Lettre de Charles Dunoyer à Joseph Garnier sur le principe (de Malthus) de la « contrainte morale »
[Journal des économistes, mars 1853.]
Lettre de M. Ch. Dunoyer à M. Joseph Garnier.
Voici, mon cher monsieur Garnier, sous une forme à la fois plus précise et plus complète, les observations, un peu trop écourtées peut-être, que j’ai cru devoir faire, à notre dernière réunion, au moment même où j’allais quitter la séance, sur le point délicat que venait de toucher M. Louis Leclerc, dans la grave question de la population. Notre ami convenait volontiers de la nécessité qu’il y a, pour les pauvres gens surtout, de ne s’engager qu’avec circonspection dans les liens du mariage ; mais il exprimait des doutes sur le point de savoir si, le mariage une fois contracté, et en prenant convenablement conseil des lois de la morale et des prescriptions de l’hygiène, il était nécessaire aussi de n’user des droits que le mariage donne qu’avec un certain degré de réflexion et de retenue. Je me suis permis de trouver ces doutes de notre ami, peu raisonnables. J’ai dit que toutes les actions humaines avaient besoin d’être réglées, celle-ci peut-être plus qu’une autre, et j’en ai déduit brièvement les raisons. Ce sont ces raisons que je demande à reproduire, non pas précisément telles que je les ai dites, mais telles que je les ai formulées, il y a dix-huit ans, dans un ouvrage dont l’édition est depuis longtemps épuisée :
« Il serait étrange, écrivais-je, qu’une telle remarque (la remarque qu’une certaine action, l’action la plus sérieuse de ce monde, ne pouvait, même dans les liens du mariage, se passer de toute règle), il serait étrange qu’une telle remarque pût jamais devenir un objet de blâme ou de raillerie. On ne voit pas trop, en effet, par où elle pourrait donner prise à la critique, et ce qu’on en voudrait blâmer dans la forme ou dans le fond. Il suffit de la comparer à certains articles du Décalogue, et, par exemple, à ces sixième et neuvième commandements, que doivent répéter deux fois par jour les lèvres les plus pudiques, et qui parlent en termes si crus de l’œuvre de la chair, pour la trouver, quant à la forme, parfaitement modeste ; et, quant au fond, je ne sais quelle morale pourrait s’offenser de cette observation que le mariage n’affranchit pas de toute contrainte, et qu’alors même qu’ils ont été unis par le prêtre, des époux ont encore quelque frein à s’imposer.
« Il est incroyable que l’action d’appeler des hommes à la vie, celle sans contredit des actions humaines qui tire le plus à conséquence, soit précisément celle qu’on a le moins senti le besoin de régler ou qu’on a réglée le plus mal. On y a mis, il est vrai, la façon de l’acte civil et du sacrement ; mais, le mariage une fois contracté, on a voulu que ses suites en fussent laissées, pour ainsi dire, à la volonté de Dieu. La seule règle prescrite a été qu’il fallait, ou s’abstenir de tout rapprochement, ou ne rien omettre de ce qui pouvait rendre l’union féconde. Tant que des époux peuvent croire qu’ils ne font pas une œuvre vaine, la morale des casuistes ne trouve rien à leur reprocher ; qu’ils se manquent à eux-mêmes, qu’ils abusent l’un de l’autre, qu’ils se dispensent surtout de songer au tiers absent et peut-être infortuné qu’ils vont appeler à la vie, sans s’inquiéter du sort qui l’attend, peu importe : l’essentiel n’est pas qu’ils s’abstiennent d’un acte triplement nuisible ; l’essentiel est qu’ils évitent de faire un acte vain. Telle est la morale des casuistes, morale à rebours de toute morale et de tout bon sens ; car ce que veulent le bon sens et la morale ce n’est sûrement pas tant qu’on s’abstienne de faire des actes vains que de faire des actes nuisibles.
« Aussi la vérité, en dépit de ces graves sottises, est-elle que si des époux ne doivent pas regarder comme blâmable tout rapprochement qui ne tendrait pas à accroître leur postérité, ils ont pourtant, même dans les rapprochements les plus autorisés et au sein de l’union la plus légitime, des ménagements à garder, soit envers eux-mêmes, soit l’un envers à l’autre, soit l’un et l’autre surtout envers les tiers qui peuvent être le fruit de leur union. Il va sans dire que le mariage n’affranchit pas de toute règle la chose du monde qui voudrait être le plus réglée, le mouvement des naissances et de la population. Le mariage, sans doute, a pour objet l’accroissement de l’espèce, mais son accroissement judicieux, son accroissement proportionné aux moyens que l’espèce a de vivre. Est-ce obéir, je le demande, aux préceptes de l’Écriture, que de multiplier le nombre des malheureux ? Est-ce accroître l’espèce que de procréer des myriades d’êtres destinés à une prochaine et inévitable destruction ? Des époux ne sont pas pardonnables qui, avant d’appeler un enfant à la vie, ne prennent pas la peine d’examiner s’ils vont l’appeler à une vie heureuse ou misérable… »
Je borne là cette citation, Monsieur : j’aurais pu l’étendre encore, et peut-être avec quelque fruit ; mais je tiens à me renfermer dans ce qui a le plus directement trait à la matière délicate qu’a abordée M. Louis Leclerc. Notre ami reconnaîtra, j’espère, que si un peu de prévoyance est nécessaire avant le mariage, il n’est pas superflu d’en avoir aussi pendant, et que la responsabilité que notre sottise voudrait faire peser ici sur la Providence ne pèse, en réalité, que sur nous ; que Dieu ne nous a dispensés, sous aucun rapport, de songer aux conséquences de nos actes.
Agréez, je vous prie, etc.
CH. DUNOYER.
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