces contrées, quelques droits et douanes, germes d’impôts indirects, et surtout le mépris pour les étrangers et la défense de toute communication avec eux, étaient des points entièrement contradictoires aux principes de la prospérité humaine et aux Lois de l’ordre naturel.
C’est principalement ce dernier point de police erronée qui peut rendre nécessaires aux Chinois des arrangements inutiles et par conséquent nuisibles parmi nous ; qui peut les leur rendre nécessaires, dis-je, parce qu’il n’y a point d’erreur de principes qui n’entraîne des conséquences hors de raison. Considérez maintenant la Chine, son étendue, sa situation, et voyez si ces données naturelles et factices ont aucune ressemblance avec notre position.
La Chine, qui renferme des contrées sous le dix-neuvième degré et d’autres sous le soixantième, comprend autant et peut être plus d’étendue que notre Europe. Elle confine presque de tous côtés à des Peuples barbares, et par conséquent brigands et militaires, qu’elle a dédaigné de civiliser et dont elle a craint de tout tems l’approche et les invasions ; ou à la mer, dont elle n’a jamais tâché de s’ouvrir les routes par le perfectionnement de la navigation, redoutant la communication avec les Peuples qui ont su parvenir jusqu’à elle par cette voie. Ce double préjugé la tient comme ensevelie et emprisonnée dans son continent ; et en cet état, elle ne peut attendre de secours que d’elle-même. Cette position isolée a-t-elle quelque chose de commun avec celle des différents États de l’Europe, et de l’Europe même prise dans sa totalité, si l’on veut. Ici les mers sont aussi libres et plus connues que les terres. La traite en Afrique n’est qu’un voyage sur un bassin. La navigation est partout favorisée, partout familière ; et au moyen de l’abolition de ces absurdes prohibitions et de l’oubli de ces prestiges de Commerce national et étranger, toutes les contrées de l’univers nous seront également ouvertes et voisines.
Ce sont les communications intérieures, facilitées à la Chine par tant d’admirables travaux ; ce sont ces communications qui nous manquent ; et indépendamment d’une multitude de barrières politiques dont l’aurore de la lumière nous promet de délivrer nos neveux, il restera encore une infinité de barrières physiques, matières de travail et pour nous et pour eux ; la Nature qui les a élevées, nous a prodigué d’un autre côté des moyens de les tourner à notre utilité, que n’ont pas les autres contrées.
Nous avons dans le continent de l’Europe plus de montagnes, réservoirs naturels des eaux, barrières propres à varier les influences des saisons. Ici sont les à-dos, là les pâturages, plus bas les plaines, plus loin les terrains gras et d’alluvion. Les fleuves, les rivières et les ruisseaux y sortent de toutes parts, Tous les dons de la Nature s’offrent à notre industrie, habile à les tourner à notre utilité. Tous ces trésors sont encore bruts et épars sous nos mains ; mais, hélas ! en quittant l’attitude de la conquête, nous avons pris celle de la fiscalité. L’un de ces gestes prend l’ombre pour le corps ; l’autre force le corps à devenir ombre : ni l’un ni l’autre ne permettent à l’industrie d’avoir son véritable emploi.
Dans tout ceci, nous n’avons certainement rien de commun avec la Chine : nous lui ressemblons aussi peu par les côtés qui lui sont avantageux. Figurez-vous ce vaste Empire réuni sous un même corps de rites et de lois, n’ayant presqu’aucun autre usage à faire de l’impôt immense adopté par tous les hommes et payé également par toutes les terres de l’État ; que le maintien de la police intérieure et l’entretien des travaux publics, les premières dépenses de ces travaux, faites depuis une longue suite de siècles, et l’industrie du Public et des Particuliers en tout genre relatif à la multiplication des subsistances, n’ayant rien laissé à faire ni à imaginer. Oh ! si nous en étions à ce point, peut-être pourrions-nous alors mettre en question, si le superflu d’un grand État ne pourrait pas, en tems opportun, être employé à profit à des magasins, gages et témoins de la munificence d’un grand Prince. Je ne pense pas néanmoins que c’en dût être là l’emploi ; et l’exposition de mes raisons à cet égard va m’amener à la quatrième des objections que j’avais à vous faire.
4° On n’est à peu près convenu en saine politique, que thésauriser était une mauvaise opération de Gouvernement.
1° Parce que les revenus publics ayant tous une destination qui est l’utilité publique, et les revenus présents ayant pour objet l’utilité présente, c’est manquer à celle-ci en faveur de l’utilité future qui n’est pas dans notre main, que d’épargner et mettre en réserve une portion des revenus public.
2° C’est que l’État n’étant autre chose qu’une somme totale de fortunes particulière, la vraie manière d’enrichir l’État est de grossir les fortunes particulières, pourvu que ce ne soit pas aux dépens les unes des autres. C’est le sentiment de cette vérité qui assura dans tous les âges une approbation si générale à ce mot d’un très grand Prince,
J’ai confié mes richesses à mes sujets.
3° C’est que celui qui fait les épargnes n’est jamais celui qui en fait l’emploi, au moyen de quoi le régime du jour tourne en excès pour le lendemain.
4° C’est que le revenu public est une portion du revenu général et la plus forte de toutes. Tout revenu qui n’est point dépensé ne saurait être renouvelé, puisqu’il est refusé à la consommation, dont la mesure est celle de la reproduction. Ainsi donc un Souverain s’appauvrit de revenus en s’enrichissant de trésors accumulés.
5° C’est que ce trésor ne saurait avoir d’objet ; qu’une dépense extraordinaire est le plus grand inconvénient qu’ait à craindre un État ; que toute la prévoyance politique consiste à prévenir cet inconvénient, et non à le faire naître ; que les dépenses de ce genre, que des dérangements imprévus rendent inévitables, doivent être faites en corps d’État et par toutes les forces réunies, sorte d’effort auprès duquel la fonte et l’écoulement du trésor le plus considérable n’est qu’une explosion passagère et ruineuse par son peu de durée et sa rapidité, et par la raison qui fait qu’un torrent ravage et n’arrose pas.
Ces raisons et beaucoup d’autres qui naissent de ces points principaux, ont fait rejeter, en saine politique, l’opinion de l’avantage d’un trésor public. Maintenant permettez-moi de rapporter à la denrée ce que nous venons de conclure de l’argent. Vous le savez, le blé ne sort de la terre que pour devenir argent dans les mains du Cultivateur ; et si cette faculté lui est refusée, bientôt la terre n’en produira plus. Ainsi donc, en emmagasinant du blé, vous entassez de l’argent. Voyons maintenant si ce changement de nature change quelque chose aux inconvénients ci-dessus.
1° Il me semble que votre blé d’aujourd’hui étant destiné à nourrir des hommes aujourd’hui, vous frustrez quelques Consommateurs par votre épargne actuelle ; et comme toute consommation est d’habitude, la privation, du jour rogne l’aile à la demande du lendemain.
2° Dans l’ordre de votre sollicitude, ce sont les dernières classes de besoins que vous vous préparez à secourir. Pourquoi donc donnez-vous la préférence à ceux de demain sur ceux d’aujourd’hui ? Si la denrée est plus abondante cette année, plus de gens y participeront, quand vous laisserez un libre cours aux ventes et aux achats ; et la quantité suppléant à la qualité des consommateurs, l’abondance des ventes à la plus value de la chose vendue, la fortune des vendeurs se soutiendra, et celle des acheteurs s’étendra. C’est le seul moyen d’accroître et d’assurer la fortune publique.
3° Au lieu de cela, quand vous ouvrirez vos greniers, vous ferez participer à la dépense, des classes qui n’y pouvaient être admises par l’ordre naturel du moment, toujours balancé, quand il est libre, par celui qui l’a précédé et par celui qui lui succède : et cette consommation passagère, qui n’a ni racine ni pivot, ne fera que déranger l’ordre des dépenses habituelle, et disposer au désespoir futur ceux que vous préparez gratuitement à la privation future.
4° Pendant le temps où vous faites vos réserves, vos achats induisent la culture à erreur, et ils tromperont un jour son attente, car le blé ne peut se reproduire qu’autant qu’il est consommé. Entasser n’est pas consommer. La vente apparente que fait aujourd’hui le Cultivateur, tournera un jour en non-valeur réelle pour lui ; et par ce moyen vous perdrez un jour en revenu, ce que vous mettez aujourd’hui en masse.
5° Vos magasins enfin n’ont pour objet qu’un temps de famine. Tout l’objet d’un bon Gouvernement ne doit être que de la prévenir, et non de se préparer à supporter ce fléau plus fort que toutes nos précautions. Le seul moyen de le prévenir, c’est de se ranger à l’exacte obéissance aux lois suprêmes de l’ordre naturel, et de forcer à cette obéissance tout ce qui vit sous son empire. Cette loi ne prescrit, quant à cet objet, ainsi que pour tout autre objet politique, que la plus entière et la plus absolue liberté de tous les genres, et tout est dit : et tout ce qu’on dit en-deçà ou en-delà n’est qu’erreur, illusion, prestige, qui conduit à substituer la prudence humaine à la Providence divine, nos petites injonctions à la grande Loi de la Nature, notre infortune à notre prospérité.
Voilà, M., ce que j’avais à vous dire sur les magasins publics. J’ai fort étendu cette question, ainsi que toutes les autres. Mais j’avais à justifier auprès de vous mon impatience passée et future, alors qu’on me presse de questions faites à bâtons rompus sur une matière si intéressante et si rebattue. J’avais peut-être à justifier aussi la science économique du reproche d’affectation d’être science d’État. L’article des blés est certainement un point important ; mais c’est celui de tous qui semble le plus trivial, et qui certainement importe autant aux petits qu’aux grands. Vous voyez néanmoins que tout homme qui voudra porter la main, à bonne intention, sur cette touche si délicate, sans avoir préalablement envisagé l’effet de son intervention sous tous les points de vue politiques les plus étendus, est comme assuré d’armer involontairement d’un glaive meurtrier la main secourable qu’il prétendait tendre à ses frères. Il en est de même de tous les actes de Police et de Juridiction quelconque dans la Société. Et qui, d’entre nous, n’est pas revêtu d’une portion d’autorité quelconque, ne fût-ce que sur sa propre dépense et sur les actes les plus oiseux émanés de sa volonté et relatifs à l’emploi de son temps ?
Heureusement la science d’État n’est en aucune manière un secret pour qui que ce soit. Si c’est une science que la connaissance des moyens tendants à la prospérité publique, ce n’est que la science et la connaissance des moyens qui opèrent à nos yeux la prospérité de notre frère et de notre voisin. Oui, M., il n’en est point d’autre que le peu libre et plein des ressorts de la Nature et le respect inviolable des Lois de l’ordre naturel. Ces Lois n’exigent des hommes que la recherche de leurs avantages propres, par toutes les voies qui ne lèsent point l’intérêt du tiers. Ces Lois n’ordonnent à la Société que le respect et la garantie de toutes les propriétés personnelles, mobiliaires et foncières qui sont sous la bannières de l’État ; et si la prudence de ses chefs croit devoir s’étendre au-dehors, comme il est bien difficile que la sollicitude pastorale ne s’étende sur les dépaîtres voisins du pâturage destiné à son troupeau, ces mêmes Lois lui défendent de porter au-dehors un autre esprit, ni d’autres mesures que celle qui doivent gouverner au-dedans. Voilà toute la politique, la voilà toute entière ; et quiconque veut y trouver d’autre finesse et d’autres intérêts, y employer d’autres moyens, est un loup caché sous l’habit de Berger, qui déguise sous des sons apprêtés les hurlements de son ignorance ou de son intérêt particulier.
Il ne me reste plus à répondre qu’à votre dernière question ; et la réponse sera courte.
13° Quelles sont les précautions qu’on peut prendre ? Aucune. Quelle est la police qu’on peut établir ? Aucune, du moins quant à cet objet, si ce n’est la pleine et entière liberté de tous les Commerces quelconques et surtout de celui des blés ; si ce n’est la protection la plus immédiate et la plus sévère accordée à tous les Marchands de blé, tant en gros qu’en détail, tant en corps de compagnie qu’en particulier et dans toutes les subdivisions du regrat : protection consistant uniquement à leur laisser une pleine liberté d’acheter et de vendre ; à rendre responsables de leur sûreté tous les Officiers quelconques, de quelque état qu’ils soient, et cela sans aucune exception, et de manière que pour aucune cause, quelque privilégiée qu’elle puisse être, par exemple, pour approvisionnement de la Cour, de la Capitale, des armées, d’une place assiégée, etc., il ne soit jamais permis de forcer le Marchand de dénouer son sac, fût-ce pour le payer au poids de l’or et au milieu même de la famine, s’il était possible qu’il y en eût sous un tel régime.
Voilà tout le texte et toutes les clauses de la Loi de l’État à cet égard. Elle est naturelle, elle est simple, elle est fondée sur tous les principes visibles et palpables, autant que sur les raisonnements les plus étudiés. Mais elle est nécessaire, elle est indispensable, surtout chez des Nation où l’attentat des prohibitions est devenu habituel, où cette habitude a accoutumé les Chefs à se croire les dispensateurs de la portion la plus sacrée du bien d’autrui, et le Peuple à cette clameur atroce et fatale aux enfants de nos enfants, Tolle & crucifige.
Pardon, M., de cette énorme Lettre, la plus longue que j’aie écrite de ma vie, et c’est beaucoup dire. Pardon encore, si le zèle que mes amis trop tendres, et peut-être les hommes durs, trouvent trop ardent, m’a emporté en quelques endroits. Je ne suis plus dans l’âge où nos sentiments ont une vertu communicative ; et si je le regrette en quelque chose, cet avantage méconnu comme tous les autres lorsqu’on en jouit, c’est quand mon zèle pour le bien de l’humanité s’enflamme et se répand au-dehors. Mais ce que la froideur de l’âge me refuse, la Nature bienfaisante vous l’a accordé. Votre bon esprit, votre cœur sensible et compatissant, votre âme patriotique et généreuse feront à cet égard les avances ; et ceux qui ont et qui auront à l’avenir confiance en vous en profiteront. Mais permettez que désormais je vous fasse d’autre réponse, ainsi qu’à tous ceux qui pourront me lire, que prenez et lisez. Mais j’ai lu et je voudrais … relisez. C’est de vos principes mêmes que je parts … relisez encore. Je ne suis pas présomptueux ; je crains et je dédaigne de l’être ; mais tout est dit, tout est vu ; et du cèdre jusqu’à l’hysope. Dieu a mis les principes et les résultats de la science sous les yeux et dans la main des plus petits.
J’ai l’honneur d’être, etc.
FIN
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[1] Voyez ci-dessous, p. 33.
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