Ernest Martineau, Lettre sur le port franc de La Pallice (Le Courrier de La Rochelle, 30 mars 1905).
Monsieur le Directeur,
Un événement de haute importance pour l’avenir du port de La Pallice, pour le succès de la campagne des ports francs, me fait un devoir d’ajouter un post-scriptum à ma lettre sur ce sujet.
L’obstacle à la création des ports francs, nul ne le contestera, est dans l’état d’esprit protectionniste du Parlement ; la preuve, s’il en était besoin de la fournir, se trouve dans l’attitude hostile de M. Méline et de M. Noël, rapporteur de la commission protectionniste des douanes.
Réserver le marché national au travail national, grâce à la barrière des tarifs protecteurs, tel est le but du protectionnisme.
En conséquence, les nations fermant leurs marchés et repoussant les importations les unes des autres, le commerce international est frappé de décadence et de ruine.
La raison d’être des tarifs protecteurs est donc de préserver le marché national, ce qui suppose forcément l’existence d’un marché réservé, d’un marché national.
Or, depuis la lettre que j’ai eu l’honneur de vous écrire, un discours a été publié ; discours du président de la Société protectionniste des Agriculteurs de France, M. le marquis de Vogüé, dont on peut ainsi résumer la substance :
« L’agriculture nationale arrive à un tournant de son histoire, une évolution se fait, qui nous met en présence de problèmes nouveaux qui ne touchaient pas nos devanciers.
Dans l’ordre économique, le champ ouvert aux investigations de l’esprit s’est singulièrement élargi ; il embrasse le monde entier, que transforme sous nos yeux la suppression des distances, d’où suit la confusion des marchés et des intérêts. »
Voilà donc, de l’aveu du président de cette Société protectionniste, que nos agriculteurs, et j’ajoute, en généralisant, nos producteurs de tout ordre, ont à embrasser dans leurs investigations le monde entier, où tous les marchés sont confondus, en même temps que les intérêts des producteurs qui alimentent ce marché désormais unique, international.
D’où ce problème nouveau, qu’a posé M. le marquis de Vogüé : « Il ne suffit plus à l’agriculteur de savoir produire : il faut qu’il sache vendre. »
M. Méline, le leader protectionniste, a insisté également sur ce point dans ses discours et ses articles de journaux.
La conséquence de ces déclarations, de ces constatations, c’est que les marchés nationaux ont vécu, que tous ces marchés, pour reprendre la formule de M. de Vogüé, sont confondus en en marché unique, international.
Dès lors, cette conclusion s’impose : à savoir que les tarifs du protectionnisme n’ont plus, désormais, de raison d’être, que ce système de restriction, d’isolement, est ruiné par la base.
Les tarifs avaient pour but de réserver au travail national le marché national ; or, il n’y a plus, de l’aveu de nos adversaires, ni marché national, ni travail national.
Donc, la suppression des barrières protectionnistes s’impose.
Cette suppression s’impose parce que ces barrières ne sont pas seulement inutiles à nos producteurs, elles leur sont nuisibles.
Instrument de salut apparent hier pour nos producteurs, ces barrières, dans l’orientation nouvelle économique, deviennent un instrument certain de ruine.
La preuve en est fournie, manifeste, évidente, par M. Méline lui-même.
Quelle est, en effet, l’objection faite par le leader protectionniste à la création des ports francs ?
« C’est, dit-il, que les producteurs travaillant dans les zones franches, dégrevés des taxes protectrices qui renchérissent le prix de revient des produits, feraient aux producteurs similaires de l’intérieur de la zone projetée, sur les marchés où ils se rencontreraient avec eux, une concurrence écrasante. »
Voilà l’objection.
Ce qui fait sa force, c’est qu’elle est exacte, c’est qu’en effet le champ de bataille de la concurrence sur un marché étant le bon marché, les producteurs luttent à coups de bon marché, en sorte que la victoire reste aux producteurs qui produisent au meilleur marché.
M. Méline triomphe donc : il s’est couvert d’un bouclier puissant, puisqu’il a pour lui la raison.
Mais voici maintenant que ce bouclier, nous le retournons contre lui, pour en écraser son système.
En effet, puisque les marchés sont confondus, et que c’est sur un marché unique, international, que se rencontreront, dès maintenant, tous les producteurs, la victoire est assurée, de l’aveu même de M. Méline, aux producteurs des zones franches.
D’où il suit que la barrière de ses tarifs de renchérissement écrase actuellement les producteurs protégés, vis-à-vis de leurs concurrents des pays libres, et que ce ne sont pas seulement les ports de commerce qui sont ruinés par les tarifs protectionnistes, mais aussi ces prétendus protégés qui sont nos agriculteurs et nos industriels.
Ainsi, sous l’impulsion de leur intérêt bien entendu, nos producteurs se joindront aux commerçants des ports pour arracher ces barrières qui les ruinent.
Savoir vendre, dit M. Méline avec M. de Vogüé ; nos producteurs répondent : il faut pouvoir vendre, et vos tarifs nous en empêchent.
On a bien raison de dire que les voies du ciel sont impénétrables.
Voici que les dirigeants du protectionnisme, MM. Méline et de Vogüé, sont les propres fossoyeurs de leur système : ils sonnent eux-mêmes les funérailles de ce régime.
Ainsi tombe l’objection, la seule qui mérite examen, contre la création des ports francs.
Si nous savons vulgariser cette vérité, bientôt M. Méline sera un protecteur sans protégés, un colonel sans régiment, et la France, comme l’Angleterre, aura non seulement quelques ports francs, mais son territoire tout entier, débarrassé des taxes protectrices, sera franc ; son commerce extérieur, qui est en décadence, reprendra sa prospérité.
Les échanges seront libres, et les ports de commerce qui vivent des échanges internationaux acquerront chez nous le développement des ports de commerce des pays libres.
La Pallice pourra devenir, comme l’a prédit M. Bouquet de la Grye, le Liverpool français, et La Rochelle, débarrassée des entraves artificielles qui arrêtaient son développement, deviendra rapidement une grande cité de cent mille et plus d’habitants.
Veuillez agréer, etc.
MARTINEAU.
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