Lettres à un ami
sur les avantages de la liberté
du commerce des grains
(1768)
Guillaume-François Le Trosne.
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PREMIÈRE LETTRE
Monsieur,
Je respecte trop votre suffrage etcelui d’un nombre d’honnêtes Citoyens, qui attribuent, comme vous, le prix actuel des grains à la liberté du Commerce, pour ne pas travailler à vous rassurer sur les effets de cette liberté et àdétruire les préjugés qui vous restent. Vous conviendrez aisément avec moi que l’article de la subsistance, étant le premier de tous, mérite la plus grande attention ; qu’ainsi, s’il existe des principes qui puissent conduire à un plan d’administration propre à assurer la subsistance, et à éviter les inconvénients de la disette, soit réelle soit factice et apparente, on ne doit rien négliger pour les découvrir. Votre intention est droite, vous ne désirez que l’avantage public ; vous nous rendez sans doute la justice de croire que nous n’avons pas d’autre motif. Mais pour obtenir le bien que nous nous proposons, comme vous, nous ne voyons d’autre moyen que l’établissement de la liberté la plus entière ; vous la redoutez au contraire, et vous lui préférez les précautions et les prohibitions. Comme on ne peut arriver au même but par les contradictoires, il faut opter entre nos principes et les vôtres, car ils sont inconciliables: et il faut d’autant plus prendre garde de se tromper dans ce choix, que l’objet est très important.
Or lorsqu’en matière soumise au raisonnement, les hommes sont d’avis contraire, je ne connais d’autre voie de les concilier que la discussion libre des moyens pour et contre. La vérité fut-elle cachée au fond du puits, il faut tôt ou tard qu’elle en sorte, et qu’elle se montre à découvert.
À cet égard on ne peut assurément se plaindre, ni des partisans de la liberté, qui n’ont cessé jusqu’ici de discuter et d’éclaircir cette question, ni du Gouvernement, qui a ouvert la carrière la plus libre à la controverse, qui n’a commencé à annoncer la liberté qu’après une discussion très ample et très publique, et qui, après même avoir statué, veut bien qu’on discute encore la matière, pour achever de dissiper tous les nuages.
Pourquoi les Adversaires de la liberté tiennent-ils une conduite si différente ? Il en est sans doute parmi eux qui ont quelques raisons pour ne pas désirer la solution entière des doutes, et pour préférer de rester dans lafoule de ceux qui déclament contre des principes qu’ils appellent nouveaux. Mais il en est aussi beaucoup qui, de bonne foi et avec les intentions les plus droites, conservent religieusement leurs préventions, etrefusent leur acquiescement à la liberté du Commerce ; ils ont raison, puisqu’ils la croient préjudiciable ; mais ils n’en font pas assez ; ils manquent à ce qu’ils doivent à l’intérêt public. Il ne suffit pas de déclamer ensecret ou de décrier la liberté dans les conversations. Il est de leur honneur et de leur devoir de rendre un compte public des raisons qui les déterminent. Les partisans de la liberté ne cessent de les provoquer etde les défier authentiquement de réfuter les principes, de déduire leurs moyens, et de les exposer au jugement du public. Se taire dans ces circonstances, c’est ou trahir la patrie dans son intérêt le plus essentiel ; ou avouer sa défaite, et convenir qu’on n’a rien de plausible à répondre. Mais par son silence se reconnaître vaincu, etcontinuer sourdement de s’opposer à une opération, dont on n’ose nier les avantages, ni établir les inconvénients ;est-ce une conduite louable et digne de Citoyens qui vantent leur zèle pour le bien public ? Et que penser de ceux qui, n’osant s’exposer au danger de la réfutation, fournissent en secret des mémoires aux gens en place, pour les prévenir contre une doctrine qu’ils n’oseraient attaquer ouvertement.
Si les Citoyens qui frondent la liberté, et qui refusent constamment de contribuer à éclaircir la matière par la discussion publique, sont inexcusables,croyez-vous qu’il ne soit pas du devoir des Magistrats ou des Compagnies qui se déclareraient contre la liberté, de rendre un compte public de leurs délibérations ou de leurs Arrêts ? Ces motifs ont d’autant plus besoin d’être connus, que l’avis ou la décision qui en résulte est d’un plus grand poids. Ce n’est point en matière d’intérêt public et surtout en matière de cette importance, qu’il est vrai de dire que les Magistrats ne sont pas comptables au public des motifs de leurs jugements. Le Souverain lui-même, dans le préambule de ses Lois, veut bien s’assujettir à exposer les raisons qui l’ont déterminé ; pourquoi les Magistrats croiraient-ils se compromettre en instruisant le public des motifs de leur opposition à une opération, qu’une autre partie des Magistrats ettant de Citoyens, qui ne peuvent être accusés d’intérêt personnel, regardent comme essentielle à la prospérité publique ? Aussi le Parlement de Provence, dans sa Lettre du 8 Juillet dernier, est-il bien éloigné de penser que, dans une matière aussi importante, et où il s’agit de se décider entre des principes contraires, lesCompagnies doivent agir par la voie d’autorité, et trancher la question au lieu de la soumettre à la discussion et à l’examen : « Il supplie Sa Majesté dans le cas où des Compagnies respectables auraient encore des doutes sur cet objet, de daigner lui communiquer les objections de ces Compagnies pour y répondre. »
Vous aurez peine à disconvenir, Monsieur, que la conduite pleine d’ouverture et de franchise des partisans de la liberté, et la réticence de leurs Adversaires, ne forment déjà un grand préjugé en faveur de la liberté. Quand nous ne serions pas intimement persuadés de la bonté de notre cause, votre silence obstiné achèverait de nous en convaincre. Nous sommes réduits à saisir vos difficultés dans les conversations, pour pouvoir y répondre. Car vous êtes aussi prompts à déclamer, que réservés pour écrire. On dirait même que vous portez la prudence jusqu’à n’oser lire les Ouvrages que nous publions. Vous dites, pour vous en dispenser, que ces Ouvrages ne contiennent que des moyens cent fois rebattus. Oui, sans doute, et nous ne cesserons de les rebattre, jusqu’à ce que nous soyons parvenus à porter partout la conviction, et à vous réduire à une telle solitude, que votre opposition ne puisse plus passer que pour un sentiment singulier, et un attachement d’habitude pour d’anciens préjugés.
Il est encore une différence bien remarquable entre nous et les Adversaires de la liberté. C’est que nous sommes tous du même avis : nous la demandons pleine, entière, irrévocable, sans exception, ni restriction quelconque ;parce que nous la soutenons bonne, utile, favorable partout, et en toute circonstance. Ce n’est pas précisément l’exportation que nous demandons ; c’est la liberté indéfinie. Nous ne sommes point jaloux d’apprendre qu’il est sorti beaucoup de grains, comme nous ne sommes point fâchés d’en voir entrer : nous désirons seulement que la communication réciproque soit toujours ouverte, persuadés que le Commerce, laissé à lui-même, fera toujours le mieux possible, et ne nous fera jamais payer le blé qu’à son vrai prix.
Interrogez au contraire les Adversaires de la liberté, tot capita tot sensus. Les uns ne veulent point entendre parler d’exportation ; les autres consentent qu’on exporte, mais seulement après plusieurs bonnes années, etlorsqu’il ya surabondance onéreuse. Les uns veulent que quand il y a lieu de permettre la sortie, elle soit ouverte à tout le monde et indistinctement ;les autres désirent qu’elle ne le soit qu’avec mesure et pour des quantités limitées. Les uns opinent pour la liberté dans l’intérieur ; les autres la trouvent dangereuse. Les uns conviennent qu’il y a de l’inconvénient à gêner le Commerce, quoi qu’ils aient de la peine à le voir tout à fait libre ; les autres réclament les prohibitions comme la sauvegarde du peuple etle moyen d’assurer la subsistance. Les uns veulent des magasins publics, les autres les craignent. Les uns approuvent les magasins particuliers sans distinction, les autres prennent ombrage des petits, parce qu’il est moins facile de mettre la main dessus ; etlorsqu’on en vient au choix des moyens que l’administration peut prendre, soit pour mettre des bornes à la sortie, soit pour inspecter et gouverner le Commerce dans l’intérieur, les avis se partagent encore, et il n’en est point de si singulier qui ne trouve des partisans ; de manière que, si chacun d’eux voulait mettre par écrit sonavis, il se trouverait contredit et attaqué par les autres. La crainte de montrer leur faiblesse par la division, ne serait-elle pas encore un des motifs de ce silence que rien ne peut les engager à rompre ?
Il n’est qu’un point qui parmi eux réunisse le plus de suffrages, c’est de désirer le bas prix du blé, sans s’inquiéter des Cultivateurs qui seraient réduits àl’impuissance, non seulement de perfectionner, mais de continuer leur entreprise ; ni de la quantité des productions qui cesseraient d’exister ; ni de l’anéantissement des hommes qui auraient vécu sur ces productions ; ni des propriétaires de terres qui, déjà si surchargés d’impôts, verraient encore leur revenu s’éteindre et leurs fermes rester sans valeur ; ni des rentiers dont les capitaux et les arrérages ne sont hypothéqués que sur la terre mise en valeur, et en tant qu’elle fournit un excédent au-delà des fruits de culture ; ni enfin du peuple des Villes qui n’a de patrimoine que son travail et ses salaires, et qui en manque en raison de l’extinction du revenu. Toutes ces considérations présentent des objets trop éloignés, elles supposent une prévoyance au-delà du moment actuel, et leur vue ne s’étend pas si loin. Ils désirent le bon marché, et ils proposent la voie des prohibitions pour l’obtenir, sans daigner consulter l’expérience qui leur prouverait que l’état de prohibition qu’ils regrettent, n’a produit qu’une alternative effrayante de cherté et de bas prix, et des passages subits et désespérants de l’une à l’autre. (Voyez la Table des prix dans l’Essai sur la police des grains, par M. Herbert.) Tous désirent le bon marché, et aucun ne nous parle du vrai prix établi par la concurrence la plus étendue entre les vendeurs et lesacheteurs.
Je destine la Lettre suivante àvous entretenir du prix le plus avantageux, et des moyens de l’obtenir en toute circonstance.
DEUXIÈME LETTRE
Il en est, Monsieur, du prix du blé comme de celui de toute autre marchandise. Il n’a rien d’absolu, et ne consiste pas dans un point déterminé. Il n’appartient pas aux hommes d’entreprendre de le fixer, parce qu’il n’est pas en leur pouvoir d’influer sur les causes physiques qui doivent le faire varier. Lorsque les hommes s’ingèrent d’en faire un objet de Police, ils ne parviennent pas à le fixer, mais à en rendre les variations plus fréquentes etinfiniment plus sensibles. Toutes leurs précautions n’aboutissent qu’à le tenir dans certains temps plus bas qu’il ne le serait naturellement, etqu’il ne doit l’être pour l’intérêt de la société entière ; et à ne pouvoir ensuite l’empêcher de monter beaucoup plus haut qu’il ne devrait, ou plutôt à l’y faire monter tant par l’affaiblissement de la culture et le ralentissement du Commerce, qui sont l’effet de ces précautions funestes, que par les frayeurs et les alarmes sur la subsistance entretenues parmi le Peuple par ces précautions mêmes.
Le prix annuel de chaque denrée résulte de la proportion dans laquelle elle se trouve avec la consommation. Or comme cette proportion est sujette à varier, personne ne peut trouver mauvais que le prix varie en conséquence ; en effet, personne ne s’en plaint en toute autre matière ; il n’y a que celle-ci où l’on est injuste, et où les consommateurs demandent un prix indépendant de l’état des choses. [1]
La proportion de la récolte avec la consommation annuelle, étant variable d’une année à l’autre, ne peut être connue ni mesurée : elle ne peut devenir l’objet d’une opération quelconque, parce que les éléments sur lesquels il faudrait opérer sont impossibles à obtenir. Il faudrait tous les ans les établir de nouveau, c’est-à-dire, dresser un tableau fidèle de la récolte, constater combien elle rend au battage, en farine et en pain dans chaque canton, apprécier la consommation qui varie aussi de son côté, et faire entrer, dans cette estimation, toutes les circonstances qui peuvent y influer (par exemple celle du défaut de récolte envins eten fruits, car la consommation en devient plus forte en pain) ;et lorsqu’après bien des soins on aurait achevé ce travail annuel, le mieux à faire serait de le jeter au feu comme parfaitement inutile. En effet cette connaissance ne servirait qu’à prévoir que le Commerce aura dans l’année actuelle, à importer dans tel endroit, et à exporter de tel autre. Or c’est ce qu’il fait naturellement, et d’autant mieux qu’il est plus libre. Le Gouvernement ne lui doit donc que protection et sûreté. Le marchand n’entreprenant qu’à ses risques, c’est à lui à faire son calcul, celui qu’on lui présenterait pourrait souvent l’égarer.
Le prix est la mesure certaine de la proportion entre la récolte et la consommation annuelle. Mais le prix le plus avantageux dans chaque circonstance serait-il celui qui résulterait du rapport entre la récolte et la consommation locales ? Non, sans doute ; cette proportion ainsi bornée et circonscrite donnerait un prix vrai localement, mais faux et très désavantageux, relativement à une proportion plus étendue ; elle donnerait un prix sujet à des variations d’autant plus grandes, que chaque lieu en supporterait seul tout le poids. Mettez beaucoup de couleur dans un verre d’eau, elle sera extrêmement chargée ; versez-la dans vingt pintes, la couleur sera légère, et plus vous augmenterez le volume, plus elle s’affaiblira.
Quel est donc le prix naturel du blé comme de toute marchandise ? Je me donnerai bien garde de le fixer, parce que de sa nature il n’est pas fixe. Mais je dirai que c’est celui qui dans chaque circonstance donnée est le résultat de la proportion la plus étendue possible entre la quantité existante de cette production etla consommation, les offres et la demande, les Vendeurs et les Acheteurs. Tant que cette proportion est susceptible d’extension, le prix peut encore acquérir un nouveau degré de perfection et d’exactitude. Il ne faut pas tendre au-delà de ce point, etespérer mieux, car c’est le point de perfection ; mais il faut y tendre, parce que plus on en approche, plus onest sûr de jouir du prix le plus convenable etle plus avantageux.
Or on ne peut y parvenir que par un Commerce absolument libre et porté au degré d’activité dont il est susceptible ; et il est clair que plus le Commerce est resserré dans des bornes étroites, soit relativement à l’étendue qu’on lui permet de parcourir, soit relativement au degré de liberté qu’on lui laisse dans cette étendue, plus le prix est faux, désordonné et désavantageux.
En effet, lorsque le Commerce ne peut s’exercer que sur le blé d’une Province, et que toute communication au-delà lui est interdite pour les ventes et pour les achats ; il est évident qu’il y a moins de blé en circulation, que si le Commerce pouvait mettre en mouvement le blé de plusieurs Provinces voisines, le blé de tout un Royaume ; et que le prix de cette Province, n’étant établi que sur une proportion locale et très bornée, est au-dessus ou au-dessous de ce qu’il serait, sila communication était libre. Si le Commerce au lieu d’être resserré dans les bornes étroites d’un Royaume quelconque, a la liberté de s’étendre au-dehors, partout où il trouve, soit des besoins à remplir, soit des secours à porter ; le prix se trouve établi sur la proportion la plus étendue possible ; il n’est plus simplement en raison combinée de la quantité et de la consommation nationale, mais en raison de la quantité et de la consommation existante en Europe ; etpar conséquent il est le plus avantageux possible, le plus uniforme, le plus éloigné des variations locales etdes extrêmes. Si le Commerce, quoique sans être borné pour l’étendue, est gênédans ses opérations, s’il est traité avec méfiance, exposé à des avanies et à la censure publique, s’il est peu assuré de pouvoir disposer de sa marchandise en toute circonstance : il est certain que le nombre des Marchands sera plus borné ; que ce commerce sera un pis-aller ; qu’on ne voudra le faire que lorsqu’on y verra de gros bénéfices résultants d’une grande différence dans les prix d’une Province à l’autre ; que la circulation sera languissante etque la communication sera très imparfaite ; que l’abondance deviendra surcharge ; que dans le besoin les secours seront faibles, etn’arriveront qu’à l’extrémité ; que chaque canton en particulier se trouvera dans le fait presque borné à sa récolte ; qu’aucun ne jouira des effets de la concurrence qui résulte d’un commerce libre ; que le prix naturel n’existera nulle part ; que le prix habituel sera constamment au-dessus ou au-dessous de ce qu’il devrait être, sans qu’on puisse dire de quelle quotité ; etqu’on pourra d’autant moins le dire, que la peur dont les effets sont incalculables, deviendra souvent une des causes du prix, et la plus agissante.
Or tel est le désordre qui résulte des prohibitions ; si cet état est désirable, s’il est avantageux, nous ne risquons rien : cumulons les prohibitions et réduisons-nous absolument au prix local. Mais s’il est mauvais, comme il me semble qu’on doit l’apercevoir, hâtons-nous de lever tous les obstacles, laissons au Commerce un libre cours : nous le verrons s’empresser de nous servir dans toutes les circonstances, sans craindre qu’il puisse jamais entamer notre nécessaire, ni nous apporter une abondance onéreuse ; parce qu’il s’arrête toujours nécessairement où il faut, sans autre boussole que celle de la proportion entre la quantité et le besoin de chaque lieu.Il ne peut qu’entretenir cette proportion sans jamais l’excéder ; et il la saisit d’une manière sûre par la comparaison des prix, qu’il ne sait que compenser et rapprocher, sans pouvoir les outrer d’un côté pour les faire trop baisser de l’autre ; car il n’y trouverait pas son compte, il achèterait cher pour revendre à perte. Soyons tranquilles, le commerce sait bien calculer.
D’après ces principes, il est facile de saisir en quoi la liberté d’exporter et d’importer est si nécessaire. Ce n’est point en raison de la quantité qui peut entrer et sortir, elle est absolument indifférente à la chose ; la fertilité de la France et sa position avantageuse qui la met à portée des pays où les besoins sont les plus fréquents, nous assurent sans doute que nos exportations excéderont ordinairement nos importations, et par conséquent feront entrer dans le Royaume des sommes considérables ; mais ce bénéfice, quoique assurément digne d’attention, ne doit pas être regardé comme le principal avantage de l’opération. Il consiste dans la participation habituelle au prix du marché général. Quand même dans le fait il ne sortirait point de blé, il est essentiel de jouir de la liberté de l’entrée et de la sortie avec toutes les facilités possibles pour la navigation, parce que cette liberté a la plus grande influence sur le prix national, parce qu’elle étend notre proportion entre la quantité de la dentée et sa consommation, qu’elle ouvre au Commerce le champ le plus vaste, qu’elle établit la plus grande concurrence possible, et qu’elle nous associe à tout l’Univers. Dès lors, ni la quantité de chaque récolte locale, ni le nombre des consommateurs de chaque endroit ne peuvent plus faire la loi dans les ventes, ni dans les achats. Chaque rapport local disparaît et se trouve noyé dans la proportion générale qui embrasse et tous les grains mis en mouvement et toutes les demandes.
Qu’on ne nous accuse donc pas de n’avoir pour but que d’enrichir les Propriétaires.
Il s’agit bien ici des Propriétaires en particulier. Eh ! ne voit-on pas que la liberté étant réciproque, ils ne sont pas plus favorisés que les consommateurs, etque si la sortie multiplie les demandes à leur avantage, l’entrée multiplie les vendeurs, et réduit le prix au vrai taux de la concurrence. Le vice de la Police Anglaise consiste précisément à ne favoriser que les vendeurs nationaux, et à repousser habituellement les blés étrangers ; la gratification qu’elle accorde à la sortie est un moyen forcé d’exagérer le prix au préjudice du consommateur ; etelle ne présente autre chose qu’un monopole légal et habituel, etla violation constante des lois de la réciprocité du Commerce.
Mais c’est l’avantage commun de toute la Société qu’il faut se proposer dans une opération générale ; et il ne peut se trouver constamment que dans la liberté indéfinie etréciproque qui établit la plus grande concurrence possible des vendeurs et des acheteurs, qui efface les inégalités locales, qui réduit tout au même niveau, etqui ne laisse subsister entre les Provinces que la différence des frais de transport qui sont à la charge des vendeurs de la première main plutôt que du consommateur. À cet égard, tous les soins du Gouvernement doivent tendre à restreindre cette différence par la facilité des communications ; et il n’est point pour lui de dépense plus utile et placée à plus haut intérêt. Une Province qui manque de débouchés, de manière qu’on ne peut en tirer les grains, ni lui en porter que lorsqu’une très grande inégalité entre son prix et les prix voisins permet d’en faire les frais, est réduite en quelque sorte à son prix local ; celui des Provinces voisines et celui des Ports ne peuvent influer sur le sien, que lorsqu’elle est dans l’un des extrêmes. Elle est forcée de supporter seule les variations intermédiaires jusqu’au point où il est possible au Commerce de pénétrer jusqu’à elle, soit pour la décharger de sa surabondance, soit pour la secourir dans ses besoins. Ouvrez-lui un canal qui lui donne une communication facile avec une grande rivière ; elle va aussitôt étendre sa proportion ; elle va participer au prix du marché général. Elle était dans la langueur, vous lui donnez la vie ; le moindre excédent devenait pour elle une surcharge ; elle bornait sa culture à sa consommation ordinaire, et, par conséquent, ses récoltes se trouvaient souvent insuffisantes ; elle peut actuellement étendre sa culture sans bornes, elle peut labourer pour tous les consommateurs, etelle en acquiert les moyens.
Que prétendent donc nos adversaires ? Que veulent-ils, lorsqu’ils s’opposent à la liberté ? Pourraient-ils la contredire, s’ils en connaissaient les effets ? Ils demandent un prix commun. Qu’est-ce que ce prix commun ? Où est-il ? Exige-t-on qu’il soit fixe et invariable ? En ce cas il n’existe nulle part ; il n’est pas dans la nature, qui ne nous accorde pas des récoltes égales, et qui nous indique la nécessité de la communication des biens, comme le seul moyen de compenser l’abondance et la disette. Ils demandent qu’en tout état de cause le prix ne soit ni trop haut ni trop bas. Quel moyen propose-t-on pour éviter cet excès ? Veut-on que le Gouvernement achète annuellement toute la récolte pour se constituer seul vendeur, et établir un prix constant, par exemple, à deux sous la livre ? Mais s’il prend sur lui l’inégalité des récoltes, il faudra en même temps qu’il se décharge dans certaines années d’un excédent onéreux ; et que dans d’autres il supplée à l’insuffisance par des importations. N’est-ce pas ce que fait le Commerce et bien mieux que ne pourrait le faire le Gouvernement ? Pourquoi donc ne le pas laisser agir ?On demande un prix commun, c’est-à-dire, également éloigné du prix de la diserte et de la non-valeur ; mais si l’on désire la fin, il faut vouloir les moyens ; or nous soutenons qu’il n’en est pas d’autre que la liberté. Si nos adversaires préfèrent les prohibitions, qu’ils entreprennent de nous prouver par le raisonnement et par les faits, qu’elles valent mieux que la liberté, et qu’elles sont plus propres à prévenir les grandes variations. Qu’ils nous prouvent que le Commerce agit mieux lorsqu’il est enchaîné ; ou que nous n’avons pas besoin du Commerce pour établir la communication ; ou que la communication est dangereuse, et que chaque canton doit faire en sorte de se suffire à lui-même ; ou que quand il ne se suffit pas, c’est au Gouvernement à y pourvoir et non au Commerce, et qu’il est en état de porter des secours plus prompts et plus abondants.
Je viens dans cette Lettre de vous montrer quel est le prix le plus avantageux en toute circonstance ; je vais par l’exemple d’une Province entièrement privée du bénéfice de la concurrence, vous découvrir le danger des prohibitions.
TROISIÈME LETTRE
Laliberté dans le Commerce, Monsieur, est si bonne qu’elle ne peut devenir nuisible, à quelque point qu’on la porte, parce qu’elle ne peut que procurer la plus grande concurrence possible qui tient la balance la plus juste entre les vendeurs et les acheteurs. Les prohibitions sont si mauvaises qu’il est contre leur nature de devenir bonnes, quelque modérées qu’elles soient, parce qu’elles ne peuvent que faire pencher la balance en faveur d’une des parties.
En toute autre matière on convient que la liberté est de l’essence du Commerce, qu’elle seule peut le faire fleurir et le mettre en état de répandre partout les productions propres à chaque Canton, ou plus abondantes dans l’un que dans l’autre. Qu’on nous montre donc comment la liberté si favorable, si utile en tout autre genre, devient dangereuse dès qu’il s’agit du Commerce des grains. « C’est, dit-on, que le blé est une denrée de première nécessité, qui touche immédiatement àl’existence. On peut, sans inconvénient, permettre au Commerce de s’exercer sur les autres ; mais celui des grains ne doit jamais être abandonné à lui-même, ni permis à tout le monde sans précautions. Si le Magistrat peut relâcher de sa surveillance lorsque le prix est modéré, il doit la renouveler dès que la cherté survient. »
Est-ce à cette objection que se réduisent les arguments contre la liberté ? Mais, de ce que le blé est « une denrée de première nécessité », on doit ce semble en conclure que si la liberté est nécessaire en tout autre genre de Commerce, celui des grains doit jouir d’une liberté d’autant plus grande qu’il est le plus important de tous. En effet, comment la liberté qui réprime tout projet de manœuvres, qui détruit toute possibilité de monopole en tout autre genre, pourrait-elle les favoriser dans ce Commerce. Qu’on nous assigne la raison de la différence, car l’espèce de denrée n’en sera jamais une. Qu’on nous dise si le Commerce s’y prend autrement, et s’il change de nature, lorsqu’il est question de cette denrée. Non ; sur quelque matière qu’il s’exerce, il est partout le même, et dirigé par l’intérêt. Le Marchand cherche à faire son profit, il ne travaille que pour cela et en faisant ses affaires, il fait les nôtres ; et compense l’inégalité des récoltes et celle des prix qui en résulterait dans chaque Canton. Il faut donc le laisser faire, ne privilégier aucuns de ceux qui l’exercent, car ce serait contre nous ; mais les soumettre à la grande loi de la concurrence qui les empêchera toujours de nous nuire.
Pour achever de vous convaincre, Monsieur, des avantages d’un Commerce libre, qui procure la participation au prix du marché général, et qui ouvre la communication avec tout l’Univers ; mettons-nous dans l’hypothèse contraire : plaçons-nous dans l’Île-de-France ; c’est une Province fertile, mais qui, comme toute autre, éprouve des inégalités dans ses récoltes. Supposons-nous environnés d’une enceinte qui nous ôte toute communication au dehors par rapport au Commerce des grains. Reculons même, si vous voulez, notre enceinte, de manière qu’année commune la Province puisse aisément se suffire à elle-même et nourrir Paris, qui forme lui seul un objet si considérable. Croyez-vous, Monsieur, que cet état soit le meilleur possible, etqu’il nous procure ce prix commun que vous désirez, et qui est également éloigné des deux excès. Suivez, je vous prie, les effets qui doivent résulter de cette position.
1° Le prix tombera nécessairement dans les bonnes années, en raison du défaut de débouché. 2° Il faudra que cet excédent passe entre les mains du Marchand, pour être par lui mis en réserve, ou qu’il reste chez le Laboureur. Mais le Laboureur pourra d’autant moins en garder, qu’il sera forcé par le bas prix d’en vendre une plus grande quantité. Le bénéfice de la révolution sera donc principalement pour le Marchand ; et le Laboureur, qui n’aura pas joui de la concurrence des acheteurs lorsqu’il avait beaucoup à vendre, essuiera celle des vendeurs lorsqu’il a peu à débiter. Il perdra dans les deux cas, et tous les risques seront contre lui. 3° S’il vient plusieurs bonnes années de suite, le prix peut tomber très bas, parce que les greniers étant remplis, il se trouvera moins de Marchands qui veuillent et qui puissent porter de nouveaux fonds dans ce Commerce, en soutenir les risques et les déchets. Il faudra donc que le Laboureur garde malgré lui le blé, ou qu’il le fasse manger aux bestiaux ; mais il a besoin de vendre annuellement pour frayer à son exploitation. Que suit-il de là, perte sur la valeur des autres productions qu’on aurait achetées en échange de cet excédent dans un état de liberté ; diminution de toute part sur le revenu, et, par conséquent, sur le travail et les salaires ; perte de blé qui aurait nourri des hommes, etqui est dissipé en déchets et livré aux bestiaux ;ruine de la culture, et danger prochain d’une disette réelle, en raison de ce que la charrue est devenue un métier peu sûr et mauvais, et du dépérissement des avances sans lesquelles le travail des hommes est infructueux.
Voyons actuellement ce qui doit arriver lorsqu’il surviendra une mauvaise année, soit par la vicissitude, des saisons, soit, ce qui est bien plus redoutable, par l’appauvrissement de votre culture. Les récoltes se trouveront d’un tiers ou de moitié au-dessous de la consommation ; dès lors le prix renchérira indispensablement. Vous avez, à la vérité, du blé en réserve ; mais 1° vous avez de moins celui qui s’est gâté et dissipé en cette partie, vous avez fait perdre la chose à la société, et vous-même vous avez perdu le prix qui vous servirait aujourd’hui à soutenir le renchérissement. 2° Vous avez encore perdu plus considérablement sur le prix que vous aurait procuré la liberté dans les années abondantes ;de sorte que vous vous trouverez appauvri dans le temps où vous avez plus de dépense à faire. 3° Êtes-vous certain que votre réserve remplisse exactement le solde de votre récolte ; s’il vous manque seulement trois jours de subsistance, vous êtes perdu ; car je vous suppose privé de toute communication pour l’entrée comme pour la sortie. 4° Le blé doit être cher par l’effet naturel de la circonstance. Mais croyez-vous que la crainte bien sondée du besoin et de l’insuffisance des moyens d’y pourvoir, ne contribue pas encore beaucoup à l’augmenter ; et qu’un Peuple accoutumé à voir le blé circuler librement, et à jouir des avantages du Commerce, ne serait pas plus tranquille sur sa subsistance. 5° Vous aurez monté une police bien exacte ; vous aurez pris des déclarations de la quantité des grains en réserve ; vous étendrez l’inspection ;vous multiplierez les Inspecteurs ; vous forcerez les Laboureurs et les Marchands à garnir les marchés : quel sera le fruit de ces précautions ? celui de faire resserrer le blé davantage, d’annoncer la disette, de sonner l’alarme, etde redoubler la cherté. (Comme ont fait les Arrêts récents du Parlement de Rouen). 6° Vous devez sentir que vous avez indispensablement besoin des Marchands pour mettre en réserve dans les bonnes années. Croyez-vous que vous les aurez multipliés en les asservissant à vos lois prohibitives, en les dévouant à la malédiction du peuple, aveugle sur ses intérêts, en autorisant les préventions contre ce Commerce et ceux qui l’exercent, en vous attribuant le droit de disposer de cette dentée, de fixer le temps de la vente, peut-être même le prix ; ce serait ne pas connaître les hommes. Aucun honnête Citoyen n’osera se livrer à ce Commerce, ni en courir les risques(et c’est la position où se trouve aujourd’hui la Normandie.) Il en sera du magasinage du blé comme de la contrebande, personne ne voudra s’y ingérer s’il n’entrevoit des bénéfices qui puissent entrer en compensation avec les risques. Dès lors moins de débouchés dans les années abondantes ;moins de magasins préparés pour le temps du besoin ; plus de blé perdu et donné sans nécessité aux bestiaux par les Fermiers ; dès lors, vente à si bas prix, faute d’acheteurs qui spéculent, que la culture sera ruinée, et disette infaillible peu d’années après ; dès lors, moindre concurrence entre les Marchands, danger prochain de monopole malgré vos soins et votre inspection, dont le peu de succès est si bien prouvé dans le gros Répertoire du Commissaire Delamare ; dès lors, alternative cruelle de bas prix et de cherté ; bas prix ruineux pour votre culture, pour les Propriétaires, et les Salariés qu’ils font vivre sur leur dépense ; cherté préparée par le bas prix, doublée par la crainte de manquer, entretenue par le peu de concurrence entre les Marchands, et d’autant plus redoutable qu’elle trouve la Province épuisée et appauvrie par la non-valeur qui a précédé.
Vous me répondrez, sans doute, que dans les mauvaises années vous appellerez le blé du dehors, et que par cette concurrence vous éviterez un surhaussement trop considérable.
Je le veux bien ; mais permettez quelques observations. Dans les temps de votre abondance, vous avez exactement prohibé la sortie, vous vous êtes refusé à la réciprocité du Commerce ; vous avez préféré de laisser perdre une partie de votre excédent ; de quel droit prétendez-vous que les Provinces voisines vous secourent dans votre besoin. Car enfin, il faut être juste. Puisque vous avez violé à leur égard les lois de la Providence qui ordonnent la communication des biens, vous ne pouvez trouver mauvais qu’elles vous rendent la pareille ; et si vous avez fait une bonne et sage opération d’empêcher votre excédent de s’écouler, il est de leur intérêt de se conduire de même.
Mais je suppose que, plus justes etplus clairvoyantes que vous, elles consentent à vous nourrir de leur excédent ; pensez-vous, si vous prétendez les assujettir à votre police, qu’elles s’empresseront de vous apporter des grains avec la même abondance que si le Commerce était libre chez vous. Croyez-vous que si elles ont le choix, elles ne préféreront pas d’approvisionner une Province où il n’y a d’autre loi que celle de la concurrence. Chacun veut faire ses affaires selon le cours naturel des choses, et être maître de son bien ; c’est le droit de la propriété. Personne n’aime à entrer dans un lieu dont il ne sait s’il pourra sortir à son gré ; et vos lois prohibitives défendent la sortie. Personne ne veut risquer qu’on mette la main sur sa marchandise, et l’on veut encore moins s’exposer aux fantaisies et aux clameurs du Peuple. Attendez-vous donc à ne recevoir que des secours tardifs etpeu abondants ; ou consentez à sacrifier votre régime réglementaire ; et le sacrifice n’est pas grand, car il n’est propre qu’à vous affamer. Le Commerce est libre par sa nature, il est ennemi de la gêne et de la contrainte. Lorsqu’on en a besoin il ne faut pas l’effaroucher ni crier haro sur lui ; il prend bien vite le parti de ne plus paraître et de fuir un endroit où l’on prétend l’asservir, comme les Nautoniers évitent d’aborder dans les pays où l’on ne respecte pas les lois de l’humanité. Il n’y aura que l’appas d’un grand gain qui fasse surmonter aux Marchands la répugnance naturelle etlégitime qu’ils ont pour les prohibitions. Ils ne viendront donc qu’à l’extrémité et avec réserve ; ils craindront d’apporter l’abondance dans un pays dont ils ne pourraient plus tirer leur marchandise si elle venait àbailler. Ainsi vous essuierez la cherté, non seulement en raison de l’état de votre récolte, mais aussi en raison du peu de liberté dont le Commerce jouit chez vous ; et si le Gouvernement entreprend de suppléer au défaut du Commerce, et de faire acheter au-dehors, n’espérez pas qu’il puisse vous approvisionner avec le même avantage et la même abondance.
Mais supposons, contre toute vraisemblance, que votre police prohibitive ne soit point un obstacle au Commerce, et que les Marchands, par leurs importations abondantes, amènent la réduction du prix, vous en serez mieux pour le moment. Mais il faut vivre plus d’une année. Vos Laboureurs ont peu récolté ; ils ne peuvent se tirer d’affaire que par le haut prix ; vous leur ôtez cette ressource par la grande concurrence du blé du dehors. Vous les mettez par-là hors d’état de continuer à vous nourrir. Vous avez bien fait pour le moment, car il faut vivre et manger le pain quotidien ; mais le mal est que vous les avez privés précédemment de la concurrence des acheteurs. Vous mettez donc tous les désavantages de leur côté ;vous tournez tous les risques contre eux : la condition n’est pas soutenable. Le bénéfice de la concurrence doit être réciproque et alternatif pour les vendeurs et les acheteurs. La justice l’exige, etl’intérêt de votre culture veut que le Laboureur trouve dans les bonnes années les moyens et la force de soutenir un prix modéré dans les mauvaises. Sans cela, cherchez qui vous nourrisse ; essayez si vos Règlements rétabliront les avances d’une culture dégradée ; essayez de rendre des Sentences de Police et des Arrêts pour forcer le Laboureur épuisé à vous donner de bonnes récoltes. J’ai fait cette dernière supposition pour vous placer dans tous les cas possibles. Mais l’effet naturel de vos prohibitions est d’écarter de vous le Commerce, et de vous laisser enproie aux horreurs de la disette.
Tels sont les effets infaillibles de vos prohibitions, et des fausses mesures que vous avez prises pour enfreindre le prix naturel formé par la libre concurrence, et pour lui substituer un prix factice désordonné etcomposé d’éléments étrangers à la chose. Que l’hypothèse dans laquelle je viens de vous placer ne vous paraisse pas une supposition faite à plaisir ; c’est l’exposé exact de l’état dans lequel nous avons vécu depuis plus de 80 ans que la circulation a été interdite d’une Province à l’autre. Nous avons même été dans un état plus fâcheux encore ; car ici je n’ai supposé ni manœuvres autorisées ni permissions particulières, ni privilèges accordés pour l’approvisionnement d’une Province ; et nous avons vu mille exemples de ces horreurs ; nous avons vu refuser la permission de prendre du blé où il était abondant pour le porter où il manquait ; nous avons vu punir ceux qui osaient le faire sans permission, et confisquer le blé comme une marchandise de contrebande ; nous avons vu vendre ces permissions, etc., etc.
Vous me répondrez que vous blâmez ces abus. Je le crois, mais ils naissent de la chose, de l’état prohibitif, de l’autorité donnée aux Sous-ordres sur ce Commerce. Là où il n’y a point d’inspection, on n’a point à craindre d’abus de la part des Inspecteurs. Il n’y a au monde que la Liberté dont on ne puisse abuser, parce qu’elle prévient tout concert, tout monopole, toute malversation.
Il est facile de sentir par le tableau que je viens de faire d’une Province ainsi circonscrite et privée de la réciprocité du Commerce, les inconvénients énormes de cette police exclusive et prohibitive, qui soumet le Peuple aux variations les plus terribles ; qui attaque la subsistance dans sa source, et qui, préparant des chertés, ôte d’avance les moyens de les supporter. Tout ce désordre vient de ce que les hommes ont voulu administrer ce qui, de sa nature, doit être abandonné au libre concours des intérêts particuliers. En entreprenant de diriger le Commerce et de gouverner les prix, ils ont méconnu la portée de leur faible intelligence ; ils ont essayé de tenir une balance qui leur échappe, etdont la direction surpasse leur pouvoir et leur force.
QUATRIÈME LETTRE
Monsieur,
Je ne doute pas que vous ne blâmiez l’excès des prohibitions. Vous voudriez entrer en composition avec la liberté, en accorder une certaine mesure, en refuser une autre. Plus vous en accorderez, plus vous diminuerez les inconvénients ; mais vous ne pouvez obtenir le prix naturel, le prix le plus convenable dans chaque circonstance, et toujours le plus éloigné des extrêmes, que par la pleine et entière concurrence.
Au reste, quelle prohibition voulez-vous conserver, quel choix voulez-vous faire dans le nombre de celles dont nous avons été si longtemps accablés ?
Est-ce l’exportation qui vous fait ombrage, demanderiez-vous qu’on la supprimât en laissant au surplus toute liberté dans l’intérieur ? Mais je vous ai déjà montré combien la liberté de l’entrée et de la sortie avait d’influence sur le prix intérieur ; et combien il était important d’en jouir pour tenir constamment nos prix au niveau du marché général, qui est le point le plus favorable. En partant de l’hypothèse que je viens de vous présenter d’une Province circonscrite, levez peu à peu les barrières et de proche en proche ; plus vous les reculerez, plus vous approcherez de l’ordre. Vous voudriez vous borner à la proportion entre la quantité de grains existante dans le Royaume etla consommation nationale. Vous sentez donc déjà l’avantage de la concurrence nationale sur celle àlaquelle est réduite une Province cantonnée ; faites encore un pas, et vous reconnaîtrez qu’il est également utile au Royaume de communiquer avec les autres Nations. Quoi donc, est-ce l’étendue de cette communication qui vous effraye ? Qu’a-t-elle donc de redoutable ? Qu’a-t-elle de contraire aux Lois de la Providence ? et si elle y est conforme, comment pourrait-elle être dangereuse ?
Nous direz-vous « que la communication entre des Provinces soumises à la même domination, gouvernées par les mêmes Lois Civiles, membres du même Corps politique, est de droit naturel, et n’aurait jamais dû être interrompue un instant ; au lieu que les mêmesraisons ne militent pas en faveur des Étrangers avec lesquels nous n’avons que les rapports généraux de l’humanité » ?
Si vous réclamez ici, Monsieur, les principes de l’ordre naturel, vous me donnez sur vous le plus grand avantage. Je ne vous rappellerai pas à la Communauté des biens entre les hommes, parce qu’elle n’a jamais existé, etqu’elle n’est pas conforme à la nature ; mais je vous ramènerai aux Lois de la communication des biens, à laquelle la distinction des Sociétés n’a jamais dû porter atteinte.
Le but de l’association civile est constamment la sûreté et le maintien de toutes les propriétés. Le Souverain n’est armé de la force publique que pour procurer cette garantie.
La Providence a partagé la terre en différentes Sociétés, parce qu’il serait au-dessus des forces humaines de présider à la Société générale du genre humain, et d’étendre partout les soins qu’exige la protection due à tous les membres. La division des Empires est donc une facilité pour l’exécution des Lois sociales ; les bornes qui les séparent servent à indiquer aux Habitants de chaque territoire à quelle subdivision du genre humain ils appartiennent, et à qui ils doivent avoir recours pour réclamer la protection civile.
Mais dans l’intention de la Providence, cette division n’eut jamais pour objet de rendre les Nations étrangères les unes aux autres, par rapport à la communication des biens ; car cette interdiction de Commerce n’est point du tout nécessaire à la distinction des territoires. Dans chaque Société les productions appartiennent aux Propriétaires et non au corps de la Société, qui n’a rien à statuer par rapport à elles ;parce que le droit de disposer de sa chose, et d’en chercher le prix le plus avantageux, est un droit essentiel de la propriété ; et que l’autorité peut d’autant moins restreindre ce droit, que son plein exercice est également utile à la Société et aux particuliers.
Mais, Monsieur, mettons ici de côté les Lois du droit naturel qui embrassent l’universalité du genre humain ;oublions l’intention de la Providence, qui rappelle aux hommes les liens qui les unissent et la Communauté d’origine, par le moyen des secours mutuels qu’elle les met à portée de se rendre. Vous me ramèneriez aux institutions politiques qui ont tant et si fort obscurci ces premières vérités,qu’elles sont reléguées dans les Ouvrages des Philosophes, et ne paraissent plus avoir droit d’influer sur la conduite des Sociétés entre elles.
Vous entendrez mieux sans doute le langage de l’intérêt particulier. Or les Lois de la Justice primitive sont si bonnes et si sages, que les hommes ne peuvent trouver leur bonheur et l’accroissement de leurs richesses que dans l’observation de l’ordre ; elles en ont fait la récompense de leur fidélité à s’y conformer, pour les engager par un motif si pressant à ne jamais les enfreindre.
Comptez donc ici pour rien, si vous voulez, les grands principes de l’humanité et de la fraternité. Vous ne devez rien aux Étrangers ; et vous n’avez avec eux que des rapports généraux qui ne vous imposent aucune obligation de leur faire du bien. Ne consultez que votre intérêt personnel sur la question de la liberté du Commerce, vous la trouverez décidée par le calcul.
Ambitionnez-vous d’attirer l’argent des Étrangers ? Ouvrez vos Ports au Commerce ;abattez toutes les barrières qui pourraient lui faire obstacle ; invitez-le par la sûreté etl’immunité. Il vous enrichira par la vente de vosproductions : et n’alléguez pas pour différer une opération si utile, qu’il faudrait que la liberté s’établît par un concert général ; qu’il n’est point à propos de l’introduire, tant qu’elle ne sera pas réciproque. Car si les autres Nations vous ferment leurs Ports, ou ne vous y admettent qu’avec des taxes ; tant pis pour elles ;c’est qu’elles ne savent pas faire leur calcul ;votre exemple le leur apprendra bientôt ;et en attendant vous vous serez fait à vous-même un grand bien.
Voulez-vous jouir du prix des grains établi sur la proportion la plus avantageuse pour vous ? Ouvrez vos Ports : supprimez toute restriction, toute prohibition, toute distinction entre la navigation étrangère et nationale, car peu vous importe qui vous serve,vous aurez la plus grande concurrence possible dans les ventes et dans les achats. Vous cultiverez pour tous les consommateurs de l’Europe, et tous les cultivateurs laboureront pour vous. Pouvez-vous acquérir une plus grande certitude de jouir habituellement du prix le plus convenable, le plus uniforme, le plus favorable à la prospérité de votre culture et à l’intérêt de vos consommateurs, à l’accroissement de votre population, qui, quoique très faible aujourd’hui, est encore trop forte relativement à vos moyens de subsistance et à vos richesses, comme l’atteste la quantité des mendiants etla foule innombrable de ceux qui, en travaillant, ont tant de peine à se procurer le plus étroit nécessaire.
Ne craignez pas que le Commerce, par ses exportations, puisse jamais nuire à votre approvisionnement. Il ne peut enlever qu’une partie de votre excédent. Le niveau des prix etles frais du transport suffiront toujours pour l’arrêter à propos. Il exportera d’un de vos Ports, tandis qu’il importera dans un autre : quoique ces deux opérations paraissent contraires, elles concourront habituellement.
Nous jouissons de la liberté depuis 1764. L’exemple de trois années doit nous rassurer sur la somme de notre exportation. Depuis Octobre 1764 jusqu’à Octobre 1767 il est sorti 1,433,460 setiers. L’importation ayant été dans le même-temps de 795,385 setiers, l’excès de l’exportation se réduit à 1,638,075 setiers, qui, divisés par trois, donnent pour moyenne proportionnels de chaque année 846, ou 5 setiers. Pourrait-on croire que le résultat fût si modique, si le relevé qui a été fait des Registres des fermes, qui se tiennent pour la perception des droits d’entrée et de sortie permettait d’en douter. Nous n’avons exporté année commune qu’environ la 80ème partie d’une de nos récoltes ordinaires, suivant l’estimation la plus commune. Il est vrai que notre Commerce n’est pas arrivé au point d’activité où il doit naturellement monter ; que l’exclusion des Étrangers pour la navigation a beaucoup contribué à restreindre l’écoulement ;que la sortie a été arrêtée depuis du temps ; que le Port de Nantes par exemple a été fermé dès le mois de Novembre 1766 ; mais supposons l’exportation doublée par la levée de ces obstacles, elle montera à un million de setiers ou la 40e partie d’une de nos récoltes ; et quand elle pourrait dans certaines années aller à deux millions, il n’y aurait rien qui dût vous effrayer.
Peut-être conviendrez-vous de l’avantage de l’exportation lorsque le bas prix annonce une surabondance ; il en est beaucoup parmi les adversaires de la liberté qui pensent ainsi, et qui voudraient qu’on ne permette la sortie que par intérim ; qu’on ne fît qu’entrouvrir les Ports pour les refermer dès que l’écoulement paraîtrait suffisant.
Cette conduite timide etréservée ne vous produira aucun des avantages du Commerce. Vous ferez la fortune de quelques Marchands, mais non le bien général. Votre culture ne profitera point ou très peu de cet événement passager. Le prix éprouvera des variations subites aux endroits du débouché, et n’en recevra aucun effet dans l’intérieur. Vous n’aurez imprimé an Commerce qu’un mouvement de secousse etde convulsion toujours fâcheux, parce qu’il n’a rien de régulier ; un mouvement local, accidentel, et qui ne ressemble point aux effets d’un Commerce habituel. Les abus qui se glissent si aisément à la suite des restrictions, viendront encore rendre votre opération plus dangereuse. La cupidité trouvera jour à solliciter l’exclusion ; elle obtiendra des permissions particulières ; elle achètera des passeports ; et toute votre opération n’aboutira qu’à couvrir et à autoriser un monopole. Depuis un siècle nous avons souvent dans des temps de surabondance permis ces exportations passagères ; nous en avons vu résulter tous ces inconvénients inhérents à la chose et aggravés par les abus qui s’y joignent.
Une de vos craintes, à ce qu’il m’a semblé, Monsieur, est que les Hollandais ne viennent nous acheter à bas prix pour nous revendre ensuite le même blé bien cher ; vous en concluez, qu’il valait bien mieux le garder, et vous avez raison dans l’état d’où vous tirez vos exemples. Mais dans l’état d’un Commerce toujours libre, les Hollandais ne peuvent vous acheter ni vous vendre, qu’au prix du marché général, qui n’est jamais un vil prix ni un prix de cherté, et qui est toujours le vrai prix du moment. C’est dans le cas d’une exportation passagère que cela peut arriver. Vous en citez des exemples, et vous craignez de les voir se renouveler, faute de distinguer les temps, et de remarquer que ce qui a dû arriver sous le règne des prohibitions levées pour un instant, etdont la suspension ne peut donner au Commerce qu’un mouvement déréglé, ne peut avoir lieu dans l’état contraire.
L’écoulement annoncé pour un temps, etqu’on fait n’être pas accordé pour toujours,imprime au Commerce un mouvement de précipitation. Chacun s’empresse de vendre, de peur que le port ne vienne à se fermer. Le prix du marché général n’influe pas tant sur le prix que le besoin de vendre et la crainte d’en manquer l’occasion. L’Étranger en profite pour avoir bon marché. Cependant les endroits des débouchés se dégarnissent,etle solde n’est pas remplacé par le blé de l’intérieur, qui n’est pas accoutumé à prendre cette direction. La cherté survient, et les Ports se ferment. Le peuple qui n’est point habitué aux opérations du Commerce s’en prend à l’exportation, se plaint qu’on lui a enlevé sa subsistance, et redouble la cherté par ses inquiétudes. L’Étranger revient et profite de votre inconduite pour vous survendre. Tout cela doit arriver ainsi : le Hollandais fait son métier, et vous ne pouvez-vous en prendre qu’à vous-même. Ne nous citez donc plus l’expérience à cet égard, car elle est contre vous ; les exemples ne prouvent pas quand les états donnés sont différents.
J’ai tâché, Monsieur, de vous rassurer sur les effets de la sortie : est-ce actuellement la liberté du Commerce intérieur qui vous fait ombrage ? Mais quelle portion de cette liberté voudriez-vous supprimer ? Serait-ce la communication entre les Provinces ? Je vous ai fait voir à quelle condition vous vous réduisiez, et je ne puis croire qu’elle vous paraisse digne d’envie. Mais si la communication est reconnue utile entre les Provinces, le Gouvernement n’a pas besoin de s’en mêler, elle s’opérera toute seule, les besoins réciproques en seront la mesure, et l’inspection qu’on s’était réservée sur cette circulation a causé assez d’abus et de malversations pour qu’on ne doive pas la regretter. Cette communication ne peut se faire sans l’entremise des Marchands, ce n’est le métier ni du Laboureur ni du Propriétaire. Les agents intermédiaires sont donc absolument nécessaires, et l’on ne peut trop en avoir ; et comme il n’y a que la liberté et la sûreté qui puisse les multiplier, il s’ensuit qu’il faut supprimer toutes les gênes, les formalités, les déclarations, les précautions humiliantes auxquelles on les avait soumis, et les laisser disposer de leur marchandise en toute circonstance.
C’est cependant le nombre de ces marchands et la multitude des petits magasins que bien des gens semblent redouter, tandis que c’est leur nombre, au contraire, qui devrait rassurer. Plus ils se multiplieront, moins vous aurez de concert à craindre de leur part. Cent personnes dont la fortune, les vues, les arrangements, les intérêts ne sont pas les mêmes, ne peuvent s’entendre si aisément que dix personnes ; que dis-je, il leur est impossible de se concilier, et la distance des gros marchands aux petits y est encore un obstacle. Si dans un état de liberté le monopole pouvait jamais être à craindre, ce seraient les gros marchands que je craindrais. Les petits sont favorables à tous égards : les grains qu’ils ramassent circulent bien plus souvent etplus facilement ; ils emploient cent pistoles, mille écus ; ils mènent leur petit commerce avec économie, et se contentent du moindre bénéfice sur la revente. À l’affut des plus légères variations, ils soutiennent la valeur par leurs petits achats, etentrent en concurrence, pour la vente, à la première augmentation.
Les gros Magasiniers, au contraire, font plus de frais, etsont accoutumés à de plus gros bénéfices ; leurs opérations étant considérables causent de la sensation ; les petits magasins ne sont rien au prix des leurs ; mais pris ensemble ils font somme, et forcent la main aux gros en vertu de la loi de la concurrence.
D’ailleurs, ces petits amas sont nécessaires pour former les grandes entreprises. Un homme a besoin promptement de mille setiers de blé. Il enlèverait tout un marché s’il s’y présentait ; il mettrait aussi l’enchère s’il courait chez tous les Laboureurs d’un canton l’argent à la main. Mais il rassemble de côté et d’autre ces petits tas sans que personne s’en aperçoive, et par conséquent sans que la demande mette l’enchère. Par ce moyen tout circule, tout est en vente, et la concurrence parvient à son plus haut point.
Il en est de cette circulation comme de celle de l’argent, plus il est rassemblé par tas chez de gros capitalistes, moins il a de mouvement, plus il est divisé par parcelles, plus il acquiert de célérité. L’intérêt baisse en raison du nombre de ceux qui offrent de l’argent et qui sont pressés de s’en défaire ; ainsi multipliez les prêteurs et vous parviendrez à baisser le sur. C’est précisément ce que font les petits magasiniers ; leur marchandise est à vendre dès qu’ils trouvent cinq sous de bénéfice, et ils rachètent à la première occasion.
En vérité, Monsieur, je ne puis concevoir comment un de vos griefs contre la liberté est de multiplier les petits magasins ; car assurément ils sont bien avantageux, loin de pouvoir devenir redoutables. Je ne puis soupçonner qu’un motif ; c’est que vous voudriez continuer votre inspection sur le magasinage, etque cette foule de petits magasiniers qui s’en mêlent augmente fort votre besogne, et la rend même impossible. À cela je n’ai autre chose à répondre, sinon que je regarde comme un des grands avantages de la liberté de les multiplier à un point que vous ne puissiez plus y exercer d’inspection, et que vous soyez hors d’état de continuer vos bons soins ; car vous n’y avez chose à faire, sinon de payer le pain ce qu’il vaut, et de le manger tranquillement.
Mais, Monsieur, ne voyez-vous pas que les petits magasiniers sont les Inspecteurs nés des gros Négociants, et qu’ils vous dispensent du soin de les surveiller ; que si jamais l’inspection a pu avoir quelque motif plausible, elle n’a pu trouver de prétexte et d’excuse, que sous le règne des prohibitions, qui, par elles-mêmes favorisant les manœuvres, semblaient exiger une barrière quelconque ; que le succès de votre inspection dans ces temps de désordre a toujours été si faible et si fautif, qu’il n’a remédié à rien (comme le prouvent les recherches contre les Monopoleurs dont le Commissaire la Marre nous a donné le détail) ; que dans l’état d’un Commerce libre, ce travail devient de toute inutilité en même temps qu’il est dangereux, en ce qu’il annonce la méfiance, qu’il diminue le nombre des Marchands, qu’il entretient les préjugés du peuple, qu’il arrête la circulation et la concurrence. Qu’ainsi l’inspection ne peut être regardée que comme un remède fâcheux qu’on opposait à un mal volontaire. Guérissez le mal, vous n’aurez plus besoin du remède.
Aimeriez-vous mieux, Monsieur, des magasins publics que le Gouvernement entretiendrait comme une ressource au besoin. Pour moi il me semble qu’il y a beaucoup d’inconvénients. 1° Vous jetez le Gouvernement dans une dépense considérable pour tirer un service que les Marchands vous rendraient sans qu’il en coutât rien. Ce même blé, s’il n’était tenu dans des magasins publics, se serait également trouvé dans les greniers particuliers. Votre intention n’est pas que le Gouvernement se constitue Marchand pour y trouver un bénéfice. Cependant, s’il fait à propos ses achats et ses reventes, il doit en trouver un, et ne peut-il pas devenir à craindre que les sous-ordres ne profitent de cette occasion pour étendre ce Commerce pour leur compte, et ne parviennent à surprendre des privilèges oudes préférences. 2° Ces magasins ne peuvent vous rassurer qu’autant qu’ils seront considérables ; or plus ils le seront, plus ils causeront de sensation, lorsqu’il s’agira de les remplir et de les vider. Pour moi, Monsieur, je vous avoue qu’à tous égards je préfère beaucoup les petits magasins ; et j’espère que le Gouvernement nous croira bientôt assez raisonnables pour que nous n’exigions plus de lui cette précaution et cette dépense. [2]
Mais je vois, Monsieur, qu’il est très difficile de vous rassurer, car vous craignez même ce qui fait la sûreté. Le monopole est votre épouvantail, vous avez raison, car c’est une mauvaise chose, et il fait bon de s’en garantir. Que faire pour cela, mettre un Inspecteur à chaque grenier ? Mais le monopole est bien fin, il corrompra l’Inspecteur, ou trompera sa vigilance. Quoi donc, mettre un cadenas à tous les greniers, et s’emparer de la clé ? Cela est bien fort, et je ne garantirais encore rien. Essayez plutôt de la liberté, c’est un expédient infaillible. Elle multiplie tellement les magasins, que tout monopole est déconcerté et devient impraticable.
L’idée même de monopole, suivant la force et l’étymologie du terme, est le Commerce fait exclusivement par une seule personne ; que ce soit par un seul, ou par un petit nombre avec droit exclusif que le Commerce se fasse, ce sera toujours monopole ; mais qui s’éloignera d’autant plus de la force stricte du terme et ainsi des inconvénients attachés à la chose, que la concurrence sera plus grande. Que tout le monde y prenne part, on se trouvera dans l’état le plus diamétralement opposé au monopole. Ainsi mettre le Commerce des grains dans la main du Gouvernement seul, ou dans la main d’un nombre de Commerçants qui, au moyen de l’inspection réservée sur eux, seront eux-mêmes dans la main du Gouvernement, et ramèneront en dernière analyse tout ce Commerce à un seul mobile, c’est visiblement établir le monopole ; au contraire, y appeler le plus de Commerçants qu’il se pourra, les rendre indépendants les uns des autres et de tout mobile commun, c’est exclure le plus infailliblement le monopole, et prévenir tous les inconvénients qui en résultent. Or c’est ce que la liberté seule peut faire.
Le monopole ne peut donc exister que sous le règne des prohibitions. Mais il est des monopoles de bien des espèces ; et celui qu’on recherchait avec le plus de soin et d’appareil était-il aussi commun parmi les Marchands ordinaires qu’on a voulu le faire croire ? était-il le plus criminel ?
On poursuivait un Marchand qui avait un magasin, et qui ne portait pas au marché ; on l’accusait de receler le blé, de mettre la cherté, d’être fauteur de la disette. À le bien prendre, cet homme ne faisait cependant que disposer de sa chose. Il avait acheté du blé, il le gardait, qu’aviez-vous à lui dire ? — Mais le blé était fort cher, et il s’obstinait à ne pas vendre. — Il avait tort ; au reste, c’était à lui à faire son calcul ; et c’est vous qui, par les alarmes que votre police et vos précautions jetaient parmi le Peuple, lui donniez lieu d’espérer encore un surhaussement. D’ailleurs, si ce blé vous manquait aujourd’hui vous l’auriez eu dans quinze jours, dans un mois, et il en faut tous les jours ; il n’est pas à propos de mettre tout à la fois en vente toute la provision qui existe. — Mais cet homme était si possédé de la cupidité, qu’il aurait plutôt laissé gâter son blé que de le vendre. — Les Marchands qui laissent perdre leur marchandise sont aussi rares que les avares qui enfouissent leur argent. Les exemples que vous pouvez citer ne tirent guère àconséquence, et vous aviez soin d’en faire un grand étalage pour entretenir la haine du Peuple contre les Marchands en général. Au reste, tous les abus que vous pourriez me citer en ce genre ne me touchent en aucune façon ; je les blâme autant que vous ; mais je soutiens qu’ils étaient le fruit de vos prohibitions. En effet, si vous aviez joui de la liberté, et que vous eussiez accoutumé le Peuple à voir tranquillement les opérations du Commerce, vous n’auriez pas eu ces disettes factices causées par la non-existence d’un Commerce régulier, etpar les imaginations échauffées ; (et dans le fait vous n’en avez jamais eu d’autre en France) et vos Marchands n’auraient pas compté sur ces renchérissements déréglés et sans cause, sur lesquelles ils établissaient l’espérance de leur fortune. [3]
Si vous aviez eu un Commerce libre, vous auriez toujours joui du prix le plus convenable, entretenu par la concurrence tant nationale qu’étrangère, qui aurait bien mieux fait la loi et forcé la main à vos Marchands que toute votre inspection, vos recherches etvos Commissaires ; vous auriez eu un nombre infini de petits Magasiniers, qui auraient réprimé la cupidité des gros Marchands.
C’est donc vous qui avez fait naître le monopole ; c’est vous qui l’avez excité, nourri, entretenu ; et vous vous plaigniez de ce qu’il existait.
Et combien de fois, dans ces temps de désordre, n’a-t-on pas poursuivi comme monopoleurs une infinité de Marchands honnêtes, dont tout le crime était d’avoir du blé, qui ne faisaient qu’user du droit de propriété, et qui n’étaient en contravention, que relativement à des règlements arbitraires et mal vus, qui jugeaient à propos d’annuler ce droit. Leur délit n’était pas dans la chose même, ni dans leur conduite, qui n’avait rien que de légitime ; il était dans la non-observation de ces règlements, qui s’avisaient de défendre une chose légitime.
Mais tandis que, par des recherches éclatantes, on faisait la cour au peuple, qu’on le flattait dans ses préjugés, qu’on cherchait à lui persuader l’intérêt qu’on prenait à sa subsistance, qu’on nourrissait sa haine contre les Marchands, qu’on lui livrait des victimes pour détourner ses regards des vraies causes de la cherté ; combien de manœuvres, d’autant plus redoutables, qu’elles étaient appuyées par le crédit, et pratiquées par les sous-ordres. Tout cela restait impuni, et souvent même était autorisé. Privilèges exclusifs, précautions prises pour empêcher du blé d’arriver, parce que des gens puissants en avaient à vendre ;préférence pour les achats, ventes de permissions pour aller acheter dans les Provinces voisines, et à condition de s’adresser à tel ou tel Marchand avec lequel on était intéressé. Nous avons vu tout cela de nos yeux ; et vous venez nous vanter la sagesse de vos lois prohibitives, qui ouvraient la porte à tous ces abus, en détruisant la liberté ; car ils sont incompatibles avec elle.
Enfin, Monsieur, il me reste à vous demander, si de cette ample collection de lois, dirigées contre la liberté du Commerce, ce seraient celles qui concernent la police des marchés, que vous voudriez conserver par préférence. Je traiterai légèrement cet article, car il ne vaut pas la peine de l’être autrement. Bien des gens tiennent encore à tout ce fatras de règlements absurdes ; défense d’acheter dans les dix lieues, de vendre en chemin ; de vendre sur témoin ; injonctions portées contre tous propriétaires des grains, pour les forcer à garnir les marchés ; division de la durée des marchés en plusieurs heures, par distinction de la qualité, rang et dignité des acheteurs, etc., etc., tous soins pris pour diminuer la concurrence des acheteurs et forcer celle des vendeurs. Ces admirables règlements, dont chaque Ville était amplement fournie, et dans lesquels elle faisait résider le salus populi, sont autant d’insultes faites à la liberté naturelle, autant d’exemples de la tyrannie bourgeoise, et de la supériorité, aussi ridicule qu’injuste, que les habitants des Villes s’arrogeaient sur le territoire qui les nourrissait ; tout cela est heureusement balayé par la Déclaration de 1763, qui a délivré le Commerce de toutes gênes intérieures. La police de la bonne ville de Paris a seule été exceptée ; et il faut espérer que cette exception, portée par ménagement pour les préjugés, que le Souverain apparemment a jugés plus profondément enracinés dans la tête des Parisiens que partout ailleurs, ne tardera pas à être supprimée ; car elle n’est pas honorable pour la capitale, qu’elle suppose moins éclairée que les Provinces.
Au reste, il ne faut pas faire plus d’honneur aux Provinces qu’elles ne méritent. Cette belle police, chef d’œuvre de l’esprit réglementaire,quoique supprimée de droit, ne laisse pas encore dans le fait de s’y réveiller de temps en temps. Bien des Juges ont peine à voir s’échapper de leurs mains ce droit d’inspection sur les marchés, qui leur donnait un air d’autorité et d’importance aux yeux de la populace, et qui lui conciliait son affection, en retour des soins qu’ils se donnaient pour lui faire voir de beaux marchés, et pour en écarter les acheteurs. Et quelle reconnaissance le peuple des Villes ne devait-il pas avoir pour des Juges qui prenaient tant de peine pour empêcher que les Boulangers ne lui fissent manger du pain fait avec du blé produit dans les dix lieues, ou acheté en route et dans les auberges ; pour empêcher qu’un Laboureur, pressé par son travail,ne vînt au marché avec un témoin de blé dans sa poche, et ne vendît à livrer à sa commodité, ou qu’un Propriétaire ou un Marchand ne vendît dans son grenier ; pour fixer les heures et la préséance pour le droit d’acheter, et assurer le pas aux Bourgeois sur le Boulanger, qui ne doit entrer qu’après les Bourgeois, et n’acheter qu’à leur refus, attendu qu’il en nourrit les trois quarts : pour n’admettre les Boulangers du dehors qu’au troisième rang, parce que ne travaillant que pour des Vignerons et des Journaliers, ils ne méritent pas de choisir ; ou parce qu’étant éloignés, ils ont plus besoin de temps pour retourner chez eux ; pour écarter, avec le plus grand soin, les Meuniers comme gens suspects, etqui, sous prétexte de moudre du blé, pourraient bien en faire mauvais usage, et ne leur permettre d’entrer qu’assistés de leurs pratiques, comme consultants, ou pour enlever le blé à la fin du marché ;enfin pour ne laisser entrer les Marchands qu’à l’extrémité du marché, et après que tout le monde était rempli. Je ne sais même s’il n’y avait pas bien des endroits où les Marchands étaient exclus indéfiniment du marché ; et il faut convenir que cela était bien plus sûr : ou le blé qui y avait été une fois présenté ne pouvait plus être vendu ailleurs, ni retiré par le propriétaire ; où les Laboureurs et Marchands qui avaient fréquenté le marché pendant quelque temps, étaient enregistrés et invités, sous des peines, à continuer leurs bons offices ; et l’on trouverait bien dans la Marre quelque règlement, qui, en faveur des gens durs à la vente, et qui ne savent pas profiter de l’occasion, statuait que celui qui avait présenté son blé pendant deux marchés sans le vendre, était forcé de diminuer le prix.
Tout cela était bien imaginé, etpour le mieux ; car jugez quel désordre en fût arrivé, si l’on eût laissé tout le monde acheter et vendre à sa fantaisie. Jugez combien un Magistrat de Police devait s’applaudir le soir d’avoir vu, par l’effet de ses soins paternels, un marché bien fourni, la denrée surpassant la demande, et mise en réserve pour un marché suivant. Quel dommage que tout cela n’ait plus lieu ; car il en résultait de bonnes amendes pour les Inspecteurs, etune grosse considération pour le Juge.
Il ne reste plus de tout cet échafaudage de règlements, ou du moins dans le fait il ne devrait plus rester que la taxe du pain, opération qui ne peut trouver d’excuse que dans l’érection de la boulangerie en communauté privilégiée, et qui ne peut être regardée que comme le remède d’un mal qu’il vaudrait bien mieux supprimer, et qui souvent est pire que le mal : car dans les grandes Villes, la concurrence entre les Boulangers, quoique privilégiés, ferait souvent obtenir le pain à meilleur marché. Mais aux yeux des gens qui n’ont aucune idée de la liberté ni des effets de la concurrence, il ne vient rien de mieux à l’esprit que de taxer, d’ordonner, de prohiber : la voie d’autorité paraît la plus courte et la plus sûre. Que d’inconvénients cependant dans cette taxe ! On pourrait varier de bien des manières la qualité du pain, suivant le goût et les facultés des consommateurs ; il a fallu tout réduire à deux espèces, bis et blanc. Dans le prix d’une marchandise travaillée se trouvent celui de la matière première et celui de la main d’œuvre ; et les éléments qui entrent dans la composition du prix sont nécessairement très variables ; il a cependant fallu, pour parvenir à taxer, s’assujettir à une règle générale ; peut-elle jamais être juste, et donner la proportion exacte de tous les rapports ? Mais la taxe en est un acte d’autorité d’autant plus flatteur ; et le peuple, qui, souvent par l’effet de la concurrence, aurait le pain à meilleur compte, préfère de le payer sur la foi du Juge.
Afin que dans cette partie il n’y eût aucune espèce de délire qui n’ait eu lieu, on trouve quelque part des règlements qui défendent de faire entrer le gruau dans le pain ; et c’est assurément la partie la plus substantielle du blé. On serait tenté de croire que ces règlements partent de Juges préposés à la nourriture et à l’approvisionnement des bestiaux, puisqu’ils ont revendiqué pour eux une subsistance, dont les hommes font si bien leur profit.
On voit encore bien des Juges de Police tenir fortement aux prohibitions comme à un préservatif des abus, et à leur droit d’inspection comme à une prérogative de leur Office ; quand en trouvera-t-on quelques-uns assez avisés pour dire : « Mais si la concurrence était libre pour la fabrication et la vente du pain, elle réduirait au rabais le travail du Boulanger ; elle engagerait à y mettre toute l’économie et l’industrie possible, et à varier la qualité du pain ; elle forcerait d’adopter une certaine mouture dont on parle beaucoup depuis du temps, et qu’on assure produire dix-huit livres de pain de plus que l’ancienne par quintal ;car la concurrence aiguillonne et porte à chercher le mieux et à perfectionner ; l’exclusion engourdit l’industrie, etla borne à l’usage et à la routine. Adressons-nous au Gouvernement pour obtenir de lui la suppression de cette Communauté : les Boulangers du dehors serviront à tenir en bride ceux de la Ville ».
CINQUIÈME LETTRE
J’ai tâché, Monsieur, dans mes Lettres précédentes, de vous ramener à la liberté par la considération du désordre des prohibitions, dont la vue m’a semblé bien propre à vous faire goûter les avantages de la concurrence par l’opposition des contraires. C’est ainsi que les Moralistes, pour nous attirer à la vertu, ne se contentent pas de nous en faire admirer la beauté ; ils cherchent encore à nous la faire aimer en nous exposant la difformité du vice.
Êtes-vous encore fâché, Monsieur, de voir que le Gouvernement déclare qu’il n’entend plus se mêler du Commerce des grains, etqu’il l’abandonne à lui-même, c’est-à-dire à l’ordre naturel qui prescrit la liberté des échanges. Réclamez-vous encore pour les Magistrats ce prétendu droit d’inspection qui ne pourrait être que celui d’attenter à la propriété, et de gêner les opérations les plus importantes de la société. Je me propose dans cette Lettre de vous prouver que ce droit ne peut appartenir à l’autorité Souveraine, parce qu’il irait directement contre le but de son institution. Vous serez alors pleinement convaincu combien les prohibitions sont mauvaises dans le droit et dans le fait.
La propriété est la loi constitutive et fondamentale des sociétés civiles. Les hommes ne se sont réunis que pour mettre leurs personnes et leurs biens à couvert sous la foi et la protection publique. Ils n’ont élevé au milieu de cette société une autorité souveraine, que pour déposer en ses mains une force commune, qui, supérieure à tous les efforts et à tous les obstacles, fut en état de procurer à chacun la sûreté personnelle et la garantie de tout ce qui lui appartient ; et ils ne fournissent au Souverain une part dans les fruits du territoire, que pour le mettre en état de subvenir aux dépenses que cette protection exige. C’est à la propriété que se rapportent toutes les institutions politiques et civiles. C’est pour la protéger contre les attaques du dehors, que le Souverain entretient les forces militaires ; c’est pour réprimer au-dedans tout ce qui pourrait la blesser, qu’il fait administrer la justice dans toutes les parties de son Empire, etqu’il établit de toutes parts des Tribunaux etdes Magistrats chargés en son nom de faire rendre à chacun ce qui lui appartient ; c’est pour la défendre contre la variété des opinions, contre l’incertitude et l’arbitraire du jugement des hommes, que sont établies les lois civiles, qui fixent constamment les droits de chacun, etl’autorisent à les réclamer ; c’est pour assurer l’exécution de ces lois et celle des conventions qui sont autant de lois souscrites volontairement entre les Citoyens, que sont établies les formes des actes et celles de l’administration de la justice. Tout se réfère donc à la propriété, et l’impôt lui-même, qui paraît d’abord y porter atteinte, n’a qu’elle pour objet, puisqu’il n’a d’autre destination que de servir à la maintenir.
La propriété est exclusive de lanature ; elle donne à celui qui la possède le droit de disposer souverainement de la chose, et d’en faire ce qu’il lui plaît. Elle ne connaît d’autres bornes que la propriété d’autrui ; elle doit donc être consultée la première dans toute opération : toute nouvelle Loi doit lui être confrontée, et elle est jugée mauvaise si elle ne s’y trouve pas conforme ; car cette Loi primordiale est la justice par essence. Avant tout il faut être juste.
Tels sont nos principes sur la propriété ; nous n’y connaissons ni exception ni limitation, parce qu’il n’y en a point à la justice, et que l’ordre, qui est le meilleur état possible, ne se trouve que dans l’observation de la justice.
Comment le Magistrat, qui est par état le défenseur et le gardien des propriétés, pourrait-il être autorisé à les violer, à les gêner, à les enfreindre. Quelle idée avez-vous de ses fonctions ? Les croyez-vous arbitraires ? Ou, pour les sauver de ce reproche, me direz-vous que ses décisions deviennent justes et nécessaires, lorsqu’il se renferme dans l’exécution des règlements qui l’autorisent à blesser la propriété ? [4]Mais ce sont ces règlements mêmes que j’attaque comme destructeurs du principe constitutif des sociétés ; et j’aimerais encore mieux l’arbitraire personnel, comme moins fâcheux et moins général, que le désordre toujours subsistant d’une injustice légale.
La liberté des échanges dérive de la propriété. En vain me citerez-vous mille etmille exceptions à cette liberté, tirées des Lois positives ; ce sont autant d’atteintes portées aux droits imprescriptibles de la propriété, autant d’abus allégués pour justifier des abus, autant d’exemples du droit naturel ignoré, contredit et violé. Car s’il est un principe d’éternelle vérité, c’est celui de la liberté des échanges, parce qu’il est de justice rigoureuse, et que la justice n’est pas une invention humaine. Où en sommes-nous si les Magistrats, qui sont les Ministres de la justice, croient remplir tous leurs devoirs envers elle, en étudiant les lois positives, qu’il faut sans doute observer tant qu’elles existent, quoique souvent très défectueuses ; et s’ils ignorent les premiers principes de la justice même.
L’échange est une convention qui se conclut par le concours de deux volontés dont chacune stipule pour son intérêt, et a seule droit de le stipuler vis-à-vis de l’autre contractant. J’ai du blé et je manque de vin, je m’en procure par l’échange. La quantité de ces productions que je dois donner et recevoir est une affaire qui ne regarde que nous, et dans laquelle personne n’a droit de s’immiscer directement ni indirectement au préjudice d’une des parties ; il en est de la vente comme de l’échange. J’ai droit pour mon argent d’avoir la quantité de productions qui y correspond, valeur pour valeur égale dans un état de pleine concurrence et de liberté, ou de tirer de ma production la somme qu’elle vaudrait dans cet état. Si vous influez sur les prix par des causes étrangères à leur cours naturel, si vous les avilissez ou les exagérez (et les prohibitions de Commerce font alternativement l’un et l’autre) vous, changez les conditions du marché, vous forcez de contracter dans un état contraire à l’ordre, vous commettez une injustice en favorisant une des parties au préjudice de l’autre, etvous blessez essentiellement la propriété.
On opposera peut-être à la généralité de ce principe, qu’il peut se trouver des circonstances où l’utilité publique exige le sacrifice des propriétés particulières. Si cela peut arriver, je crois que ce ne peut être que dans des cas particuliers et rares, comme lorsque la construction d’un chemin exige qu’on prenne des héritages. On ne doit alors le faire qu’en payant au prix le plus favorable, et ce prix tient lieu de la propriété qu’on enlève. Mais j’ai peine à croire qu’il existe des cas qui autorisent à offenser la propriété par une Loi générale. Il faut remarquer au sujet des Lois civiles qui gênent souvent la liberté de disposer de son bien : 1° qu’il y a une très grande différence entre enlever une partie de la propriété, et restreindre le droit de disposer de la chose. 2° Que chacune de ces Lois positives qu’on veut faire valoir comme des exceptions mériteraient peut-être d’être soumises à unexamen réfléchi, pour décider si elles sont aussi utiles qu’on a pu le croire. Car il ne faut pas prétendre remédier par des Lois positives à tous les inconvénients particuliers. On risquerait souvent de faire plus de mal en général, qu’on ne peut opérer de bien en particulier ; et combien de fois, faute de lumière, n’a-t-on pas regardé comme utiles les Lois les plus défectueuses.
Au reste, ne sortons pas de la thèse, il s’agit ici de la liberté des échanges ; qu’on daigne me citer une espèce où il soit à propos de la gêner par une Loi générale. Je conviendrai donc volontiers que si les prohibitions de Commerce étaient nécessaires pour assurer la subsistance et établir le prix le plus avantageux, le Souverain pourrait restreindre la liberté ; et gêner la propriété pour procurer cet avantage ; mais ne croyez pas qu’en faisant cet aveu, je relâche rien de la rigueur de mon principe ; car je soutiens en même-temps qu’en tout état de cause l’intérêt de toute la Société prise tant collectivement que par distinction des Classes qui la composent, exige que le Commerce soit absolument libre, etje crois être fondé à le soutenir d’après les preuves que j’en ai apportée dans mes Lettres précédentes. L’intérêt essentiel de la Société se trouve donc toujours et nécessairement lié à l’exécution pleine et entière de la grande Loi de la propriété, et cela ne peut être autrement : car cette Loi est la première Loi et la gardienne de toutes les autres. Elle est la Justice même, et l’observation de la Justice ne peut être qu’avantageuse. Sans cela les Administrateurs des Sociétés pourraient, dans des occasions, être autorisés às’en écarter pour un plus grand bien ; etla Justice serait dépouillée de la sanction dont elle jouît, et qui consiste à forcer les hommes à son observation par la vue du bien qu’ils trouvent à s’y conformer, et du mal qui résulte de son infraction. Faute de cette sanction, elle ne serait plus Loi, et à force d’exceptions suggérées par des vues particulières, les hommes seraient réduits à n’être plus gouvernés qu’arbitrairement et par des Lois positives indépendantes de cette Loi suprême. [5]
Il est bon de montrer en détail sous combien de rapports les lois prohibitives de la police des grains, quelles qu’elles soient, offensent la propriété.
Elles attaquent d’abord la liberté personnelle qui est la première propriété, et celle d’où dérivent toutes les autres. Il est permis en général à tout le monde de vendre, d’acheter, de transporter. Ce sont des actes libres de leur nature, etantérieurement aux Lois civiles, qui ne peuvent y apporter de conditions ni de restrictions. Il est aussi licite de faire le Commerce de grains que tout autre Commerce. Celui qui l’exerce ne doit donc être assujetti à aucune gêne, à aucune formalité, à aucune prohibition. Son honneur doit encore moins être attaqué par des précautions outrageantes et humiliantes, qui l’exposent à la censure publique et à la haine absurde de ses Concitoyens qu’il sert utilement ; c’est interdire une profession que de la rendre déshonnête.
Elles offensent la propriété mobilière dans la personne du Marchand, puisqu’elles gênent l’emploi de ses fonds,ses achats et ses reventes, qu’elles bornent ses entreprises, qu’elles en augmentent les risques, qu’elles l’empêchent de disposer à son gré de sa marchandise, etde tirer tout l’avantage qu’il a droit d’attendre de son industrie et de ses avances ; puisqu’elles le forcent à vendre en tel temps, en tel lieu ; qu’elles lui défendent d’acheter en tel autre, etc. etc. Elles offensent la propriété mobilière dans la personne du premier propriétaire des grains qui les a tirés de la terre au prix de ses sueurs et de ses avances, qui les a acquis au titre le plus légitime, qui les tient du bienfait de la nature, etsans qu’il en ait coûté à autre qu’à lui. Et quel préjudice ne lui causent pas ces lois si contraires au premières notions de l’ordre ; elles lui ôtent la faculté de trouver le meilleur prix possible de sa denrée, de l’offrir à tous les consommateurs ; elles le restreignent à fournir la consommation locale ou nationale ; elles l’empêchent de pouvoir calculer ses richesses par ses récoltes ; elles lui font redouter l’abondance, et le forcent à recevoir avec tristesse les dons du Ciel ; tout l’effet des règlements portés contre les Marchands retombe sur lui par contrecoup, car ils restreignent la concurrence des acheteurs qui auraient mis l’enchère à sa denrée, et le nombre des magasins qui, dans l’abondance, lui auraient procuré un débouché.
Enfin elles offensent notablement la propriété foncière ; car la terre ne vaut que par les fruits, et les fruits ne sont richesse que par leur valeur. Enlever aux productions une partie de leur valeur, c’est détruire en partie leur qualité de richesse. Le prix de l’héritage est relatif au produit net qu’il peut fournir. Un homme qui achète une terre n’achète pas le droit de jouir de la totalité de la reproduction annuelle. Il en est une grande portion destinée au remplacement des fruits, et affectée à la terre de manière qu’elle ne peut en être distraite sous peine d’éteindre la reproduction suivante. Or, les frais de culture restant les mêmes, l’excédent ou le produit net est d’autant plus grand que les productions se vendent mieux, lorsque cette augmentation de valeur n’est pas accidentelle et passagère, lorsqu’elle ne provient pas de disette,mais qu’elle est due au rétablissement du vrai prix que devait obtenir naturellement la production dans l’état d’un Commerce libre et délivré des obstacles qui l’empêchaient d’atteindre à cette valeur. Ainsi un sixième, ou 3 livres d’augmentation sur 500 setiers qui ne se vendaient que 15 liv. forment 1 500 liv. en accroissement de produit net qui n’existait pas. Si le Fermier, outre l’impôt, payait 1 500 liv. de fermage, il peut payer 1 000 liv. ; et quand le Propriétaire ne ferait que partager cet accroissement par moitié (et c’est la concurrence entre les Fermiers qui met l’enchère et qui décide de la valeur locative) il en tirera 750 liv. ou un tiers en sus de sa ferme précédente. Sa terre au denier 25, sur le pied de 1 500 liv. de ferme, valait 37 500 liv. ; elle rapporte aujourd’hui 2 150 liv., et vaut au même denier 56 250 liv. Les prohibitions lui avaient donc fait tort de 18 750 liv.
Les partisans des prohibitions ne manqueront pas de nous dire « qu’ils conçoivent tout l’avantage que lesPropriétaires peuvent tirer de la liberté du Commerce, mais que la Nation n’est pas seulement composée de Propriétaires, et que la justice ne permet pas de les enrichir aux dépens du surplus de la Société ».
Eh ! plût à Dieu que les Ministres des lois et les Administrateurs ne perdissent jamais de vue ce principe : Neminem oportet alterius detrimento locupletari. Mais est-il permis d’abuser d’une vérité par une aussi fausse application ? Quoi donc, le Propriétaire s’enrichit-il aux dépens de qui que ce soit, lorsqu’il use de son droit de Propriété, lorsqu’il ne fait que recouvrer ce que des Lois factices et arbitraires lui avaient enlevé, lorsqu’il ne trouve cetaccroissement de fermage que dans le rétablissement du prix juste et naturel que la libre concurrence procure aux productions de son héritage. La propriété n’est-elle donc plus le droit de tirer tout l’émolument de sa chose ? Et le prix que donne la liberté du Commerce ne fait-il pas partie del’émolument naturel de la chose ? Jouir de ce prix est-ce bénéficier aux dépens de quelqu’un, est-ce blesser la propriété d’autrui ?
C’est donc, au contraire, par le renversement de tous les principes, qu’on voudrait avantager le surplus de la Nation au préjudice des Propriétaires, et en lui sacrifiant une partie de la propriété mobilière oufoncière.Mais dans aucune Société réglée, il ne doit être question de sacrifier les intérêts d’une classe à ceux d’une autre ; car la propriété de chacun ne doit rien à personne. Si la justice n’est égale etimpartiale, elle n’existe plus ; elle n’est plus que faveur etdésordre, si ceux qui sont préposés pour la faire régner se croient le pouvoir d’ôter à l’un pour donner à l’autre, et de disposer à leur gré des propriétés.
Mais aucune opération injuste ne peut être prospère ; l’effet des Lois prohibitives du Commerce des grains en est une preuve sans réplique. Leur objet a été de favoriser les consommateurs au préjudice des vendeurs ; et il est facile de voir le tort notable qu’elles causent aux consommateurs contre leur intention. 1° En appauvrissant la culture, elles diminuent la quantité des productions et préparent les disettes. 2° En mettant des obstacles au Commerce, elles l’empêchent de multiplier les magasins, de compenser l’inégalité des récoltes, etd’établir le niveau des prix par la communication. 3° En inspirant au peuple la méfiance, les soupçons et l’inquiétude sur sa subsistance, elles échauffent les imaginations ; elles doublent la cherté ; et en détruisant ainsi les causes naturelles des prix, elles leur en substituent de déréglées. Les prohibitions sont donc également préjudiciables à tous. Elles favorisent alternativement les Propriétaires des grains et les consommateurs, mais en raison inverse de leur intérêt présent. En effet, en exagérant le prix, elles font, malgré elles, l’avantage des vendeurs, et elles font un tort infini aux consommateurs, dans un temps où le blé étant déjà cher par la circonstance, ils auraient le plus grand intérêt à la modération du prix. En avilissant le prix elles ruinent les vendeurs en première main pour favoriser les consommateurs, mais dans les temps d’abondance, où ceux-ci pourraient sans sa nuire acheter à un prix plus haut. Cette réflexion est bien digne d’être remarquée ; elle prouve que le désordre est mal en toute circonstance, etqu’il ne peut agir qu’à contresens.
Le peuple salarié des villes a paru mériter une attention particulière ; on a cherché à lui procurer le pain au prix le plus avantageux pour lui ; reconnaissez, Monsieur, combien vos mesures sont fausses et peu propres à remplir votre objet ;laisser-le plutôt pourvoir à sa subsistance ; ce n’est pas de vous qu’il l’attend, et vous ne lui devez que la liberté personnelle, la sureté da sa propriété mobilière, la faculté de faire valoir son industrie, etde s’occuper à tel genre de travail qu’il veut choisir. Du reste, vos soins lui sont funestes, etvotre prévoyance devient cruelle pour lui. Que vous a fait ce pauvre peuple, pour être le triste jouet de vos fausses combinaisons, pour être la victime de vos préventions et d’une commisération si peu éclairée ? Vous l’étouffez en voulant le réchauffer ; vous l’affamez par les mesures mêmes que vous prenez pour le nourrir. La récolte est-elle mauvaise, l’effet tant direct qu’occasionnel de vos prohibitions est de doubler la cherté. La récolte est-elle bonne, vous ruinez encore le peuple en détruisant la culture et le revenu. Il ne faut au peuple, en tout temps, que du travail et des salaires, vous lui enlevez l’un et l’autre ; vous diminuez la somme de travail ; vous épuisez la source des salaires. Eh ! que fait au peuple des Villes le prix des grains, pourvu qu’il ait les moyens de le payer ? Etd’où lui viennent ces moyens, si ce n’est par la distribution du revenu ?
Laissons les habitants des Villes croire qu’il naît des richesses sur leur stérile pavé, parce qu’ils yvoient l’argent circuler, et bien des gens s’enrichir par le trafic et l’industrie. La moindre réflexion sur l’ordre physique fait toucher au doigt que toutes les richesses viennent de la terre ; qu’elles sont annuellement reproduites pour être annuellement consommées ; que des mains de la nature elles passent dans celles du Cultivateur, qui les partage avec le Propriétaire suivant la convention faite entre eux : que la classe salariée n’existe que par les besoins des deux premières, et en raison des moyens qu’elles ont de les satisfaire, parce que n’ayant aucun droit immédiat à la reproduction, la classe salariée ne peut en obtenir sa part que par son travail etpour prix des services qu’elle rend aux deux classes qui en possèdent la totalité ; que plus ces deux classes sont riches en raison de l’abondance et de la bonne valeur des productions, plus elles dépensent et font vivre de salariés ; car les richesses ne sont bonnes que pour la jouissance, etun homme ne peut dépenser qu’au profit d’un autre ; qu’ainsi pour étendre les moyens de subsistance et les salaires au profit du peuple, il faut commencer par les multiplier dans la main de ceux qui les distribuent.
Vous convenez que la liberté du Commerce est favorable aux deux premières classes ; daignez donc voir qu’elle l’est nécessairement aussi à la troisième, et que l’intérêt de la Société entière est unique, simple et indivisible.
À ces principes si lumineux et si évidents pouvez-vous opposer autre chose que de frivoles objections ? Vous nous direz, sans doute, que l’accroissement du prix n’est favorable qu’aux Propriétaires, et qu’il est très onéreux au Peuple, parce que ses salaires n’augmentent pas dans la même proportion. Croyez-vous donc que sous le règne des prohibitions, qui n’était qu’une alternative continuelle de bas prix etde cherté, les salaires aient été en proportion avec le prix des grains ; et comment auraient-ils pu suivre ces variations si passagères et si déréglées ? Ils ne pouvaient être qu’en proportion de l’état de la culture et du revenu, etpar conséquent très peu abondants en somme, et très faibles dans leur subdivision par la grande concurrence de ceux qui s’empressaient de les obtenir. Il en est de la proportion des salaires avec le prix des grains comme de celle de l’argent avec le prix de toutes les productions. Lorsqu’il survient une révolution dans la dénomination du numéraire, toutes les relations sont changées pour le moment, les prix sont dans un état de confusion etde désordre ; il faut un certain temps pour que la balance se rétablisse, et que le niveau se retrouve.
Le peuple souffre, en attendant, je le sais ; mais à qui s’en prendre ? Si de tout temps la liberté du Commerce nous avait fait jouir du vrai prix de la concurrence, les salaires auraient toujours été dans la proportion désirée ; et dans cet état elle est d’autant plus facile à tenir, que les prix sont moins variables. Il y a plus d’un siècle que nous vivons tous le joug des prohibitions ; à peine le Commerce commence-t-il à respirer età renaître, et vous exigez que le désordre des prohibitions soit déjà séparé, et que le niveau soit établi. Attendez donc que la liberté soit entière (et il est encore bien des obstacles à lever) ; que les préjugés se dissipent ; que le Commerce qui commence à être libre du côté de l’Administration ne soit plus asservi aux préjugés ; qu’il ait le temps de se monter peu à peu, de multiplier les magasins, d’étendre les communications, de former les correspondances, de pénétrer partout, et de faire sentir de toute part les effets de la concurrence ; vous verrez les salaires se mettre d’eux-mêmes au taux convenable, suivre le niveau des prix, y atteindre assez promptement et y rester ; et en attendant que la condition du peuple soit telle qu’elle doit être, ne craignez pas qu’elle soit plus fâcheuse que sous le règne des prohibitions ; elle sera infiniment meilleure à tous égards. D’abord les salaires augmenteront peu à peu ; ils le sont déjà en partie, vous devez vous en apercevoir ; et le Parlement de Dauphiné, dans son arrêté du 12 Juillet dernier, assure que ce bon effet de la liberté commence à se faire sentir. D’ailleurs, si dans les premiers temps le bon prix des grains et la grande concurrence entre ceux qui ont besoin de salaires les forcent de donner leur travail un peu au-dessous de ce qu’il devrait valoir ; l’accroissement du revenu apportera toujours un grand bien ; les salaires n’augmenteront pas sensiblement pour chaque homme, mais il y aura plus de salariés ; les journées continueront de ne valoir que 10, 15 et 20 sous, suivant les cantons et le genre du travail, mais il y aura quinze hommes occupés au lieu de dix, et bientôt la concurrence entre ceux qui demanderont leur travail, portera les salaires au point où ils doivent être.
Mais, Monsieur, en continuant de vous opposer à la liberté, en ne l’accordant qu’à demi, en conservant votre prétendu droit d’inspection sur le magasinage pour le faire valoir lorsqu’il vous plaira, vous empêchez le Commerce de s’établir ; vous restreignez et vous retardez l’effet de la concurrence ; vous vous opposez à l’établissement du prix le plus avantageux, le plus exempt de variations, et par conséquent à la fixation la plus utile des salaires, qui ne peut se trouver que dans leur proportion avec ce prix.
SIXIÈME LETTRE
Monsieur,
Mes précédentes Lettres sont le résultat de plusieurs conversations que nous avons eues ensemble sur la liberté du Commerce des grains. Je ne les ai rédigées que pour vous mettre en état d’examiner à loisir et dans le repos du cabinet cette importante question. Quoique je puisse me flatter d’en avoir assez dit pour obtenir votre acquiescement, je ne veux pas négliger un dernier raisonnement, que je vous ai souvent entendu proposer, ainsi qu’à nombre d’adversaires de la liberté.
Vous tirez cet argument du prix actuel des grains. « Vous nous dites, il y a quatre ans que la liberté est établie, et que tout le monde s’ingère à faire ce Commerce ; et nous éprouvons déjà une cherté ; le blé vaut tel prix à tel endroit, tel prix dans tel autre. Les raisonnements peuvent être très bons, mais je m’en défie ; je m’en tiens à l’expérience, et la liberté ne me paraîtra bonne, que quand elle nous fera manger le pain à un prix raisonnable. »
Le prix actuel, Monsieur, vous paraît donc décisif contre la liberté ; mais pour qu’il vous donne droit de conclure contre elle, il faut nous montrer que c’est elle qui en est la cause, ou du moins qu’elle en est une des causes ; essayez de le faire ; mais songez à quoi vous vous engagez, car nous ne prenons pas de vaines allégations pour des preuves. Prouvez-nous que si la liberté du Commerce n’eût pas été accordée en 1763 et en 1764, nous aurions eu une meilleure récolte en 1765 (car elle a été fort médiocre) et en 1767 (et elle a été très mauvaise, non seulement en grains, mais en toute espèce de productions, ce qui a occasionné une plus grande consommation en pain) ; que si l’on n’avait pas accordé la liberté, on aurait mieux cultivé et plus défriché depuis quatre ans qu’on n’a fait ; que s’il n’eût pas été permis à tout le monde de vendre et d’acheter, il y aurait eu plus de blé mis en réserves, que si depuis Octobre 1764 jusqu’à Octobre 1767 il n’était pas sorti du Royaume seize cent mille setiers, déduction faite du blé importée, dans le même temps, le blé serait aujourd’hui à meilleur marché, et que ce vide qui s’est fait dans notre approvisionnement, est une des causes du prix actuel.
En attendant vos preuves, permettez-moi de soutenir : 1° que le prix actuel a pour cause la mauvaise récolte de 1767 ; 2° que la liberté, loin d’avoir été une cause de cherté, a beaucoup contribué à réduire le prix ; 3° que si elle ne l’a pas modéré davantage dans plusieurs Provinces, c’est qu’elle n’existe pas encore assez pleine et assez entière.
Première Proposition.
Que le prix actuel a pour cause la mauvaise récolte.
Le prix du blé, comme celui de toute autre production, est nécessairement relatif à l’état de la récolte, etcomme la liberté du Commerce ne peut mettre chaque canton à l’abri de l’intempérie des saisons, il est injuste de lui attribuer un effet qui a visiblement une autre cause. Personne ne peut exiger que la liberté nous assure des récoltes toujours égales ; tout ce que l’on a droit d’attendre d’elle, par rapport à la quotité de laproduction, c’est qu’en soutenant la valeur dans les bonnes années à un taux toujours favorable, elle supprime une des grandes causes de la disette, etassurément la plus redoutable, l’anéantissement des avances et l’appauvrissement de la culture. Il est évident que lorsque les richesses d’exploitation sont en bon état, la terre est mieux cultivée, et que l’intempérie des saisons est moins à craindre, mais il peut toujours arriver qu’un été froid et pluvieux réduise à rien la récolte la plus apparente au printemps ; et c’est ce qui est arrivé en 1767 : l’année a été la plus mauvaise qu’il y ait eu de mémoire d’homme, puisque non seulement la récolte a été très faible en blé, mais qu’elle a absolument manqué dans les autres genres de production. Il n’est donc point étonnant que le peuple ait beaucoup souffert, d’une part, par le retranchement d’une portion considérable de subsistances en vin et en fruits de toute espèce ; et de l’autre, par la suppression des salaires, dont la somme est nécessairement proportionnée aux productions, qui seules fournissent aux cultivateurs et aux propriétaires les moyens de dépenser. Le peuple n’est point à plaindre lorsque le pain est cher, et qu’il a le moyen de le payer ;mais ne fût-il qu’à six liards la livre, il est trop cher pour lui lorsqu’il manque des moyens d’acheter ; etil en manque lorsque le défaut de récolte met une grande partie des cultivateurs et des propriétaires hors d’état de le faire travailler. [6]
Telle est la cause toute simple ettoute naturelle du prix actuel ; c’est se refuser à l’évidence physique, que de ne pas l’apercevoir. Voyons si dans cette circonstance la liberté du Commerce a été inutile.
Deuxième Proposition.
Que la liberté, loin d’avoir été une cause de cherté,a beaucoup contribué à réduire le prix
Pour bien juger des effets de la liberté, il faut se reporter au temps où elle a été accordée. En 1761 et 1763nous avions une abondance onéreuse, plusieurs bonnes récoltes s’étaient succédées ; les greniers des Laboureurs et des Propriétaires étaient pleins ;les Marchands n’osaient plus acheter, crainte de se trouver embarrassés d’une denrée qui n’avait point de débouchés. Tout le monde se réunissait pour demander la liberté du Commerce au-dedans et au-dehors. La récolte de 1765 a été faible, etle blé a renchéri ; dès lors bien des gens qui avaient paru partisans de la liberté, ont commencé à douter de ses bons effets, et le haut prix actuel, qui est prix de cherté pour plusieurs Provinces, les en a rendus tout à fait ennemis.
Cependant la liberté est également favorable etutile dans l’une et l’autre circonstances des bonnes et des mauvaises récoltes. Si en 1768on n’eût pas accordé la liberté, nos Cultivateurs succombaient sous le poids de l’abondance ;ils auraient laissé perdre, et auraient été réduits à prodiguer aux bestiaux une grande quantité de grains, et se seraient trouvés hors d’état de continuer leur exploitation ; ils étaient tous endettés, et ne trouvaient pas dans le prix de leur denrée de quoi satisfaire à leurs engagements.
Le prix favorable qu’ils ont obtenu nous a garantis d’une disette réelle, que l’appauvrissement de la culture aurait amenée infailliblement ; il les a mis en état de mieux supporter les mauvaises récoltes de 1765 et de 1767. Dans bien des endroits il a favorisé les défrichements ; et il a presque partout perfectionné la culture ; effet moins frappant, mais beaucoup plus étendu que les défrichements.
La liberté a donc été infiniment utile à la culture, et par conséquent à la nation entière, dont la subsistance dépend de l’état de la culture ; mais elle a encore été très utile relativement aux prix des grains, qu’elle a modéré dans les Provinces où la récolte a presque entièrement manqué en 1767. Si elle n’eût pas existé ; si ces Provinces eussent été, comme par le passé, privées de la communication, la disette y eût été terrible. Bien loin donc d’accuser la liberté du Commerce, elles doivent au contraire se féliciter d’en avoir ressenti les effets, et reconnaître en même-temps que s’ils n’ont pas été plus étendus, c’est que la liberté n’est pas encore assez entière. C’est ce que le Parlement de Grenoble, dans son arrêté du 8 Juillet dernier, prouve par un exemple bien sensible. La terre, dit-il, frappée de stérilité pendant trois ans consécutifs, présentait au Dauphiné la perspective la plus effrayante ; cependant tous les marchés de cette Province ont toujours été abondamment pourvus de grains qui se sont soutenus à un prix inférieur à celui où on les avait vus sous le règne des prohibitions et des permissions particulières, dans des années où les récoltes n’avaient pas été si mauvaises, et pendant lesquelles l’espèce même manquait dès la première année, ou était d’une rareté qui équivaut à une véritable disette ; une différence aussi étonnante forme en faveur des avantages de la libertéune démonstration sans réplique.
La liberté du Commerce a donc produit un grand bien dans la circonstance d’une aussi mauvaise récolte ; et si elle a laissé subsister une trop grande inégalité de prix entre différentes Provinces, c’est que le Commerce n’est pas encore suffisamment établi, etque la liberté n’est pas aussi entière qu’elle doit l’être ; c’est la proposition qu’il me reste à prouver, elle exige une plus grande discussion que les autres.
Troisième Proposition.
Que si la liberté n’a pas procuré une plus grande modération dans le prix de plusieurs Provinces, c’est qu’elle n’existe pas encore assez pleine et assez entière.
L’effet naturel du Commerce est de distribuer les productions, de réparer par ses opérations l’inégalité locale des récoltes, et de compenser les prix. Mais le Commerce ne peut procurer cet heureux effet qu’autant qu’il est libre, et à raison du degré de liberté dont il jouît. Lorsqu’on aperçoit une différence trop remarquable dans les prix, ce n’est donc point à la liberté qu’il faut l’attribuer, mais au défaut de liberté. Et tel est l’état dans lequel nous nous trouvons aujourd’hui : 1° le Commerce des grains n’est pas encore suffisamment établi ; 2° les préjugés continuent d’en retarder les progrès ; 3° la liberté n’a été accordée qu’avec des restrictions. Je reprends ces trois propositions.
I. Depuis un siècle on n’a travaillé qu’à opprimer le Commerce des grains, et à le restreindre. Non seulement on l’a privé de la communication au dehors, on lui a même interdit celle de Province à Province ; de manière que les spéculations n’ont pu avoir pour objet la circulation intérieure et l’approvisionnement de proche en proche, mais seulement l’attente des révolutions et des chertés périodiques qu’occasionnaient le défaut de liberté et la faiblesse de la culture. Les Marchands n’emmagasinaient que pour la Ville de leur résidence ; ils n’avaient point à s’occuper de l’état des autres Provinces, dont la communication leur était interdite. Le nombre des Marchands et des magasins devait être proportionné à l’étendue du Commerce, et à la mesure des besoins qu’on lui permettait de remplir.
On ne s’est pas contenté de resserrer ce Commerce dans les bornes les plus étroites, on l’a gêné, vexé, soumis à des formalités ; on l’a exposé à la haine etaux insultes de la populace, on s’est réservé la faculté de disposer de la marchandise, on l’a traité comme un Commerce de contrebande. Pouvait-on mieux s’y prendre pour le détruire, et en dégoûter ceux qui auraient pu s’en occuper ?
Les lois portées en faveur de la liberté ont ouvert les communications, elles ont rompu les chaînes qui tenaient le Commerce asservi ; mais il n’y a que le temps et l’habitude qui puissent, au sortir d’un si long esclavage, lui donner la force d’agir. Il a commencé à se mettre en mouvement sur les ports de mer et le long des rivières qui y débouchent, parce que le Commerce acquiert aisément une certaine activité dans les endroits où l’on est en général accoutumé à ses opérations. Mais à peine existe-t-il dans les Provinces de l’intérieur ; et il faut apprendre à marcher avant de pouvoir courir. Pour que le Commerce pénètre partout, qu’il établisse le niveau des prix, qu’il remplisse tous les besoins, qu’il fasse sentir de toute part les effets de la concurrence, il faut qu’il se fasse de proche en proche ; que les endroits à portée des débouchés versent sans inquiétude, et soient approvisionnés par les cantons plus reculés ; de manière que les frais de transport deviennent moins sensibles en se partageant.
Ce n’est qu’avec le temps que le Commerce peut se monter ainsi ; les idées ne changent pas tout d’un coup, et ne se tournent pas subitement vers un nouvel objet. Il faut acquérir la connaissance de ce Commerce, apprendre à discerner la marchandise, à la soigner et à la conserver ; il faut que les petits magasins se multiplient pour faciliter les entreprises, et établir une grande concurrence ; il faut former des correspondances, et changer le train de ses affaires, pour embrasser cette nouvelle branche. Or, en sortant de l’état des prohibitions, tout cela ne peut se faire en un instant, et la révolution sera plus lente dans les Provinces où ce Commerce était plus languissant, soit par la difficulté du débouché, soit parce que les prohibitions y étaient maintenues plus rigoureusement qu’ailleurs. On peut prévoir, par exemple, que la Normandie, à raison des préjugés qui y règnent, jouira plus tard qu’une autre Province des avantages du Commerce.
II. Il ne faut pas croire qu’il suffise d’annoncer la liberté, pour qu’elle s’établisse aussitôt ; les obstacles de la part de l’administration sont de nature à se lever en un instant, et par le simple changement de volonté. Le Commerce devient libre de droit, lorsque le Souverain le déclare tel. Mais l’est-il de fait, tant qu’une partie de la nation s’obstine à refuser le bienfait qui lui est offert ?
Plus les préjugés sont anciens etplus ils sont difficiles à détruire. Il n’y a que l’habitude et l’expérience du contraire qui puissent les affaiblir ; souvent ils ne sont qu’assoupis faute d’occasions, etils se réveillent lorsqu’on les croyait dissipés.
Il faut convenir que les circonstances ont été très malheureuses. Si depuis quatre ans nous eussions eu de bonnes récoltes, la liberté ne trouverait presque plus d’adversaires. Que cet état eût duré dix ans sans grande variation, le peuple se serait insensiblement accoutumé à voir le blé circuler comme toute autre marchandise ; il aurait joui tranquillement des avantages de la liberté ; il aurait trouvé une aisance dans l’augmentation du travail et des salaires ; les Juges auraient eu le temps d’oublier leurs Règlements et leur Inspection ; le Commerce se serait établi partout, il aurait multiplié les magasins etentretenu la proportion des prix entre les Provinces. Mais en quarte années nous avons eu deux récoltes ordinaires et deux mauvaises. Le renchérissement en a été la suite nécessaire, et l’on a confondu cette cause avec la liberté. Plusieurs Provinces ont essuyé un prix trop cher, parce que le Commerce n’est pas encore suffisamment établi pour pourvoir à tous les besoins, quelquefois parce qu’on lui a opposé divers obstacles ; etl’on s’en est pris au Commerce ; tant est grande la force de l’opinion.
Dans plusieurs Villes les juges, aussi peu éclairés que le Peuple, ont autorisé ses soupçons, ont flatté ses préjugés, ont renouvelé différentes prohibitions. Devons-nous être étonnés de ne pas jouir encore de tous les effets de la liberté, tandis que nous y mettons obstacle ? Pouvons-nous accuser le Commerce de la trop grande inégalité des prix ? À peine commence-t-il à se mouvoir ; et au lieu de le protéger, de le favoriser, d’établir sur lui la sûreté de notre approvisionnement, nous continuons de le regarder avec méfiance, nous retardons ses progrès par des précautions timides, et par l’effet seul des préjugés que nous conservons contre lui. Nous voulons qu’il nous serve, et nous l’empêchons de le faire.
Suffit-il donc que la liberté soit annoncée, pour qu’elle existe ? Ne faut-il pas que la Nation consente à en jouir, et qu’elle lève de son côté tous les obstacles à son établissement ? Or, non seulement les Juges qui, par défaut de lumières ou par une condescendance fausse et aveugle, entretiennent le Peuple dans ses préjugés, mais tous les Citoyens qui déclament contre la liberté, s’opposent à ses progrès ; ils deviennent responsables des maux qui résultent de son absence ; car ils concourent à former l’opinion publique, et c’est cette opinion qui continue de tenir le Commerce asservi, et qui forme le plus grand obstacle à son établissement.
III. Enfin, il s’en faut beaucoup à tous égards, que la liberté soit aussi pleine etaussi entière qu’elle doit l’être. Non seulement elle trouve beaucoup d’opposition dans les préjugés qui subsistent ; mais dans le droit et de la part du gouvernement, elle n’a pas encore obtenu l’étendue qu’elle doit avoir. Il faut qu’elle soit sans bornes et indéfinie pour être aussi utile qu’elle doit l’être. Or, elle n’a été accordée qu’avec des restrictions qui nous tiennent dans un état intermédiaire ; et ces restrictions ont encore pour cause les préjugés, car c’est par ménagement pour eux que l’Administration a cru devoir les admettre pour un temps
L’Édit de 1764 a mis trois restrictions à la liberté de la sortie :
1° L’exclusion des étrangers pour le transport de nos grains. On a prouvé, dans plusieurs Ouvrages publics, combien cette disposition était contraire à la liberté du Commerce, et combien elle nous faisait perdre sur le prix de l’intérieur, en tenant nos blés dans les endroits des débouchés au-dessous du prix naturel où les porterait la concurrence dans la navigation. On peut consulter les Dissertations qui ont paru pour et contre sur cette matière ; il n’est point de mon objet d’embrasser cette question.
Mais ce qu’il faut bien remarquer c’est que l’Édit n’a porté l’exclusion que pour le transport à l’Étranger, et dans le fait il paraît qu’on l’a étendu à la navigation d’un de nos ports dans un autre. Cette extension doit apporter un grand obstacle à la communication réciproque entre les Provinces. Elle les empêche de jouir pleinement des facilités que la mer leur ouvre, soit pour recevoir des secours à propos, soit pour en donner ; et elle s’oppose évidemment à la compensation des prix entre elles. Lorsqu’on a besoin de blé, il est indifférent sur quelle voiture il arrive, et quelle langue parlent ceux qui le conduisent. Il se rencontre même ici une contradiction assez frappante. Les Étrangers peuvent prendre du blé chez eux et le voiturer dans nos ports sur leurs vaisseaux ; n’est-il pas plus avantageux pour nous qu’ils le prennent dans un de nos ports pour le conduire dans un autre ; le bénéfice du fret peut-il entrer en comparaison avec l’avantage de fournir nous-mêmes la production. Il est à croire que la Normandie, la Picardie et la Flandre auraient été plus abondamment et plus facilement secourues, si l’on eût pu se servir indistinctement de toutes voitures pour y transporter des grains de Bordeaux ou de Nantes.
2° La restriction qui d’abord frappe le plus dans l’Édit, est celle qui fixe pour terme à la sortie le prix de 12liv. 10 sous le quintal. Mais cet article n’est pas le plus prohibitif : on pourrait plutôt le regarder comme inutile. En effet, à ce prix le Commerce s’arrêterait de lui-même par l’impossibilité de porter au loin avec bénéfice une marchandise d’un si grand volume, et dont le transport est si coûteux. Le Commerce n’a donc pas besoin qu’on lui prescrive des bornes. La combinaison des prix, jointe aux frais de transport, suffisent pour l’empêcher de prendre des grains dans un endroit où ils seraient déjà très chers, et pour assurer à chaque Nation et à chaque Province la conservation de son approvisionnement.
Cette disposition de l’Édit doit donc être plutôt regardée comme superflue que comme contraire à la liberté du Commerce. Elle serait très fâcheuse et destructive de la liberté, si, par exemple, elle n’avait porté qu’à 9 ou 10 liv. le taux de la sortie ; car elle jetterait la plus grande incertitude dans les entreprises. Mais au prix de 12liv. 10 sous le quintal, qui établit celui du tonneau de mer à 175 liv., le Commerce a une étendue suffisante pour pouvoir agir ; et si la suppression de cette restriction est désirable, c’est qu’elle annonce une réserve et une sorte de méfiance, et qu’il n’en faut point avoir sur les effets de la liberté.
3° La restriction portée par l’art. VI de l’Édit est tout autrement importante que celle de la fixation du prix ;elle est même inconciliable avec la liberté. La sortie est arrêtée de plein droit dans le port où le prix se trouve monter à 12 liv. 10 sous ; mais elle n’est pas de même rétablie de plein droit par la diminution du prix. L’article porte qu’elle ne le sera que par des ordres du Conseil.
Cette disposition entraîne les plus grands inconvénients par rapport à la double liberté d’exportation et d’importation.
Elle rend la liberté de la sortie absolument précaire et subordonnée à des événements qu’on ne peut prévoir. Son effet doit être d’arrêter le Commerce bien avant le terme de 12liv. 10 sous, par l’incertitude où elle le jette. En effet, le Négociant peut craindre que pendant qu’il fait des achats dans l’intérieur, et qu’il forme des entreprises qui exigent du temps, le prix n’approche du terme, qu’il n’y arrive et que le port ne se ferme, sans qu’on puisse savoir quand il plaira au Conseil de le rouvrir. Si la liberté était rétablie de plein droit, il ne courrait que le risque de voir son opération suspendue pour peu de temps, car le haut prix amène bientôt l’abondance et la diminution ; et pour peu que le prix se soutînt, il pourrait lui-même vendre dans le port avec avantage. Mais l’incertitude du temps où arriveront les ordres particuliers pour l’ouverture, doit nécessairement faire tomber le prix, et occasionner une perte subite. Or, les risques naturels du Commerce sont assez grands sans les augmenter encore en soumettant ses opérations à des volontés arbitraires.
Cette disposition nuit également à l’importation, qui assurément est aussi essentielle à favoriser que la liberté de la sortie. En effet, lorsque le prix dans un port approche du terme fixé pour la sortie, le blé est cher ; et l’appas du gain inviterait les Étrangers à y apporter, s’ils pouvaient être assurés de rester les maîtres de leur marchandise, et de pouvoir sortir quand ils voudront, si le prix ne leur convient pas. Mais l’art. VI les repousse. Il leur fait craindre que le port venant à se fermer, ils ne soient obligés d’y vendre malgré eux et d’y vendre à perte si le pris baisse, comme cela doit arriver. En même temps qu’ils ont à craindre que le port ne se ferme sur eux, ils ne peuvent prévoir quand il sera rouvert par le Gouvernement. Cette double incertitude est bien propre à les écarter dans les temps où l’on aurait le plus besoin de leur secours.
Mais la liberté n’est qu’imparfaite tant que l’on veut encore tenir les rênes du Commerce, et diriger ses opérations. La disposition de l’art. VI peut, même sans que l’on s’en aperçoive, ouvrir la porte à un monopole bien dangereux, et fournir à des Compagnies de gens à argent (qui ne seront jamais à craindre dans l’état de pleine liberté) un moyen facile de pratiquer des manœuvres au préjudice de la liberté du Commerce. Lorsque le prix approche de 12livres 10 sous, leur est-il donc difficile de dépenser quelque modique somme pour faire monter le prix dans un port par des achats éclatants et au-dessus du cours, et d’en prendre occasion de faire fermer le port ; ils peuvent y trouver de grands avantages. S’ils ont des blés prêts à sortir par un autre port ils gagnent à faire cesser la concurrence du port qui leur fait ombrage. S’ils veulent acheter dans ce port ou dans les Provinces qui y débouchent, ils sont sûrs, par cette opération, de faire baisser le prix.
La liberté du Commerce intérieur, toujours également ouvert pour l’entrée et pour la sortie, est essentielle pour obtenir habituellement le prix le plus avantageux et le plus uniforme ; or nous n’en jouissons encore qu’en partie, comme je viens de le montrer. Il me reste à faire voir que la liberté du Commerce intérieur n’est pas plus entière, quoiqu’elle soit annoncée absolue et sans restriction par la Déclaration de 1763 Combien en effet ne reste-t-il pas d’entraves particulières et de gênes locales, qui interrompent la communication, et qui surchargent de frais la vente de blé, de la farine et du pain. Tant que ces trois parties du Commerce des grains ne seront pas absolument libres et immunes, nous ne pouvons nous flatter de jouir de la liberté ; les vendeurs en première main perdront une partie de leur prix ; les consommateurs payeront plus cher qu’ils ne devraient, et la communication continuera d’être gênée de toute part.
LAISSEZ FAIRE ET LAISSEZ PASSER, c’est à ces deux points que se réduisent les éléments et toute la doctrine de l’industrie et du Commerce ; et, comme je vous l’ai prouvé dans ma cinquième Lettre, ces deux principes sont des corollaires naturels de la grande loi de la propriété. L’administration est d’autant plus parfaite, qu’elle est plus conforme à ces deux maximes, et qu’elle tend à se décharger de ce poids énorme dont elle s’était elle-même accablée dans des temps où les administrateurs avaient cru devoir embrasser tous les détails, et avaient entrepris de tout gérer par eux-mêmes. Lorsque l’administration, éclairée des vrais principes, vient à reconnaître qu’il n’appartient pas aux hommes de faire mieux que la nature, ni d’imaginer, pour le Commerce et l’industrie, de meilleures lois que LA LIBERTÉ ; toute son étude doit être de se rapprocher de l’ordre ; et pour cela il s’agit, non de faire, d’ordonner, de prohiber, de réglementer ; mais de défaire, d’élaguer, de détruire, d’abattre tout ce qui s’oppose à la liberté.
N’attendez pas de moi que je m’appesantisse sur le détail de tous les obstacles particuliers et locaux, qui grèvent et arrêtent de toute part la vente du blé, de la farine et du pain. Je ne finirais pas, si je l’entreprenais. Ici c’est un droit de péage, levé sur le transit ; là c’est un droit de minage, exercé, non seulement sur le blé présenté au marché, mais par un abus manifeste étendu à celui qui se vend dans les greniers, ou qui est payé aux Propriétaires par leurs Fermiers ; ainsi la vente de la première production se trouve grevée, tantôt par le Juge qui s’arroge le droit de l’inspecter, tantôt par la fiscalité qui vient la taxer ; si le Commerce se sauve encore à travers ces obstacles, peut-on dire qu’il soit libre. Les Villes si jalouses de leurs marchés, ou les ont laissés exposés aux injures de l’air (et ce sont celles qui ont traité les vendeurs le plus favorablement), ou font payer au blé sous le nom de droit de la Halle l’abri qu’elles lui fournissent. Par exemple Paris vient de loger le blé dans une Halle superbe, dont on dit qu’elle fait payer le loyer assez cher et en raison de la dépense ; on pourrait peut-être croire qu’il était de la dignité d’une Ville si grande etsi riche de ne point faire acheter l’usage d’un bâtiment public si utile. [7]
Dans beaucoup de Villes et Bourgs le Droit de Halle se trouve dans la main des Seigneurs ; ne pourrait-on pas dans ce cas autoriser les Communautés à le racheter. Encore yaurait-il moins à se plaindre si ce droit ne se levait que sur le blé qui se présente à la Halle ; on pourrait, s’il n’était pas excessif, le regarder comme le prix d’un service rendu, et le loyer du couvert dont on profite. Mais il est exorbitant d’ériger ce droit en titre exclusif, d’en faire un moyen pour forcer le blé de venir à la Halle, et d’y assujettir celui qui se vend ailleurs ;cette extension ne peut paraître qu’une invasion sur la liberté publique et une conclusion que le Souverain est dans le cas de réprimer. Ailleurs c’est unmoulin banal, droit encore plus onéreux et plus contraire à la liberté. Il y a une différence énorme entre la mouture ordinaire et la mouture perfectionnée, puisqu’un setier de blé de deux cent quarante livres, rend par celle-ci jusqu’à deux cent soixante livres de pain ; et que par la mouture ordinaire, on n’en tire que cent quatre-vingts livres, et tout au plus deux cents livres. Un homme qui a le malheur d’être soumis à une banalité est donc forcé de perdre au-moins soixante livres de pain par setier. S’il veut se pourvoir ailleurs, il faut qu’il paye deux droits de mouture. Le Commerce de farine, qu’il serait si avantageux d’introduire partout, se trouve interdit de fait là où se trouvent des moulins banaux, car on prétendrait assujettir la farine à payer ce droit de moulage. Ailleurs, et souvent dans le même endroit, se trouve unfour banal. Etpartout l’art de faire du pain a été érige enprivilège exclusif ; etpar conséquent surchargé de frais étrangers au prix naturel de la fabrication ; partout on taxe le pain sous prétexte de parer au danger de l’exclusion, etsouvent le remède est pire que le mal. Qui peut évaluer la surcharge directe et indirecte qui résulte de tant d’obstacles, mis de toute part à la libre circulation, à la vente des grains, à la fabrication de la farine et du pain. Tout le monde concourt à désirer la réduction du prix actuel. Est-ce le prix nécessaire, le prix déterminé par la circonstance que l’on veut réduire ? Mais c’est être injuste, car il n’a rien que de légitime ; ce serait travailler contre l’intérêt des Consommateurs ; car ce prix est nécessaire au maintien de la culture, qui, dans les années faibles, ne peut se soutenir qu’en trouvant un dédommagement du peu de quantité.
Que tout le monde se joigne donc plutôt à nous pour concevoir, désirer et solliciter l’espèce de réduction qui convient, tant aux Vendeurs qu’aux Consommateurs, et qui est conforme à l’intérêt de tous. Que tout le monde se joigne à nous pour supplier le Souverain de favoriser l’établissement du prix le plus avantageux par le moyen de la concurrence la plus entière et de la liberté indéfinie pour l’entrée et pour la sortie, et de supprimer dans l’intérieur toutes les gênes qui grèvent le Commerce, et tous les droits qui se perçoivent, de quelque titre que ce soit, sur le blé, la farine et le pain ; de manière que le Commerce de la première denrée ne soit plus désormais gouverné que par ces deux maximes, si simples, si conformes à l’ordre, si faciles à mettre en pratique : LAISSEZ FAIRE ET LAISSEZ PASSER.
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[1] Dans toute autre matière le Peuple est juste ; il sait qu’une denrée doit être plus chère lorsqu’elle manque. Il sait que chacun est maître de disposer de son bien, etqu’il doit être libre àtout le monde de vendre et d’acheter au prix courant. Pourquoi raisonne-t-il autrement par rapport au Commerce des Grains ? C’est que l’Administration, par l’inspection qu’elle s’est réservée sur ce Commerce, a bouleversé ses idées. Le Peuple a vu qu’elle en faisait son affaire, qu’elle s’en attribuait la direction, qu’elle ordonnait, prohibait, réglementait les moindres détails, qu’elle mesurait en quelque sorte la subsistance, qu’elle faisait garnir les marchés, qu’elle taxait le pain, que dans ses opérations elle avait souvent égard à ses plaintes ; il a cru et dû croire que l’autorité était en droit de faire ce qu’il lui voyait faire ; il l’a rendue responsable de l’inégalité des récoltes ; il a fixé les yeux sur elle dès qu’il a vu le blé monter à un taux qui lui déplaisait etil s’est persuadé qu’il était en son pouvoir de faire cesser la cherté. Accoutumé à se conduire par l’exemple, et à prendre toutes les impressions qu’on veut lui donner, il a vu de mauvais œil un Commerce contre lequel l’autorité a pris tant de précautions, et qu’elle a traité avec la plus grande méfiance. Il a regardé tous les Marchands comme des Monopoleurs et des Usuriers ; il a accablé de malédictions ceux qui mettaient du blé en réserve pour ses besoins, et qui avaient l’injustice de ne le pas mettre en vente tout à la fois.
Ce n’est pas en continuant de flatter les préjugés du Peuple, eten cédant àses fantaisies, que les Magistrats parviendront à le rendre raisonnable et tranquille ; mais en le traitant avec une prudente fermeté, et en lui faisant sentir par l’instruction et par l’expérience, les effets de la liberté.
[2] Pendant qu’on imprime ces Lettres, je reçois un Ouvrage intitulé : Mémoire sur plusieurs objets intéressants, Broch. in-12 de 108 pages, sans savoir à qui j’en ai l’obligation. Par l’inspection des matières qui s’y trouvent traitées, telles que les Milices, les Corvées, etc., il m’a paru ne pouvoir venir que d’un Citoyen zélé pour le bien public. Sans m’arrêter dans ce moment à ces objets, j’ai cherché l’endroit où l’Auteur parle du Commerce des grains, et qu’il a intitulé : Moyen pour empêcher les grandes chertés du blé et du pain, et de maintenir l’un et l’autre toujours à peu pris au même prix, page. p.6 et suiv. Sur l’article du pain, j’ai pensé d’abord que l’Auteur parlerait de la nouvelle mouture etde la suppression des Communautés de Boulangers, qui sont les seuls et vrais moyens d’obtenir en cette partie le prix le plus avantageux aux consommateurs ; mais il n’en dit pas un mot. Sur l’article du Commerce, il s’annonce pour partisan de la liberté au-dedans et au dehors ; il en reconnaît la nécessité ; il en fait valoir les avantages : mais je ne crains pas de dire qu’il n’en connaît encore ni la nature, ni les effets, puisqu’il craint qu’elle ne puisse parer à tous les inconvénients, et même qu’elle n’en occasionne ; et qu’en supposant la liberté, il nous parle encore des manœuvres du monopole qui l’effrayent et des chertés causées par la peur.
Qu’il me permette de lui représenter que la liberté du Commerce est le plus sûr préservatif de ces deux inconvénients, qui ne peuvent exister avec elle. 1° Elle rend le monopole impraticable. Les gens riches, dont il redoute les entreprises, ne peuvent séquestrer une quantité considérable de grains sans mettre l’enchère dans une Province. Mais ils ne peuvent espérer de profiter de cette enchère pour survendre et faire paraître une disette, qu’autant qu’ils empêcheraient le blé des Provinces voisines de réparer le vide qu’ils ont causé, et de mettre en mouvement le blé des environs, pour remplacer celui qu’ils ont mis hors de la circulation. Or c’est à quoi il leur est impossible de parvenir dans un état de liberté. Le Commerce, attentif aux différences des prix, et averti par le surhaussement, ne manquerait pas d’arriver soit des Provinces voisines, soit du dehors, et de rétablir le niveau qui n’aura été suspendu qu’un moment par une opération forcée. Le mauvais succès de cette spéculation la rendrait très peu à craindre pour le Public, et trop évidemment préjudiciable aux entrepreneurs, pour qu’ils risquassent de s’y exposer. 2° Lorsque le Peuple aura eu le temps de s’accoutumer à la libre circulation, lorsqu’il aura goûté les avantages de la liberté, lorsqu’il aura vuque c’est àla concurrence entre tous les vendeurs à faire la loi sur les prix, il n’y aura plus à craindre de sa part de chertés d’imagination ; il verra toujours sa subsistance indépendante de la récolte locale ; il saura que le Commerce y supplée lorsque le besoin l’exige.
Pour parer à ces inconvénients, qui ne sont nullement à craindre dans l’état d’un Commerce libre et bien établi, l’Auteur propose des Magasins publics. Il désire que chaque Ville ait de greniers qu’elle donnera àbail à des marchands de blé, à condition d’y trouver toujours le nombre des setiers convenu, et que les marchands ne pourront le vendre aux bourgeois que le prix qu’il aura valu au marché ; par exemple quatre mois auparavant, c’est à-dire toujours au-dessous du cours lors actuel. On pourrait dire là-dessus qu’on ne trouvera point de marchand qui veuille subir la loi d’être forcé de donner sa marchandise au-dessous du cours ; mais l’Auteur prévient cette difficulté, en proposant que la Ville fasse les avances de ce Commerce, et fournisse tant les bâtiments nécessaires que le prix du blé qu’elle voudra tenir en réserve, et que le marchand ne pourra entamer qu’avec sa permission. Il veut encore qu’on accorde au marchand un bénéfice sur le prix de chaque setier. En ce cas, le marchand n’est qu’un régisseur ; et il vaut autant que la Ville prenne sur son compte la perte et le bénéfice.
Mais, sans s’arrêter à l’idée de l’Auteur, qui meparaît pas bien arrêtée, il me permettra de penser : 1° Qu’il charge les Villes d’une dépense très considérable en bâtiments et en avances, pour peu qu’elles veuillent seulement avoir en réserve leur provision d’un mois. Il faut donc qu’elles empruntent, et que, pour payer les arrérages, elles sollicitent de nouveaux octrois, qui sont autant d’impôts très préjudiciables à la valeur desproductions. 2° À quoi aboutit cette dépense, si ce n’est à approvisionner une Ville avec moins d’avantage que le Commerce libre ne le ferait. En effet, ne voit-on pas que la crainte toujours subsistante d’un grenier considérable qu’on peut vendre d’un moment à l’autre au-dessous du cours, empêchera le Commerce de faire des spéculations, et de songer à approvisionner une Ville où l’on ajoute aux risques naturels du Commerce. Cette opération dans le fait revient à peu près à celle de fixer le blé au-dessous des cours dans les mains du marchand. L’Auteur n’est pas encore guéri de la peur : il parle de la liberté sans la connaître. Il a plus de confiance dans son grenier, qui peut nourrir la Ville un mois, que dans le Commerce, qui ne la laissera jamais manquer en le rendant libre. 3° Il regarde l’opération qu’il propose comme très propre à tranquilliser le Peuple sur sa subsistance, en convenant qu’elle pourra n’être plus nécessaire, lorsqu’il sera accoutumé à la liberté. Mais voilà un établissement provisoire bien coûteux ; et, si on l’examine bien, on reconnaîtra qu’il contredit l’intention de l’Auteur. En effet, l’Auteur ne verrait plus aucun inconvénient à la liberté, si le Peuple y était accoutumé. Mais il ne peut s’y accoutumer tant qu’elle n’existera pas ; il n’en viendra pas à n’établir sa confiance que sur la libre concurrence, tant qu’on lui présentera d’autres motifs de sécurité. Il aura toujours les yeux attachés sur le magasin public ; au premier renchérissement, il en demandera l’ouverture : il se privera habituellement des effets de la concurrence du Commerce, qui regardera ces magasins comme une barrière toujours subsistante. Lorsque le grenier public sera vidé, la confiance du Peuple, qui ne portait que sur lui, disparaîtra pour faire place à l’inquiétude ; les imaginations travailleront, et la peur amènera une disette factice, qui aura tous les effets d’une disette réelle, parce que le cours naturel du Commerce a été interrompu et gêné par cette précaution.
Je ne vois donc en tout ceci qu’une dépense fort onéreuse pour les Villes, des malversations qui ne sont pas difficiles à prévoir dans toute entreprise publique, et un moyen forcé et dangereux de faire la loi sur les prix qui, en tout état de cause, ne doivent être soumis qu’à la grande loi de la concurrence. Je ne vois dans ce projet etdans tout autre semblable, que le désir de faire mieux que la liberté. Or ce désir ne peut être admis que par ceux qui ne la connaissent pas.
Si je puis découvrir le nom de l’Auteur, je prendrai la liberté de lui envoyer ces Lettres en retour de son Mémoire. La pureté des vues qu’il annonce me fait espérer qu’il ne me saura pas mauvais gré de la contradiction. Les autres parties de l’administration qu’il traite ne sont pas de mon sujet. Je remarquerai seulement que les vues qu’il propose sur la taille montrent qu’il n’a pas encore approfondi la matière de l’impôt, ni la nature des avances de la culture, ni leur destination, ni le danger de les entamer par un accroissement d’impôt, qui survient pendant le court des baux. On peut être un Citoyen très respectable, être très habile en Belles Lettres, ou en Géométrie, et ignorer les principes économiques. Il n’y a pas dix ans que toute la Nation les ignorait, et le progrès des lumières n’est pas encore bien étendu.
[3] Il est très important de remarquer qu’il n’y a proprement jamais eu de disettes réelles en France : toutes celles qu’on a essuyés avaient pour cause : 1° L’imagination effrayée, qui mettait l’enchère. 2° La privation du Commerce. 3° Le monopole favorisé par les prohibitions.
Tout le monde sait qu’en 1709 les blés que le Gouvernement fit venir ne servirent point à la subsistance nationale, et furent gâtés : quand même ils auraient été bons, ils n’étaient pas en assez grande quantité pour nourrir le Royaume seulement pendant dix jours. La France s’est donc suffit à elle-même dans cette année désastreuse.
La même chose arriva en 1740 : le Gouvernement fit venir àgrands frais une quantité de grains capable seulement de nourrir la France pendant cinq jours ; ils furent gâtés : mais cette importation produisit le plus grand effet ; car la crainte de voir le blé diminuer détermina les magasiniers àvendre. Or la liberté du Commerce produira habituellement le même effet qu’opéra la concurrence du blé étranger acheté par le Gouvernement. Les magasins et ne s’obstineront jamais à les garder. Le nombre des magasins et la perspective du blé étranger, qui fait entrer d’un moment à l’autre, mettront un frein à la cupidité. La même chose arrive en Angleterre : la simple menace de laisser entrer les blés étrangers, suffit pour faire baisser le prix. Il est inutile pour cela de défendre la sortie : il suffit de permettre l’entrée, que la Police Anglaise empêche habituellement, ce qui l’asservit à un monopole continuel de la part de ses Marchands.
[4] Aujourd’hui que toutes les prohibitions du Commerce sont levées par la Déclaration de 1763, il est évident que le Magistrat ne peut plus les renouveler que par un abus manifeste d’autorité. Ainsi, tous les Juges de Police, qui continuent leur inspection et qui s’ingèrent à réglementer le Commerce, violent en même temps etla grande Loi de propriété, et la Loi civile, qui ordonne l’observation de cette première Loi. Quelle qualification mérite une telle conduite !
[5] M’opposera-t-on l’exemple d’une Ville assiégée, dans laquelle le Gouverneur a droit de pourvoir à la subsistance eu égard aux Lois de la propriété ? Mais ne voit-on pas que cet exemple sort de la thèse, qu’il ne fait que confirmer la règle, et que le cas d’une nécessite supérieure à toute Loi, et qui dérive de la suppression totale du Commerce et de la communication, ne peut être allégué pour prouver que, dans l’état ordinaire, il puisse être utile de gêner le Commerce par des règlements ! Je conviendrai aisément que la Loi de la liberté peut fournir exception partout où la concurrence ne peut avoir lieu.
[6] C’est plutôt le défaut de salaires que la cherté du pain qui a soulevé le peuple de Rouen. Il avait jusque-là souffert le haut prix sans murmurer. Mais le coton filé ne s’était pas vendu pendant quelques marchés, et c’est de ce travail qu’une infinité de gens attendent leur subsistance. À cet égard, on pourrait demander si c’est une bonne police de tenir rassembler par force autour d’une grande Ville des milliers d’hommes, qui n’ont pour vivre qu’un travail précaire, et qui sont réduits à l’aumône lorsque ce travail leur manque. Je dis par force, car il n’est pas permis de vendre le coton filé ailleurs qu’à la halle de Rouen ; de manière que tous ceux qui s’occupent de ce travail ne peuvent s’écarter.
C’est donc du défaut de vente de son travail plutôt que du prix du pain, que le peuple avait à se plaindre ; et il n’aurait pas pensé au blé, si le hasard ne lui en eût donné occasion ; et si des libéralités faites mal à propos par des gens qui, disposant du bien d’autrui, ont distribué du blé à moitié de sa valeur, ou en ont donné pour rien, n’avaient donné lieu à des attroupements
On répondra sans doute que lorsque le peuple manque de travail, il est encore plus malheureux, si le pain se trouve cher en même temps. C’est un double malheur sans doute, mais qu’on n’est point en droit d’attribuer à la liberté du Commerce ;car elle en est le remède, et non la cause.
Quelle précaution y avait-il donc à prendre dans ce moment critique ? Je n’en aurais pas vu d’autre que celle de procurer, par tous les moyens possibles, la vente du coton filé, de fournir à ce peuple quelque autre travail, de lui faire l’aumône, eten même temps de déclarer le Commerce absolument libre ; de l’inviter à venir apporter l’abondance d’engager les riches Négociants à faire venir du blé de tout les côtés. Les Magistrats ont cru trouver un remède plus efficace dans le renouvellement des prohibitions. Ils ont rendu des Arrêts pour faire apporter le blé aux marchés, etc. Ces moyens ont-ils réussi ? L’événement a prouvé le contraire. Ils n’ont eu d’autre effet que de sonner l’alarme, de confirmer le peuple dans ses préjugés ; de l’autoriser à déclamer contre les Marchands et le Commerce ; de lui faire regarder la liberté et l’exportation comme la cause de la cherté ; de faire sur-le-champ augmenter le prix, de repousser le Commerce loin d’une Province où il est si mal accueilli, et par conséquent d’en écarter l’abondance qu’il aurait apportée, et la diminution qui en aurait été la suite.
Pendant ce temps-là, la Bretagne envoyait des blés pour Paris par la Seine. Ces blés ont été pillés. Il est à craindre que les Négociants de Bretagne ne s’en souviennent et ne regardent la Normandie comme une Province où le Commerce des grains ne doit pas risquer de se montrer.
[7] La Halle de Paris est un très beau bâtiment ; j’ai demandé dans le temps pourquoi on la faisait si petite ! On m’a fait remarquer que plus une place est resserrée, moins il faut de marchandise pour la garnir, et que le Peuple dort plus tranquillement lorsqu’il voit la Halle bien pleine. Cette raison est sans réplique ;mais elle suppose que ceux qui ont voulu élever un édifice pour l’éternité, ont jugé que le Peuple de Paris mesurerait toujours sa subsistance sur la fourniture du marché; et il faut, ce semble, espérer que, lorsqu’il sera plus familiarisé avec la liberté, il s’inquiétera peu si le blé qui le nourrit a été vendu à la Halle ou ailleurs.
Je n’ai point vu d’Inscription sur cet édifice, qui en mériterait une : j’aimerais aussi voir sur les quatre portes en gros et beaux caractères : LIBERTÉ ENTIERE DE VENDRE ET D’ACHETER ICI ET PARTOUT AILLEURS.
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