Préparant son Ouvrage sur les femmes (1740), Louise Dupin reçoit le soutien et les réflexions personnelles de l’abbé de Saint-Pierre. Dans cette longue lettre, il recourt à l’histoire antique — grecque, romaine mais aussi chinoise — pour aider à la réhabilitation des femmes. Leurs vertus morales, leur bravoure, leur abnégation et même leurs talents, éclatent au grand jour à la lecture de l’histoire du monde. Il est temps, dit-il, de rendre les femmes les égales des hommes.
LETTRE SUR LES FEMMES
Par l’abbé de Saint-Pierre
(Le portefeuille de madame Dupin, 1884, p. 269-302.) (Lettres datées de 1735-1742)
Madame Dupin avait entrepris un ouvrage sur les femmes, afin de prouver que les femmes étaient aussi capables que les hommes d’occuper les emplois publics et de suivre les carrières qu’ils se réservaient pour eux seuls.
L’abbé de Saint-Pierre écrivit alors l’étude suivante et l’adressa à madame Dupin sous forme de lettre ; il cherche à établir un parallèle entre les hommes et les femmes de tous les temps et de tous les pays, et la félicite de son entreprise.
Si rien n’est plus légitime, Madame, que vos plaintes sur notre injustice vis-à-vis de votre sexe et la dureté du refus qu’on vous fait, depuis tant de siècles, de vous élever aux sciences, aux arts, de vous faire part du gouvernement politique ou militaire, rien en même temps n’est plus facile à démêler que les raisons de cette conduite : vous en trouverez sans peine la source dans notre jalousie, dans la crainte de vous voir nous devancer dans cette carrière, si elle vous était ouverte et si on vous y laissait partir du même but que nous.
Cette injustice ne doit point vous surprendre ; elle est une suite de l’inconséquence de l’esprit de l’homme et du calcul de ses fantaisies, dont l’absurde résultat, qu’il appelle raison, n’est qu’un alliage monstrueux de contrariétés et de disparates. Examinez l’homme de près, dans tous les temps et dans tous les pays : vous ne verrez dans sa conduite que des contradictions incompréhensibles Si, de la même main dont il vous élève des autels, il vous forge des chaînes, cela doit-il plus vous surprendre que de voir cet être, qui ne se préfère aux autres animaux que par la liberté dont il prétend jouir et l’empire qu’il croit exercer sur tout l’univers, qui cependant ne s’occupe, depuis tant de siècles, qu’à se charger de nouveaux fers, qu’à se donner de nouvelles entraves, soit par la quantité de lois ou de préjugés sans nombre qui s’entassent journellement et sous le poids desquels il succombe, soit par la multiplicité de besoins nouveaux qu’il se forme, qui ne font que multiplier ses peines et ses travaux et qui le rendent esclave de l’univers et de lui-même ?… Que d’exemples de cette inconséquence se présenteraient en foule ici, à tout esprit sensé qui voudrait entrer dans le détail !
Oui sans doute, Madame, c’est un malheur pour l’humanité que ce ne soit point votre sexe qui en ait été le législateur. La douceur naturelle de son caractère nous eût répondu de celle des lois qu’il eût établies; le don qu’il a de plaire et de persuader les eût fait recevoir avec plaisir, sans qu’il eût été besoin d’y envoyer la force ; l’univers eût été bien plus tôt policé, et il n’eût peut-être jamais été désolé par ces différentes mandations de barbares, qui n’avaient d’autres mœurs que de dévaster, de détruire et d’égorger. Ne sommes-nous pas forcés d’avouer que, dans les temps et les lieux où les femmes ont régné, les peuples n’ont cessé et ne cessent encore de chanter la justice et la douceur de leur gouvernement ? Aussi l’antiquité n’a pas moins rendu justice que les modernes impartiaux à vos talents et à votre capacité.
Le plus savant des Grecs, pour tout dire en un mot l’élève de Socrate, le divin Platon, qui avait si bien étudié l’humanité, qui avait calculé et approfondi, avec tant de soin, les différents ressorts d’où résultent les biens ou les maux de la société, vous rend sur cet article un témoignage bien authentique, et se plaint hautement du tort qu’on fait à cette même société, en la privant des avantages qu’elle retirerait, si votre sexe en partageait et les fardeaux et l’administration.
Dans le projet qu’il donne comme le plus parfait pour l’établissement d’une république, et la réforme qu’il essaie de faire de toutes les lois, pour en composer de nouvelles qui pussent assurer le bonheur de tous les hommes en général, une des choses qu’il veut établir comme le plus nécessaire, est l’égalité entre les deux sexes à tous égards, ce qu’il appuie des raisons les plus fortes, puisées, et dans l’expérience et dans la nature même. Il ne borne pas ses vues même à vous faire part seulement des sciences et du gouvernement, il veut qu’on vous laisse sur toutes les actions la même liberté qu’à nous : quoique nos préjugés paraissent si opposés à ces principes aujourd’hui, ce que la nature grave en naissant dans nos cœurs et que tous les vains raisonnements ne peuvent effacer, nous prouve qu’il connaissait l’humanité bien mieux que nous.
Pouvez-vous avoir un apologiste et un vengeur plus respectable et plus imposant que cet oracle des Grecs ?Écoutons-le d’abord sur le premier article.
« Quelles raisons pouvons-nous avoir, dit-il[1], d’exclure les femmes des charges et des emplois? Sont-elles dans notre espèce d’une nature inférieure et plus méprisable que toutes les autres femelles dans chaque espèce d’animaux ? Par exemple, dans celle des chiens, en faisons-nous moins de cas pour la chasse ou pour la garde de nos troupeaux ? Nous avisons-nous de les laisser dans nos maisons, sous prétexte qu’elles ne sont bonnes qu’à nourrir leurs petits ? Leur croyons-nous moins de force ou d’instinct ? Pourquoi donc en agir autrement avec nos femmes, pourquoi ne les pas élever sur le même ton que nous, et ne les pas plier dès l’enfance aux sciences, aux arts, aux exercices gymnastiques ou militaires, enfin à la politique ou au gouvernement ?… Que trouvera-t-on d’indécent ou de ridicule de voir des femmes s’exercer nues à la lutte ? C’est une affaire de préjugés ou d’habitude, dont on reviendrait en peu de temps, puisqu’on n’est déjà plus choqué d’y voir des hommes… » « N’avons-nous pas sous nos yeux, dit-il[2]ailleurs, l’exemple de tant de milliers de femmes sarmates, qui habitent aux environs du Pont, qui ne rendent à aucun homme en fait d’exercices, soit à tirer de l’are, soit à manier les armes, soit à monter à cheval ?… Quelle extravagance de leur interdire les sciences et les arts, et par là de rendre inutile à un pays plus de la moitié de ses habitants, dont il tirerait en tout point de si grands avantages !…
« Les Thraces et tant d’autres nations n ‘admettent là-dessus aucune différence : plus sages que nous, leurs femmes partagent avec eux tous leurs travaux. Nous-mêmes, vis-à-vis de nos esclaves, distinguons-nous le sexe dans les fonctions auxquelles nous les employons ? Sparte, enfin, n’a-t-elle pas déjà commencé à profiter de ces réflexions, et n’y soyons-nous pas les jeunes Lacédémoniennes s’y exercer aux jeux gymnastiques ?… » « Nous ne laissons aux femmes[3]que le soin de l’intérieur du ménage : combien cependant envoyons-nous à qui cette partie ne convient point, ou dont l’étendue du génie est infiniment supérieure à ces menus détails ! Combien en même temps d’hommes en place, dont la portée ne s’étend pas au-delà de ce cercle étroit ! Au moyen de quoi, convenons donc, ajoute-t-il, qu’il est absolument nécessaire, dans notre république, de prendre indistinctement dans l’un ou l’autre sexe, pour tel ou tel emploi, selon le plus ou le moins de capacité des sujets : par exemple, qu’un tel homme soitchargé de l’intérieur du ménage, si c’est la partie qui lui convient ; que tel autre qui n’a de dispositions que pour broder, coudre ou filer, ne s’attache point à autre chose ; en même temps que telle femme, qui paraît propre ou aux sciences, ou aux arts, ou à la politique, ou à l’art militaire, exerce la profession de médecin ou de maître de musique, tienne école d’éloquence ou de philosophie, entre dans le conseil, ou commande les armées ». … « Pourquoi ne leur pas confier la défense de leur patrie[4]et la garde de leurs murs : n’y ont-elles pas le même intérêt ? Leurs biens, leurs foyers, leurs enfants, ne leur sont-ils pas aussi chers qu’à nous ? Ne voyons-nous pas chez les animaux, même les plus faibles, que les femelles défendent leurs petits avec encore plus d’ardeur que les mâles ? » etc., etc.
Effectivement, combien, à votre place, met-on de soldats, chez qui la valeur ou l’amour de la patrie se trouve bien plus faible que chez vous ! Quelle ardeur ce mélange n’inspirerait-il pas aux autres troupes ! L’époux qui combattrait à côté de l’épouse, l’amante près de son amant, le frère au même rang que sa sœur, le fils sous les yeux de sa mère, animés à conserver des jours qui leur sont plus précieux que les leurs, oublieraient leurs propres dangers, pour ne songer qu’à parer ceux que courerait tout ce qu’ils ont de plus cher au monde. Quelle différence d’un pareil bataillon, à ceux qui ne sont qu’un rali de gens de tous pays, qu’aucun lien n’unit, et dont la valeur, si j’ose dire, automate, n’est guidée ni par l’attachement personnel, ni par l’amour de la patrie, ni par la nécessité pressante de défendre sa famille ou ses biens, dont ils sont presque toujours éloignés : gens, souvent, qui ne combattent que pour des étrangers, dont le sort les intéresse peu, toujours prêts, pour l’intérêt le plus léger, ou le plus faible caprice, à passer sous les drapeaux ennemis. Quelle différence de ces corps dont la force ne gît que dans le nombre, dont le hasard décide ordinairement le succès, d’avec ce fameux bataillon sacré, chez les Thébains, qui n’était composé que d’amisdont le nombre ne dépassa jamais quatre cents. Quels prodiges ne lit-il pas aux différentesbatailles où il se trouva ! Combien cher ne vendirent-ils pas leur vie à celle de Chéronée où, écrasés sous le nombre, on les trouva tous expirés dans leurs rangs, sans qu’aucun fût dérangé ! S’il eût existé un bataillon de femmes thébaines et de leurs amants, de combien ne l’eût-il pas encore emporté sur celui-ci !
Xercès, après la bataille de Salamine, sentit bien la différence de la valeur des Halicarnassiens commandés par leur reine, et dont par conséquent l’armée devait être mêlée, d’avec la sienne. « Dans mes troupes, s’écria-t-il, les hommes y sont femmes, et les femmes y sont hommes ! »[5]Que de beaux traits ne trouvons-nous pas de votre bravoure, dans les fameux sièges de Tyr, de Numance, de Carthage, etc. ! Est-il douteux que ce ne soit à ce mélange des deux sexes dans les armées des premiers Goths, qu’on doit attribuer leurs succès rapides ? Aussi rien ne leur résista, et presque toute l’Europe se trouva soumise à eux, avant de les avoir presque aperçus.
Platon n’est pas le seul qui vous ait rendu justice, Madame : tout l’Orient, qui n’a commencé à vous traiter en esclave que quand la barbarie de ses nouveaux conquérants en a corrompu les mœurs et en a fait disparaître la sagesse, la douceur et les plaisirs, l’Orient, dis-je, dans les temps les plus reculés, avait prévenu, par sa conduite, ces projets de Platon.
Le plus ancien des peuples que nous connaissons, je veux dire les Égyptiens, se sont fait l’honneur de marquer dans leurs annales que, sous Binothris, qui régnait environ vingt-sept siècles[6]avant le déluge de Noé, il fut décidé, par une loi authentique, que les femmes seraient indistinctement admises au trône, loi qui fut toujours depuis en vigueur, chez cette sage nation qui a toujours conservé la mémoire des règnes heureux de Nithocris, de Skemiophris, etc., qui gouvernèrent l’Égypte, selon eux longtemps avant Noé, de Damessis, qui régna avant Moïse, et de quelques autres.
L’Inde se pare de sa fameuse Cléobuline qui, longtemps balancée entre la philosophie et le trône, prit enfin le parti d’en descendre et de se rendre insensible aux larmes de ses sujets, pour se donner tout entière aux sciences et à la retraite.
Les Arabes, avant d’adopter sur votre compte le mélange des mœurs judaïques, asiatiques et grecques, devenues si injustes et si tyranniques pour votre sexe, ne rougissaient point de voir dans leurs annales le nom de Belchis, fille d’Al-Houcdead[7], qui régna vingt ans, avec tant de gloire, sur l’Hyemen, le seul royaume qu’il y eût alors en Arabie.
Quel éclat Sémiramis et Nithocris n’ont-elles pas donné au trône d’Assyrie ; Mandanne, Chomiris, les deux Artémises, à ceux de Perse, des Massagettes, d’Halicarnasse, et de Carie ! Quelle gloire ne se sont pas acquise les Antiope, les Pentesilée, les Thalestris, et les fameuses Amazones leurs sujettes. Quel respect ne conservons-nous pas encore pour les Didon, les Sophonisbe, les Cléopâtre, les Zénobie, pour cette brave Hipsicratée, qui partagea la fortune et les malheurs de son époux Mithridrate !
Ne nous parons point du dévouement de Curtius : les filles de Léos, Panthée, Thiope et Eubule, ne l’ont-elles pas surpassé ? Ces généreuses Athéniennes apprennent-elles que l’oracle de Delphes vient d’annoncer que pour faire cesser la famine qui désole l’Attique, il faut que quelqu’un immole ses enfants ; aussitôt, jalouses que quelque autre leur enlève la gloire de sauver leur pays, elles courent à leur père, et, à force d’importunités, elles obtiennent l’honneur de voir couler leur sang au pied des autels et d’expirer pour leur patrie.
Quel spectacle plus touchant, et plus respectable que celui de la mort de Cratésilée, mère de Cléomène roi de Lacédémone qui, après avoir soutenu d’un œil ferme l’injuste et cruel supplice de ses petits-enfants et des généreuses Spartiates qui l’avaient accompagnée en Égypte, présente sa tête aux bourreaux avec une constance qui les fait frémir !
Sparte offre tant d’exemples de vertus dans tous les genres, qu’on n’est embarrassé que du choix et de pouvoir décider quelles sont les plus grandes, des Archidamies, des Chéonies, des Anchitées, etc.
Sur quel théâtre plus brillant votre sexe a-t-il paru, qu’à Rome, soit dans sa naissance, soit dans son brillant, soit dans sa décadence, où votre sexe, toujours égal à lui-même, ne s’est point senti de l’énervement de l’esprit du Bas-Empire, et où nous trouvons les Pulchérie, les Athénaïs, les Irène, les Anne Comnène, etc., aussi grandes que les Clélie, les Volumnie, les Cornélie, les Octavie, les Arries, etc.
L’histoire moderne n’est pas moins abondante en femmes courageuses, dont la valeur et la force d’esprit ne le cèdent point à l’antiquité. La fameuse Marie, que les Hongrois ne crurent pouvoir mieux célébrer qu’en changeant son titre de reine en celui de roi ; Marguerite, sur les trônes de Suède, de Danemark et de Norvège réunis ; Catherine, chez les Portugais ; Isabelle, chez les Castillans ; Élisabeth sur la Tamise ; Blanche, sur la Seine, etc., sont des nouveaux garants des talents de votre sexe : ces noms et tant d’autres seront éternellement chers à la postérité. Oui, le turban même, le fier turban, a porté vos lois ; malgré l’orgueil avec lequel il traite votre sexe, il a vu le grand Soliman partager son sceptre avec Roxelane et cinq empereurs de suite n’ont-ils pas vu régner sur eux la fameuse sultane Kiosem ?
Comme je ne compte vous tracer ici, Madame, qu’un canevas, que vous êtes infiniment plus capable de remplir que moi, de faits historiques, je n’entrerai pas dans un plus grand détail sur les femmes-héros, que je pourrais trouver sans nombre, qui, dans tous les temps et chez tous les peuples, en faisant respecter leurs armes et leurs puissances aux nations éloignées, ont été l’objet de l’amour et de l’adoration de leurs sujets, ou sur celles qui, sans être placées sur le trône, se sont acquis des droits si légitimes sur nos cœurs par les services signalés que nous en avons reçus. Passons à des exemples de vertus plus douces et plus tranquilles, mais peut-être plus réelles.
Ces vertus guerrières, ces talents militaires, cette bravoure que nos préjugés nous font regarder comme la vertu par excellence, ce titre de conquérant qui, depuis tant de siècles en Europe, est seul en possession de caractériser et de décider l’héroïsme, cette vertu pesée à la balance philosophique, qu’est-ce dans le fonds ? « Qu’il est beau, me dira d’un côté le Grec, le Romain et le Français, de forcer des remparts, de dompter des nations, de porter ses lois aux extrémités du monde ! Au seul nom d’un Alexandre, d’un César, je les vois saisis d’enthousiasme : cependant à ces mêmes noms, à ce mot de conquérant, j’entends frémir le tranquille et paisible Asiatique. » — « Ce que vous appelez héros, me dit-il, ne me paraît que des êtres suscités pour être les fléaux de l’univers et les destructeurs du genre humain ; ces conquérants à l’aspect de qui, dites-vous, la terre a tremblé, ces Alexandre, ces Gin-geskan, ces Albukerque, etc., nous ne les regardons que comme des barbares, qui n’ont pénétré dans nos climats que pour y faire naître des divisions, un luxe et des crimes qui nous étaient inconnus, pour y renverser des lois dont la sagesse et la simplicité faisaient depuis tant de siècles notre bonheur. »
Je sens que ce n’est peut-être pas vous faire ma cour, Madame, que d’oser donner quelques ombres au brillant des vertus guerrières : je vous ai vu tant d’amour pour les talents militaires, qu’il y a presque de l’imprudence à vous parler sur ce ton.
Votre amour pour ce talent n’a rien qui me surprenne ; on ne désire ardemment que ce qu’on ne possède pas : ce sont les seuls qui vous manquent, ou du moins qui n’aient point eu lieu de percer.
Mais j’en appelle à vous-même ; pour lors, les réflexions que je fais ici, je ne les regarde plus comme hasardées.
Il est grand, je le sais, de mépriser sa vie, de l’exposer, de la perdre, ou pour défendre son pays et la gloire de sa nation, ou pour punir et réprimer l’insolence de ses voisins, ou, pour remplir les vues d’une ambition raisonnée qui prévoit des avantages réels pour la patrie dans des expéditions glorieuses, dont les projets sont exécutés, avec autant de justesse que médités : mais est-il moins beau d’employer les instants de sa vie à travailler au bonheur de sa nation, à y rétablir, ou par ses discours, ou par ses conseils, ou par ses actions, l’union et l’harmonie, si nécessaires à la félicité et à la prospérité publique ? Est-il moins beau de n’être occupé qu’à adoucir le sort des malheureux, qu’à protéger les sciences et les arts, qu’à réformer les vices, soit des usages, soit du gouvernement, etc. ? Ces vertus, quoique moins éclatantes en apparence, n’en sont pas moins utiles, et il n’est peut-être aucun lieu où elles soient plus connues et plus goûtées que sur les bords que vous habitez. Les trophées que la victoire y a élevés, loin d’y endurcir le cœur à la vue des maux qui en sont une suite inévitable, ne l’y ont rendu que plus sensible et plus compatissant, quand, après avoir été forcé de vaincre, les beaux jours de la paix ont commencé à y renaître, loin de s’y enivrer d’un encens légitime, loin de s’y endormir sous ses lauriers, on y fait un utile usage de ses instants de loisir, pour les donner aux sciences, aux arts, et plus encore à l’étude de l’homme et à chercher ce qui peut, dans tous les états, faire son bonheur et sa tranquillité, en réparer enfin, ou prévenir autant qu’il est possible, les abus, ou les maux présents ou à venir.
Ces vertus différentes des premières, dont l’Asiatique ne sent pas mieux le prix qu’on le fait dans votre séjour, sont de tous les pays et de tous les temps. Il n’est pas de nation qui ne se soit fait un devoir d’en conserver la mémoire et de les placer dans ses annales. Ouvrons celles de la Chine, nous y trouverons partout des traits de ce genre, bien glorieux pour votre sexe.
L’empereur Yvo[8], qui régnait vingt-deux siècles avant Auguste, irrité des représentations trop libres que lui faisait son premier colas ou ministre sur sa conduite, le condamna à perdre la tête, quoiqu’il l’eût chargé de l’avertir de ses défauts.
L’impératrice, instruite de l’arrêt, prend sur le champ ses habits de fête les plus somptueux, et passe chez ce prince, avec tout le cortège et l’apparat des jours de cérémonies. Yvo surpris de cette nouveauté lui en demande la raison : « Nous avons, lui dit-elle, vous et moi, trop de sujet de témoigner publiquement une joie extraordinaire, pour ne pas me hâter d’en donner des marques éclatantes. Que pouvait-il arriver de plus heureux à vous et à l’empire, que d’avoir trouvé un ministre incapable de vous flatter ? Peut-il être unbonheur plus grand pour un souverain, que d’avoir près de lui des gens qui lui parlent le langage de la vérité, et qui le fassent ressouvenir de son devoir ? » Cette sage conduite de l’impératrice fit ouvrir les yeux à Yvo qui, non content de révoquer son arrêt, n’en marqua dans la suite que plus d’estime et plus de confiance pour le colas.
Environ quatorze siècles après, Siven[9], tombé dans l’indolence, au point de ne vouloir plus entendre parler d’affaires et de regretter les moments qu’elles dérobaient à ses plaisirs, l’impératrice, désespérée de la conduite honteuse de ce prince, et du mécontentement général des Chinois, imagine de se retirer secrètement chez ses parents, d’où elle envoie une de ses femmes à l’empereur, lui dire de sa part que, ne pouvant plus s’empêcher de joindre ses plaintes à celles de la nation, elle avait cru devoir s’éloigner de lui, soit pour n’être pas témoin de la décadence et de la ruine de l’empire, soit pour se soustraire à la vengeance qu’il était en droit de tirer des reproches qu’elle ne pouvait plus s’empêcher de laisser éclater. Siven, réveillé tout d’un coup par cet avis aussi sage que modéré, prit sur-le-champ le parti de s’arracher à ses plaisirs, pour se rendre à ses devoirs. Il conjura l’impératrice de revenir, et ne crut pouvoir lui donner des marques moins équivoques de son attachement qu’en ne s’occupant le reste de son règne qu’à faire le bonheur de ses peuples.
La Chine eût-elle autant tiré d’avantages du gain de vingt batailles, que des seules démarches de ces deux princesses ? Les victoires de Pompée et de César ont-elles autant valu à Rome que les sages conseils de Livie ? Sans elle, cette superbe maîtresse du monde, rendue déserte, n’aurait plus été qu’un affreux tombeau de proscrits ; sans elle, la mémoire d’Auguste eût été plus odieuse à la postérité que celle des Caïns et des Gérons. Livie parle, Auguste l’écoute, aussitôt la hache tombe des mains du licteur, Rome se repeuple, les arts et les sciences y renaissent, l’abondance y reparaît, l’empire devient plus florissant que jamais, Auguste enfin, le bourreau des Romains, en devient le père et le dieu.
Que de pareils exemples ne trouverions-nous pas dans l’histoire de tant de nations, dont le salut a été votre ouvrage.
Ne croyez cependant pas, Madame, que la Chine ne fournisse que ces vertus douces et modérées : vous y trouverez, dans votre sexe, des traits dont les Romaines les plus courageuses se pareraient.
En voici quelques exemples.
Naoci révolté contre Minin, roi de Cy[10], étant venu au point de se rendre maître de la personne de ce prince, de l’égorger et de se placer sur le trône, Sunkia, général de Minin, voyant qu’il n’y avait plus de ressources pour son parti, se sauve et se réfugie chez sa mère. Cette femme, digne de Sparte, refuse de le recevoir, lui reproche d’avoir abandonné son maître, ou du moins, de n’avoir pas péri avec lui : « J’aime mieux, lui dit-elle, n’avoir point de fils, que d’en avoir un infidèle et inutile à son roi. » Sunkia, animé par ce reproche, court de tous côtés soulever le peuple, investit le palais de Naoci, qui ne s’attendait à rien moins, force les portes, le poignarde, fait couronner Fachang, fils de Minin, et mérite enfin par là d’être avoué et reçu de sa mère.
Hvangin[11], qui s’était révolté contre l’empereur Limpang, se voyant abandonné par Vanling, un des principaux chefs de son parti, qui venait de rentrer dans celui de l’empereur, crut pouvoir le regagner par la crainte, en arrêtant sa mère, et lui mande que sa vie depend de son retour. Vanling, effrayé du péril où sa mère se trouve, envoie négocier avec Hyangin : dès que cette femme apprend qu’il est arrivé des députés de son fils, elle demande à les entretenir en particulier : « J’ai voulu vous voir seule, leur dit-elle, pour vous prier de conjurer de ma part mon fils de rester fidèlement attaché à l’empereur, et de servir désormais constamment un prince qui règne avec tant d’équité. Que mon fils ne soit point inquiet sur la destinée d’une femme, que sa vieillesse rend désormais inutile à sa patrie : au reste, rapportez-lui le parti que je prends, pour lui ôter tout sujet d’alarmes, sur mon compte, et comment j’ai su briser mes fers. » À ces mots, elle se frappe d’un poignard et tombe morte à leurs pieds.
Jusque dans les esclaves, vous y trouveriez, Madame, de ces vertus de l’une et l’autre nature.
Quoi de plus beau, par exemple, que le discours et la conduite de Pona vis-à-vis de l’empereur Chingu qui, devenu amoureux d’elle, voulut la faire loger dans l’intérieur du palais, contre l’usage de ses prédécesseurs ? « Quoique dans notre état, lui dit-elle, nous soyons élevées dans l’ignorance, j’ai appris, en jetant les yeux sur les anciennes tablettes, que les bons princes n’approchaient d’eux que de sages ministres ; que les mauvais ne cherchaient au contraire qu’à être entourés de femmes corrompues, qui les entretinssent dans leurs débauches. Pourquoi veux-tu donner le chagrin àl’impératrice de me voir logée dans son palais, et ternir par là ta réputation dans l’esprit de tes sujets ? Je t’aime, je t’adore avec trop de passion pour ne pas ménager ton repos et ta gloire : demeure seul avec l’impératrice, je t’en conjure ; souffre que je ne sois toujours que ton esclave et la sienne, je ne t’en serai pas moins chère, et tu me le seras davantage. »
On sent aisément quelle fut la reconnoissance de l’impératrice : aussi, dans la suite, l’empereur ayant eu des procédés outrageants pour cette princesse, elle ne trouva d’autre consolation que de se retirer chez cette vertueuse esclave et de passer le reste de ses jours avec elle.
Un jour, l’empereur Ngayu[12]se promenant dans une galerie, qui donnait sur des casernes où étaient enfermées des bêtes farouches, un ours force sa grille et s’élance dans la galerie : tout ce qui était avec ce prince s’enfuit, à la réserve d’une seule esclave, nommée Funga, qui, animée par le danger qu’il courait, se jette sur l’ours et l’étrangle de ses mains ; mais plus généreuse encore dans la suite, s’apercevant que la reconnoissance et l’attachement de Ngayu pour elle portaient ombrage à l’impératrice et commençaient à avoir des suites qui menaçaient ce prince de chagrins peut-être encore plus vifs, Funga crut que ce n’était pas assez pour elle d’avoir sauvé la vie de l’empereur, et qu’elle devait encore assurer son repos et sa tranquillité : en conséquence, elle prit le parti de se donner la mort.
Tous ces traits, et la reconnoissance que la Chine a dû avoir, dans les différents temps, des avantages que votre sexe lui a procurés, ne sont encore rien, au prix de ce que cet empire vous devra éternellement pour la conservation des ouvrages si respectables de Confucius, de Mentius et des autres philosophes de la Chine. Chinxin[13], dont le nom se rend en horreur à tous les âges, ayant ordonné qu’on fit brûler tous les livres de l’empire, défendant sous peine de la vie d’en conserver aucun, l’exemple de tant de gens égorgés pour avoir refusé de livrer les leurs ne fut pas capable d’arrêter le courage d’une femme. Son amour pour les sciences et la postérité l’emporta, et, méprisant les dangers auxquels elle s’exposait, elle eut la force de cacher et de conserver ce précieux dépôt : ce n’est qu’à ses soins que la Chine doit aujourd’hui ce qui reste de ces monuments inestimables.
Cette généreuse action ne me surprend point : l’amour pour les sciences a paru de tout temps chez votre sexe ; à peine naquirent-elles dans la Grèce, à peine l’aurore des beaux jours de la philosophie y commença-t-elle à luire, qu’on vous vit nous les disputer et nous en enlever les lauriers.
La fameuse Théano, veuve de Pythagore, en fit presque oublier la perte, en continuant de tenir son école, et ce grand homme, en mourant, ne crut pouvoir confier ses ouvrages en de meilleures mains qu’entre celles de sa fille Damos : choix, qu’elle justifia si bien par sa conduite. Les noms de Thargélie, d’Aspasie, d’Agnodice, d’Axiothée, d’Agalée, d’Arctie, d’Hipporchée, de Praxilée, de Sapho, etc., seront respectables aux savants jusque dans l’avenir le plus reculé ; on se souviendra qu’il fut des femmes philosophes, qui firent les délices des Grecs, et qu’on ne se lassa point d’écouter. Mais qu’on puisse se ressouvenir aussi que ce titre de philosophe, qui dans la suite est devenu presque une insulte, était bien différent sous Thargélie, Aspasie,Socrate et Platon, de ce qu’il devint quelques siècles après.
La philosophie n’était point alors cette science dure et caustique, qui, sans cesse masquée sous un dehors austère et ridé, effarouche et fait fuir les plaisirs. Ce n’était point cette étude sèche de sophismes et de distinctions à l’infini, qui ne servent qu’à donner au faux, et souvent à l’absurde, les apparences du vrai ; dont tout l’art ne consiste qu’à embarrasser, qu’à séduire et qu’à en imposer au général des hommes, par un faux brillant, voile méprisable de l’entêtement, de l’orgueil et de l’ignorance. C’est, il est vrai, ce que devint la philosophie par le déclin de Rome ; mais combien plus âpre devint-elle, et plus insupportable encore à l’humanité, quand l’Europe se vit inondée de ces flots de Barbares ! Que de divisions, que de haines, que de noms odieux, que de persécutions, que de maux, n’y fit-elle pas naître ; que d’entraves, alors, ne donna-t-elle pas à l’esprit ! Devenue de jour en jour plus obscure, plus inintelligible, plus embarrassée d’opinions absurdes, ne pouvant plus persuader, elle eut recours à la force, ressource de la faiblesse et du faux : par là, au lieu d’adoucir les mœurs de ces nouvelles peuplades du Nord, elle ne servit qu’à les rendre plus farouches et plus barbares. Aussi ne suis-je point surpris des idées révoltantes dont la trace reste encore, dans le général des esprits, sur le titre de philosophe.
Bien différente dans ces premiers temps chez les Grecs, la philosophie n’était que la recherche du vrai, ou du moins du probable, dans tout ce qu’il est possible à l’homme de découvrir, historique, physique, ou morale. Loin de croire tout savoir, de prétendre pénétrer et approfondir jusque dans les conseils et les opérations les plus secrètes de la divinité, ainsi que chez le moderne, elle ne perdait point de vue qu’il est des bornes aux connaissances humaines, qu’elles ne peuvent franchir.
Aussi, ne cherchait-elle pas à se perdre dans des idées métaphysiques. Loin de ne faire connaître que par des noms injurieux ceux qui suivaient des routes différentes, elle supposait alors que le partage des opinions ne venait que de ce que chacun croyait avoir de bonnes raisons, pour en tirer des conséquences opposées. Loin de chercher à en imposer par des discours guindés, par un fatras d’érudition qui devient bientôt à charge et blesse toujours l’amour-propre de celui qui écoute, elle se mettait à portée de tout le monde, ne s’élevait qu’à proportion de l’étendue du génie et des connaissances de ses auditeurs. Tel était l’esprit de Socrate, qui ne cessera d’avoir des autels dans le cœur des hommes sensés.
Voilà quelle était la philosophie du temps d’Aspasie, Madame : il s’en fallait bien qu’elle eût besoin de froncer ses traits pour réussir, ni d’insulter aux plaisirs et aux douceurs pour lesquels la nature nous forme, et dont nous apportons en naissant les désirs et le besoin. La vénération qu’eurent les Athéniens et les Perses même pour Aspasie, jusqu’après sa mort, en est une preuve. Cette femme, la plus charmante et la plus spirituelle d’Athènes, n’en fut jamais moins considérée de ce peuple si sage, pour avoir tiré tout le parti possible des grâces et des charmes de sa figure. Non seulement toute la jeunesse accourait chez elle pour écouter ses leçons, mais jusqu’aux maris les plus graves y envoyaient ou y amenaient leurs femmes ; celles de la plus grande qualité, et Socrate lui-même, se paraient d’être ses disciples. La mort de Périclès, par qui elle gouvernaitAthènes, ne lui fit rien perdre de son crédit : on lui vit tirer de la lie du peuple un Lisiclès, qui lui plut, pour l’élever aux plus grandes dignités de la république. Enfin, pour prouver à quel point son nom et sa mémoire devinrent respectables, le jeune Cyrus, épris de la passion la plus vive pour la belle Mitto, dont l’esprit et les grâces firent successivement les délices de trois princes aussi grands que celui-ci, Artaxcrxès, Mnémon et son fils Ochus, Cyrus, dis-je, ne crut pouvoir donner un plus beau titre à Mitto qu’en changeant son nom en celui d’Aspasie, nom qu’elle acheva de rendre illustre par ses talents[14].
Ne nous laissons donc plus surprendre par les reproches que nos écrivains modernes font à cette Aspasie, ni par leurs déclamations contre Sapho et tant d’autres femmes illustres, dont ils cherchent à ternir la gloire, sous prétexte de leurs prétendues faiblesses : qu’ils s’en prennent à la nature. Si Platon n’a point été écouté sur les lois qu’il voulait établir pour votre éducation, croyez-vous que, devenus vos maîtres ou plutôt vos tyrans, nous l’écoutions davantage sur cette liberté sans borne qu’il veut qu’on vous accorde, par le choix et la variété de vos plaisirs, abrogeant ces lois de préjugés qui vous soumettent en esclaves à nos caprices, pour tarir la source des dégoûts que vous fait naître si souvent la nécessité de ne vivre qu’avec un époux, au sort de qui on vous attache presque toujours sans vous avoir consultées ? Platon, à force de réfléchir, prétend avec raison que, pour rendre à la nature ses premiers droits, il est absolument nécessaire que nous renoncions en votre faveur à ce cruel despotisme, pour vous rendre à vous-mêmes, et qu’on établisse la communauté d’hommes pour les femmes, comme de femmes pour les hommes, sans aucune distinction[15].
J’avoue que cette communauté, qui a été de tout temps et qui est encore établie chez tant de nations, révolterait aujourd’hui nos mœurs dans le premier point de vue d’où on la regarderait. Mais replions-nous sur nous-mêmes : qu’a-t-elle de révoltant ? Quels abus y aurait-il de plus, et que n’y gagnerait-on pas ? Est-il juste d’ailleurs de vous refuser un droit dont nous ne cessons d’abuser ?Séduire, abandonner, passer alternativement du ton le plus souple et le plus rampant à celui du maître le plus dur ; au milieu de nos soupirs et de nos larmes, vous méditer les trahisons les plus noires ; compter le nombre de nos exploits et de nos triomphes par nos indiscrétions et nos perfidies : voilà ce qui fait journellement notre occupation, voilà ce qui fait notre gloire. À vous, on vous interdit jusqu’au moindre désir ; des soupirs, même les plus étouffés, on vous en fait des crimes…
Quoi, toujours des inconséquences dans notre conduite ! Nous ne travaillons, disons-nous, qu’à rendre nos jours agréables : cependant nous ne cessons d’en traverser la douceur ; nous ne nous occupons qu’à dicter des lois qui, si elles étaient observées à la rigueur, nous priveraient à tous égards de tout ce qu’il peut y avoir de flatteur dans la vie. Cette idole monstrueuse que l’homme se forge dans chaque coin sous des traits si différents, cette fatale raison, l’ouvrage du caprice, qui empoisonne nos jours, sera-t-elle toujours placée sur des autels ? Ne cessera-t-on de préférer la fausse lueur de son flambeau, qui nous conduit en tâtonnant, dans des routes si raboteuses et si détournées, à la pure et brillante lumière dont nous éclaire la simple nature, qui ne guide jamais que sagement et d’un pas sûr, dans des routes droites et frayées ? En vain tâchons-nous d’étouffer les sentiments qu’elle nous inspire sous le poids accablant d’un amas de préjugés bizarres ; en vain nous efforçons-nous de la resserrer chaque jour, par de nouvelles lois qu’enfante notre extravagance, lois qui, à mesure qu’elles paraissent, font naître avec elles autant de nouveaux crimes ignorés jusqu’alors et qui sans elles eussent continué d’être au rang des actions indifférentes : inutiles efforts ! travaux superflus ! la sage nature perce, l’emporte.
Mais je m’arrête, et je sens que ma main tremblante n’est pas faite pour peser les vices ou les vertus, et qu’elle n’est pas assez forte pour arracher le voile qui nous empêche de découvrir l’aimable et précieuse vérité. Je ne m’aperçois peut-être que trop tard des écarts où mes réflexions pouvaient me jeter : revenons sur nos pas.
J’entends quelqu’un dire que tous les avantages que vous avez procurés de tout temps à l’humanité n’empêchent pas de se plaindre des malheurs qu’ont quelquefois fait naître vos passions, amour, intérêt, ambition, haine ou vengeance. Je veux bien convenir, avec ce critique, que l’effet de ces passions outrées a souvent été terrible ; mais s’il veut être de bonne foi, n’avouera-t-il pas que la première source de ces malheurs, surtout relativement à l’amour, se trouve dans le cœur de l’homme, et qu’il ne faut s’en prendre qu’à lui, lorsque ses yeux aveuglés n’ont fait que de mauvais choix ? C’est quelquefois l’amour, je l’avoue, qui énerve et qui corrompt ; mais n’est-ce pas aussi presque toujours l’amour qui forme nos cœurs, qui polit les esprits, qui fait sortir les talents, qui adoucit les mœurs, enfin qui fait les grands hommes ? Et l’amour n’entra-t-il pas toujours dans les vertus des héros ? Sans nous reculer dans l’antiquité, rapprochons-nous de nos jours. Sans Agnès de Sorel, que fût devenue la France ? L’Anglais en était déjà maître de la plus grande partie ; Charles VII, endormi sur les débris de son trône, insensible à l’attachement et aux vœux de ses sujets qui gémissaient sous un joug étranger, paraissait borner ses désirs au seul Chinon qu’il était encore sur le point d’abandonner : en vain lui représente-t-on, ce qu’il doit à son peuple, ce qu’il se doit à lui-même, rien ne l’éveille, et l’Anglais commence à douter s’il existe encore. La seule Agnès et l’amour sont capables de le tirer de sa léthargie ; pour Agnès enfin il fait un effort, il reparaît ; c’en est assez : tout rentre sous ses lois et l’Anglais a disparu. Sans l’amour, Charles eût été oublié au rang des rois fainéants ; l’amour le place au rang des héros.
Quant aux suites des autres passions qu’on trouve quelquefois trop vives dans votre sexe, poussées à un certain point, il est vrai que, souvent, elles ont été fatales, ou dans le particulier ou dans le général ; mais nous sied-il de vous en faire des reproches ? Si notre amour-propre nous porte à nous disputer l’avantage, ou du moins l’égalité dans les vertus, que la vérité nous arrache à son tour l’aveu que nous vous avons passées de bien loin dans les vices ! Si nous comptons quelques centaines de femmes dont la vie et les actions sont odieuses, que de milliers de monstres de notre sexe pourrait-on citer, dans tous les états, dont le nom seul fait frémir le cœur le plus endurci au crime ! Est-il quelque pays, quelque siècle, qui n’en fournisse des exemples sans nombre ? Est-il sur la terre quelque asile assez saint pour en être exempt ? Non, jusque dans les temples ; non, jusqu’au fond de ce sanctuaire sacré où, depuis dix-sept siècles, sont placés ces demi-dieux de l’Europe qui nous assurent être nos médiateurs entre nous et la divinité, non, dans Rome même, qui devrait être le séjour des vertus, est-il des crimes dont les fastes de ces pontifes ne soient remplis ? Est-il quelque espèce de vices, quelque genre de forfaits, dans lesquels ils n’aient surpassé les plus fourbes, les plus cruels et les plus infâmes de tous les hommes : fatale et déplorable suite de la nature humaine, qui semble n’avoir d’autres avantages sur les autres animaux que par sa corruption et ses cruautés, et de voir souvent rassemblés dans un seul homme les défauts et les vices de tous les animaux ensemble. Mais hâtons-nous de tirer un voile sur ces tristes images, qui nous feraient naître une foule de réflexions trop humiliantes pour l’humanité. Mon plan n’est que de relever la gloire de votre sexe: ce serait trop mal finir, Madame, que de lui faire envisager les ombres affreuses, dans lesquelles il est impossible de ne pas les envelopper, avec le nôtre.
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Ceci est plutôt un précis, qu’une traduction littérale des passages de Platon que je cite.
[5] Marthon, dans Jules Africain.
[6] Je ne prétends point ici soutenir la chronologie égyptienne contre la révélation.
[7] Seize siècles avant Mahomet.
[8] Histoire de la Chine, de Martiny. 1.2.
[9] Histoire de la Chine, de Martiny. 1. 4.
[10] Trois siècles avant Auguste.
[11] Deux siècles avant Auguste.
[12] Histoire de la Chine, de Martinot.
[13] Id. 1. 6. Environ trois siècles avant Auguste.
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