Lettre d’un négociant sur la nature du commerce des grains
Par Louis-Paul Abeille (1763)
Ne soyez point déconcerté, Monsieur, par les nouvelles qu’on dit avoir reçues de Naples et de Palerme. [1] Croyez pour l’honneur de l’humanité qu’elles ne se confirmeront pas. L’esprit d’administration et de commerce n’est point le patrimoine exclusif des États septentrionaux de l’Europe. Il se répand partout. Il faudrait donc une autorité plus imposante qu’un article de gazette pour me persuader que la sortie des blés est défendue à Naples et en Sicile. Quelques réflexions suffiront, je l’espère, pour vous rendre ces nouvelles très suspectes.
Quand il serait bien constaté que les récoltes ont été médiocres, ou même mauvaises dans ces deux royaumes, serait-il bienséant de supposer que les personnes qui y sont chargées de l’administration, ont plus mal raisonné que ne le ferait le plus petit novice de Londres ou d’Amsterdam ? Est-il possible de croire que des hommes d’État se soient dit : « Nous avons trop peu de blé pour subsister jusqu’à la récolte prochaine, il faut donc le conserver, et pour cet effet, en interdire la sortie. Les particuliers à qui il appartient, voyant l’impossibilité de le vendre au dehors, le porteront au marché ; par conséquent il ne montera pas à trop haut prix. L’étranger, qui saura que la sortie est défendue, en conclura que le blé nous manque, et nous en apportera de toutes parts. Lorsque son blé sera entré dans nos ports, il ne pourra plus en sortir ; il faudra donc que l’étranger le vende à très bas prix, non seulement parce qu’il y en aura beaucoup, mais encore par la crainte de le voir dépérir malgré les dépenses qu’on ferait pour le conserver. L’abondance et le bas prix seront donc le fruit de la prohibition de la sortie. »
Tout homme éclairé par les simples lumières du bons sens et de l’expérience leur eût répondu : « Ne vous tourmentez point pour retenir une denrée qu’une barrière insurmontable empêchera de sortir. Vous avez trop peu de blé, donc il est cher, donc la sortie en est impossible. Votre règlement prohibitif ne servirait qu’à le faire renchérir encore, parce qu’il avertirait le peuple qu’on est à la veille d’une disette, et qu’un avis de cette espèce augmente la frayeur, et par conséquent le mal. Ceux qui ont des grains les resserreront par deux raisons : l’une pour s’assurer leur propre subsistance, l’autre pour faire plus de profit sur l’excédent. Vous ferez faire, dites-vous, des déclarations. Elles seront toutes infidèles, surtout celles des ecclésiastiques, qui abondent parmi vous en nombre et en richesses. Personne ne préfère la sincérité à sa subsistance et à ses intérêts. Enfoncerez-vous les greniers qui ne vous auront pas été déclarés ? Soyez-sûrs que vous n’en découvririez qu’une partie. Ainsi, après avoir jeté tous les propriétaires dans l’effroi et dans la crainte, sentiments si voisins de la haine et du désespoir, il s’en trouvera beaucoup envers qui vous deviendrez injustes. Ceux dont vous aurez découvert les greniers cachés se verront dépouillés, tandis que d’autres retireront tout le fruit de l’inutilité de vos recherches. Vous avez raison de prévoir que l’étranger s’apercevra que vous manquez de grains ; mais soyez sûrs qu’il se gardera bien d’apporter les siens dans l’antre du lion. Le piège est si grossier qu’on masque avec plus d’adresse ceux qui servent à tromper et à prendre des animaux. Qu’arrivera-t-il donc, si vous défendez la sortie des grains, et si vous exigez des déclarations de la part de ceux qui en ont ? Vous indisposerez contre l’administration deux classes d’hommes qu’on ne peut trop ménager et respecter, les cultivateurs et les propriétaires. D’un autre côté, vous échaufferez et enhardirez le petit peuple, qu’il est si important et si difficile de contenir. Accoutumé à regarder ceux qui gouvernent comme mieux instruits, la terreur le saisira, si vous lui montrez votre inquiétude ; et la terreur éteignant la raison dans toutes les têtes où elle pénètre, il vous est impossible de prévoir à quels excès se porteront les hommes qui en seront frappés. Il arrivera enfin qu’après avoir inutilement attendu des secours étrangers, tandis que la consommation journalière épuisera le faible produit de vos récoltes, vous ferez acheter dans les marchés étrangers (pour votre compte et avec de doubles frais de commission) des blés qu’on vous eût apportés en abondance, et par conséquent à un prix médiocre, si vous aviez fait entrer dans votre politique moins de cette finesse qui détruit, que de cette intelligence qui vivifie.
Voilà, Monsieur, l’instruction que dicteraient la droite raison et l’expérience. S’il restait quelque difficulté à ceux qui respectent encore les liens des préjugés, il me semble qu’avec un peu de réflexion, ils trouveraient d’eux-mêmes les principes qui s’élèvent contre les mesures qu’on dit avoir été prises à Naples et à Palerme pour empêcher la disette.
La disette, c’est-à-dire l’insuffisance actuelle de la quantité de grains nécessaire pour faire subsister une nation, est évidemment une chimère. Il faudrait que la récolte eût été nulle, en prenant ce terme en toute rigueur. Nous n’avons vu aucun peuple que la faim ait fait disparaître de dessus la terre, même en 1709. Il est possible que la récolte d’une année ne soit suffisante que pour six mois. Alors, si la peur et les règlements prohibitifs qui l’augmentent n’arrêtaient point la vente des grains, on aurait pour six mois de subsistances, et l’intervalle de six mois est beaucoup plus que suffisant pour obtenir tous les secours dont on peut avoir besoin. Il est possible aussi qu’avec des approvisionnements pour six mois, la seule frayeur du peuple fasse monter la denrée au même prix que si la disette était réelle, et que des têtes échauffées se montent par degrés jusqu’à imaginer que la famine est inévitable. Mais comme il est évident que ce n’est pas le défaut actuel de grains qui cause ces désordres, c’est à la sagesse de l’administration à tâcher de prévenir, au lieu de le fortifier, un délire si funeste et si destitué de fondement.
Je soutiens que des prohibitions ne peuvent que l’augmenter. Examinons avec quelque détail la liaison de ces causes avec leurs effets.
À quoi connaît-on, dès le temps de la récolte, qu’une nation n’a pas assez recueilli de blé pour subsister pendant une année ? C’est au surhaussement de prix de cette denrée ; et voici la cause de ce surhaussement. Chaque particulier compare le produit actuel de sa moisson avec le produit ordinaire. S’il voit que ce qu’il a recueilli est moindre de moitié, il en conclut que chacun étant dans le même cas, on n’aura de blé que pour six mois. Je dis pour six mois, parce qu’on sait que la récolte annuelle en Europe répond à peu près à ce que consomment les nations agricoles, et à ce qu’elles versent par leur commerce chez les nations qui habituellement manquent de grains, ou qui, par quelque accident, ne se trouvent pas suffisamment pourvues. Sans cette proportion entre la production et la consommation, que ferait-on du blé ? Que deviendraient les cultivateurs et les propriétaires, si une denrée qui renaît tous les ans, dont la conservation est difficile, dispendieuse, ne se consommait pas annuellement ? Dès qu’il est reconnu qu’on n’a de blé que pour six mois, chacun sent que la moitié des subsistances de l’année sera fournie par l’étranger ; mais le propriétaire sait bien que le blé étranger ne viendra pas dans l’instant même remplir le vide des greniers. Il comprendra donc qu’il ne doit pas se hâter de vendre, afin de profiter du temps pendant lequel les grains monteront au-dessus du prix qu’ils ont partout ailleurs.
Le prix du blé augmente et même d’assez bonne heure, parce qu’il n’entre dans le commerce journalier que la petite quantité de grains que les laboureurs et les propriétaires peu aisés sont forcés de vendre. Plus le blé devient rare au marché, plus il devient cher ; et il n’y a que l’importation du blé étranger qui puisse y remédier, non seulement en rendant la denrée plus commune, mais en faisant ouvrir les greniers. Jusque-là les fermiers et les propriétaires aisés vendent peu, ou même ne vendent point du tout, en sorte que le peuple et le magistrat même s’alarment, quoiqu’en effet le pays soit pourvu de blé pour plusieurs mois.
Puisque l’augmentation du prix du blé avertit, non point du besoin réel et actuel, mais du besoin futur, le gouvernement doit choisir entre la prohibition ou la liberté du commerce, pour attirer des approvisionnements avant le temps où le besoin serait réel et actuel. Si la prohibition augmentait la quantité de blé qui est dans un État, on pourrait la regarder comme son remède salutaire. Mais elle n’ajoute pas un seul grain de blé à celui qui a été recueilli ; le vide des greniers reste le même. Il est vrai qu’elle retient dans le pays le peu de blé qui y est ; mais outre que le haut prix suffirait pour l’y retenir, il ne faut pas perdre de vue que la prohibition en elle-même est un mal, parce qu’elle cause un vide apparent qui équivaut à une diminution de la masse des denrées. Les greniers se ferment, et un grenier fermé ne contribue en rien à la subsistance. On ne doit donc adopter le parti de la prohibition, qu’au cas qu’elle devienne favorable par quelque autre côté.
Il faut nécessairement dans un pays qui n’a de grains que pour six mois, une addition égale à la quantité recueillie, et il n’y a que l’étranger qui puisse la fournir. Si la prohibition de la sortie est un moyen d’attirer l’étranger, on doit en faire usage, puisqu’il n’y a que ses grains qui puissent remplir le vide réel des greniers et faire disparaître le vide apparent. Jugeons par les circonstances, par la matière des choses, et par la connaissance du cœur humain, si des commerçants indépendants d’un souverain qui empêcherait la sortie de ses ports, auraient du penchant à y verser les denrées dont ses sujets ont besoin.
Je vois clairement que l’intérêt sera l’unique moteur de ces commerçants étrangers. Ils apprennent que le blé manque dans un pays ; que par conséquent il s’y vend facilement et à bon prix ; dès ce moment toutes leurs spéculations sont faites. C’est là qu’il faut envoyer du grain, et l’envoyer promptement, afin de profiter du temps où la vente est favorable. Mais tout commerçant ignore combien les différents peuples et même les différentes villes lui donnent de concurrents, et combien chacun de ces concurrents en particulier fera passer de grains dans le pays où il manque. Il doit donc prévoir que le désir de gagner multipliera les spéculations semblables aux siennes ; que par conséquent l’abondance et le bas prix du grain succéderont vraisemblablement au besoin et au bon prix. Mais il lui reste un motif pour se placer entre les risques de la perte ou du profit : c’est l’espérance de vendre ailleurs à un prix raisonnable une denrée que la concurrence ferait tomber au-dessous de sa vraie valeur. Si dans ce moment on l’avertit que le port où il compte envoyer sa denrée, sera fermé dès qu’elle y sera entrée ; qu’il sera forcé de l’y laisser dépérir, ou de la vendre à très bas prix ; il ne verra plus d’un côté qu’un bénéfice incertain, puisqu’il dépend du cas où il arriverait seul, ou presque seul ; et d’un autre côté qu’une perte presque nécessaire, au cas qu’il arrivât d’autres négociants qui, comme lui, seraient dans la nécessité de vendre une denrée devenue surabondante. Sous ce point de vue, qui certainement ne peut échapper à aucun commerçant, il n’y a personne qui ne comprenne que l’effet infaillible de la prohibition sera d’éloigner le blé étranger. D’où l’éloignera-t-on ? D’un pays dans lequel il est de la dernière importance de l’attirer, puisqu’on n’en a que pour quelques mois. Il est donc très évident que la prohibition, de quelque façon qu’on envisage ses effets, ne peut remédier au mal. 1° Parce qu’elle fait fermer les greniers, et par là dégarnit les marchés, et rend la denrée plus rare et plus chère. 2° Parce qu’elle repousse l’étranger, qui seul pourrait fournir ce qui manque, faire ouvrir les greniers, et ramener au prix toujours vrai et juste qu’établit la concurrence, le prix excessif, occasionné par le petit nombre de vendeurs, et par la crainte de manquer de subsistance.
J’avoue que je ne vois pas ce que l’homme de l’esprit le plus délié pourrait imaginer pour se rassurer contre des inconvénients si grands, et résultant si clairement du système de la prohibition. Mais pour ne pas s’engager aveuglément dans le système opposé, examinons dans le même détail, et en suivant la même méthode, ce que l’administration obtiendrait d’une entière liberté qu’elle laisserait subsister, ou qu’elle établirait dans le commerce des grains.
Les malheurs du premier moment, quelque parti qu’on prenne, sont clairement inévitables. Rien ne peut faire qu’une nation qui n’a de blé que pour six mois, en ait pour une année entière. Ainsi la liberté du commerce des grains n’ajouterait rien à la quantité des grains qu’on aurait recueillie, mais certainement qu’elle ne la diminuerait pas, parce que rien n’est si propre à retenir une denrée dans un pays que le bon prix qu’en retirent les vendeurs. Il est vrai que la liberté n’empêcherait pas le prix du marché de se soutenir, mais loin de l’augmenter, elle pourrait peut-être contribuer à le faire baisser, parce qu’elle menacerait continuellement de la concurrence des étrangers, et que ceux qui ont des concurrents à craindre doivent se hâter de vendre, et par conséquent borner leurs profits, pour ne pas courir les risques d’être forcés de se contenter de moindres profits encore. À l’égard des maux prévus pour le temps où toute la récolte se trouverait consommée, voici ce que produirait infailliblement la liberté.
Le désir du gain fait resserrer le blé dans les pays où les récoltes ont été faibles. C’est aussi le désir du gain qui fait apporter le blé étranger. Ainsi on n’avance point un paradoxe en assurant que l’annonce d’une disette produit nécessairement l’abondance. C’est uniquement de l’intérêt qui fait rouler toute la machine du commerce, qu’on doit attendre un effet si salutaire ; tout autre motif de confiance serait illusoire. Nous avons déjà vu par quels motifs et comment les spéculations du commerce se dirigent vers les lieux où les récoltes ont été insuffisantes ; nous avons expliqué comment la multitude des spéculateurs, et l’impossibilité du concert entre eux, opérait nécessairement des versements de grains toujours supérieurs au besoin. Tout se réduit donc à cet axiome : le commerce cherche des lieux où la marchandise se vend bien ; il ne fuit que ceux où elle se vend à perte.
Mais, dira-t-on, cette abondance, et par conséquent cette diminution de prix, doit être aussi connue des négociants, que le danger d’entrer dans un port fermé. Ils doivent donc fuir les lieux où le blé manque, puisqu’ils savent que les spéculations se tourneront de ce côté-là, et que par conséquent le blé s’y vendra à bon marché. L’expérience suffirait pour résoudre cette objection. Mais pour calmer les esprits par des moyens plus développés que la simple allégation de l’expérience, voyons ce qui attire la denrée dans les lieux où elle manque, sans que les négociants soient arrêtés par la certitude qu’elle baissera de prix.
Un négociant qui connaît le besoin d’un pays se hâte d’y envoyer, parce qu’il espère d’y arriver un des premiers, et qu’il désire de profiter de l’addition de bénéfice qui est infaillible partout où les moissons n’ont pas été abondantes. Cependant il ne compte proprement que sur une vente ordinaire, c’est-à-dire accompagnée d’un profit courant ; c’est tout ce qu’il faut pour l’attirer. Il se ruinerait s’il ne vendait pas au prix commun une denrée qui renaît chaque année, et dont la conservation coûte fort cher. Il sait que ce prix commun s’établit de lui-même dans tous les marchés ouverts de l’Europe ; que ce prix ne varie que de fort peu de chose, et seulement à raison de l’éloignement des ports qu’il s’agit de munir. Il sait donc que quand tous les négociants d’Europe enverraient du blé à Naples, il y aurait une petite fortune à faire pour les plus diligents, mais aucune perte à craindre pour ceux qui arriveraient les derniers, parce que sans concert, sans intelligence entre les vendeurs, la denrée se soutient au prix de tous les autres marchés. Ce serait une perte volontaire que de vendre au-dessous de ce prix, et aucun marchand ne veut perdre.
En supposant donc que le blé doive se vendre vingt livres le septier, pour que le vendeur retire les bénéfices ordinaires du commerce, il est évident que les Napolitains ne pourront l’obtenir dans leur port qu’à peu près sur le pied de vingt livres le septier, quelque nombreux que soient les envois qu’on leur aura faits. Si les habitants, contre toute apparence, contre toute raison, s’obstinaient à n’en offrir que dix-huit livres, le négociant prendrait son parti ; il ferait passer les blés à Lisbonne, à Marseille, à Gênes, etc., où il serait sûr de les vendre à leur vrai prix. Ainsi, n’y ayant aucun risque pour le commerce, lorsqu’il envoie des grains dans un port dont la sortie est libre, il les y fera passer au moment qu’il apprendra que les grains y manquent. Il mettra même dans son expédition toute la célérité possible, parce que s’il n’a rien à perdre en arrivant le dernier, il a beaucoup à gagner s’il peut arriver des premiers.
Mais on peut aller plus loin pour rassurer les peuples qui manquent de subsistances ; car non seulement ils seront secourus promptement et abondamment dès que le commerce en sera instruit, mais encore ils sont sûrs d’obtenir les grains à quelque chose de moins que les autres, par une raison aisée à sentir, et qui s’accorde avec l’expérience. Supposons que le mauvais état de la récolte ait fait monter le prix des blés à trente livres le septier, tandis qu’il ne se vend ailleurs que vingt livres. Il est certain qu’à mesure que les secours arriveront, le grain national et le grain étranger, entrant en concurrence, diminueront de prix jusqu’à ce qu’ils soient tombés à vingt livres. Si dans cet état il survient de nouveaux vendeurs, combien ne s’en trouvera-t-il pas qui aimeront mieux livrer leurs blés à Naples sur le pied de dix-neuf livres le septier, que d’aller chercher un autre port où il se vendrait vingt livres ?
Dans l’instant le blé national tomberait lui-même à dix-neuf francs. La réduction de prix qu’opérerait la concurrence ne finirait qu’au point où cesseraient les profits du vendeur. Alors il irait porter sa denrée dans un autre marché. Quel intérêt aurait-on à le retenir à Naples ? Interdire la sortie d’une denrée tombée au-dessous de sa valeur, ce serait une injustice évidente, et de plus une faute majeure en politique. Car le même acte de violence qui ferait baisser le prix du grain étranger au-dessous de vingt livres le septier, ferait baisser au même point le grain national ; et l’on sait que le moyen le plus sûr de ruiner un État, c’est de faire tomber ses denrées à vil prix. Que deviennent alors les cultivateurs et les propriétaires, ces hommes sans lesquels les mots d’État et d’administration ne seraient que des sons dépouillés du sens qu’on doit y attacher ?
J’ai dit qu’il me paraissait impossible de trouver de bonnes raisons pour se rassurer contre le péril qu’augmentent les prohibitions de sortie ; il me paraît aussi impossible d’en trouver contre la sécurité qu’inspire l’entière liberté du commerce des grains. Remarquez, Monsieur, qu’ici le désordre naît de ce que l’administration porte la main à des objets qui, à certains égards, sont au-dessous, et à d’autres égards au-dessus d’elle. Il est au-dessous d’elle de visiter tous les greniers, de peser chaque boisseau de blé, de le mettre en séquestre, de se rendre en quelque sorte l’homme d’affaire de chaque particulier. D’un autre côté, il est au-dessus de son pouvoir d’asservir des nations indépendantes aux règles de sa police domestique. Le prix commun qui s’établit par le versement des denrées des lieux où elles abondent, dans ceux où elles manquent, n’est et ne peut être le fruit d’aucune administration. C’est l’ouvrage de l’intérêt, ou si l’on veut du commerce ; et un commerçant d’Amsterdam ou de Hambourg ne veut pas qu’on le mette aux fers dans le port de Naples. La liberté, lorsqu’elle est générale, établit un niveau général dans le prix des grains, au lieu que l’administration ne peut rien hors de son territoire, et qu’il lui est physiquement impossible de participer au niveau général, dès qu’elle élève une digue entre elle et les nations libres. On doit donc laisser agir le commerce, si on veut ne manquer de rien. Il est sans comparaison plus vigilant, plus actif, plus riche, plus fécond en ressources, que l’administration de quelque royaume que ce soit. L’administration qui veut tout régler, même les intérêts du commerce des étrangers, devient inquiète et embarrassée, lorsqu’elle prévoit une disette ; le commerce au contraire n’est jamais moins inquiet, moins embarrassé, que quand il s’ouvre une route pour ses ventes. C’est donc au commerce, et au commerce seul qu’il faut abandonner le soin d’approvisionner les lieux dégarnis.
Pendant les plus violentes ardeurs de l’été, personne n’ignore que six mois après on aura besoin de bois, de drap, de velours, de fourrures. L’administration empêche-t-elle la sortie ce qu’il y en a dans le royaume ? S’inquiète-t-elle sur les moyens d’en avoir suffisamment, lorsque le temps d’en faire usage sera venu ? Non.
L’administration et les consommateurs se reposent sur l’intérêt des marchands du soin de nous garantir des rigueurs de l’hiver. Et il se trouve en effet que le bois, le drap, le velours, les fourrures, sont arrivés avant que le besoin se soit fait sentir.
Choisissons un exemple plus rapproché de la question que nous examinons. Supposons qu’une personne qui demeure à la campagne soit avertie qu’elle n’a du pain que pour vingt-quatre heures. Quelle inquiétude peut-elle avoir, si elle n’est éloignée que de quelques lieues d’une ville dont les marchés sont bien garnis ? L’administration et les habitants d’un pays peuvent jouir de la même tranquillité, s’ils ont du blé pour six et même pour trois mois ; parce qu’annuellement l’Europe est en état de pourvoir à tous les besoins, et que les pourvoyeurs, c’est-à-dire les commerçants, attendent avec la plus grande impatience l’occasion de vendre. Ils vont promptement et partout où ils savent qu’on ne leur tend pas de pièges.
Il entre donc dans la nature des choses d’éprouver des disettes partout où la sortie des ports est interdite, et de n’en éprouver jamais partout où les ports sont continuellement ouverts. Dans le cas de disette ou d’insuffisance, il est évident qu’il faudrait périr, si on ne recevait pas de secours étrangers. Il devient donc indispensable d’ouvrir les ports aux étrangers, et de les rassurer contre toute crainte d’y demeurer emprisonnés. Un malade en péril ne doit pas menacer quiconque lui apportera des remèdes.
Ce que j’ai dit jusqu’à présent, Monsieur, ne tend qu’à faire voir que l’avantage d’avoir une subsistance suffisante et au même prix que les autres nations, dépend uniquement de la liberté du commerce des grains. Il semble que c’est assez pour proscrire à jamais les lois prohibitives. Mais si vous examinez de plus les maux qu’on évite en proscrivant ces odieuses lois, que penserez-vous de la politique qu’on suppose à l’administration de Naples et de Sicile ? Quand le besoin se fait sentir, c’est-à-dire lorsque les blés montent à un trop haut prix, le peuple devient inquiet. Pourquoi augmenter son inquiétude en déclarant celle du gouvernement par l’interdiction de la sortie ? Supposons que le blé fut monté à trente livres le septier, où irait-on le porter pour en obtenir non seulement trente livres, mais un profit, mais un dédommagement des frais de transport, des avaries, etc. ? Si l’on joint à cette défense, qui en soi est pour le moins inutile, des ordres de faire des déclarations, etc., le mal en fort peu de temps pourrait être porté à son comble. N’a-t-on pas tout à perdre, en aigrissant ceux qui sont gouvernés, contre ceux qui gouvernent, et en rendant le peuple audacieux contre ceux qui lui fournissent jour par jour les moyens de subsister ? C’est allumer une guerre civile entre les propriétaires et le peuple. Le peuple se range infailliblement du côté de l’autorité et regarde comme ses oppresseurs tous ceux qui ayant des grains ne les portent pas dans un même jour au marché. Le bas prix des denrées est le seul bien qu’il désire. Il n’a jamais réfléchi qu’il tire sa subsistance des salaires que lui donnent les propriétaires ; que ces salaires seraient anéantis si les productions ne se soutenaient pas à un bon prix ; que le moyen le plus sûr d’anéantir le prix des denrées, et les denrées elles-mêmes, c’est de s’en rendre maître contre le vœu de ceux à qui elles appartiennent. Une administration éclairée ne fera jamais de ces coups d’autorité destructifs. Elle sait qu’à tout prendre, le haut prix du grain pendant la courte durée de la cherté, est infiniment moins redoutable pour un État, que le bas prix permanent que désirerait le peuple. Elle sait qu’un royaume serait ruiné, si le prix de la production ne fournissait pas : 1° de quoi la produire ; 2° de quoi faire subsister le cultivateur ; 3° de quoi payer le revenu du propriétaire, la dîme, l’impôt ; enfin de quoi fournir des salaires qui puissent assurer du pain à cette populace, qui en manquerait bientôt, s’il était à bon marché. Faut-il de profondes réflexions pour comprendre que quand le prix des denrées ne suffit pas pour faire face à la reproduction, au revenu, à la dîme, à l’impôt, au salaire de la main-d’œuvre, la nation entière marche à grands pas vers sa ruine, et est à la veille de manquer de tout ? Il est donc de la plus haute importance de ne jamais fortifier les absurdes préjugés du peuple par la sévérité de l’administration contre les propriétaires. C’est un mal que la grande cherté du blé, mais il ne peut être durable dans un État dont les ports sont toujours ouverts. C’est un mal infiniment plus grand, parce qu’il est durable, que de faire ouvrir par autorité des greniers que la liberté naturelle de chaque particulier le met en droit de tenir fermés. Ces greniers ne seront pas longtemps fermés, ou même ne le seront point du tout, si cette police est livrée au commerce, parce que l’insuffisance des récoltes est toujours prévue avant les récoltes mêmes, et qu’un mal de cette espèce, prévu par des négociants, est toujours prévenu par le remède.
Permettez, Monsieur, que je propose à cette occasion une question plus forte en apparence que celles que je viens d’examiner. S’il était possible que dans un pays dont les ports seraient toujours ouverts, le prix du blé montât à trente livres le septier, tandis qu’il serait à l’ordinaire à vingt livres ou environ dans les autres marchés de l’Europe, serait-il d’une bonne politique de forcer les greniers des particuliers, et de vendre leurs grains pour leur compte sur le pied de vingt livres le septier, en attendant que le grain étranger vînt s’établir à ce prix, par l’effet de la concurrence que je crois vous avoir suffisamment expliqué ? Je réponds que non et je vais vous en dire les principales raisons.
Rien n’est plus sacré, dans tout État, quelle que puisse être sa constitution, que le droit de propriété. C’est pour mettre ce droit à l’abri de toute atteinte, que les hommes se sont réunis en corps de nations. La force et la puissance publiques, toujours supérieures à celles d’un particulier, ou d’une famille isolée, forment le rempart qui garantit les propriétés des invasions publiques et particulières. Diriger cette force, cette puissance, contre la propriété, c’est non seulement dénaturer leur objet, mais les armer contre elles-mêmes. C’est un premier pas vers l’anarchie que de toucher aux droits des propriétaires, et l’anarchie conduirait rapidement les hommes à ce genre de vie individuel qui a précédé la formation des sociétés. Tout serait à tous. La propriété respectée est donc le principe constitutif de la force des empires. Si ce principe était détruit, ou même altéré, tout État ne serait qu’une masse sans cohésion, et que la moindre secousse ferait tomber en poussière.
Prétendre que les droits de la propriété sont respectés, pourvu qu’on ne dépouille pas un particulier de ses biens, en les livrant à un autre ; objecter que dans l’espèce que je suppose, l’administration n’exercerait que sur les fruits de la terre la puissance qui lui a été confiée ; en conclure que les propriétaires conserveraient dans son intégrité le domaine qu’ils ont sur les fonds qui ont fait naître ces fruits ; c’est chercher à s’en imposer à soi-même. Quel sens clair et honnête pourrait-on attacher à cette distinction ? L’administration, objecte-t-on, n’étend pas son pouvoir sur les fonds. Qu’en ferait-elle, s’ils étaient séparés des fruits qu’ils produisent ? C’est par ces fruits, et ce n’est que par eux que la propriété est précieuse aux hommes. Ce sont ces fruits qui constituent les forces individuelles, dont la réunion constitue les forces d’un État. Quelle pourrait être la force ou la puissance particulière et publique au milieu du plus vaste territoire que la nature aurait frappé de stérilité ? Ce sont donc les fruits de la terre qui sont véritablement l’objet de la propriété ; c’est sur ces fruits que doit s’exercer le droit du propriétaire, c’est-à-dire le droit d’en disposer librement. Que l’administration s’en empare, ou que le peuple en tumulte force les greniers d’un citoyen, c’est également une invasion qui anéantit les droits de la propriété, et l’anéantissement de ces droits entraîne la violation des principes constitutifs des nations policées. Ce serait donc détruire un État sous prétexte de le sauver, que de s’emparer des grains à un prix même avantageux, si les propriétaires ne voulaient les vendre qu’à un prix plus avantageux encore ; parce que l’administration ne peut jamais se permettre ce qui tend par sa nature à la destruction de l’État.
Indépendamment de ce grand principe auquel tout doit céder, je n’aurai pas de peine à faire voir que l’invasion qu’on croirait justifier, en s’enveloppant de prétexte de bien public, renfermerait une injustice évidente, en ne considérant les propriétaires des grains que comme de simples marchands autorisés à vendre.
Dans l’hypothèse que j’ai faite, le blé national serait à trente livres le septier, et par conséquent la récolte n’aurait pas été heureuse. Ces années sont fort rares. Supposons qu’il y eût une suite de récoltes assez abondantes pour faire tomber les grains à douze et quinze livres le septier (c’est son prix ordinaire en France, en conséquence de la prohibition de commerce extérieur, et même intérieur), l’administration ordonnerait-elle alors aux acheteurs de fournir vingt francs au propriétaire pour chaque septier de blé qu’il apporterait au marché ? Non, sans doute. Il est tout simple, dirait-on, que le consommateur profite du bas prix résultant de l’abondance de la denrée. Où est donc la justice d’empêcher le vendeur de profiter du haut prix auquel monte la denrée lorsqu’elle est rare ? Quoi, celui qui fait les avances et les frais, sans lesquels on attendrait vainement la production ; qui court tous les risques de l’intempérie des saisons, lesquelles ruinent quelquefois un cultivateur dans la même année où ses voisins s’enrichissent ; qui en un mot nourrit tout un État, et par les fruits vendus aux riches, et par les salaires fournis aux pauvres, pour les mettre en état d’acheter les mêmes fruits ; celui-là, dis-je, aura des pertes à supporter dans tous les cas possibles de vente. Il perdra, si l’abondance tient sa denrée à bas prix ; il perdra, si le prix est trop haut, parce qu’on le forcera à vendre au même prix que les autres nations de l’Europe, qui avec les mêmes frais ont eu un produit double ou triple. N’est-ce pas une injustice évidente ? Les variations du prix du marché national, qui seules peuvent le dédommager par des compensations, ne sont-elles pas pour lui un droit acquis ? Peut-on le lui enlever sans exercer une violence dont l’idée est contradictoire avec celles que présentent les mots société, police, administration, et même le mot commerce ?
C’est évidemment à tous à porter le malheur de tous ; je veux dire, les inconvénients d’une mauvaise récolte. Les laboureurs et les propriétaires sont tout dans un État, parce qu’ils y vivifient tout ; mais ils ne sont pas tous. Il serait donc inique et contraire à toute idée de justice distributive de faire retomber sur eux seuls les maux qu’entraîne l’inclémence des saisons. Ils courent les risques de la culture, ceux de l’abondance et de la rareté, ceux de la concurrence du commerce. Ils doivent donc être maîtres de vendre ou de retenir leurs denrées. Ils sont les seuls juges à qui il appartienne d’ordonner la clôture ou l’ouverture de leurs greniers. Plus le prix des grains est porté haut dans les mauvaises années, plus les cultivateurs ont à perdre dans un État où le commerce est libre, parce que les frais de culture ont été les mêmes, que la production est infiniment moindre, et que la concurrence étrangère ne tarde pas à faire baisser ces prix qu’on regarde comme des dédommagements excessifs, et qui par l’événement ne dédommagent pas à beaucoup près de ce qu’une mauvaise récolte a coûté. Aussi sait-on par une expérience générale que dans les années de grande disette le peuple souffre, mais pendant assez peu de temps, au lieu que les propriétaires et les cultivateurs sont écrasés au moins pour deux années.
Il me semble que ces principes et ces réflexions suffisent pour prouver qu’à quelque prix que montent les grains, il n’est pas permis de forcer les greniers pour vendre les blés des particuliers au prix des marchés de l’Europe, quelque certitude qu’on ait de recevoir incessamment des blés étrangers à ce prix. Si quelqu’un m’objectait la maxime Salus populi suprema lex esta, je répondrais que cette maxime n’est si respectable que parce qu’elle est salutaire aux nations. Rien ne leur serait plus funeste que de renverser les droits de la propriété, et de réduire ceux qui font la force d’un État à n’être que les pourvoyeurs d’un peuple inquiet, qui n’envisage que ce qui favorise son avidité, et qui ne sait point mesurer ce que doivent les propriétaires par ce qu’ils peuvent. C’est à l’administration à réprimer cette avidité au lieu de la favoriser. Elle ne peut être réprimée qu’en faisant respecter les droits de la propriété et en les rendant inviolables. Je ne puis mieux terminer cette lettre qu’en appliquant au commerce des blés en particulier, ce qu’un négociant de Rouen répondit à M. Colbert sur le commerce en général : Laissez-nous faire.
J’ai l’honneur d’être, etc.
À Marseille, le 8 octobre 1763.
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[1] De Naples, le 27 août 1763. « La disette de blé qui se fait ressentir depuis quelques temps dans cette capitale, a engagé le Conseil de régence à rendre plusieurs règlements, dont l’objet est d’empêcher l’exportation des grains dans le pays étranger, et de connaître la quantité de blé, d’orge et d’avoine que peuvent produire les provinces. Tous les propriétaires de fonds, sans exception, sont obligés de donner une déclaration exacte de tous les grains qu’ils ont recueilli cette année, ainsi que de ceux qui leur restaient des récoltes précédentes. » (Gazette de France, 1763, n° 76).
De Palerme, le 12 août 1763. « La récolte n’ayant pas répondu aux espérances que donnait la beauté des campagnes de cette île, le gouvernement s’est déterminé à défendre la sortie du blé et des légumes. » (n° 76).
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