Cette lettre fut écrite le 9 mars 1698 à l’attention d’Hercule Hüe de Caligny (1665-1725), ingénieur militaire alors directeur des fortifications de Dunkerque, Furnes, Bergue, Ypres, Graveline, La Kénoque et Calais. Elle concerne d’une manière tout à fait générale, quoique parfois assez précise, la méthode que Vauban affectionnait et qu’il souhaitait voir appliquer par ses collaborateurs, pour l’étude des différentes régions de France.
Vauban avait compris que l’amélioration des connaissances humaines tant sur les matières militaires que sociales ne pouvait se faire qu’à la condition d’une meilleure appréciation, plus juste, plus scientifique, de la réalité. Convaincu de cela, Vauban profita des nombreux voyages qu’il fit à travers toute la France, pour s’enrichir d’une large expérience des faits, selon une méthode et avec une exigence qui transparaissent toutes deux dans cette lettre.
Les efforts de Vauban dans ce sens ont été remarqués par certaines des plus importantes autorités de la science économique. Léon Say, économiste, ministre des finances sous la Troisième République et par ailleurs petit-fils de Jean-Baptiste Say, écrira par exemple que « Vauban s’est aidé de ses connaissances étendues, de son esprit d’observation et de sa science mathématique, pour créer, en quelque sorte, la statistique. C’était un statisticien merveilleux pour son époque, car les renseignements étaient alors difficiles à recueillir. Un très grand nombre des données statistiques de Vauban peuvent résister à la critique qu’on a pu en faire de nos jours. » (Léon Say, Les solutions démocratiques de la question des impôts, T.1, Paris, Guillaumin, 1886, p.81)
Les statistiques, pour autant, ont fait l’objet d’utilisations très abusives dans l’histoire de la pensée économique, car, en effet, elles ne sont pas l’outil le plus propre à guider les réflexions des économistes. « La statistique ne nous fait connaître que les faits arrivés, reconnaîtra Jean-Baptiste Say avec bon sens. Elle expose l’état des productions et des consommations d’un lieu particulier, à une époque désignée, de même que l’état de sa population, de ses forces, de ses richesses, des actes ordinaires qui s’y passent et qui sont susceptibles d’énumération. C’est une description très détaillée. Elle peut plaire à la curiosité, mais elle ne la satisfait pas utilement quand elle n’indique pas l’origine et les conséquences des faits qu’elle consigne. » (Jean-Baptiste Say, Traité d’économie politique, Paris, Guillaumin, 1861, pp.5-5 ; Institut Coppet, 2011, p.11) Il n’en reste pas moins qu’elle apporte une aide précieuse, permettant de confirmer ou d’illustrer, afin de rendre plus concret et compréhensible, les théories abstraites des économistes.
Vauban, non seulement ne s’est jamais rendu coupable d’un emploi malavisé des statistiques qu’il recueillait, mais il enseigna à toute une époque la nécessité des faits précis et vérifiés dans l’étude des faits sociaux. S’il doit être considéré comme le « créateur de la statistique » (E. Daire, « Notice historique … », op.cit., p.19 ; et c’est également l’avis de Félix Cadet, Histoire de l’économie politique, Paris, 1869, p.95), il aura donc été tout autant l’un des rares à en faire le plus parfait des usages.
Lettre sur la manière de faire les statistiques
Le mémoire [1] que vous m’avez envoyé est si sensé et si bien recherché que cela même nous doit obliger à lui donner toute la perfection possible ; c’est ce qui me fait vous le renvoyer pour vous prier d’y ajouter tout ce qui pourrait lui manquer, espérant que vous aurez le loisir de le rendre parfait au point que je le demande, entre ici et la fin d’août, qui sera à peu près le temps que je passerai, s’il plaît à Dieu, à Ypres. La première chose qu’il faudrait donc ajouter est une carte du pays qu’il faudrait prendre sur la moins mauvaise des plus récentes qui en ont été gravées [2], et y marquer par des lignes ponctuées toutes les divisions du pays dont il est parlé dans le mémoire, qu’il faudrait toute enluminée des différentes couleurs, comme on fait d’ordinaire à toutes les autres cartes.
Cela fait, parcourir toute la description générale, ancienne et moderne, pour voir s’il y a des fautes à corriger et s’il n’y a rien de remarquable à ajouter à la marge, aux endroits qui en auront besoin, soit par des dates, des nombres ou par des suppléments de raisons abrégées qui aident extrêmement à la lettre quand elles sont bien placées.
Examiner si, dans l’énumération des dépendances, il n’y a point de paroisses oubliées ou quelque lieu considérable, et expliquer à la marge ce que c’est que Brauch : si ce sont des hameaux ou annexes ou des fermes.
Ce que contient la mesure de terre de ce pays-là, par rapport à l’arpent plus commun de France, qui est de 100 perches, la perche de 22 pieds de roi de long et de 484 carrés de superficie, avec une petite proportion géométrique de l’un à l’autre. Parler du rapport commun de terres et endroits de chaque châtellenie, savoir ce que la mesure ou l’arpent rend, par commune année, de rasière[3] de blé, pois, fèves, colza, etc., les semences remplacées ; quel rapport les mesures à blé, à vin et à bière de ces pays-là ont avec celles de Paris : si les terres de ce pays-là, ont besoin d’être fumées, et comment on les réchauffe avec de la chaux, et dire comment cela se fait ; combien de façons on leur donne et quelle semence fait le plus de profit, la quantité de mesures de terre en friche, et ce qui cause cet abandon ; s’il y a des maisons en ruine ou abandonnées dans les villes et principaux lieux, et à quoi va la diminution des peuples de chaque lieu ; en faire des notes à la marge, si cela se peut par dénombrement, sinon par estimation.
Les eaux et les rivières sont bien décrites ; mais il faudrait parler des sas du pays et dire même leur chute et l’ouverture de chacun. Le sas de Bousinghe mériterait que l’on joignit un plan, un profil de long et un de travers à ces mémoires, de même que le Guindal de la Fintelle, et enfin les pentes des eaux du pays et les côtés de leur écoulement autant qu’on le peut connaître.
Nous pourrions, par les suites, y joindre les plans des places fortifiées réduits sur l’échelle commune que nous nous sommes faite, même des principaux lieux. En passant en ce pays-là, j’en demanderai aux ingénieurs de chaque place pour les joindre au mémoire qui pourra devenir une rareté singulière si vous voulez bien vous attacher à sa perfection. À l’égard de la fortification et des propriétés des places, quoique ce que vous en dites soit fort bon, je ne laisserai point d’y ajouter encore quelque chose.
Il faut dire le nombre et la force des garnisons ordinaires en temps de paix ou du moins fort approchant.
Le nombre des ecclésiastiques, distingués suivant leur espèce, et les revenus des bénéfices depuis l’évêché jusqu’aux plus petites cures. Idem des abbayes, prieurés, commanderies de toutes espèces, couvents rentés et non rentés ; car, rentés ou non, il faut que tous vivent, et tels mendiants il y a qui font meilleure chère que les religieux rentés.
Il faut de même nombrer toute la noblesse grande et petite, et nommer par leurs noms, et ce qu’ils possèdent. [4] Vous l’avez déjà fait, mais vous n’avez marqué que les principaux et les revenus qu’ils ont dans le pays seulement et non ailleurs. Si vous connaissez d’autres exempts, les nommer aussi.
Si vous pouvez dire quelque chose de certain sur le commerce, faites-le aussi, après que vous aurez bien repassé tout ce que vous aurez écrit.
Nombrer aussi tous les gens de robe et de pratique des pays, non seulement à chaque chatellenie, mais encore au bout de la table des dénombrements. Dire autant que vous pourrez ce que les charges valent de revenu, ce qu’elles ont été vendues ; idem des gens de finance.
Faites aussi l’énumération de toutes les différentes levées qui se font dans le pays et marquez bien leur excès et leur entrebâillement. Ne manquez pas de dire votre avis, à part et sur un cahier détaché, sur les réparations du pays dont vous seriez d’avis, mais de manière que le Roi y puisse trouver véritablement son compte, et toujours en comparant le passé, le présent et l’avenir, sans être trop à charge avec l’impossible qui détruit tout, et toujours dans la vue de repeupler le pays, qui est le plus grand bien qui puisse revenir au Roi, attendu que princes sans sujets ne sont que des particuliers incommodés.
Après que vous aurez bien recherché votre caboche sur tout cela, vous verrez si vous ne pouvez dire quelque chose de plus sur les bestiaux et notamment sur les volailles dont vous n’avez point parlé : elle ne laisse pourtant pas de faire un profit considérable tout le long d’une année. Il faut prendre le parti de mettre la plus grande partie en marge par apostilles, notes et énumérations. Ceux qui auront besoin de plus grande étendue, vous pourrez en faire des feuilles à part ; surtout je vous prie de rapporter à la fin de la table de dénombrement toutes les remarques suivantes en abrégé à la fin, comme par exemple :
« Il y a dans le pays 757 femmes et mariées plus que d’hommes ; 1 431 filles à marier plus que de garçons ; 341 petites filles plus que de petits garçons ; 734 servantes plus que de valets.
« La même chose des religieux ou religieuses. »
« En tout 3 363 femmes et filles, plus que d’hommes et de garçons. »
Il faut dire aussi ce qu’il y a dans le pays, d’ecclésiastiques, savoir : un évêque, tant de chapitres composés de tant de chanoines.
Tant de paroisses et tant de curés et de prêtres pour les desservir.
Tant d’abbés, tant de prieurs, tant de moines de l’ordre de Saint-Bernard, tant de l’ordre de Saint-Augustin, tant de Prémontré, etc., et ainsi de tous les autres ; tant de couvents de récollets, tant de religieux, tant de couvents de carmes et tant de religieux, tant de couvents de carmes et tant de religieuses et ainsi des autres, tant de maisons de jésuites qui contiennent tant.
Faire la même chose des couvents de femmes et de tous les autres ordres et maisons pieuses, avec le total au bas.
Après cela, mettre l’abrégé de la noblesse dans la même table et celui de leur famille, celui des exempts par charge, même par industrie.
Celui-là expédié, venir à l’abrégé des gens de robe, de pratiques et de finance, celui des matelots, des charriots. S’il est possible, et des moulins à vent, à eau, et ce qu’ils peuvent faire de farine en un jour, les usines et autres moulins à huile et fouloirs à drap et tout ce qu’il y aura de remarquable dans le pays.
Tout ce que vous rapporterez dans la marge se pourra répéter dans la table, et si vous poussez cette recherche aussi loin qu’elle peut aller, vous verrez que nous saurons parfaitement le fort et le faible du pays où vous êtes.
N’oubliez pas, s’il vous plaît, la quantité d’arpents de bois dans chaque pays, et nous dire comment on a fait les coupes et en quel temps.
Si vous pouvez satisfaire à ces demandes, comme je n’en doute pas, vous aurez fait le plus bel ouvrage en ce genre-là qui se puisse faire, et vous promets de lui donner tout le lustre possible, de mettre votre nom à la tête et de vous en faire tout l’honneur. Peut-être servira-t-il de modèle pour de plus grands.
N’oubliez rien de ce que je viens de vous dire et ne craignez pas d’y ajouter du vôtre tout ce qui vous viendra dans l’esprit.
Souvenez-vous que vous avez cinq bons mois pour faire cela, et que, quand il y faudrait en mettre six, je ne les plaindrais pas. Faites-moi, s’il vous plaît, réponse de ce mémoire et que ceci demeure entre vous et moi.
Je suis, etc… [5]
Dépensez-y une cinquantaine de pistoles ou 200 écus, je vous les rendrai incessamment, et cela pour employer quelque personne intelligente à qui vous donnerez l’extrait de ce que vous voulez apprendre.
J’ai trouvé les premiers dénombrements de Dunkerque, qui sont très beaux et très bien faits, et par rue ; il y a même à la fin une énumération de toutes les conditions qui fait plaisir à lire pour voir tous les arts et les métiers qui sont dans cette ville.
Je pars demain pour Paris. Adieu, Monsieur, je suis parfaitement à vous. Cette lettre contient la copie de celle que vous m’avez envoyée. Je vous conjure de travailler quand vous le pourrez à l’achèvement de cet ouvrage. Je me réjouis de ce que Mme de Caligny est accouchée heureusement.
Vauban.
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[1] Le manuscrit de ce mémoire, qui a pour titre « Mémoire sur la Flandre Flamingante », est conservé à la Bibliothèque Nationale (n°2241). Il traite de l’histoire et de la statistique de la Flandre. Il fait partie d’une collection de mémoires contenant les descriptions des généralités de France rédigées pour l’instruction du duc de Bourgogne. (Sauf indication contraire, toutes les notes de ce volume sont de l’éditeur).
[2] Il est assez étonnant que Vauban, qui s’efforce partout d’obtenir des données objectives, et qui est l’un des plus conscients de son siècle du grand avantage qu’il peut y avoir à raisonner sur des faits avérés, des chiffres vérifiés et des observations faites avec méthode, n’ait pas jugé utile de fournir une manière de faire les cartes géographiques, ou du moins cherché à faire corriger les défauts des cartes existantes, qui n’en manquaient pas, ainsi qu’il en était apparemment conscient.
[3] Rasière : ancienne mesure de capacité employée à Lille, en Picardie et en Normandie pour les graines et les fruits.
[4] Ce genre de détails, ainsi que les précédents, s’avéra très utile pour Vauban dans l’écriture de sa Dîme royale.
[5] Le texte était d’abord de la main d’un secrétaire. Ce qui suit est de celle de Vauban.
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