Dans ces onze lettres retrouvées dans les archives personnelles de Michel Chevalier, Henri Baudrillart, son suppléant au Collège de France, collaborateur au Journal des Débats et rédacteur en chef du Journal des Économistes, discute des affaires économiques et politiques du temps, et présente ses différentes publications. Dans l’atmosphère comprimante du Second empire, le journalisme n’est pas une sinécure ; au milieu de l’ignorance et des préjugés, répandre les principes du libéralisme et de l’économie politique n’est pas non plus sans difficulté : ces documents nouveaux en témoignent.
Lettres d’Henri Baudrillart à Michel Chevalier
[Archives du château de Cazilhac dans l’Hérault.]
I. Lettre d’Henri Baudrillart à Michel Chevalier, 18 octobre 1856
Mon cher maître,
Vous me faites part d’excellentes remarques et vous me donnez d’excellents avis dont je compte profiter. Je suis aussi très convaincu que l’économie politique pratique, tant sous l’empire des circonstances actuelles peu favorables à la discussion politique qu’au nom des nécessités les plus pressantes de notre temps est en grande partie l’avenir du journalisme. Toutes les questions m’intéressent, quand je m’y mets, les questions philosophiques plus naturellement que d’autres peut-être, mais non pas seules, il s’en faut. Seulement, quand comme moi on vit éloigné de tout ce qui s’appelle affaires, il faut déployer des efforts bien énergiques pour prendre possession par l’esprit de ce domaine si étendu et un peu aride de l’économie politique pratique. Vos utiles conseils m’aideront à vaincre plus complètement ces difficultés en me faisant profiter de votre vieille et précieuse expérience.
Voici ce matin dans le journal qu’on m’apporte à l’instant même une décision du gouvernement qui causera plus que de l’humeur et qui me chiffonne singulièrement. Le gouvernement remet au 1er janvier 1861 la levée des prohibitions. Comme économiste, je gémis de la mesure, et comme journaliste je la trouve des plus gênantes et des plus inopportunes. Voici la discussion à peu près tuée sur ce sujet de la façon la plus inopinée. Maintenant qu’il est bien convenu que l’industrie doit se préparer pendant plus de quatre ans à voir les droits protecteurs remplacer les prohibitions absolues, la question reçoit une sorte de solution provisoire qui nous coupe la parole jusqu’au moment où, ce nouveau régime étant établi, nous travaillerons à de nouvelles réformes en demandant des abaissements de droits. C’est avoir bien du guignon au moment où l’on vient de tailler sa plume et de la tremper dans l’encre que de se la voir ôter des mains à l’improviste. C’est très sincèrement que je me demande ce que je vais avoir à dire au Journal des Débats. Cette question de la liberté commerciale est en somme celle que je possède le mieux, et c’est de beaucoup la plus étendue et la plus féconde. La question de l’or est infiniment plus limitée. En deux ou trois articles vous me paraissez avoir épuisé tous les aspects du sujet offrant un intérêt pratique. Que dire donc, la discussion politique étant interdite et la discussion économique la plus importante du jour étant suspendue ? Cette espèce de coup subit m’étourdit extrêmement, je vous l’avoue ; c’est se casser le nez au premier pas, quand on croyait avoir cent lieues à faire.
Quand je dis que la discussion sur la liberté commerciale se trouve supprimée, en très grande partie pour le moins, je ne dis pas encore assez, mon cher maître. Savez-vous que M. de Sacy a été mandé à la police et y a reçu l’ordre de ne pas parler dans le Journal des Débats de la crise actuelle ? Le même ordre a été intimé à tous les journaux. Avec cela répandez donc des lumières !
Je laisse pour le moment toutes ces choses sur lesquelles j’aurai beaucoup à causer avec vous à votre retour prochain je le pense. Vous m’avez au sujet de mon mariage donné de trop réelles preuves de votre amitié pour que je ne vous dise pas que les espérances de bonheur intérieur que j’en avais conçues ont tenu parole. Ma vie s’est assise enfin beaucoup mieux que par le passé, et, sauf l’agri non ita magnus, il n’y manque rien. J’espère ou pour mieux dire je suis sûr que cette vie d’intérieur qui est pour beaucoup l’écueil du travail et de toute activité intellectuelle aura pour moi des effets contraires, et il le faut bien puisqu’indépendamment de la vieille habitude que j’en ai prise, tout est pour moi à gagner à la pointe de la plume.
À bientôt, je l’espère, mon cher maître. N’accusez que le prote de m’avoir fait rétablir au lieu d’établir la fabrication des toiles peintes à Rouen à l’époque dont il est question dans mon article, et veuillez agréer l’assurance de tout mon dévouement.
Henri Baudrillart.
II. Lettre d’Henri Baudrillart à Michel Chevalier, 28 octobre 1856
Mon cher maître,
J’ai reçu hier votre lettre au sujet de votre article sur les chemins de fer. J’irai aujourd’hui au journal demander que cet article que j’ai lu il y a assez longtemps déjà vous soit envoyé immédiatement à Lodève.
Le Corps législatif s’est-il occupé cette année de la révision de la loi sur les brevets de 1844 ? Ou doit-il s’en occuper seulement dans la session prochaine ? Veuillez être assez bon pour m’écrire un simple mot là-dessus afin que selon le cas je donne à l’article que je veux faire tel ou tel caractère et que, s’il en a été question, je fasse les recherches convenables.
Ce n’est pas seulement dans la question commerciale que le gouvernement me paraît filer un assez mauvais coton économique. Le rapport du ministre des finances ne se fait-il pas l’écho de Soizat en matière d’affinage ? Ne parle-t-il pas de ressusciter d’anciennes ordonnances dignes du Moyen-âge ?
Je fais en ce moment un article sur le Congrès douanier de Bruxelles, article que l’insuffisance des documents ne m’a pas permis de faire plus tôt. Notre ami J. Garnier vient de publier dans le Journal des Économistes un compte-rendu détaillé avec la reproduction des discours qui me sera fort utile. Je compte remettre l’article après-demain.
Mon Manuel m’occupe beaucoup. Tout cet été a été perdu. Depuis que mon cours est fini, et pendant mon cours, je n’avais pu avancer la besogne autant que j’aurais voulu. Je ne pense pas avoir achevé mon ouvrage avant la fin de janvier ; car ce n’est pas un simple remaniement de ce que j’avais envoyé à l’Académie, c’est tout un nouveau livre. Nouveau aussi je le crois par la forme. J. St Mill, F. Bastiat, vos écrits sont mes principaux inspirateurs. J’y combats fort au chapitre de la production les idées de M. Dunoyer tendant à donner à l’économie politique une étendue presque illimitée et je la distingue aussi rigoureusement que possible des domaines environnants. Il me semble que par l’unité du point de départ — le travail — et par la méthode d’exposition j’aurai fait quelque chose pour simplifier la science beaucoup trop surchargée selon moi de classifications, catégories, subdivisions arbitraires dans la plupart des traités généraux à commencer par J.-B. Say et à finir par Garnier. Rossi lui-même ne me paraît pas exempt de cette scolastique qu’il est facile d’éviter pourtant quand on possède quelques principes féconds auxquels tout vient se rattacher sans effort. — Mais nous avons le temps de parler de cela.
Vous serez, à ce que j’apprends avec grand plaisir, bientôt de retour et j’en suis d’autant plus heureux que j’aurai beaucoup à vous consulter sur les articles que je pourrai faire au Journal des Débats. J’espère encore qu’il y aura moyen de revenir assez fréquemment sur cette question de la liberté du commerce, quoique la mesure ajournant au 1er juillet 1861 le retrait des prohibitions soit bien fatale à la discussion.
Veuillez, mon cher maître, présenter mes respects à Mme Michel Chevalier et agréer l’assurance de mes sentiments les plus dévoués.
Henri Baudrillart
III. Lettre d’Henri Baudrillart à Michel Chevalier, 23 novembre 1856
Mon cher maître,
J’ai remis mon second article sur Colbert ; mais, en traitant de ses deux tarifs je ne fais qu’indiquer sans la poursuivre à fond la comparaison avec les tarifs suivants, bien que je me suis aidé pour cette indication d’ailleurs précise de votre chapitre sur l’Histoire du tarif et des recherches de M. Toubleau. Je pourrais faire des vues et des faits que vous avez mis dans ce chapitre un usage plus étendu si je traitais de l’histoire du système en France de M. Pierre Clément. Avez-vous parlé de ce livre dans le Journal des Débats ? Je n’en ai pas souvenir. Veuillez être assez bon pour me le faire savoir.
Vous avez bien raison d’appeler exactions les mesures de Colbert contre les rentiers ; je n’ai aucunement entendu les approuver et les mots de moyens révolutionnaires et de véritables coups d’état que j’emploie s’y appliquent dans ma pensée. Ce qui m’a empêché de les improuver nettement, c’est que dans la pensée de Colbert cette espèce de banqueroute partielle était nécessaire pour éviter une banqueroute générale. Tout injustifiable que nous paraisse cette mesure au point de vue du droit, Colbert s’appuyait sur des précédents et ne trouvait dans les mœurs du temps rien qui fît obstacle. Bien plus, la mesure était fort applaudie par le public, les rentiers exceptés bien entendu.
Je serais fort heureux que vous pussiez mettre quelques lignes en tête ou à la suite du rapport de Mimerel. Ou vous les signeriez, ou je les signerais, à votre choix. Je suis maintenant plus que jamais accablé de travail. Mon cours va reprendre. J’ai ma leçon d’ouverture à écrire. Tout mon mois de décembre va être en outre pris par l’achèvement d’un mémoire qui a tourné au livre sur les rapports de la morale et de l’économie politique. Je crois que cet ouvrage aura, par la manière approfondie dont je suis arrivé à le traiter, une véritable importance. C’est pour le 31 décembre que le travail doit être remis à la section de morale. Cela fait, et le Manuel terminé, je pourrai plus exclusivement me livrer au journal ; car j’aurai alors un bagage assez solide ; ces deux ouvrages, mon Jean Bodin, sans compter diverses études, les unes et la plupart même imprimées déjà, les autres manuscrites, sur différents sujets de philosophie et d’économie politique, que je compte réunir en deux volumes.
Je désire aller vous voir prochainement, et aussitôt que Mme Chevalier sera de retour, lui offrir mes respects et lui présenter ma femme. En attendant que j’aille causer avec vous, ne pourriez-vous m’envoyer le rapport de Mimerel, afin que je le fasse composer ?
Je viens d’être obligé de renvoyer un article à Cherbuliez. Ce brave Cherbuliez ne se met-il pas à blâmer ce qu’il appelle la railwaymanie, et à prédire qu’infailliblement les chemins de fer amèneront le despotisme sur toute la face du monde ?
Veuillez croire, mon cher maître, à tous mes sentiments les plus dévoués.
Henri Baudrillart
IV. Lettre d’Henri Baudrillart à Michel Chevalier, 6 juillet 1858
Mon cher maître,
J’arrive de Suisse à l’instant et je me hâte de répondre à votre lettre qui devance celle que je me proposais de vous écrire. Le lendemain du jour où mon cours finissait, le 25 ou le 26 juin, je recevais l’offre d’aller inaugurer le chemin de fer de Saint Gall à Coire. J’ai accepté bien entendu, et d’ici à quelques jours je publierai dans les Débats le compte-rendu de cette inauguration véritablement curieuse, et qui l’était pour moi d’autant plus que je n’avais pas encore assisté à ce genre de cérémonie. Il y a là-bas un patriotisme qui fait plaisir à voir, en dépit des excès de l’esprit de localité qui ne s’est que trop donné carrière dans cette affaire des chemins de fer suisses. Ce jour-là il est bien entendu que tout était à l’effusion, à la fraternité suisse d’abord, ensuite européenne et cosmopolite. C’était le sentiment qui éclatait à travers l’allemand, le français et l’italien des orateurs qui s’étaient donné rendez-vous dans le canton des Grisons. Ces gens-là sont évidemment plus gais et plus heureux qu’on ne l’est ici, même les jours d’inauguration ; ils sont fiers d’être nés où ils sont nés ; c’est pourquoi je leur pardonne volontiers la vantardise cantonale et nationale qui coule à pleins bords dans de pareilles occasions. Puissent-ils rester longtemps convaincus qu’il n’y a rien de plus glorieux et de plus heureux au monde que d’être nés à Coire ! Le pays d’ailleurs est assez beau et paraît assez prospère pour que les étrangers conçoivent aisément cet énergique attachement de ceux qui l’habitent et qui y ont leurs racines.
Votre lettre m’a fait un grand plaisir, en ce qu’elle confirme pleinement les nouvelles que j’avais de vous par Roulleaux et par d’autres. Il me semble que le mieux est maintenant très voisin du bien. — Je ferai les deux articles que vous me recommandez ; mais je crois en vérité qu’il suffit de donner quelques lignes à ces pâtissiers ! Je veux dire que c’est sur les doigts qu’il faut les leur donner. J’ai aussi plusieurs engagements de compte-rendus qui m’ont été demandés assez instamment par quelques-uns de nos collègues de la société. À ce propos, je dois vous dire que le Journal des Économistes publiera le plus prochainement possible l’article de Fontenay sur votre Cours. Je n’ai plus entendu parler de C. Fleury.
À partir du 15 juillet commencera mon remplacement de mon beau-père au Journal. Le 15 août je partirai pour Forges (Seine inférieure) où ma femme doit prendre les eaux. Elle n’est malheureusement pas rétablie, c’est le sang qu’il s’agit de refaire autant que possible.
Mes respects, je vous prie, à Mme M. Chevalier.
Votre affectionné et dévoué.
H. Baudrillart.
J’oubliais de vous dire que l’Académie française vient dans une de ses dernières séances de couronner mon Manuel d’économie politique et de le mettre en tête du concours comme elle avait fait pour mon Bodin. Le prix est également de 2500 francs.
V. Lettre d’Henri Baudrillart à Michel Chevalier, 25 juillet 1858
Mon cher maître,
Je vous remercie de m’avoir écrit de Kissingen. Je vous croyais en Franconie, ou plutôt je pensais que votre voyage devait avoir lieu à une époque un peu plus reculée. Vous ne me dites pas l’effet de ce traitement sur votre santé. Sans doute il était encore trop nouveau. J’espère que vous y trouverez le rétablissement définitif de votre santé. Je profite de mon mois de suppléance au journal pour m’en occuper un peu plus activement, c’est-à-dire pour écrire davantage. J’ai remis mon article sur les pâtissiers, et j’en ai d’autres sur le métier, un sur la nécessité de supprimer définitivement l’échelle mobile à propos d’une petite brochure d’un M. Félix Germain, un sur le système métrique en Angleterre. L’affaire des pâtissiers est en effet plus sérieuse que je n’avais été tenté de le croire au premier abord. J’ai pu m’en convaincre à la lecture de leur pétition, aussitôt que j’ai pu me la procurer. Ils citent un précédent fâcheux à notre point de vue, celui du vœu émis en leur faveur par la commission municipale il y a peu d’années et des rapports de commission à la Chambre des députés qui leur sont également favorables. J’ai grand peur qu’on ne donne raison à leur prétention qui s’appuie sur ce sophisme (je m’attache à démontrer dans mon article que ce n’est qu’un sophisme en effet) que les boulangers ne peuvent faire de gâteaux puisque eux pâtissiers ne peuvent faire de pain. Combien de gens ne manquent pas, comme MM. de Vatry, Victor Foucher, et autres, de s’écrier : C’est la raison même !
Je veux d’autant plus écrire ce mois-ci, j’entends jusqu’au 20 août, pour le Journal, que je compte ensuite et pendant deux ou trois mois m’occuper presque uniquement de la révision, refonte et complet remaniement de mon Mémoire sur les rapports de la morale et de l’économie politique. Je voudrais en faire un volume qui fût une sorte de philosophie de l’économie politique. J’ai bien des choses à développer que je n’ai fait qu’indiquer et un ordre plus satisfaisant à y introduire. Je ne considère mon mémoire envoyé à l’Académie que comme une esquisse. Plus je vais, plus je m’aperçois qu’il faut être explicite sur les points que j’indiquais à peine, les croyant trop connus. En vérité rien n’est connu. Rien n’est pleinement ni universellement adopté. Ce qui est lieu commun pour les gens de science est encore paradoxe pour la grande masse, et ce que je croyais lieu commun de morale est paradoxe et erreur pour M. Dunoyer. Tout est à prouver.
Je sais que vous reprenez votre travail sur l’or pour en faire un volume. J’en attends l’apparition. Il y aura là une occasion de revenir dans les Débats sur cette question. Si seulement Fleury ne s’occupe pas de votre volume sur la Monnaie, je suis à votre disposition.
L’article de M. Jean Dollfus sur le régime des prohibitions lui a été envoyé en épreuves ; nous en attendons le retour.
Mon beau-père va assez bien. Il est content de ses eaux et des articles qui pleuvent à propos de son livre, et tous plus flatteurs les uns que les autres, dans les journaux les plus opposés d’opinion.
Vous me parlez de mon Manuel et de son succès à l’Académie. Je le dois en grande partie à M. de Broglie qui l’a très vigoureusement soutenu. Lui et Cousin voulaient lui faire donner 3 000 fr. et ne pas admettre l’ex æquo avec M. de Melun. Cela n’a échoué que d’une voix, mon beau-père n’ayant pas voté par délicatesse. J’en sais d’autant plus de gré à M. de Broglie que je ne l’ai jamais vu. Un suffrage aussi sur lequel je ne comptais guère est celui de Dupin aîné.
Croyez-moi votre bien dévoué.
Henri Baudrillart.
VI. Lettre d’Henri Baudrillart à Michel Chevalier, 14 août 1858
Mon cher maître,
Je suppose que vous êtes de retour à Lodève, votre saison d’eau ayant dû se terminer, et le Conseil général devant se rouvrir prochainement. Vous me feriez grand plaisir de me donner de vos nouvelles. Je serai moi-même parti dans huit jours pour Forges en Normandie. Mon beau-père reprend le 20 de ce mois ses fonctions. Les miennes touchent donc à leur fin. J’ai plusieurs articles qui paraîtront dans cette huitaine et j’en laisserai au moins deux avant de partir. J’aurais voulu y joindre une réponse à un article récent du Constitutionnel, répétant l’argument de circonstance que la crise donne raison aux prohibitions sur le coton. Les marchandises anglaises demeurant invendues sur le marché national, en refluant vers le nôtre, eussent, disent-ils, écrasé les prix et produit une crise de travail. Il est très stupide de répondre que la levée des prohibitions laissant subsister des droits très élevés dans le projet du gouvernement n’aurait pas eu cet effet. D’autres raisons d’une nature plus générale sur les rapports des crises avec les prohibitions peuvent être alléguées encore. Mais je crains que les chiffres ne me manquent un peu, et l’on ne peut répondre à cette catégorie d’adversaires que bardé de chiffres et cuirassé de faits. En outre, M. Jean Dollfus n’a-t-il pas l’intention de répondre lui-même ? La base nécessaire de l’argumentation suppose 1° les prix du coton au moment de la crise sur le marché en France pour les différentes qualités ; 2° les prix en Angleterre ; 3° les frais grevant le coton anglais pour arriver sur nos marchés et tout l’ensemble des causes qui pouvaient faire ici hausser ou baisser le prix dudit coton. C’est là-dessus que je crains de n’être pas assez serré. Tout le reste de l’argumentation de Burat me paraît peu embarrassant. Vous seriez à Paris, que je m’empresserais d’aller consulter votre vieille expérience pour que la réplique suive immédiatement la réponse de Burat. L’occasion de revenir là-dessus ne saurait d’ailleurs tarder. On me dit que Rouen s’agite fort et prépare un manifeste pour empêcher la levée des prohibitions d’avoir lieu.
Il y a bien aussi Coquille qui soutient comme excellente dans l’Univers la théorie de la balance du commerce. Mais faut-il tenir compte de Coquille et de ce qui lui passe par l’esprit ?
J’ai reçu deux députations des pâtissiers. Il est impossible d’être plus enfariné que je ne le suis, d’autant que pour ne pas rendre les boulangers trop fiers je crois que l’occasion échéant il y a lieu aussi de demander la liberté de cette industrie. Mes pâtissiers m’ont dit que les conseillers d’État dans lesquels ils mettent surtout leur espoir sont MM. Le Play et Victor Fouché. Ils comptent grandement sur M. Delangle. Ils auraient tort de compter sur les journaux. La Presse, les Débats et le Siècle se sont nettement prononcés contre eux ; il y aurait injustice à omettre le Charivari.
Veuillez m’écrire le plus tôt possible, mon cher maître, et me croire votre très dévoué.
Henri Baudrillart
P. S. Je recevrai à Forges les Débats et le vœu du Conseil général de l’Hérault, s’il y a vœu encore sur la question de la liberté commerciale ; je compte recevoir aussi le Constitutionnel. Vous aurez la bonté de m’y écrire ce qu’il y a à faire.
VII. Lettre d’Henri Baudrillart à Michel Chevalier, 16 septembre 1858
Mon cher maître,
Je reçois ce matin votre lettre à Forges où nous sommes encore pour une huitaine de jours. Je suis ravi que mon article vous ait fait plaisir. Ce n’est qu’un commentaire du très beau texte, je le dis sans compliment, du vœu émis par votre Conseil général et dont l’honneur vous revient. Si le texte est de nature à inspirer quelques bonnes réflexions, la sottise des protectionnistes ou leur extrême mauvaise foi n’est pas moins inspirante à sa manière. Ce que vous me dites de l’attitude de l’Ami de la religion et des articles de M. l’abbé Corbières me semble une bonne chose ; il est toujours bon d’avoir des accointances de ce côté-là. Malheureusement j’incline fort à considérer comme impossible en France un grand mouvement d’opinion publique dans le sens de la liberté commerciale. Le public est trop engourdi ou trop imbu de préjugés. Ce qu’il déteste le plus au monde, c’est qu’on le tire de son profond sommeil. Vous paraissez être de cet avis puisque c’est au moins autant au gouvernement qu’au public que vous adressez vos avis si puissamment motivés. Vous ne pourrez qu’être très satisfait des excellentes réflexions que fait Forcade dans la chronique de la Revue des Deux mondes au sujet de ce même vœu du Conseil général de l’Hérault.
J’ai envoyé hier même au journal mon article sur la brochure de James Yates. J’attends aussi la publication dans le Journal des Débats d’un compte-rendu d’un livre d’un M. Compagnon dont plusieurs journaux ont parlé et qui est assez dans la tendance Le Play. Savez-vous, mon cher maître, que votre collègue M. Le Play ne fait décidément pas beaucoup de bien à l’économie politique ? Le voici à la tête de la coalition des pâtissiers.
Sauf quelques articles, il m’est bien difficile de faire ici aucun travail sérieux et suivi. Nous sommes entassés dans quelques chambres assez petites de la manière la moins propice au recueillement. Forges n’est qu’un trou qui n’a d’agréable que ses bois ; c’est là que j’ai élu domicile pour une bonne partie de la journée. La seconde sœur de ma femme est avec nous et prend les eaux dont elle se trouve à merveille. Ma femme en éprouve du mieux, mais ce n’est pas encore très brillant. Elle apporte ici ce que beaucoup de femmes viennent y chercher, ce qui ne me réjouit guère, vu son état de santé, et sa grossesse est certainement une des causes de son malaise. Cependant somme toute les eaux et le séjour dans un endroit aussi salubre et bien aéré lui font du bien, et c’est ce qui nous détermine à rester encore au moins une semaine.
Je suis heureux d’apprendre que votre mieux se soutient ; tâchez de ne pas en abuser pour le travail. Mes salutations respectueuses je vous prie à Mme M. Chevalier.
Votre affectionné et dévoué,
Henri Baudrillart
VIII. Lettre d’Henri Baudrillart à Michel Chevalier, 18 octobre 1858
Mon cher maître,
Je suis arrivé de Dieppe il y a peu de jours et j’ai trouvé vos lettres à Paris où elles ne m’avaient pas été envoyées. Je taillais ma plume pour satisfaire au conseil que vous me donniez de féliciter le gouvernement de la mesure qui prolonge la suppression de l’échelle mobile pour une année encore lorsque mon beau-père m’a appris qu’un ordre exprès est venu du ministère enjoignant au Journal des Débats de garder le silence sur cette mesure qui avait divisé les ministres et particulièrement désagréable à M. Magne. Le même ordre a été donné en ce qui concerne la liberté commerciale et l’Algérie, et aussi relativement à l’autorisation préalable en matière de culte traitée par Prévost-Paradol. J’ai donc dû réserver exclusivement pour ma Chronique, en les abrégeant un peu, les principales réflexions que comportent les deux sujets économiques dont vous me parliez.
Je compte en effet dans mes articles Variétés du Journal des Débats qui roulent sur des économistes, prendre le plus possible des noms importants. Cela vaut mieux à tous les points de vue. M. Compagnon m’avait été fort recommandé par M. Édouard Bertin. Un travail qui va m’occuper beaucoup c’est convertir en un vrai livre mon mémoire de l’Académie des sciences morales et politiques que je compte profondément modifier. J’ai l’intention de le publier par fragments dans le Journal des Économistes. Je m’y mettrai pendant les quinze jours que nous allons aller passer à partir de demain à Eaubonne.
Voici le moment où je dois aussi songer à la reprise des cours et surtout à la cérémonie de ma renomination au Collège de France pour ce nouvel exercice. Que dois-je faire à cet égard ? Faut-il que je voie le ministre ? Pensez-vous le voir vous-même ? À propos du ministre de l’instruction publique, je veux vous livrer une pensée qui me semblerait encore plus téméraire, si elle n’était venue à d’autres qu’à moi, et que vous pourrez traiter si vous voulez comme une simple bêtise, c’est que ce ministre protecteur naturel des mérites ou travaux scientifiques ne ferait pas déjà une si mauvaise action de me nommer de l’ordre dont vous êtes commandeur. Depuis deux ou trois ans je vois successivement défiler sur les listes de nomination dans la légion d’honneur les noms de plusieurs de mes anciens condisciples appartenant soit à des ministères, soit à l’enseignement des facultés, bien qu’ils n’aient pas l’honneur de suppléer M. Michel Chevalier depuis plusieurs années au Collège de France. Je suis assez philosophe pour me passer de cette distinction, j’avoue que je ne le suis pas assez pour y être indifférent. Je lisais au Moniteur la nomination de M. Alfred Maury il y a dix-huit mois environ, ainsi justifiée : lauréat de l’Institut. On pourrait ajouter à mon nom : cinq fois lauréat de l’Institut ; je crois que cela ôterait à la chose tout caractère de faveur et fermerait la bouche à ceux qui auraient envie de s’en plaindre. M. Roulaud dans l’audience que j’eus de lui il y a un an m’a paru assez bienveillant personnellement pour que je ne croie pas à un parti pris contraire de sa part. Voilà une drôle d’idée, n’est-ce pas ? Que faut-il en faire ? Ce n’est pas à moi qu’il appartient de la suivre, s’il y a lieu. C’est à vous, mon cher maître, de la traiter comme une mal apprise ou de lui faire bon accueil.
Croyez en attendant que je serai toujours le chevalier de l’économie politique et veuillez croire à tous mes sentiments de dévouement.
Henri Baudrillart
IX. Lettre d’Henri Baudrillart à Michel Chevalier, 5 octobre 1861
Je vous écris du Journal des Débats, mon cher maître. M’y voici rappelé en effet depuis bientôt trois semaines par une bien triste circonstance. Mon pauvre beau-père déjà bien éprouvé par sa dernière et toute récente maladie a été atteint d’une inflammation des yeux qui le prive momentanément de la vue. Les remèdes énergiques auxquels il a fallu le soumettre avec assez peu de succès jusqu’à présent ont achevé de le constituer malade. Il se lève seulement depuis quatre jours et passe sa journée dans un fauteuil. Alarmés d’abord sur la perte de ses yeux, les médecins ne paraissent plus douter qu’il ne les retrouve mais affaiblis ou tout du moins fort susceptibles. Il n’en recouvrera guère l’usage avant deux mois. Cet accident est d’autant plus fâcheux que le mal local semble le symptôme d’un état plus général. La rapidité avec laquelle les forces lui étaient revenues après sa grande maladie me fait augurer qu’il n’y a pas lieu de s’alarmer sur un affaiblissement immédiat et prompt ; mais je pense que sa santé a besoin de ménagement, de grand air, de vie de campagne et d’eaux, de tranquillité d’esprit, de tout ce que ne lui donne pas la vie concentrée et absorbante du journal. Entre nous, tout à fait entre nous, son intention est de se retirer ; mais il ne veut pas en parler ni qu’on lui en parle avant un mois au moins, jusqu’à ce que la grande crise soit passée. Il y aura là une source nouvelle d’émotion qu’il redouterait pour le présent. Pour moi je verrai venir. En attendant, toute ma saison d’été à quelques semaines près se sera écoulée entre les murs de ce journal moins gais que la verdure quoique récemment blanchis.
L’impression produite par votre lettre à Dupin a été, je puis vous en donner l’assurance, des plus favorables, et il n’y a personne au Journal des Débats qui n’en ait fait l’éloge. On l’a trouvée spirituelle et concluante, sans réplique même ; car ce n’est pas une réplique que la riposte d’avocat de M. Dupin qui n’a d’autre mérite que d’être assez bien tournée. Je lui ai laissé son intention maligne mais par respect pour son texte sa belle faute de quantité quia turpe dūcunt, au lieu de turpe pŭtant qu’il fallait. Mais il y a aussi une autre prosodie que viole aussi sans s’en douter ce grand citateur de vers latins et pourfendeur de traités de commerce, c’est celle des règles qui président à la logique et à l’économie politique. Que fait à celles-ci la voix tonnante de l’amiral Romain-Desfossés ? Suffit-il de crier fort pour mettre en déroute la raison et la vérité ?
Savez-vous qu’on vous fait ici de temps en temps ministre ? Ce sont de ces choses qui à force de se dire finissent souvent par se faire. Je craindrais d’être indiscret en vous demandant ce que vous en pensez. Toujours est-il que le monde s’occupe de vous. J’étais au milieu de ma lettre quand Paul Fouché est entré et m’a dit entre autres nouvelles dont il se croyait sûr : M. Michel Chevalier a eu avant-hier une longue conférence avec l’Empereur à Saint-Cloud. Je lui ai montré un peu en riant la lettre que vous m’adressiez de Lodève avant-hier 3 octobre, le jour même de cette fameuse conférence, en lui faisant observer qu’une nouvelle qui supposait l’ubiquité de votre part avait peu de chance d’être vraie ; il faisait encore quelques résistances.
Le traité de commerce naît sous l’astre fâcheux d’une mauvaise récolte et de la crise américaine. Il en triomphera mais non sans clameurs. Je viens de m’enquérir des articles Cochinchine ; le tort qu’ils ont d’être très longs les a seul empêchés de passer jusqu’ici. Votre bien dévoué,
Henri Baudrillart
X. Lettre d’Henri Baudrillart à Michel Chevalier, 2 août 1862
Mon cher maître,
Je vous écris du bout d’une plume détestable et du fond de la paresse la plus complète que je cultive ici depuis quinze jours. Je suis bien heureux que les fatigues et les honneurs ne vous aient pas trop fatigué pendant votre long séjour à Londres. Bientôt vous irez chercher le repos dans vos terres de l’Hérault. Il est donc peu probable que je vous trouve à Paris en octobre. Guillaumin vous aura renouvelé sa demande du bon à tirer pour l’article Mac Leod. Il y a si longtemps qu’un travail étendu de vous n’a paru dans le Journal des Économistes que nous y attachons un prix d’autant plus grand !
Je voudrais bien trouver une conclusion consolante sur les femmes ; mais le moyen ! Tout au plus en sommes-nous à l’emploi de quelques palliatifs. Le remède le plus sérieux serait je crois l’enseignement élémentaire et professionnel. Mais à la manière dont j’apprends que le programme du ministre de l’instruction publique (que j’ai célébré) pour l’enseignement industriel se réalise pour les hommes, j’ai peu d’espoir actuel pour les femmes. Il paraît qu’une division industrielle sera créée dans les lycées. S’il en est ainsi, ce sera encore selon mon humble avis un nouvel essai maladroit. L’enseignement classique et l’enseignement industriel ne cohabiteront jamais sous la même tête. Les études littéraires ne feront qu’y perdre sans gain sérieux pour les études économiques et appliquées. Le salut est dans la séparation. Elle seule peut permettre une forte constitution de l’enseignement industriel. Je connais à fond l’organisation et la pratique des collèges, et je ne crois pas me tromper en les jugeant incompatibles avec [….] qui ajoute à la surcharge des programmes et qui sera au sein du vieil organisme comme un corps étranger.
Nous prenons ici les bains de cure en famille. Le pays est beau, mais les ressources peu abondantes, et quoique ce soit une bien petite localité, j’expérimente chaque jour à mes dépens la vérité de la loi économique qui établit un rapport entre la rareté et la cherté. Les Normands savent tirer de cette loi un parti merveilleux sans avoir lu Adam Smith.
Veuillez croire, mon cher maître, à tout mon affectueux dévouement.
Henri Baudrillart.
XI. Lettre d’Henri Baudrillart à Michel Chevalier, 12 août 1862
Beuzeval, près Dives
12 août 1862
Mon cher maître,
J’ai envoyé ce matin l’article sur Cobden au Journal des Débats. Je recommande qu’il soit vu par M. Edmond Bertin, le jeune Leo qu’il contredit très nettement occupant actuellement le fauteuil. J’avais emporté ici la brochure, et d’ailleurs j’étais ici à la source, X. Raynoud était aussi à Beuzeval en famille. Mais je n’ai pas eu besoin d’y recourir.
Il est déplorable de voir le Journal des Débats s’infliger de pareils démentis. Mais ce n’est pas notre faute. La politique de la paix est le corollaire obligé de la liberté du commerce. Pourquoi le journal qui a soutenu celle-ci avec une honorable persévérance qui vous est due fléchit-il sur l’autre au gré de quiconque a envie de tirer son pétard ou de lâcher sa mauvaise humeur ? Il ne faut donc pas abandonner la partie.
Je pars pour une promenade aux environs, et je prends congé de vous. Croyez mon cher maître à mes sentiments sincèrement dévoués.
H. Baudrillart.
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