Lettre sur la cherté des grains en Angleterre

Guillaume-François Le Trosne, Lettre sur la cherté des grains en Angleterre, Journal de l’agriculture, du commerce et des finances, septembre 1765


DE LA CHERTÉ DES GRAINS EN ANGLETERRE.

La Société royale d’agriculture d’Orléans, qui se distingue entre ses pareilles par l’ardeur avec laquelle elle se livre à l’étude des grands principes de la science économique, nous a adressé le mémoire suivant que nous publions avec le plaisir que nous trouverons toujours à rendre compte des productions de cette Société respectable.

Réfutation d’un mémoire inféré dans la Gazette du Commerce du 29 juin (n°.9) sur les causes de la cherté actuelle des grains en Angleterre ; adressée aux auteurs de la Gazette lue dans l’assemblée de la Société d’agriculture de la généralité d’Orléans, par M. le Trosne, avocat du roi au bailliage, membre de la Société. [1]

Messieurs,

Rien n’est assurément plus utile au progrès de la science économique en général, que les disputes qui s’élèvent entre les citoyens sur les différentes questions qu’elle présente. Les controverses publiques intéressent toute la nation et l’instruisent, Les matières, à force d’être discutées de part et d’autre s’éclaircissent, les difficultés disparaissent. La vérité longtemps contredite jouit enfin de l’éclat qui lui convient, et les succès tournent nécessairement à l’avantage de la patrie, sous un gouvernement qui n’a d’autre but que de travailler au rétablissement de la prospérité publique. Mais tout a des bornes prescrites. Les ténèbres cèdent à la clarté du jour qui les a chassées, les disputes doivent cesser lorsque tout a été dit : les objections ne doivent plus se reproduire, lorsqu’elles ont été réfutées et dissipées, et la vérité doit enfin être à l’abri de la contradiction, lorsqu’après avoir été longtemps débattue elle est demeurée en possession d’une victoire complète et publique.

C’est ainsi, ce semble, qu’il faut envisager la liberté du commerce des grains. Si jamais vérité doit passer pour incontestable, c’est celle qui en assure la nécessité ; elle en a acquis le droit par mille combats. Il y avait lieu de croire que les partisans du système prohibitif auraient été frappés de la fumière qui brille de toutes parts ; que terrassés par la force des raisons, ils auraient enfin cédé à l’évidence, ou du moins que subjugués par le vœu si manifeste de la Nation, aucun d’eux ne s’exposerait plus à le contredire publiquement.

Cependant l’Aateur des réflexions datées de Paris du 23 Juin 1765 ; et que vous avez insérées dans la Gazette du 29 Juin, se présente encore au combat fans être découragé par les circonstances. Il veut nous rappeler à un nouvel examen ; il élève des doutes sur les effets de la liberté du commerce des grains, et prend occasion de la cherté qu’éprouve actuellement l’Angleterre, pour nous faire craindre que la permission accordée à toutes personnes indistinctement de faire des magasins de blé, ne nous fasse bientôt ressentir tous les malheurs de la disette. Convenez, Monsieur, que le combat devient fastidieux lorsqu’après avoir quitté les armes, ou les avoir tournées contre d’autres adversaires, il faut revenir sur ses pas, et rentrer en lice. Les spectateurs partagent nécessairement l’ennui d’une querelle dont ils se sont rassasiés, ils cessent d’y prendre part et de l’animer de leurs regards. Serait-it étonnant si la manière dont je repousserai ce nouvel adversaire se ressente un peu du dégoût, et de l’espèce d’impatience que cause une attaque si hors de saison…

En effet, Monsieur, que fait-on, et qu’a-t-on imaginé pour nous faire regretter l’état de prohibition dont nous sortons, et pour faire redouter la liberté dont nous commençons à jouir ? A-t-on découvert des inconvénients imprévus, jusqu’ici se présente-t-on avec des armes d’une meilleure trempe, et qui n’aient point encore été brisées ? Non, Monsieur, on nous prend pour des enfants, on voudrait nous faire peur ; et pour cela, on évoque le spectre effrayant du monopole tant de fois mis en jeu par les adversaires de la liberté. Ce vain fantôme dont on a pris plaisir d’exagérer les effets, à qui la frayeur en a supposé d’imaginaires, mille fois plus qu’il n’en a produit de réels, et à qui elle a toujours attribué ceux dont elle était la véritable cause. On guérit difficilement de la peur ; les préjugés d’éducation sont presque indestructibles. Cependant ce fantôme a beaucoup perdu de son crédit ; il n’intimide presque plus personne aujourd’hui : le peuple même qui devrait être plus susceptible et plus crédule, voit tranquillement le blé s’écouler comme toute autre marchandise, il voit les magasins se former sans en prendre d’ombrage, et les Marchands courir les campagnes, et mettre l’enchère dans les marchés dont auparavant ils étaient exclus. Chercherait-on à l’émouvoir par de telles appréhensions, ou voudrait-on exciter ses plaintes et l’alarmer en lui faisant entrevoir la possibilité d’une disette produite par la liberté du commerce des grains ? Que veut-on lui faire entendre quand on lui dit :

« Voyez-vous ces Anglais dont on vous a tant vanté le système ; les voilà réduits à la famine, et forcés à implorer des secours étrangers ; tel est l’effet d’une liberté indéfinie et de cette police si admirable. La cherté qu’ils n’ont cessé de favoriser les a conduits par degrés à la disette. Pourquoi ne craindrions-nous pas le même sort, puisque nous voulons imiter leur conduite. Que leur exemple nous serve de leçon, et nous fasse sentir tout le danger d’une liberté sans bornes ; l’intérêt de la subsistance est le premier de tous ; le commerce de la denrée la plus nécessaire ne doit être permis qu’avec précaution ; il est trop important pour être confié indistinctement à tout le monde. »

Telles sont Monsieur, les réflexions qu’on nous présente, je ne fais que les paraphraser ; mais je vais rapporter le texte même, et en réfuter successivement chaque assertion.

Il est surprenant que l’Angleterre, après une récolte abondante, ait défendu l’exportation de ses blés chez l’étranger, et que fous prétexte d’une disette qui a fait augmenter le prix de cette denrée, elle ait permis l’entrée des grains étrangers sans payer de droits. 

D’abord, l’auteur part d’un fait qui n’est rien moins qu’avéré. Il est surpris que l’Angleterre éprouve une disette après une récolte abondante. Avant que de partager sa surprise, il s’agit de savoir si la récolte dernière a été abondante. Or, Monsieur, dans la Gazette du 25 juin, vous avez donné l’extrait d’un mémoire de Londres, daté du 10 juin, dont voici la première phrase.

Il y a quelques années que la récolte n’a pas été abondante en Angleterre, la plus grande partie des grains de 1763 fut serrée par un temps humide, et germa. Les pluies de l’été de 1764 rendirent les épis maigres, le grain petit, et l’on n’eut guère que deux tiers d’année

Ce mémoire paraît mériter plus de foi que les réflexions datées de Paris ; d’après cela, bien loin d’être surpris de la conduite de l’Angleterre, il est tout simple qu’après une récolte faible, et en conséquence d’une disette, elle ait permis l’entrée des grains étrangers. Cette marche est très naturelle, et n’est que L’exécution de la police anglaise sur les grains. Dans l’état ordinaire, le Gouvernement encourage la sortie par une gratification, et charge de droits les blés étrangers, aussi n’emporte-t-on point. Lorsque le blé renchérit trop, le gouvernement retire la gratification, et ôte par degrés les droits sur l’importation afin d’attirer les blés étrangers.

On peut attribuer ce changement de système de la part des Anglais à deux causes ; 1° Au monopole de quelques interlopes qui se sont emparés de cette denrée, et qui l’ayant soustraite au commerce, l’ont mise hors de prix. Le gouvernement, afin d’y remédier, s’est donc vu forcé à prendre des précautions ; sur quoi l’on peut faire la réflexion suivante.

L’auteur, après avoir supposé que la cherté ne peut être attribuée à la faiblesse de la récolte, en donne ici pour cause le monopole. Selon lui les marchands de blé ont soustrait cette denrée au commerce, et l’one mise hors de prix ; mais pourquoi aller chercher des causes imaginaires, lorsqu’il s’en présente de toutes naturelles. Or, sans rien imputer à l’exportation, ni au monopole des marchands, voici deux causes bien sensibles de la cherté. 1° Le peu d’abondance et la mauvaise qualité des récoltes précédentes. 2°. La police anglaise qui tend à se passer des autres peuples, qui écarte les blés étrangers, et les repousse par des droits d’entrée.

Les effets dangereux de cette police sont très bien exposés dans une lettre datée de Paris du 29 mars 1765, que vous avez insérée dans la Gazette du mardi 9 Avril. L’auteur prouve très bien les inconvénients du système anglais, l’inutilité de la gratification, la nécessité où elle a conduit d’imposer des droits sur les blés étrangers, qui privent cette nation d’un secours nécessaire dans plusieurs circonstances. En effet, dit-il, « comme ces droits haussent ou baissent suivant le prix du blé en Angleterre, qui varie continuellement, surtout dans le cas de disette, un commerçant qui aurait fait la spéculation pour en porter en Angleterre au moment où le droit d’entrée ne serait qu’à 30 ou 40 s. le quarter, pourrait les trouver doublés ou même triplés à l’arrivée de son blé, et il perdrait au lieu d’y gagner. Cette incertitude empêche donc toute spéculation des commerçants pour secourir l’Angleterre, et il en résulte que la gratification anglaise qui repousse les secours étrangers dans les cas de besoin par les droits d’entrée qu’elle a forcés de mettre sur les blés étrangers, peut épuiser les blés nationaux en certains cas, telle qu’une disette considérable dans une partie de l’Europe, etc. »

Notre police actuelle est donc infiniment préférable à celle des Anglais. Elle nous met à l’abri de la cherté, elle établit en notre faveur un niveau toujours égal, elle nous assure des ressources toujours prêtes, dès que la cherté commencera à annoncer nos besoins, tandis que les droits d’entrée et leurs variations ne laissent espérer aux Anglais que des secours incertains et tardifs. Notre police a cet avantage inestimable d’être conforme aux lois physiques de la nature, qui partage alternativement les dons, et ne distribue pas tous les ans aux mêmes contrées la même abondance de récolte ; et aux lois de la société générale qui, fondées sur les lois de la nature et sur l’intérêt des besoins mutuels, établissent entre les nations la réciprocité du commerce, les invitent à compenser la stérilité d’un canton par la fertilité d’un autre, et punissent par la diserte celles qui ne voulant rien recevoir des autres, se refusent à cette communication.

N’y aurait-il pas lieu de craindre en France le même inconvénient, lorsqu’on a permis à toutes personnes indistinctement de faire des entrepôts de blé. 

Non, sans doute, par plusieurs rais sons ; 1°. c’est plutôt au monopole: exercé par la nation anglaise sur elle même en repoussant les blés étrangers, qu’au monopole particulier du marchand qu’il faut attribuer la cherté actuelle. 2°. En supposant même des manœuvres de la part des magasiniers Anglais, toujours est-il certain que leur monopole serait occasionné, favorisé et soutenu par l’exclusion des blés étrangers, qui a mis en liberté la cupidité marchande en lui ôtant le frein nécessaire de la concurrence. Par conséquent si ce désordre particulier a lieu en Angleterre, il prend sa source dans l’économie politique de la nation. 3°. Mais il est difficile au fond de croire que dans un pays où le commerce intérieur des grains est parfaitement libre, il puisse y avoir assez d’accord entre les marchands pour s’emparer des blés, les resserrer, et faire paraître une disette concertée. Leur nombre, leur concurrence, la variété des intérêts et des vues, semblent devoir s’opposer à cette manouvre. Mais, voici ce semble la seule manœuvre dont on puisse accuser les marchands anglais, c’est de faire tous leurs efforts pour empêcher l’établissement habituel de l’importation, c’est d’entretenir par leurs clameurs la nation dans l’attachement qu’elle a pour une police adoptée de longue main, et qui au fond lui est préjudiciable ; c’est de détourner adroitement les murmures du peuple, et de les faire retomber sur l’exportation, afin de lui faire prendre le change, et de lui dérober la véritable cause de la cherté qui est l’exclusion. Et leur intérêt est sensible ici. Depuis bien du temps ils ont acheté cher les biens nationaux ; l’introduction des blés étrangers ne peut que faire baisser le prix et leur causer de la perte.

Par où l’exemple de la cherté actuelle des blés en Angleterre pourrait-il nous faire craindre le même inconvénient ? Comment peut-on présenter une parité entre deux nations qui se gouvernent d’une manière toute opposée ? Comment peut-on conclure les effets semblables lorsqu’on ne peut assimiler les causes ? Répondra-t-on qu’il y a parité dans les causes, puisque les deux nations permettent également à toute personne indistinctement de faire des entrepôts de blé : mais comment peut-on nous faire envisager la liberté indéfinie du commerce comme une cause de cherté, et de monopole dans l’une et l’autre nation, tandis que par tout pays cette liberté est universellement reconnue pour en être le plus sûr préservatif ? Comment peut-on se fermer les yeux pour ne pas voir une cause évidente de cherté ? L’exclusion, Et en présenter une directement contraire à l’effet dont on se plaint ? La liberté. Un pareil raisonnement peut-il être sérieux ?

Ainsi, Monsieur, deux réponses à cet argument si peu réfléchi. 1°. C’est l’exclusion habituelle des blés étrangers qui est la vraie et seule cause de la cherté qu’éprouve l’Angleterre. 2°. Quand on voudrait supposer que des manœuvres particulières y ont contribué, cette seconde cause serait-elle-même occasionnée par la première.

Or, la liberté de l’importation dont nous jouissons nous met également à couvert de l’une et de l’autre. Jamais les ténébreuses manœuvres du monopole ne furent à craindre là où règne la liberté. Aujourd’hui que nous sommes délivrés pour toujours du désordre des prohibitions, des exclusions, de l’usage et abus des privilèges, et des permissions particulières ; aujourd’hui que l’autorité, aussi éclairée que bienfaisante, ne se réserve d’autre influence sur le commerce des grains que celle d’en protéger la liberté, on veut intimider nos premiers pas par la crainte du monopole qui jamais ne dut son existence qu’aux fausses mesures qu’on a prises pour le prévenir ; et qui le plus souvent n’en a eu d’autre que celle qu’il plut à l’imagination effrayée de lui forger. Mais qu’on formerait aujourd’hui la supposition la moins fondée qui se puisse imaginer, celle d’un concert entre les marchands de blé, et même l’association de tous ceux qui ont en leur possession la plus grande partie du numéraire de la nation, à l’effet de s’emparer de tous les grains, et de les soustraire au commerce. Une cupidité si aveugle serait bientôt réprimée par la ruine la plus prompte et la plus complète. Aussitôt que, par leurs achats multipliés, les auteurs de ce beau projet auraient mis l’enchère, les étrangers appelés par le haut prix n’accoureraient-ils pas de toutes parts, pour nous en offrir ? Leur concurrence ne forcerait-elle pas ces spéculateurs insensés à lâcher la main, Mais c’est s’amuser à combattre des chimères, et à réfuter des songes.

Pour prévenir cet inconvénient, il ferait à souhaiter qu’il ne fût permis qu’aux laboureurs et aux fermiers, etc., de conduire les blés dans les marchés publics, qu’on accordât aux étrangers la liberté de venir s’en approvisionner et de les faire sortir du royaume, pourvu que la traite s’en fic par les Sujets nationaux.

On a voulu, par le plus faux des sophismes, nous faire envisager le monopole naissant du sein de la liberté. Quel remède nous présente-t-on pour nous garantir du malheur qu’on nous présage ? Que nous conseille-t-on de faire pour réprimer cette cupidité marchande ? des précautions, des visites, des déclarations, etc. ? Non : tous ces moyens sont usés. En voici un infaillible : c’est de proscrire en entier le commerce des grains. Pour le coup nous serons bien tranquilles du côté du monopole : c’est là ce qui s’appelle aller à la source du mal, et l’extirper jusques dans la racine. Le marchand de blé est su et à exercer des manœuvres préjudiciables ; il faut prohiber ce commerce. N’est-ce pas en effet l’anéantir que de ne permettre qu’aux laboureurs, fermiers, etc. [je ne sais qui peut être compris dans cet etc., mais, dans les principes de l’auteur, il ne doit avoir guères d’étendue.] de conduire les blés dans les marchés publics, et sans doute aux ports de mers qui sont aujourd’hui les principaux marchés ? N’est-ce pas se réduire aux ventes et aux achats de la première main ? N’est ce pas fermer tous les entrepôts, tous les magasins ? Mais le blé, faute de débouchés, périra dans les greniers du cultivateur ; mais la valeur tombera à rien ; mais…… toutes ces objections ne sont rien en comparaison des inconvénients du monopole. Il me semble voir des gens frappés de la peur, et qui, pour s’enfuir, se précipitent par les fenêtres.

Certes, sous le règne le plus absolu et le plus rigoureux des prohibitions, jamais on n’enfanta un projet si expéditif. L’auteur est venu trop tard ; mais non, il n’est aucun siècle où il eût pu se faire écouter. On a voulu dans des temps d’obscurcissement diriger ce commerce, éclairer ses opérations, régler ses démarches, le soumettre à l’inspection directe de l’autorité ; mais jamais on n’a prétendu l’anéantir : on a craint mal à propos les manœuvres des marchands ; mais on a toujours été convaincu de la nécessité du commerce : si on l’a gêné par des formalités inutiles, par des précautions multipliées, l’intention n’était pas de le détruire, mais de prévenir des dangers imaginaires.

On voudrait donc qu’il ne fût permis qu’aux cultivateurs de conduire des blés aux marchés publics, afin d’éviter tout agent intermédiaire entre le propriétaire de la denrée et l’acheteur, consommateur. En effet, tous agents interposés ne sont que des monopoleurs. Mais on n’a pas porté la précaution assez loin, il faut encore pourvoir à ce que chacun n’achète que pour sa consommation journalière ; car si le cultivateur a la facilité de vendre indistinctement à toutes sottes de personnes, et en telle quantité qu’il jugera à propos, il pourra encore se former des magasins, et nous ne tenons plus rien.

Cependant, qui le croirait ; l’auteur trouve encore moyen de concilier la sortie des grains avec des idées si contraires à la liberté : il veut qu’il n’y ait dans l’État d’autres vendeurs que le cultivateur ; mais il consent que les étrangers partagent nos récoltes, pourvu qu’ils achètent directement de lui : ainsi le cultivateur, qui jusqu’ici ne s’était occupé que de son exploitation, qui vendait à tout venant, parce que tout argent lui est égal, et que la rentrée de ses fonds ne peut être trop prompte-et trop assurée, va quitter par intervalle la conduite de la charrue pour se former des correspondances avec l’étranger. Si celui-ci veut avoir de nos grains, il entrera en relation directe avec lui ; il parcourera pos provinces ; il ira de ferme en ferme, ou bien il établira une communication par lettres. Ce n’est qu’à cette condition que le blé pourra sortir. Pour quoi ne pas nous conseiller tout simplement de fermer nos ports ? Était-ce la peine de réserver pour la nation le bénéfice de la traite, et fans doute de la voiture ? On n’aura plus besoin de voiture lorsque très certainement il n’y aura plus de commerce,

Voici les fruits de cette belle police. 1°. On évitera par ce moyen des mains avides, qui cherchent depuis longtemps à s’emparer de cette branche de commerce. N’est-ce pas là appréhender la pluie par temps le plus serein, et se noyer, dans la crainte d’être mouillé ?

2°. On procurera l’aisance aux cultivateurs.

Comment peut-on sérieusement proposer d’empêcher la concurrence des acheteurs, d’anéantir le commerce, de faire tomber les denrées en non valeur, pour enrichir le cultivateur ?

Mais, Messieurs, ce n’est qu’incidemment que l’auteur nous fait part d’un projet si propre à prévenir les chertés, à réprimer les manœuvres du commerce, et à procurer l’aisance des cultivateurs : il pourra le développer quelque jour ; il se contente aujourd’hui de nous en donner une légère idée. Son objet principal est de pénétrer les secrets les plus profonds de la politique anglaise, de nous en développer les vues et de nous en montrer les ressorts les plus cachés ; et nous devons en avoir d’autant plus d’obligation à l’auteur, que sans lui personne n’aurait fait cette importante découverte. Nous avons été assez simples pour croire que c’est la cherté qui a porté le gouvernement anglais à permettre l’entrée des grains étrangers ; mais ce n’est point cela ; nous n’avons que l’écorce des choses. Cette raison si simple et si naturelle n’est bonne que pour le vulgaire, qui, dans les événements, n’aperçoit que les dehors et la surface. Voici le nœud de l’affaire. L’Angleterre ne manque point de blé ; la récolte a été abondante ; la disette qu’elle semble éprouver n’est qu’une chimère et un prétexte dont le gouvernement s’est servi pour nous dresser un piège, et permettre l’importation dans les circonstances présentes. Ce changement de système a deux causes ; l’une apparente ; l’autre plus réelle, mais secrète. La cause le monopole, mal inévitable dans tout pays où le commerce est libre à tout le monde. Le gouvernement s’est vu forcé de prendre des précautions pour y remédier. La cause réelle est l’a crainte qu’ont les Anglais que la France ne s’empare d’une branche de commerce qui a fait son opulence : leur intérêt est donc de s’efforcer par une politique raffinée de renverser les vues patriotiques du gouvernement français, et d’emmagasiner tous ses blés.

Par cette opération, fruit d’une politique raffinée, l’Angleterre va attirer tous nos blés et les emmagasiner : car nous ne manquerons pas de donner lourdement dans le panneau.

Je voudrais pouvoir sauver à l’inventeur d’une si profonde découverte une contradiction manifeste ; mais je ne puis y parvenir. Il prétend que la cherté actuelle n’est qu’un prétexte dont le gouvernement s’est adroitement servi pour resserrer ses blés et attirer les nôtres, afin de nous affamer ensuite, et de nous dégoûter pour toujours de l’exportation. En ce cas le monopole des marchands a parfaitement servi dans cette circonstance la politique du gouvernement ; il a dû être concerté avec lui pour opérer une disette apparente, et il n’est plus alors un effet naturel de la liberté du commerce. L’auteur nous dit au contraire que le gouvernement s’est vu forcé de prendre des précautions pour réprimer ce monopole, quoique si conforme à ses vues secrètes et si favorable à la réussite de ses projets. Mais si le gouvernement y a remédié, il a agi contre ses intentions. L’effet de ce remède a dû être d’arrêter la cherté, tandis qu’il avait intérêt de la provoquer. Dès que tout est ici de l’invention de l’auteur, il ne lui en coûtait pas plus de faire cadrer ensemble toutes les pièces ; mais alors il aurait manqué l’occasion de nous faire voir, par l’exemple des Anglais, combien il est à propos d’anéantir le commerce en lui même pour étouffer le monopole. D’un côté, il voulait nous donner cette importante leçon : pour cela, il fallait nous présenter la disette comme réelle et comme l’effet du monopole, et en prendre droit d’attaquer la liberté du commerce. De l’autre côté, il fallait nous faire regarder cette disette comme imaginaire et concertée, pour pouvoir nous découvrir la politique raffinée des Anglais, et pour nous faire craindre les suites d’une opération si imprudente de notre part.

Mais pourquoi m’obstiner à trouver ici de la suite et de la liaison ? Puis-je faire autre chose que de suivre mon auteur dans ses écarts ? Voilà donc les Anglais maîtres de notre superflu, que nous nous empressons de leur porter sans en prévenir les suites. Mais il y a encore du superflu dans les autres pays de l’Europe, et il pourrait réparer l’exportation trop abondante à laquelle nous allons nous livrer. L’intention des Anglais n’est pas seulement d’attirer nos grains, mais de nous affamer, en nous empêchant d’en trouver ailleurs, afin d’être ensuite maîtres du prix, et de nous faire renoncer pour toujours à l’exportation qui nous aura été si funeste. Voilà un coup de maître. Pour y parvenir, que vont-ils faire ? C’est ici où le vrai politique doit lire dans l’avenir, et le dévoiler à nos regards. Les Anglais emploieront toutes leurs richesses pour acquérir de la Pologne, de l’Irlande et de l’Écosse le superflu de cette denrée ; ils discontinueront d’en fournir à l’Espagne, à l’Italie et au Portugal, qui, par leurs approvisionnements épuiseront la France. Les Anglais vont ainsi ramasser tout le superflu de l’Europe même celui de l’Irlande et de l’Écosse ; ils tiendront toujours la main à la même manœuvre, qui a procuré chez eux une cherté apparente, et cesseront totalement d’exporter ; nous continuerons de leur fournir et d’approvisionner en même temps les Nations méridionales, et bientôt nous serons épuisés. Les Anglais alors maîtres de cette denrée de première nécessité, la feront monter à un prix excessif. Ce sont de terribles politiques que ces Anglais ! Qui jamais aurait pu prévoir une opération si étendue et si bien combinée ? Cesser tout à coup leur commerce pour faire croire qu’ils ont besoin ; procurer une diserte pour faire accourir les étrangers ; employer des sommes immenses pour attirer tout le superflu de l’Europe ; soutenir toujours le haut prix au milieu de cette abondance énorme, pour engager la France à continuer de s’épuiser ; acheter très cher pour ruiner ses voisins, et poursuivre sans doute cette manœuvre plus d’une année, car la France n’est pas prête à s’épuiser ; et si on ne l’épuise, tout est manqué ; la politique échoue, et l’Angleterre est ruinée. Mais si elle peut réussir, son attribuera à la libre exportation cet événement fâcheux, qui privera la nation des avantages qu’elle devait attendre d’une loi si utile ; et la France, rebutée par un succès dont les suites auront été-fi funestes pour elle, renoncera pour toujours à l’exportation. Voilà où veulent nous amener les Anglais ; et où nous conduiront les avantages éphémères d’une exportation précipitée. [2]

De pareils écrits, Messieurs, ne méritent pas une réfutation plus sérieuse. J’en dis autant de la lettre datée du fond du Vendômois, et insérée dans la gazette du 25 juin dernier. L’auteur se plaint qu’à la fin des baux les fermiers amaigrissent les terres, les dégradent, négligent les haies, et fossés ; et pour parer à cet inconvénient, il propose bien sérieusement de créer des charges d’inspecteurs royaux, qui seront remplies par des personnes d’une expérience et d’une probité reconnues. Vous nous avez promis, Messieurs, de nous donner dans le Journal le développement de ce beau projet ; nous y verrons sans doute les fonctions de ces nouveaux officiers, leurs émoluments, leur utilité, etc. Que ne propose-t-on aussi d’ériger l’agriculture en corps de maîtrise et en privilège exclusif à l’exemple des arts et métiers !…

En vérité, il paraît bien que l’homme a le talent de se plier à tout, même à la privation de la liberté ; il est des gens à qui ce bien si cher semble à charge, comme la lumière du soleil blesse les yeux des oiseaux nocturnes, et qui, accoutumés à l’état de gêne et de prohibition, sont parvenus à s’y plaire ; et c’est dans le moment où la nation commençant à s’éclairer sur ses intérêts, applaudit avec reconnaissance à la sagesse du gouvernement, et regarde la concession de la liberté du commerce des grains comme les prémices de la liberté du commerce en générale. C’est donc dans ce moment là même que l’on forme les veux les plus indiscrets pour rappeler la nation à la servitude et la replonger dans le désordre des prohibitions. C’est dans ce moment, où on lui présente de nouveaux fers, plus pesants encore que ceux dont elle vient d’être délivrée.

Je suis persuadé, Messieurs, que c’est pour nous faire sentir combien la marche des connaissances humaines est lente et pénible, combien les anciens préjugés sont difficiles à détruire, combien les fausses lumières sont propres à égarer ; que vous avez donné à ces productions une place dans un ouvrage destiné à répandre dans la nation le goût et la science des vérités économiques, et j’espère que vous me saurez gré de vous en avoir adressé la réfutation.

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[1] Les Sociétés d’agriculture sont trop reconnaissantes du bienfait de l’exportation, pour négliger de repousser les attaques que des citoyens peu instruits essayent de porter à cette liberté. D’ailleurs M. le Contrôleur général ayant invité ces Sociétés à entrer en relation avec Les auteurs de la Gazette du commerce, agriculture et finances, la Société d’Orléans a cru ne pouvoir mieux contribuer à la perfection d’un ouvrage si utile, qu’en discutant une production qui lui a paru contraire aux véritable principes.

[2] Les Anglais regardent l’exportation des grains comme une opération bien utile pour nous, si la finesse de leur politique ne vise qu’à nous en dégoûter.

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