Discussion de la Société d’économie politique, 5 août 1899
Sujet : Bastiat écrivait, le 25 septembre 1848 : L’Etat, c’est la grande fiction à travers laquelle tout le monde s’efforce de vivre aux dépens de tout le monde ; En est-il toujours ainsi, et qu’en adviendra-t-il ?
La séance est présidée par M. Yves Guyot, ancien ministre des Travaux publics.
M. Daniel Bellet commence par repousser l’épithète d’orthodoxes que certaines personnes affectent de nous infliger pour nous désigner. Nous n’avons pas la prétention d’être des « orthodoxes » pas plus que d’avoir des « dogmes ». Nous prétendons rester des esprits libres, indépendants, amis de la libre discussion.
Néanmoins, nous pourrions dire, en quelque sorte, que nous avons notre bréviaire, — les écrits de Bastiat. En ce qui regarde notre science, tout, en effet, est dans Bastiat. Et, en particulier, la phrase citée plus haut, qui semble une simple boutade, est une profonde vérité.
L’État a un rôle légitime, sur la nature et l’étendue duquel nous nous entendons presque tous ici, à la Société d’économie politique. La police par exemple, la défense nationale, les grands travaux publics d’intérêt général et quelques autres services analogues rentrent naturellement dans les attributions de l’État. Seulement, ces attributions subissent de continuelles extensions, même depuis Bastiat ; la question se pose de savoir qui pousse à ces extensions. Sans doute il faut compter avec ce sentiment singulier de confiance en l’État qui s’impose à tous les citoyens. « État », mot prodigieux, qui semble déterminer une sorte de Providence ! Or, cette Providence — c’est ici que Bastiat a vu si juste —, chacun, dans la nation, en attend quelque chose, s’applique à en tirer parti pour en recevoir quelque bien. Or, l’État ne dispose que de ce qui est à tous ; donc tout citoyen espère obtenir quelque fraction de la richesse commune, et comme le nombre de participants s’accroît toujours, il doit advenir que tous vivront aux frais de tous.
En somme, chaque individu s’efforce de voler (le mot n’est pas trop fort) la communauté. Chacun trouve ce métier plus facile que celui qui consisterait à travailler pour son propre compte. Si l’on veut être fonctionnaire, c’est pour gagner sa vie le plus aisément possible ; et, dans toutes les branches de l’activité sociale, nous voyons ce phénomène se produire sous les formes les plus diverses. Ici, c’est l’État qui crée ou développe des Facultés ou des Universités pour céder au désir bien ou mal justifié des grandes villes. Là, ce sont des chemins de fer électoraux, construits directement ou indirectement sur les fonds du budget, c’est-à-dire au profit de telle ou telle région, mais aux dépens de toutes les autres. Partout on voit l’État se faire entrepreneur de services qui vivent chacun sur la collectivité. Le grand programme de Freycinet, qui devait doter la France d’un grandiose outillage au point de vue de la navigation maritime, de la navigation intérieure, des voies ferrées, a été en quelque sorte émietté pour satisfaire des intérêts locaux. Il suffit de rappeler la quantité considérable de petits ports qui ont été dotés, sans utilité véritable, de sommes souvent importantes, tandis que de grands ports, il suffit de citer Le Havre, attendent encore les travaux nécessaires pour les mettre à même de recevoir les navires des flottes marchandes modernes.
N’a-t-on pas vu installer, sur la demande de municipalités remuantes, des garnisons dans des villes où elles étaient très mal placées ?
Faut-il rappeler toutes les formes de monopoles ? Celui des agents de change récemment encore renforcé. Celui des ouvriers nationaux, protégés contre les ouvriers étrangers. Partout apparaît la vérité de la formule de Bastiat : on fait de l’État un moyen pour vivre chacun aux dépens des autres.
L’organisation des haras, les primes à la navigation, les primes à la culture du lin et du chanvre, l’exploitation des schistes, tout cela rentre dans le même ordre d’idées. Ainsi l’on va au socialisme complet, où tout le monde sera subventionné.
Si encore les subventions étaient réparties d’une façon équitable. Mais le système lui-même pousse à l’augmentation du nombre des fonctionnaires, les frais d’administration s’accroissent sans cesse, et il reste en route une portion de plus en plus forte des ressources réclamées par l’État au contribuable. Voilà ce qu’avait prévu Bastiat, il serait effrayé lui-même aujourd’hui des progrès du mal qu’il avait prédit.
Un membre. — Ce n’est pas le fonctionnarisme par lui-même qui est un danger ! C’est une question de proportion. Si l’État avait des idées correctes sur son devoir, le danger n’existerait pas. Il faut amener les citoyens à se diriger de moins en moins vers les fonctions publiques, et persuader aux fonctionnaires de lutter eux-mêmes contre l’augmentation de leur propre nombre.
Pendant le cours de la discussion est arrivée la lettre suivante, adressée au Secrétaire perpétuel, par notre confrère Vilfredo Pareto, qui, regrettant vivement de ne pouvoir assister à la séance, avait tenu à formuler son opinion sur la question posée. Nous insérons volontiers ces intéressantes observations :
« Certainement, dit M. V. Pareto, il en est toujours ainsi que l’avait remarqué Bastiat, il y a plus d’un demi-siècle. Un grand nombre d’hommes trouvent qu’il est plus commode, au lieu de produire directement la richesse, d’en dépouiller ceux qui l’ont produite. Autrefois, on dépouillait les voyageurs sur les grands chemins ; maintenant que la densité de la population, la facilité des communications et d’autres circonstances ont rendu cette industrie par trop dangereuse et peu productive, on l’a à peu près abandonnée et on l’a avantageusement remplacée par des prélèvements, obtenus au moyen de l’impôt, sur les biens d’autrui. Le bulletin de vote a remplacé l’escopette et, par un trait de génie, les spoliateurs ont obtenu que le gendarme, au lieu d’être leur adversaire, fût leur allié.
« Cela peut paraître exagéré, mais c’est la simple expression des faits. Voici une commune en Angleterre… ou ailleurs, où des personnes votent des impôts qu’elles ne payeront pas et qui serviront à leur procurer des logements à bon marché, des divertissements variés, des salaires élevés ou d’autres avantages. Là où fleurit le protectionnisme, des producteurs se font des rentes aux dépens des consommateurs. J’ignore comment on pourrait caractériser ces faits et bien d’autres semblables, si ce n’est en disant que ces personnes, grâce à leur bulletin de vite, se sont approprié une somme de richesse à laquelle elles n’avaient aucun droit.
« Il importe peu qu’on déguise ces gains sous des euphémismes variés. Maintenant, il est de mode d’invoquer la solidarité, mais observez qu’on n’est jamais solidaire qu’avec ceux qui sont les plus riches que soi : on est solidaire pour demander, on ne l’est guère pour donner.
« Ce qu’il en adviendra ? Il en adviendra que, si la destruction de la richesse finit par aller plus vite que la production, la civilisation périclitera et le peuple mourra de faim.
« À notre époque, le progrès technique et économique a été tellement considérable, qu’il a pu fournir aux dépenses du protectionnisme, du militarisme et du socialisme d’État, et il est même resté un boni, qui a servi à améliorer le sort des populations. Grâce à ce progrès et à un vieux fonds d’individualisme de nos races, nous avons pu jusqu’à présent nourrir tous ces parasites ; mais si leur nombre et leurs exigences ne cessent d’augmenter, ils pourraient bien finir, un jour, par nous dévorer. Alors, ils périront à leur tour, car ils n’auront plus personne à spolier.
« Espérons donc, pour le bien de tous, que les peuples finiront par se persuader qu’il vaut mieux, en définitive, produire directement la richesse que de l’enlever à autrui. »
M. Yves Guyot fait une légère réserve sur la communication très intéressante de M. Daniel Bellet. Ce n’est pas d’hier, ce n’est pas d’aujourd’hui que l’État est la grande fiction à travers laquelle tout le monde veut vivre aux dépens de tout le monde.
Remontons aux civilisations primitives. L’homme a toujours compté que ses efforts seraient secondés par des manitous, par des fétiches qui feraient des miracles en sa faveur. Dans les civilisations grecque et romaine, les dieux lares deviennent les dieux de la cité. On trouve partout ces mêmes illusions, et on peut dire que les êtres humains se partagent en deux sortes : les uns, tout en implorant leurs dieux, comptent encore plus sur leurs efforts que sur le miracle qu’ils invoquent ; les autres comptent plus sur leurs dieux que sur eux-mêmes. Les premiers sont les peuples progressistes ; les seconds sont les peuples fatalistes, condamnés à la stagnation et au recul relatif. Chez les uns et chez les autres, chaque individu demande à ses dieux, avec plus ou moins d’intensité, de le faire vivre aux dépens de ses concitoyens ou aux dépens de peuples voisins. Le pouvoir politique est le grand instrument de la fortune, et ce n’est pas une fiction.
En passant sur toutes les phases intermédiaires de cette conception, arrivons à la forme qui a précédé immédiatement la Révolution française. Le roi est le représentant du droit divin. C’est le grand fétiche qui peut faire des miracles, non seulement guérir les écrouelles, mais donner du bonheur et de la richesse à tous. Tandis que le courtisan compte non sur son travail, non sur ses services, mais sur la faveur royale pour s’enrichir, c’est-à-dire pour vivre aux dépens des autres, le paysan, comme l’a si bien montré Michelet, invoque le roi contre toutes les tyrannies qui l’oppriment, contre le seigneur du village aussi bien que contre le commis de la gabelle, en disant : « Le roi est si bon ! » Quand les femmes de Paris ramènent, le 6 octobre, Louis XVI de Versailles, elles crient : « Voici le boulanger, la boulangère et le petit mitron ». Et elles étaient convaincues que sa seule présence supprimerait la famine.
Cette foi en un fétiche, nous la retrouvons dans le césarisme, porté au XIXe à sa plus haute puissance avec les deux Napoléons. Les foules croient qu’ils sont capables non seulement de penser et de prévoir pour elles, mais encore de faire ce miracle de permettre à chacun de vivre aux dépens de tout le monde et aux dépens des autres peuples.
La foi en un fétiche s’élargit et se volatilise ; le fétiche devient une abstraction, une entité : l’État. Notez bien que ceux qui ont le culte de l’État, le placent en dehors de ses organes, ceux qui lui demandent le plus sont ceux qui affirment le plus haut leur mépris envers le gouvernement et les hommes du gouvernement ; qui crient le plus haut contre l’administration, les fonctionnaires, le despotisme, la négligence et la paresse des bureaucrates. Après avoir ainsi affirmé que tous les gouvernements et les fonctionnaires sont des gens incapables, corrompus et fainéants, ils demandent la multiplication et le renforcement des attributions de l’État, et, parmi les miracles qu’ils réclament, ils oublient de compter l’accord des contradictions qu’ils poursuivent.
M. Daniel Bellet a très bien indiqué, cependant, que le fonctionnarisme était une des formes de l’illusion signalée par Bastiat. Mais le fonctionnarisme est envisagé sous deux points de vue différents : l’un par ceux qui demandent des fonctions et l’autre par ceux qui ont affaire aux fonctionnaires. Tel qui se plaint beaucoup des fonctionnaires essaye de faire de son fils un fonctionnaire, prend pour gendre un fonctionnaire sans doute pour améliorer le fonctionnarisme.
Mais la fonction signalée par Bastiat se présente encore sous deux autres formes : le protectionnisme et le socialisme.
Le protectionnisme a un caractère déprimant. Le protectionnisme compte sur l’État pour lui assurer des recettes et des bénéfices et non sur ses efforts. La politique protectionniste a coalisé les intérêts particuliers contre l’intérêt général. C’est là le caractère de la politique qu’on appelle le mélinisme. Il y a au Parlement des syndicats qui tâchent d’arracher chacun des lambeaux de l’intérêt général. La vigne et la betterave font des coalitions contre le consommateur et le contribuable. M. Yves Guyot croit qu’on ne pourra briser cette politique de désagrégation qu’en y substituant la représentation proportionnelle qui forcera les partis à se reconstituer sur des idées.
Le socialisme inspire à ses disciples la foi dans le fétiche qui s’appelle l’État. Il promet à ses partisans, grâce à l’intervention de l’État, une rémunération non proportionnelle à l’effort individuel, mais aux convenances personnelles.
L’État sera un répartiteur de bienfaits toujours riche, toujours juste, ayant une corne d’abondance inépuisable pour ses favoris ; et les socialistes n’expliquent point comment ils concilient cette idée de faveur avec l’idée de justice.
Les protectionnistes et les socialistes ont tous les deux pour moyen d’action de substituer la concurrence politique à la concurrence économique. Ils séduisent leurs partisans en leur disant : Donne-nous le pouvoir, nous le partagerons avec toi, et tu vivras aux dépens des autres.
L’État n’est point une fiction pour eux : c’est un instrument très pratique et très utile, qui doit donner des résultats très positifs. On peut dire que c’est pour les croyants sincères et naïfs que l’État est la grande fiction à travers laquelle tout le monde veut vivre aux dépens de tout le monde. La plupart des exploitants de la foi qui connaissent très bien le vide de cette chimère, savent que l’État ne peut faire vivre les uns qu’aux dépens des autres. Il faut que leurs dupes, ceux-là qui, inconsciemment, incarnent les vieilles conceptions théologiques dans cette entité qui s’appelle l’État, sachent que, si ce manitou social est incapable de créer du bonheur et de la richesse, il a, comme tous les manitous, des desservants qui rendent son culte très onéreux pour les peuples qui le pratiquent.
Certes, nous considérons que l’État a des attributions : telles sont le maintien de la sécurité intérieure et extérieure, la garantie de la justice. On peut mesurer le degré de civilisation d’un peuple à la manière dont elles sont remplies. Il est avancé en évolution, non pas quand l’État veut tout faire, mais quand son gouvernement, son administration, sa magistrature, font bien ce qu’ils ont à faire. On peut dire que l’aptitude au progrès d’un peuple est en raison inverse de sa foi en l’État.
La séance est levée à 10 h. et demi.
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