Ernest Martineau, Lettre ouverte à M. Méline, sénateur des Vosges, Journal des Économistes, juin 1905.
LETTRE OUVERTE À M. MELINE
SÉNATEUR DES VOSGES
Monsieur le Sénateur,
Je suis Charentais, j’habite La Rochelle où j’exerce le métier de forgeron. Je travaille du matin jusqu’au soir pour satisfaire mes pratiques et gagner ma vie et celle des miens.
Grâce à mon assiduité au travail et à mes épargnes, j’ai acquis un peu d’aisance et je mets à profit mes moments de loisir pour m’instruire, pour m’éclairer sur la question économique qui, d’après vous, mérite tant d’attirer l’attention des citoyens.
À la bibliothèque de la ville, j’ai pu me procurer la collection de vos discours et de vos écrits, et j’ai noté que, partisan fidèle et convaincu des principes de la Révolution de 1789 et de la Déclaration des Droits de l’Homme, vous avez organisé la législation protectionniste de 1892 sur ce principe essentiel — je reproduis textuellement les termes mêmes de votre rapport sur la Convention franco-suisse, de novembre 1892 : « Sur ce principe essentiel qu’il faut respecter AVEC SINCÉRITÉ et défendre fermement : qui est d’assurer à toutes les branches du travail national une juste protection et ne plus faire de l’une la rançon de l’autre. »
Ainsi, le principe essentiel du protectionnisme, c’est d’assurer une juste protection à toutes les branches du travail national.
Voyons maintenant le procédé qui va assurer cette juste et égale protection.
Ce procédé, c’est le jeu des tarifs de douane, et vous dites, dans un discours prononcé à la Chambre des députés, en mai 1890, que « si vous protégez Pierre, vous atteignez forcément Paul ; par exemple, la taxe de 3 francs sur les avoines est payée par Paul l’acheteur. »
D’après cela, je comprends que vos tarifs de protection, pour renchérir ainsi de 3 francs le prix de l’avoine, font office d’une barrière qui repousse l’importation de l’avoine étrangère, pour faire la disette de l’offre, pour extorquer de la bourse de l’acheteur ce supplément de prix et en enrichir votre protégé.
Eh bien, Monsieur, il ne m’en faut pas davantage pour comprendre que vous vous êtes trompé, que si votre principe essentiel, que vous voulez respecter AVEC SINCÉRITÉ, est d’assurer une protection égale à toutes les branches du travail national, vous avez totalement manqué le but.
Je me demande, à la réflexion, comment vous avez pu croire sérieusement que, par le jeu des tarifs douaniers, vous pourriez assurer une protection égale à tout le travail national.
Il est clair comme le jour que les tarifs ne peuvent protéger que les branches du travail dont l’œuvre se réalise dans les produits qui ont des similaires susceptibles de passer la frontière et il n’y a que deux branches du travail qui se trouvent dans ce cas, les producteurs industriels et agricoles.
Vous l’avez si bien compris, vous-même, que je remarque, dans un appel aux électeurs signé de vous, à la veille des élections qui ont suivi le vote des tarifs de 1892, des élections de 1893, je remarque ce passage :
« La Chambre a rempli le mandat qu’elle avait accepté, d’établir l’égalité et la solidarité dans la protection pour toutes les branches de la production AGRICOLE ET INDUSTRIELLE. »
Comment se fait-il, Monsieur, que vous teniez ainsi un double langage, que, d’une part, vous vous vantiez d’appliquer le principe d’égalité de protection à toutes les branches du travail national, et que, d’autre part, dans cet appel aux électeurs, vous ne parliez plus que de protéger les branches de la production AGRICOLE ET INDUSTRIELLE ?
La production agricole et industrielle, c’est une fraction du travail national, mais ce n’est pas tout le travail national.
Voyez-vous combien de branches du travail national restent ainsi en dehors de votre protection douanière ! !
Mon travail et celui des autres forgerons est bien une branche du travail national, apparemment, et cependant il est en dehors de la protection de vos tarifs.
Je vois bien comment ces tarifs protecteurs, en renchérissant le fer, nuisent à mon métier, puisque ma clientèle me fait moins travailler, par suite de cette cherté du fer ; mais je ne vois pas comment ils me protègent.
Le travail des menuisiers, des bouchers, des maçons, des cordonniers, n’est pas davantage protégé, et je connais dans mon quartier un Polonais qui fait une rude concurrence aux cordonniers français.
De même, les travailleurs qui sont voués aux professions dites libérales, avocats, médecins, professeurs, ceux qui sont occupés à l’industrie des transports, les ouvriers, qui subissent la concurrence des ouvriers étrangers, tous les travailleurs en un mot qui ne sont ni des agriculteurs, ni des industriels, sont en dehors de la protection des tarifs.
J’ajoute, enfin, que si, par impossible, vous pouviez réaliser la protection égale pour tous, ce serait une mystification ridicule.
Puisque votre protection consiste à découvrir Saint Pierre pour couvrir Saint Paul, puisque vous ne protégez un producteur qu’aux dépens des autres, la protection égale pour tous, ce serait tout le monde dépouillant tout le monde, et il serait bien plus simple que personne ne dépouillât personne.
Ainsi, Monsieur, puisque vous êtes un homme sincère, puisque, comme vous l’avez dit, lors de l’inauguration de la statue de M. Pouyer-Quertier, votre maître, il faut sans cesse agir sur l’esprit humain en l’éclairant, en ne laissant passer aucune erreur, aucun mensonge, je viens vous signaler non pas vos mensonges, je vous crois incapable de mentir, mais votre erreur certaine.
Vous vous êtes certainement trompé, votre erreur est évidente, incontestable, et vous ne la contesterez pas.
En vous trompant, en manquant le but que vous poursuiviez, protection égale à toutes les branches du travail national, vous avez trompé les représentants du pays, vous avez voté et fait voter une législation économique contraire au principe de justice et d’égalité de tous les travailleurs devant la loi.
La révision s’impose dès lors de cette législation d’injustice, de privilèges, qui dépouille la masse des travailleurs au profit d’une coterie de protégés, de favoris.
Ces faveurs injustes, elles vont à l’encontre du but essentiel par vous poursuivi.
Votre devoir est tout tracé, il est clair, précis.
Vous avez le devoir de monter à la tribune du Sénat, de reconnaître votre erreur, de confesser publiquement que les tarifs de douane qui protègent et ne peuvent protéger que deux branches du travail national, la production agricole et industrielle, dépouillent sans compensation, au mépris de la Déclaration des Droits de l’Homme et des principes de notre droit public, les autres branches du travail national.
Reprenant et rectifiant les termes de votre rapport de 1892, sur la Convention franco-suisse, vous direz que les tarifs de la douane ne peuvent pas assurer à toutes les branches de la production nationale une juste protection, que votre protectionnisme fait de la plupart des branches de notre travail la rançon des deux branches privilégiées.
Je compte sur votre fermeté, sur votre respect de la Constitution et des principes de justice et d’égalité que vous entendez respecter avec sincérité, pour la rectification de vos erreurs.
Vous êtes, Monsieur le Sénateur, par fiction parlementaire, le représentant de la France entière.
J’attends de vous, avec confiance, la rectification de cette erreur si grave, la demande de révision des tarifs injustes de 1892, au nom du principe d’égalité, qui vous est si cher.
Veuillez agréer, etc,
Par procuration du forgeron :
ERNEST MARTINEAU.
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