Dans la première partie de son étude sur l’étatisme en fait d’alcool (1896), Eugène Rostand démontre que le monopole que l’on propose d’établir sur les boissons alcooliques est impraticable et insensé. Au moment même où l’on travaille à la simplification administrative, et tandis que les monopoles publics existants prouvent chaque jour leur inefficacité, c’est une immense machine bureaucratique que l’on propose. Toute cette agitation socialiste, risible par certains côtés, est cependant pleine de périls pour l’avenir.
L’ÉTATISME EN FAIT D’ALCOOL
par Eugène Rostand
[La Réforme sociale, 1896 ; en brochure, 1896 ; L’action sociale par l’initiative privée, vol. II, 1898.]
I
LA QUESTION DU MONOPOLE. — POURQUOI ELLE A PRIS CORPS
La grosse et troublante question du monopole de l’alcool, écartée il y a quelques années en un magistral rapport de Léon Say par la commission de la réforme du régime des boissons, s’est réveillée depuis quelque temps et a pris corps, au milieu du gâchis dans lequel notre monde politicien s’ahurit. Des votes inattendus de la Chambre en 1895 ont été suivis d’une campagne de presse ; au mois de juillet dernier, le ministre des finances dans une passe pressante a promis d’étudier, et a, en effet, engagé une enquête à l’étranger ; quelques conseils généraux ont, en août, émis des vœux ; une nouvelle commission extraparlementaire vient d’être constituée ; un débat de tribune est proche…
Que sortira-t-il de tout cela ? Il est assez difficile de le prévoir. Peut-être le projet ne résistera-t-il pas, examiné de près et à fond. Pour quiconque y voit une erreur, et non sans dangers, la conjonction possible dans le Parlement de la majorité agrarienne, des Quelque-chosistes innombrables, des socialistes, des flottants, rend la menace plus grave que ne semblent le croire les économistes fixés sur la valeur de l’idée.
Comment en est-on venu là ? Par des causes qui nous paraissent très claires, quoique complexes et factices.
L’état d’âme tout électoral qui existe dans notre microcosme parlementaire, et qui se définit par cette sentence niaise : « il faut faire quelque chose » — formule de gens qui ne font jamais rien, et dont n’usent pas ceux qui vraiment agissent — se retrouve à l’origine et forme le fond.On le discerne dans l’article que M. Ch. Dupuy, un néophyte de marque, vient de donner à la Revue politique et parlementaire du 1er novembre. Il est visible que la Chambre veut, avant la fin de la législature, bouleverser un peu, on devine pourquoi, notre système fiscal. Les plus raisonnables s’en tiennent à la suppression partielle du principal de la contribution foncière, au dégrèvement des boissons hygiéniques, à l’abolition du principal des portes et fenêtres, 300 millions environ. Mais ils s’entêtent à ne pas chercher la compensation dans de courageuses réductions de dépenses : personne n’en parle. Et les impôts inédits ne plaisant pas au pays, on se rejette sur des solutions commodes — l’alcool, l’étatisme…
D’autre part, tout le monde commence d’entrevoir — grâce à la propagande de ceux qui comme nous les dénoncent depuis dix ans — les ravages effroyables qu’amène la consommation croissante de l’alcool. Mais on n’ose accepter les remèdes virils qui ont réussi aux peuples sains. On préfère, ici encore, attendre de l’État-providence une guérison qu’il est incapable de fournir.
Troisièmement, le parti agrarien entend conquérir, après les droits protecteurs, d’énormes détaxes. Nous ne l’en blâmerions pas s’il les poursuivait dans la voie juste, celle des économies, car nous ne sommes pas de ceux qui déclarent « incompressibles » les milliards de nos budgets. Mais il cède, lui aussi, peu à peu, aux malsaines facilités qu’il aperçoit dans le soi-disant fleuve d’or.
En quatrième lieu, les socialistes frémissent de joie dès qu’on en appelle à l’État, à la contrainte, au centralisme, au contraire de l’initiative libre.
Joignez qu’une puissance de la presse, le Temps, a ouvert, on ne s’explique guère pourquoi, sa publicité au monoïdéiste de l’affaire, M. Alglave, et a poussé la complaisance jusqu’à distribuer des tirages à partà tous les conseils généraux, dont quelques-uns seulement ont suivi, éblouis des promesses d’eldorado.— Joignez encore que dans le babélisme où s’agitent nos politiciens, quelques hommes qui passaient pour rassis se sont laissé entraîner, par toutes sortes de mobiles personnels ou non, et en entraînent d’autres par contagion…
Tout cela représente-t-il un mouvement profond, réel, sincère, de l’opinion publique, tel que la France en a connu à de certaines époques ? Nullement. Le pays n’a en aucune façon envie d’un nouveau monopole d’État — et tout au contraire, il manifeste à chaque instant son peu de goût pour ceux dont il jouit déjà. C’est un faux pays qui s’agite, mais c’est celui qui s’impose au véritable et le mène.
Faisons tout de même notre devoir de publicistes honnêtes. Les efforts pour la vérité et le bon sens ne sont pas toujours stériles ; on vient d’en avoir une preuve dans l’abandon de cet impôt sur la rente que des esprits distingués et libéraux avaient fini par applaudir, mais auquel la presse compétente a résisté avec énergie. Demandons-nous de même ce que vaut la panacée qu’on nous offre sous l’étiquette de monopole de l’alcool, et que nous appelons, nous, l’étatisme en fait d’alcool.
II
QU’OFFRE-T-ON SOUS L’ÉTIQUETTE DU MONOPOLE DE L’ALCOOL ?
Pour rechercher ce que vaut la panacée qu’on nous offre et qui fascine beaucoup de nos politiciens sous ce nom de monopole de l’alcool, il faut savoir d’abord en quoi au juste elle consiste.
Le rapport dont le ministre des finances a fait précéder il y a quelques jours le décret constituant une commission extraparlementaire[1]distingue trois monopoles : celui de la fabrication, celui de la rectification, celui de la vente. Nous ne pensons pas que personne dans la commission soutienne le premier : il n’y a que les socialistes pour le préconiser, et la Chambre a repoussé une proposition Vaillant en ce sens ; indépendamment de tous ses autres aspects profondément faux, il est irréalisable dans notre pays par les gigantesques expropriations initiales. S’agit-il du monopole de la vente, l’organisation d’un État-Mastroquet ? ou du monopole de rectification pure et simple ?
On ne peut guère en raisonner que sur le projet dont M. Alglave fait tant de bruit depuis 1880, dont le principe au moins eut un jour à la Chambre 82 voix de majorité sans lendemain, qui a été naguère encore exposé par la presse et soumis cet été aux conseils généraux, qui vraisemblablement servira de thème ou de cadre aux études de la commission. Essayons-en donc une esquisse, dont nous ne demanderons les traits qu’à l’élaborateur.
La fabrication reste libre. L’État offre aux producteurs, dont il n’a par conséquent à exproprier aucun, de leur acheter les quantités d’alcool dont il a besoin, et s’engage à ne pas acheter à l’étranger. Il achète à un prix fixé par la loi, mais au-dessus des cours. Tout le monde dès lors tenant à lui vendre, il répartit ses commandes entre tous les producteurs proportionnellement à leur production constatée l’année précédente.
Livraison prise, l’État rectifie, de manière à rendre les alcools aussi purs et inoffensifs que possible. Il opère pour cela dans deux ou trois usines de rectification, qui coûteront de 2 à 3 millions chacune.
L’alcool rectifié, l’État le transforme en liqueurs avec des bouquets non toxiques, le ramène à 40°, et le loge dans des bouteilles dites fiscales, d’un litre, qui accompagneront partout le produit comme des quittances de l’impôt, fractionnant la circulation et la fraude. Ce sont les bouteilles que le malin public a déjà surnommées magiques, parce qu’elles comportent une série de mystère sur quoi l’inventeur s’est peu expliqué. On peut espérer que, sous un cabinet radical, l’État, déférant à l’interdit lancé par M. Flaissières, achèterait docilement ces millions de bouteilles à la Verrerie d’Albi, qui du coup aurait un débouché sans pareil[2].
L’État, comme intermédiaire avec les débitants, a des entreposeurs, désignés parmi les marchands en gros actuels par voie d’adjudication, au rabais, pour chaque commune ou groupe de communes. L’entreposeur qui reçoit les bouteilles des usines de l’État les expédie aux débitants au fur et à mesure des demandes.
Les débitants vendent l’alcool à un prix tarifé, 10 c. le petit verre (à Paris 15 c.), ou 4 fr. le litre pour l’alcool à 40° et des petits verres de 40 au litre. Ils reçoivent pour leur travail une remise de 20%, soit 80 c. par litre, et jouissent en outre d’un « crédit gratuit de l’État », car ils ne payent qu’après vente et ne doivent vendre qu’au comptant.
Tout cela est pour les liqueurs ordinaires, la grande masse de la consommation. Pour le vrai cognac et les liqueurs fines, on renonce à rectifier : l’État vend au fabricant sa bouteille fiscale à 4 francs, mais vide ; le fabricant, sous réserve d’un simple contrôle hygiénique, vend son produit au prix qu’il veut, et le débitant fait de même pour le petit verre.
Ainsi tout le monde est heureux : les producteurs, tous assurés de leur vente à prix surpayé, et vendant chacun à l’État les trois quarts de sa production à un prix qui facilitera la vente du dernier quart ; les entreposeurs, qui ont une bonne prébende ; les débitants, qui gagnent 20% sur les liqueurs courantes et autant qu’il leur plaît sur les fines. Personne n’est d’ailleurs obligé de vendre son alcool à l’État, ni de boire l’alcool de l’État ; mais les choses sont combinées de façon que tout le monde se soumette au monopole, y ayant intérêt. Résultats : un milliard pour le Trésor, plus d’alcoolisme, une quantité d’impôts abolis ; comment les conseils généraux, ou au moins ceux qui ont une économique rudimentaire, n’auraient-ils pas, éblouis, crié bravo ?
Tout le système dont nous venons de tracer les grandes lignes n’est pas, semble-t-il, un monopole de rectification pure et simple, qui ne serait qu’un mécanisme d’hygiène préventive. C’est, quoi qu’on en dise, un monopole de rectification avec achat et avec vente. Si l’idée prévalait, peut-être les parlementaires se contenteraient-ils de changer quelques détails et les mots afin de faire leur le système : c’est assez leur habitude. Nous ne savons d’ailleurs ce qu’en pensera la commission. Mais enfin c’est fort probablement sur ce que nous venons de décrire, ou autour, qu’on va discuter, et que nous discuterons.
III
BASES FAUSSES ET HYPOTHÈSES EN L’AIR
Une chose nous frappe avant tout, et avant même d’en examiner la partie hygiénique ou financière, dans le monopole étatiste de rectification avec achat et vente : c’est que tout y repose ou sur des affirmations évidemment fausses, ou sur des hypothèses purement gratuites et en l’air.
L’industrie resterait libre, le monopole « maintiendrait et développerait même la liberté de l’industrie »[3]… — Elle est belle, la liberté de l’industrie sous un régime dans lequel une loi fixe chaque année les prix d’achat, et l’État tarifie les prix de vente ! Une liberté suigeneris, et d’une sorte originale, n’est-ce pas ? C’est à se demander de qui l’on se moque.
L’État achèterait autant d’alcool aux producteurs français qu’en comportera la consommation… — L’État pourra donc savoir, au moment des achats, les quantités qu’exigera la consommation de l’année ? Si la consommation diminue, que fera-t-il des centaines de mille hectolitres qui lui resteront, et pour les écouler à l’étranger, ne sera-t-il pas en face de prix bien au-dessous des siens, c’est-à-dire d’énormes pertes ? Si la consommation augmente, où achètera-t-il le surplus ? Les producteurs ne pourront-ils en provoquant des besoins factices lui imposer des offres excessives ? Où sont les points limites dans tout cela ?
L’État s’engagerait envers les producteurs français à ne rien acheter à l’étranger… — L’État pourra donc connaître au 1erjanvier si la consommation de l’année ne dépassera pas la production indigène ? Et si cela arrive ?
L’État, pour qu’il n’y ait ni arbitraire ni faveur dans ses commandes, les répartirait entre tous les producteurs proportionnellement à leur production constatée l’année précédente… L’État pourra donc, chaque année, avant d’acheter un litre d’alcool, connaître, et surtout avoir vérifié, ces productions de tous les producteurs pendant l’année précédente ?
L’État achèterait « plus cher que l’alcool ne vaut », bien au-dessus des prix marchands, grâce à quoi sans la moindre coercition tout le monde voudra lui vendre… — L’État aura donc le moyen d’arrêter à un chiffre immobile la valeur réelle pour y incorporer sa majoration nécessaire ? De 1862 à 1892 par exemple, les cours, sous les fluctuations de l’offre et de la demande, ont varié de 43 à 87 francs : quand l’État sera l’unique acheteur, qui déterminera ces cours ? Comment les producteurs ne pourront-ils créer des hausses artificielles sur les prix marchands dès lors que les prix de l’État devront être supérieurs ?
Autant d’affirmations-bases dont l’absurdité est criante pour le simple sens commun, et qui craquent de tous côtés.
De même on bâtit des calculs de produits d’un milliard de francs :
Sur ce postulat qu’actuellement, dans le système de la libre fabrication et de l’impôt, toute la différence entre le revenu des droits (fisc et octrois), soit 280 millions, et le revenu promis du monopole, soit 1 milliard, c’est-à-dire une somme de 720 millions, est prélevée par des intermédiaires ;
Sur ce que des milliards de petits verres vendus à 10 centimes sur le territoire entier du pays seront d’une égalité parfaite ;
Sur ce qu’une bouteille dite fiscale, invention puérile que personne de sérieux ne déclare avoir vue, pourra se vider, et ne pourra pas se remplir…
Mais tout cela est gratuit, tout cela est suppositions en l’air ! Prenons par exemple la dernière. On nous décrit ainsi la méthode : « Quand l’employé de la régie chargé du contrôle arrivera chez le débitant, il l’invitera à montrer, sur 200 bouteilles reçues à crédit, les invendues, et à payer les autres à 4 fr. le litre sous déduction de 80 c. de remise, en restituant les vides. Si le débitant dit avoir cassé des bouteilles, on lui réclamera le col métallique, et à défaut 4 fr. » — Mais le débitant ne dira même pas avoir cassé des bouteilles. Sur ses 200 reçues avec le « crédit gratuit de l’État », il en exhibera 100 invendues et pleines, mais qui auront été dix, vingt, cent fois remplies — et vendues — avec de l’alcool acheté ailleurs que chez l’entreposeur d’État, avec de l’alcool sorti des alambics paysans, ou produit par le débitant lui-même avec son appareil à distillation, ou infiltré de l’étranger par une contrebande que l’énorme gain à réaliser aura attisée.
Et c’est sur toute une chaine d’hypothèses de cette force que l’on construit le colossal échafaudage ! À chacune de ces hypothèses le milliard de recettes est accroché, suspendu : qu’une seule soit démontrée erronée ou déçue par les faits, tout s’effondre.
IV
TOUT DANS LE SYSTÈME EST A PRIORI RÉPULSIF
Supposons pour un moment exactes cette série d’affirmations-bases dont la fausseté nous a sauté aux yeux, imaginons solides cette suite d’hypothèses que nous avons démontrées purement gratuites et sans chacune desquelles le système s’écroule ; tout nous apparaîtrait encore, à première vue, profondément dangereux, inopportun jusqu’au comble, impratique jusqu’à l’absurde, contraire à toutes nos tendances présentes, dans la conception dont nous faisons le tour.
L’étatisme ici est un péril. — Car la pénétration graduelle de l’activité d’un pays par des interventions toujours plus envahissantes de l’État est une erreur économique et politique dont les effets funestes pour la vie de ce pays ne sont pas discutables. Surtout chez un peuple dénué d’esprit d’initiative, anémié déjà par une longue superstition de l’État, on ne peut réfléchir sans désolation au mal moral, au veule abandon qu’apporte chaque gain de l’étatisme. Et qu’est-ce donc que l’État après tout ? Ce n’est point un être réel accomplissant d’une main sûre les fonctions qu’on lui livre :il se résout en une tourbe d’individus médiocres, menée par une majorité anonyme irresponsable. En matière d’industries, l’étatisme transforme nos serviteurs en maîtres, exploite au rebours du sens commun, infeste administrations et directions de politiciens au lieu de gens d’affaires, expose à des grèves-révolutions. La France est sur cette pente : l’étatisme saisit tous les prétextes, il essaye en ce moment d’abuser des besoins d’argent et de l’effroi de l’alcoolisme. M. Millerand parlait naguère du monopole des raffineries ! La question d’un alcool d’État n’est qu’un épisode du glissement.
L’étatisme ici est une inopportunité criante. — Car jamais il ne fut plus à contretemps de laisser influencer la législation et l’économie nationale par les sophismes socialistes. Or si ce n’est pas du socialisme collectiviste que le monopole de l’alcool, c’est du socialisme d’État. Quel cri de triomphe poussèrent les chefs socialistes quand ils virent le projet séduire nos parlementaires inconscients et faibles ! M. Jaurès revendiqua pour M. Vaillant et son parti la gloire d’avoir proposé le principe. En vain M. Alglave protesta-t-il qu’il refusait d’aller jusqu’au monopole de fabrication : M. Jaurès était bien fort quand il assura que « la logique, les nécessités fiscales, l’impossibilité de juxtaposer par d’incessants conflits une industrie d’État avec une industrie privée, tout conduirait invinciblement du monopole de la rectification au monopole de la production ». À l’autre pôle, M. Jules Roche vient d’établir (c’est même le seul point irréfutable de son étude) qu’il n’y a rien à attendre, en ce domaine, d’un monopole incomplet. Mais quand même la commission extra-parlementaire s’en tiendrait au monopole que nous avons décrit, il n’est point du tout comme le raconte M. Alglave un simple « monopole fiscal », il est nettement un monopole « de caractère socialiste », ne fût-ce que par la fixation étatiste des prix d’achat et des prix de vente. Et même si ce n’était pas là une certitude, les masses considéreraient le monopole comme un hommage tacite au socialisme, et en vérité l’heure est bien choisie !
L’étatisme est ici impratique. — Car c’est une évidence qu’un monopole de l’espèce ne peut exister à demi, qu’il ne serait rien en dehors de ces nécessités : le faire porter sur tous les alcools, l’appliquer à la vente, pour empêcher une fraude sans bornes, limiter et réglementer étroitement la production, organiser la vente directe par l’État en gros et en détail de tous les alcools. Et cela est surtout vrai en France, pays de riche production de matières propres à la fabrication de l’alcool, vins, cidres, fruits, betteraves, grains, pommes de terre, — où la quantité de vins créée par la reconstitution des vignobles contraindra de brûler, — où il est impossible sans ôter la liberté à la culture de la vigne et causer un mal redoutable à l’agriculture de limiter la production comme la culture du tabac est restreinte à certains départements, — où il est irréalisable sans tuer au profit de l’étranger un énorme commerce d’exportation et sans offrir une prime colossale à la fraude de monopoliser l’alcool…
Enfin l’étatisme ici est contradictoire et répulsif à toutes nos tendances actuelles. — Nous poursuivons la simplification administrative, et il s’agirait de construire tout à neuf la plus vaste, la plus complexe des administrations ! Nous réclamons la diminution du nombre de nos 700 000 fonctionnaires, — et pour acheter autant d’alcool qu’en comporte la consommation, pour répartir les commandes entre tous les producteurs proportionnellement à la production vérifiée de l’année précédente, pour recevoir, emmagasiner, rectifier des quantités immenses, pour surveiller l’égalité de milliards de petits verres vendus au même prix sur le territoire entier, pour empêcher 60 ou 80 millions de bouteilles fiscales de se remplir d’alcool acheté ailleurs qu’à l’entreposeur officiel, c’est une armée innombrable de fonctionnaires ou d’employés nouveaux qu’il faudrait demander à cette race trop avare d’activités autonomes ! Nous trouvons les monopoles d’État existants insupportables : l’Imprimerie nationale perd 640 000 fr. par an et fait payer 30% de plus que l’industrie privée ; les allumettes ne s’enflamment pas, et le bois s’en casse neuf fois sur dix ; les téléphones fonctionnent en dépit du sens commun, et leurs desservantes répondent quand il leur plaît ; la poste stérilise demi-heure à qui veut recommander un pli ; le public s’irrite du tabac, des cigares, des cigarettes de l’État qui ne livre ni ce que demande le client, ni même ce que réclame le marchand ; en un mot, aucun des monopoles connus ne rend de services en rapport avec la dépense qu’il coûte aux contribuables, — et nous en inventerions un gigantesque !
Ainsi tout, dans les aspects extérieurs du système proposé, tout est répulsif, tout est pour en éloigner le patriote qui réfléchit. Il nous faut analyser maintenant la portée financière et hygiénique qu’on lui prête ; mais il faudrait bien qu’elle fût certaine et puissante pour nous décider à faire le sacrifice de tant d’aversions naturelles et légitimes !
(À suivre.)
Eugène ROSTAND.
_________________
[1] Cette commission est fort bien composée, quoique avec une tendance partiale, de membres du Parlement, de hauts fonctionnaires, et de personnes compétentes ; quiconque a suivi la question s’étonne et regrette qu’on n’y ait pas appelé à ce dernier titre M. Paul Leroy-Beaulieu ; mais c’est une des absurdités de ce temps que des hommes tels que l’illustre économiste, dont l’étranger admire la vaste science et la haute lucidité, soient toujours sous un prétexte quelconque écartés des affaires publiques.
[2] Le maire socialiste de Marseille, qui, le 9 novembre 1896, racontait au conseil municipal en séance publique sa participation à l’inauguration de la Verrerie d’Albi, n’a pas craint, dans cette ville industrielle qui est un centre important de la fabrication du verre (grandes verreries de Saint-Marcel et de Montredon), d’inviter, du haut de son siège officiel, « tous les utilisants directs ou indirects d’objets de verrerie à n’accepter que les produits de la Verrerie d’Albi, et à refuser méthodiquement tous liquides contenus dans des récipients issus d’autres fabriques. » — Cet abus de pouvoir contre la libre industrie et les ouvriers non politiciens, de la part du premier magistrat d’une cité qui est censé en représenter toutes les forces laborieuses et tous les intérêts, cette illicite immixtion dans les affaires commerciales d’autrui et de nature à nuire, sont demeurés impunis, comme s’il n’y avait plus en notre pays de lois également protectrices pour tous.
[3] Je rappelle que les affirmations et les hypothèses du système sont ici reproduites d’après les plus récents exposés de M. Alglave (le Temps, 1896).
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