Lettre de Gustave de Beaumont à sa femme Clémentine, du port de Stora, en Algérie. — 30 mai 1841.
[Archives Beinecke, Yale University, Gen Mss 982, série C, dossier R, Lettres de Gustave de Beaumont.]
Je ne t’écrirai que quelques mots, ma chère Clémentine, n’ayant que bien peu d’instants à ma disposition. Nous sommes arrivés ce matin à Stora en vue de Philippeville où nous allons débarquer tout à l’heure ; et déjà nous sommes tout occupés de nous préparer les moyens faciles d’aller à Constantine. Il ne s’agit de rien que de la question du plus ou moins d’incommodité, la question de sécurité n’en étant pas une. Il n’y a pas même lui de craindre beaucoup de fatigues, et la meilleure preuve que l’on puisse en donner, c’est que des dames fort peu aguerries aux voyages font tous les jours ce trajet. M. le marquis de Talaru avec lequel nous nous sommes rencontrés sur le bateau à vapeur, et qui arrive à Stora avec nous, va aussi pour son plaisir à Constantine, malgré ses 70 ans, ce dont il ne paraît pas effrayé le moins du monde ; et effectivement il n’y a aucune espèce d’obstacle. Nous mettrons trois jours pour faire ce trajet, qu’à la rigueur on peut faire en un seul ; mais nous voulons ménager nos forces, et voyager tout à l’aise. Une escorte nous sera donnée, et dans chaque lieu d’étape nous bénéficierons des camps où nous coucherons à l’abri. C’est infiniment moins aventureux que nos campagnes dans les forêts. Nous ferons cette route dans la compagnie du marquis de Talaru et de la personne qui l’accompagne. Ce sont d’aimables compagnons de voyage. Déjà nous nous sommes informés de l’époque précise à laquelle le bateau à vapeur suivant viendra toucher à Stora et à Bonn ; car il ne suffit pas de venir dans cette ville, il faut encore en sortir à l’époque qui nous convient. Il est certain que le même bateau à vapeur qui nous a amené, et qui va retourner à Alger, en reviendra le 10 du mois prochain ; et c’est avec lui que nous repartirons pour Alger. Je ne vois pas encore clairement comment nous placerons notre voyage à Bone, si toutefois nous le faisons ; ce n’est pas du reste la partie la plus importante de notre voyage ; ce que nous voulons voir avant tout, c’est Constantine ; nous ferons le reste si nous en avons le temps et l’occasion. Le point sur lequel nous sommes invariablement fixé, c’est l’arrangement de notre retour ici pour le bateau du 10 juin, lequel arrivant ici vers le 12, nous portera à Alger vers le 14 ou au plus tard le 15 juin. Nous avons fait un voyage très intéressant d’aller à Philippeville. Le lendemain soir de notre départ qu’a eu lieu le 28, nous étions à Bougie ; le surlendemain matin à Gigelly, et enfin à 5 heures du matin dans la baie de Stora. Le littoral de l’est est encore plus remarquable que celui de l’ouest ; les terres en sont plus abruptes, et les montagnes qui bordent toute la cote, encore plus effilées. Nous avons côtoyé tout le pays de ces farouches Kabyles, qui n’ont jamais accepté le joug d’aucun maître, et qui sacrifient tout au besoin de conserver entière leur sauvage indépendance. Les points que nous occupons sur leurs terres sont presque imperceptibles, et nous semblons être prisonniers à Bougie et à Gigelly, où nous possédons quelques hectares, et d’où nous ne pouvons faire un pas dans l’intérieur des terres sans avoir le col coupé. Dans chacun de ces ports nous avons causé assez longuement avec le commandant supérieur qui nous a donné des renseignements intéressants. — Heureusement nous sommes dans de touts autres rapports avec les tribus arabes ; et le commerce ainsi que les bonnes relations avec elles ont pris un tel développement qu’en deux ans Philippeville a gagné 4000 habitants. Le mouvement qui y règne et que l’on voit de notre bateau, m’a rappelé absolument celui des villes américaines. Il m’a semblé voir Buffalo. — Je ne puis continuer ma narration d’ailleurs si peu piquante qu’elle gagnera à être abrégée ; et je n’ai que le temps, ma chère Clémentine de t’embrasser bien tendrement en te priant de distribuer autour de toi tout ce que j’ai de plus tendres souvenirs à envoyer à toi, Marie et Antonin.
Gustave de B.
Si décidément nous partons demain matin lundi pour Constantine, nous avons chacun un bon cheval, et pour comble de sécurité nous suivrons un convoi. Le colonel d’Alphonse nous disait du reste tout à l’heure qu’à présent l’état de paix est tel que deux personnes armées pouvaient faire seuls le trajet sans danger.
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