Lettre à Monsieur Le Trosne, 24 juillet 1766
(Hagley, W2-5)
À Monsieur le Trosne
24 juillet 1766
Vous avez, Monsieur, des affaires bien affligeantes pour ceux à qui mille raisons feraient désirer de passer un peu plus de temps avec vous. Vous êtes sorti tantôt de chez moi quand à peine avais-je commencé de vous dire la moitié des choses que je suis bien aise que vous sachiez ; il faut que j’achève de me soulager le cœur en vous continuant mon discours.
Je vous le répète, Monsieur, il n’y a personne dont je désire autant de mériter le suffrage que celui de M. le Contrôleur général, non pas parce qu’il est ministre, les hommes sages mettent à part les dignités, mais parce qu’il est de tous les Ministres que nous avons eu depuis infiniment longtemps celui qui a fait le plus d’opérations utiles à la Patrie, parce que nous lui devons la liberté du commerce des grains, parce qu’il a fait tout ce qui a dépendu de lui pour nous donner aussi celle du cabotage de cette précieuse denrée, parce qu’il a senti qu’il était bon de décourager l’emploi ruineux des richesses en rentes qui ne font que multiplier l’oisiveté et surcharger l’agriculture, parce qu’il a eu le courage de les soumettre à l’imposition, parce qu’il fait dresser un tarif pour la réduction des poids et mesures, parce qu’il a entrepris l’inventaire des richesses d’exploitation et du produit net du Royaume (auquel j’ai travaillé, comme [vous] savez, et travaillerai bien encore à ce que j’espère), parce qu’il a institué le journal de l’agriculture, du commerce et des finances, qui par les discussions auxquelles il est consacré pourra quelque jour être un ouvrage de la plus grande importance pour la Nation. Si ce dernier ouvrage n’est pas encore parfaitement propre à remplir toutes les vues que ce Ministre s’était proposées en l’établissant, ce n’est pas ma faute et j’en suis plus fâché que personne. Je voudrais pour beaucoup avoir une assez grande quantité de matériaux pour y semer plus de variété, mais je ne puis faire usage que de ceux qui me parviennent et dans ceux-ci on ne saurait me reprocher de n’avoir pas employé ceux qui contredisaient mon opinion, je les ai publié indistinctement, les journaux en font foi, ils renferment un assez grand nombre de mémoires qui me paraissent très absurdes et à vous aussi, et où je suis personnellement traité fort durement. Si ce journal a ennuyé quelques personnes il ne faut pas en être surpris, surtout en France, surtout à Paris. Il est limité par son titre et par sa nature à ne traiter que d’agriculture, de commerce, et de finance ; cette dernière partie sur laquelle la Nation écoute les discussions avec plaisir m’a été interdite par vingt recommandations réitérées de la compagnie : reste les deux autres dont la pratique est fastidieuse d’autant qu’elle est presque toujours fort ignorée, par le petit nombre de ceux qui se mêlent d’en écrire (les habiles gens dans la pratique de ces deux travaux importants opérant et n’écrivant point) et dont la théorie est abstraite, attendu surtout qu’elle forme une science nouvelle à laquelle on ne s’attache que depuis bien peu d’années. J’ai tiré le meilleur parti qui m’a été possible de l’état de pénurie où l’on m’a laissé pour les matériaux ; le journal a traité de grandes questions très intéressantes pour le bien public, telles sont celle de la concurrence du fret pour l’exportation des grains, celle de l’intérêt de l’argent, celle des lois prohibitives du commerce des colonies, celle des moyens de remédier à la dépopulation des chevaux, celle qui doit décider s’il faut laisser le commerce et l’industrie libres dans leur marche, francs et immunes de tout impôt, ou s’il faut les réglementer, les prohiber par parties, et les imposer, (question dans laquelle je conviens que je suis de l’avis des partisans de la première thèse) et l’on voit naître dans [le numéro de] juillet celle de l’état actuel de la population du Royaume, et celle de la liberté du cabotage des grains, dans laquelle en particulier je n’ai fait que commenter les principes d’une excellente lettre que M. le Contrôleur général a écrite à ce sujet à M. le Duc de Choiseul chez qui je l’ai vue. J’aurais sans doute mis encore une bien plus grande variété dans le journal si l’on m’avait laissé parvenir les matériaux convenables ; mais depuis que MM. Cromot et Mesnard se sont reposés sur M. Henique leur associé du soin de diriger notre travail, le journal a été abandonné à mes seules ressources et à celles de mes amis et l’on a gêné ma manière de travailler. J’avais autant que je l’avais pu semé les grandes questions dont je viens de vous parler d’observations et de notes sur la balance du commerce, sur le commerce actif et passif, sur les privilèges exclusifs, sur les guerres de commerce, sur les emprunts de l’Angleterre, sur les causes qui rendent notre navigation plus chère que celle des étrangers et auxquelles il faudrait apporter remède, sur les avantages de la constitution du gouvernement de France, et sur les désavantages de celui d’Angleterre, sur les causes physiques qui déterminent la position des manufactures, sur les mines, etc., etc. On m’a formellement et expressément interdit les notes, ce qui m’a réduit dans l’occasion à faire des mémoires qui étant imprimés d’un caractère plus gros que les notes tiennent plus de place et laissent moins de lieu à la variété. Ce n’est pas tout, vous connaissez la prévention de M. Henique pour mon collègue ; m’avoir donné M. Henique pour chef c’est m’avoir donné mon collègue pour despote. Vous savez que malheureusement et à la honte de la plupart des gens de lettres, ils sont sujets à cette petite vilaine maladie qu’on appelle jalousie de métier ; mon collègue en a été grièvement attaqué par rapport à moi, il a vu avec peine que le genre de mon travail m’attirait quelquefois des compliments et me mettait en relation avec plusieurs hommes respectables et en place. Il a cru que pour en faire autant il ne s’agissait que de dénaturer la Gazette dont il est chargé et qui a été instituée pour être un ouvrage purement historique et indicatif et d’en faire à l’instar du Journal un recueil de dissertations polémiques, et M. Henique l’a appuyé et secondé dans un projet aussi singulier. Ils ont en conséquence intercepté et adjugé à la gazette tous les matériaux qui ne sont point faits pour elle et qui auraient enrichi le journal ; ils y ont placé, et coupé en cent morceaux par l’ennuyeuse formule la suite à l’ordinaire prochain, toute la discussion pour et contre l’utilité des règlements des manufactures, matière intéressante qui appartient au journal par sa nature, et qui y avait été nommément adjugée par M. le Contrôleur général qui m’a fait adresser le premier mémoire que nous ayons reçu à ce sujet, avec l’ordre positif d’en faire usage dans le journal. Ils ont encore placé dans la gazette le long projet de M. Delaborde pour l’établissement de la culture du lin dans l’armagnac et les critiques de ce projet. Ils y ont placé un grand mémoire d’un habitant de St. Domingue en réponse au mémoire des négociants de St. Malo sur les colonies, autre matière si bien consacrée au journal qu’on l’y discute depuis six mois. Je ne finirai point si je vous citais tous les morceaux qu’ils m’ont enlevé (d’autant plus facilement que les matériaux sont adressés à mon collègue) et qui m’auraient mis plus à portée de plaire au public et d’entrer davantage dans les vues du ministre, si sagement et si noblement exposées dans le projet de dissertation qui commence le journal de mars, projet auquel sa modestie nous a privé du plaisir de mettre son nom. Pour trouver dans la gazette de la place afin de satisfaire à la fureur de disserter qui s’est emparée de mon collègue et par conséquent de M. Henique, ils ont supprimé les prix de grains, ceux des chanvres, ceux des lins, ceux des laines, ceux des soies, ceux des vins, ceux des huiles, ceux des fers ; morceaux vraiment intéressants pour l’agriculture, pour le commerce intérieur et extérieur, et même pour les finances dont les vues générales doivent partir du prix des denrées. Ils auraient cependant dû être d’autant plus retenus à faire des suppressions que M. le Contrôleur général, qui en grand ministre avait senti l’importance de cette suite de prix, a daigné écrire pour nous les procurer plus de soixante lettres à MM. les intendants de Province. Ils ont supprimé depuis trois mois une invention réellement très sûre pour détruire les loups et qui eût été d’autant plus instante à publier que comme elle exigerait une ordonnance du Roi il faut laisser à l’administration le temps d’y réfléchir avant le moment de l’exécution. Ils ont tronqué et mutilé sans me consulter presque tous les morceaux que j’ai donnés pour la gazette et notamment la plupart des notices de journaux que l’on devait publier à ce qu’on dirait pour engager les abonnés qui n’ont que la gazette sans le journal à prendre ce dernier, mais qu’on a défigurées au point de les rendre propres à produire l’effet tout opposé. Mes représentations sur les matériaux qu’on m’enlevait, sur les suppression qu’on faisait, sur l’oubli absolu de l’esprit de l’institution des deux ouvrages, ont été traitées par M. Henique et par mon collègue, d’esprit de mimétie et n’ont produit aucun effet que de m’attirer des tracasseries affligeantes. Je ne sais si par là on a compté procurer le succès des deux parties de l’ouvrage périodique, mais je sais qu’au contraire rien ne me paraît plus propre à les perdre l’une et l’autre, et que sans la déférence que je dois aux intentions de M. le Contrôleur général qui m’a chargé de ce travail, et l’attachement personnel que j’ai pris pour MM. Mesnard et Cromot, j’aurai déjà remercié vingt fois. M. Henique et mon collègue sont parvenus à me rendre la vie et mon travail si désagréables si l’on n’y remédie pas, que je regarderai comme une faveur du ministre et comme une marque de bienveillance de la part de MM. Cromot et Mesnard, la permission de quitter le journal et de me remettre comme je le faisais auparavant à inventorier des généralités et à étudier les dépenses et les produits de la culture. Il vaut mieux négocier, étudier, travailler, vivre avec des fermiers, de bons laboureurs, et d’honnêtes paysans, qu’avec des collègues jaloux et soi-disant littérateurs. J’attends avec impatience le moment de joindre MM. Cromot et Mesnard pour leur dire là-dessus toute ma façon de penser. Je regrette bien qu’ils aient fait choix d’un autre que d’eux-mêmes pour conduire leur affaire.
Mais je m’aperçois Monsieur mon cher ami que je ne finis point et que j’abuse de votre patience. Adieu, pardonnez-moi, aimez-moi, les malheureux sont bavards mais ils sont attachés aux gens qu’ils aiment ; et vous avez encore mille autres raisons pour compter sur l’attachement avec lequel je serai toujours
Votre très humble et très obéissant serviteur,
Dupont
Monsieur mon ami,
J’ai pourtant un mot à vous dire, c’est au sujet du reproche que vous m’avez fait d’avoir loué un peu fortement l’auteur du tableau économique. Si cet auteur avait été un homme en place, s’il avait seulement eu le crédit que je lui ai connu, je me serais bien gardé [de] le louer ainsi, de peur qu’on me soupçonnât de faire entrer des vues d’intérêt. Mais comme il n’a ni place ni crédit, j’ai cru que je pouvais et devais rendre hommage à son seul mérite. Si on ne le trouvait pas bon ce serait une preuve de ce que j’ai dit que la postérité seule lui rendrait justice. Au surplus c’était mon sort que d’être grondé pour cet éloge car je l’ai été rudement par le vieux Quesnay lui-même.
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