Paul Leroy-Beaulieu, L’État moderne et ses fonctions, Revue des Deux Mondes, juillet-août 1888.
L’ÉTAT MODERNE ET SES FONCTIONS
I.
L’ÉTAT, LA SOCIÉTÉ ET L’INDIVIDU. — LA GENÈSE DES FONCTIONS DE L’ÉTAT.
La conception que se font de l’État, de sa nature et de son rôle, les hommes de notre temps, paraît singulièrement confuse. Les attributions incohérentes, souvent contradictoires, qu’ils lui confient, témoignent du manque de netteté et de précision de leurs idées. Quand elle veut aborder ce thème d’un intérêt si décisif pour les destinées humaines, leur pensée flotte dans les brouillards. Les mots de liberté, de progrès, d’initiative individuelle, de devoir social, d’action de l’État, d’obligation légale, se heurtent, comme au hasard, dans la bouche de nos législateurs et dans les écrits de nos polémistes. Il semble que beaucoup d’entre eux soient atteints de cette singulière maladie de la mémoire que l’on nomme aphasie, et qui consiste à prendre pour exprimer une idée un mot qui n’a avec elle aucun rapport : quand ils prononcent liberté, il faut entendre servitude ; quand ils articulent progrès, il faut comprendre recul.
Cette notion de l’État et de sa mission, je voudrais l’examiner à nouveau. Bien d’autres, certes, l’ont fait dans ces derniers temps. L’Académie des sciences morales et politiques, en 1880, prenait pour sujet de l’un de ses nombreux concours : le rôle de l’État dans l’ordre économique ; elle couronnait deux mémoires distingués dus à deux professeurs de nos facultés de droit, M. Jourdan, d’Aix, et M. Villey, de Caen. Le cadre peut être plus étendu, car il ne s’agit pas seulement de l’ordre économique : l’État moderne déborde dans toutes les sphères de l’activité de l’homme : il menace la personne humaine tout entière. Plus récemment, le corps savant que je viens de citer se livrait entre ses membres à une longue discussion sur les fonctions de l’État ; tous à peu près y prirent part : légistes, économistes, historiens, moralistes, philosophes. Il me parut que les philosophes ne descendaient pas assez sur cette terre, et que, avec un grand talent d’abstraction, ils ignoraient la genèse de beaucoup des institutions humaines, certains attribuant à l’État une foule d’établissements qui proviennent de l’initiative libre : les banques, les caisses d’épargne, les sociétés de secours mutuels, les assurances, les hôpitaux, les monts-de-piété, etc. Les moralistes me semblèrent céder à une sentimentalité excessive, qui risque d’énerver la société et l’homme lui-même. Le sujet ne me parut donc ni épuisé, ni même, dans ses grandes lignes, suffisamment éclairé.
Les pages les plus fortes qui aient été écrites récemment sur ce beau et vaste thème sont dues à Herbert Spencer et à M. Taine : le premier, qui, après avoir tracé avec sa pénétration incomparable, mais d’une manière épisodique, le caractère de l’État dans plusieurs de ses ouvrages : l’Introduction à la science sociale et les Essais de politique, leur a consacré un petit volume lumineux : l’Individu contre l’État, dont les titres de chapitres brillent comme des étoiles directrices : l’Esclavage futur, les Péchés des législateurs, la Grande superstition politique ; le second, qui, avec son merveilleux talent de condensation, a trouvé le moyen, dans une étude sur la Formation de la France contemporaine[1], d’écrire, presque comme un hors-d’œuvre, en deux ou trois pages, la philosophie de la division des fonctions sociales et du rôle de l’État.
Mais Herbert Spencer et Taine n’ont éclairé le sujet que de très haut. Leur autorité peut être méconnue de ceux qui n’admettent d’autres arguments que les faits et les chiffres. Ils peuvent être accusés de parti-pris ou d’idéologie, le premier surtout.
J’ai donc cru que l’on pouvait reprendre l’étude de l’État et de sa mission. La plupart des réflexions que je vais soumettre aux lecteurs sont antérieures au dernier livre d’Herbert Spencer. Je les avais réunies, je les ai revues ; l’expérience des années récentes m’en a confirmé la vérité ; je les appuie sur de nouveaux exemples. C’est de l’État moderne que je vais m’occuper, tel que l’a fait l’histoire, tel que l’ont transformé les découvertes et les applications des sciences. Il est des questions qui ne peuvent rester dans le domaine de l’absolu, et qui comportent nécessairement une part de relatif et de contingent. « L’État en soi » ressemble assez à « l’homme en soi », abstraction que l’esprit le plus délié a de la peine à saisir, qui ne lui apparaît que comme une ombre pâle aux contours indécis. C’est des nations civilisées que je traite : je sais qu’il est parfois de mode de faire peu de cas de la civilisation. Dès le commencement de ce siècle, Fourier montrait un dédain inépuisable pour ce qu’il appelait « les civilisés » ; c’était, selon lui, une catégorie près de disparaître, qui allait prochainement rejoindre dans la tombe les deux catégories sociales antérieures, « les barbares » et « les sauvages ». Aujourd’hui, parmi les écrivains qui se piquent de plus de rigueur que Fourier, il en est beaucoup aussi qui prennent la civilisation pour cible de leurs critiques ou de leurs sarcasmes. Dans une étude fort distinguée sur le grand théoricien libéral, Benjamin Constant, ne parlait-on pas ici même, il y a quelques semaines, du « travail de désagrégation sociale désigné sous le nom de civilisation[2]. » Voilà des jugements bien sévères.
Nous tenons, quant à nous, que cette civilisation qu’on qualifie aussi rudement a ses mérites, qu’elle a fait au genre humain un lit plus commode et plus doux que celui dont il s’est jamais trouvé en possession depuis qu’il a conscience de lui-même. En dehors des fictions naïves, comme les Salente ou les Icarie, l’imagination n’arrive pas à se figurer avec netteté une contexture sociale qui diffère essentiellement de celle d’aujourd’hui. Des astronomes racontent que, dans certaines planètes qu’on suppose pouvoir être habitées, Mars entre autres, il se produit en quelques années des transformations extraordinaires : on dirait que des habitants y ont creusé des canaux gigantesques, et les fantaisistes vont jusqu’à attribuer à leurs ingénieurs une capacité qui dépasse de beaucoup celle des nôtres. Il est possible que tout cela se voie dans la planète Mars. Sur notre pauvre terre, nous jouissons d’une situation modeste, qui a l’avantage de s’être singulièrement améliorée, pour le bien-être de tous, depuis un siècle, depuis dix, depuis vingt. Il a fallu les efforts successifs de deux ou trois cents générations d’hommes pour nous procurer cette facilité relative d’existence, cette liberté morale, civile et politique, cet essor de nos sciences et de nos découvertes, cette transmission et cette rénovation incessante des lettres et des arts. Des esprits superbes nous affirment que ce patrimoine est maigre et méprisable, que l’humanité ne saurait plus se résigner à l’accroître lentement à l’avenir par les moyens mêmes qui l’ont constitué dans le passé. Ils soutiennent que l’initiative individuelle, mère de tous ces progrès, a fait son temps ; qu’il faut constituer un grand organe central, qui, à lui seul, absorbe et dirige tout ; qu’une énorme roue motrice, substituée à des milliers de petits rouages inégaux et indépendants, produira des effets infiniment plus puissants et plus rapides ; qu’ainsi la richesse de l’humanité sera décuplée et que la justice régnera enfin sur cette terre. Toutes ces promesses nous laissent sceptique. Nous nous rappelons ces fils de famille frivoles et présomptueux qui, ayant hérité d’une fortune laborieusement et patiemment acquise, méprisent les vertus modestes qui l’ont édifiée, et courent, pour l’accroître davantage, par des voies plus rapides, les aventures. Nous savons qu’il suffit de quelques instants d’imprudence pour compromettre ou pour détruire une richesse que des années ou des siècles ont eu de la peine à édifier. Nous nous demandons si les nations contemporaines, avec l’insolent dédain qu’on leur veut inspirer pour les sociétés libres et l’initiative personnelle, avec la conception confuse qu’on leur enseigne du rôle de l’État, ne courent pas, elles aussi, une dangereuse aventure. L’examen des faits, aussi bien que l’analyse des idées, va nous permettre d’en juger.
I
La doctrine qui prévalait, parmi les penseurs et les hommes publics, dans la seconde partie du siècle dernier et pendant la première de celui-ci, était peu favorable à l’extension des attributions de l’État. Le XVIIIe siècle nous avait légué différentes formules célèbres sur lesquelles ont vécu deux ou trois générations : « Ne pas trop gouverner », disait d’Argenson ; « laisser faire et laisser passer », écrivait Gournay ; « propriété, sûreté, liberté, voilà tout l’ordre social », pensait Mercier de La Rivière ; et le sémillant abbé Galiani accentuait davantage : « Il mondo va da se, le monde va tout seul. » La Révolution française, malgré ses brutalités, ses emportements, l’action bruyante et sanglante de l’État, ne fut pas en principe contraire à ces idées. Si elle s’y montra parfois infidèle, comme dans les lois sur le maximum, c’étaient des dérogations pratiques qu’on pouvait attribuer aux circonstances. La propriété privée absolue, la liberté individuelle, civile ou industrielle, illimitée, faisaient partie de ses fameux Droits de l’homme. Elle était si jalouse de l’indépendance de l’individu que, par crainte de la voir compromise, elle voulut supprimer tous les corps intermédiaires et en empêcher à jamais la reconstitution. En cela elle allait contre son idéal : elle diminuait la personne humaine qu’elle prétendait fortifier. En Allemagne régnait alors en général la même doctrine : le philosophe Kant, surtout ce fin politique Guillaume de Humboldt, concevaient l’individu comme le principal, sinon l’unique moteur, du progrès social. L’État leur apparaissait comme un simple appareil de conservation et de coordination. Plus tard, dans l’Europe occidentale du moins, les disciples, comme toujours, exagérèrent la pensée des maîtres. Certains en vinrent à tenir un langage ridicule et niais. Quelques-uns représentèrent l’État comme un « mal nécessaire » ; on vit surgir une formule nouvelle, anonyme, croyons-nous, celle de « l’État-ulcère ». Quoique les noms de Jean-Baptiste Say, Dunoyer, Bastiat, protégeassent encore la doctrine du XVIIIe siècle, les exagérations que nous venons de dire lui nuisaient. Quelques hommes commencèrent à s’élever contre l’abstention systématique qu’elle recommandait aux pouvoirs publics : on lui donna un nom fâcheux, celui de « nihilisme gouvernemental ». Il se trouva, cependant, des économistes, Joseph Garnier, par exemple, qui accentuèrent encore davantage leur défiance à l’endroit de l’État, et qui, même en matière de monnaie, lui contestaient un rôle actif.
Il se produisait, à ce moment, dans la société, quelques phénomènes qui tendaient à accroître l’action de l’État. La grande industrie, qui se constituait avec d’énormes agglomérations d’ouvriers, les chemins de fer qui s’ébauchaient, ne pouvaient laisser l’État complètement indifférent. Il avait un certain rôle à jouer en présence de ces forces nouvelles : il fallait qu’il les aidât ou qu’il les surveillât, ne fût-ce que dans une très petite mesure : par la nature même des choses, l’abstention absolue était interdite ; l’établissement de voies ferrées rendait indispensable le recours à l’expropriation pour cause d’utilité publique : il se rencontre encore, on doit le dire, quelques adversaires de ce genre d’expropriation, comme de toute autre, M. de Molinari, par exemple ; mais leur opposition peut passer pour une simple curiosité doctrinale. Ces vastes usines qui se constituaient, on ne pouvait y laisser les enfants de sept ou huit ans travailler douze, treize ou quatorze heures par jour. Certaines de ces fabriques soulevaient, en outre, au point de vue de la salubrité ou de la sécurité publiques, des questions qui rendaient de nouveaux règlements nécessaires. Ainsi cette force nouvelle, la vapeur, qui allait tant développer l’esprit d’entreprise de l’homme, forçait l’État à sortir lui-même de l’abstention qu’il gardait, depuis un demi-siècle, dans les questions industrielles.
En même temps, le progrès moral et intellectuel des ouvriers manuels et des classes les moins fortunées commençait à occuper les législateurs. Le régime parlementaire, l’extension de la presse, le suffrage de plus en plus étendu, puis, vers le milieu de ce siècle, le vote universel, donnèrent des organes sonores et puissants aux doléances des humbles. Il apparut à tous ceux qui souffraient de la dureté de la vie que les pouvoirs publics, sous la forme du gouvernement central et des autorités locales, devaient être d’abord leurs protecteurs, puis leurs alliés et leurs collaborateurs, enfin leurs serviteurs et leurs esclaves. La philosophie panthéiste qui régna vers le milieu de ce siècle tendit également à répandre le culte de ce Grand Tout qui s’appelle l’État. On y vit la force génératrice qui pouvait façonner la société suivant un certain idéal. Les merveilles qui s’accomplissaient dans le monde industriel inspirèrent, par la séduction de l’analogie, la croyance qu’une rénovation analogue, aussi prompte et aussi profonde, pourrait, sous la direction de l’État, s’effectuer dans le monde social.
Sous l’influence de tous ces facteurs divers, les uns de l’ordre industriel, d’autres de l’ordre politique, d’autres encore de l’ordre philosophique, on vit la notion de l’État commencer à se transformer dans beaucoup d’esprits : une protestation s’éleva contre « le nihilisme gouvernemental » et contre « les économistes anarchistes ». En France et en Angleterre, elle resta d’abord dans des limites raisonnables. Les noms de deux hommes y sont surtout associés, qui n’ont pas déserté la science économique, mais qui, au contraire, l’ont illustrée : Michel Chevalier et Stuart Mill ; tous deux esprits précis, pénétrants, en même temps que cœurs généreux, portés à l’enthousiasme et à l’optimisme. Michel Chevalier voulait faire à l’État une part considérable dans le progrès social : « J’ai à cœur de combattre, disait-il, des préjugés qui étaient fort accrédités il y a quelques années, et qui n’ont pas cessé de compter une nombreuse clientèle, préjugés en vertu desquels le gouvernement devrait, non pas seulement en fait de travaux publics, mais d’une manière générale, se réduire vis-à-vis de la société à des fonctions de surveillance et demeurer étranger à l’action, lui qui, cependant, comme son nom l’indique, est appelé à tenir le gouvernail… En fait, une réaction s’opère dans les meilleurs esprits ; dans les théories d’économie sociale qui prennent faveur, le pouvoir cesse d’être considéré comme un ennemi naturel ; il apparaît de plus en plus comme un infatigable et bienfaisant auxiliaire, comme un tutélaire appui. On reconnaît qu’il est appelé à diriger la société vers le bien et à la préserver du mal, à être le promoteur actif et intelligent des améliorations publiques, sans prétendre au monopole de cette belle attribution[3]. Le dernier membre de phrase vient heureusement corriger ce qu’il y a d’excessif dans le reste de cet exposé. Quand il écrivait ces lignes, Michel Chevalier restait un partisan déterminé de l’initiative privée et ne se doutait pas du joug auquel, au bout de trente ou quarante ans, on l’allait assujettir.
De même Stuart Mill : le monde n’a pas connu de défenseur plus persévérant et plus séduisant de la liberté. Il y avait, cependant, au fond de son être, une tendance au socialisme, que parfois il réprimait mal et qui de temps à autre l’entraînait. On la retrouve dans mille endroits de ses écrits ; mais il n’y cède jamais sans retour et sans lutte. S’il admet que « l’action du gouvernement peut être nécessaire, à défaut de celle des particuliers, lors même que celle-ci serait plus convenable », il s’empresse de reconnaître l’importance de cultiver les habitudes d’action collective volontaire ; il ajoute que « le laisser-faire est la règle générale. » Passant de la doctrine à l’application, il écrit que l’exagération des attributions du gouvernement est commune en théorie et en pratique chez les nations du continent, tandis que la tendance contraire a jusqu’ici prévalu dans la Grande-Bretagne. On s’aperçoit que ces passages de Stuart Mill datent de trente années au moins ; depuis lors, l’administration et la législation britanniques se sont montrées singulièrement envahissantes et intrusives dans une foule de domaines jusque-là réservés à l’initiative privée, les manufactures, les écoles, l’hygiène, etc.
La réaction purement doctrinale que Michel Chevalier en France et Stuart Mill en Angleterre dirigeaient contre le système de non-intervention de l’État ne comportait pas de dangers immédiats. Ces deux publicistes auraient été les premiers à combattre les exagérations de ceux qui, au lieu de faire du gouvernement un auxiliaire de l’initiative privée, l’en auraient fait l’adversaire. Déjà, en France, d’autres écrivains d’un inégal renom allaient beaucoup plus loin et commençaient à grandir l’État aux dépens de l’homme : Dupont White, Jules Duval, Horn. Le premier surtout, qui avait le plus d’accès auprès du grand public, professait pour l’initiative privée un indicible mépris. Il soutenait que « les individus, avec leur aspiration au bien-être, ne portent pas en eux le principe du progrès. »
C’est, semble-t-il, la formule qui rallie aujourd’hui autour d’elle le plus d’adhérents, les uns systématiques, les autres inconscients. Elle a envahi la philosophie contemporaine : elle se reflète dans les thèses de la plus grande partie de la presse ; elle est confusément au fond de la pensée de la plupart de nos législateurs ; elle s’échappe en termes variés et retentissants de la bouche des orateurs célèbres : « Un gouvernement doit être avant tout un moteur du progrès, un organe de l’opinion publique, un protecteur de tous les droits légitimes et un initiateur de toutes les énergies qui constituent le génie national. » C’est cette tâche immense qu’assignait à l’État le tribun célèbre qui a lancé dans la voie où elle court en trébuchant la troisième république[4]. De nouveaux théoriciens ont surgi pour détailler à l’infini cette pensée présomptueuse. On la retrouve, il est vrai, plutôt à l’étranger qu’en France. En Belgique, un écrivain incisif, M. Émile de Laveleye, quoique avec certaines réserves encore, se prononce nettement en faveur d’une considérable extension des attributions de l’État. Il ne se contente pas de dire, ce que les économistes anarchistes seraient les seuls à contester, que l’État n’est pas uniquement un organe de conservation, une garantie d’ordre, qu’il est aussi un instrument nécessaire du progrès. Il lui donne pour mission de « faire régner la justice » ; mais faire régner la justice ne signifie pas, dans le sens de l’école nouvelle, faire respecter les conventions ; c’est poursuivre la réalisation d’un certain idéal, c’est modifier les conventions pour atteindre cet idéal particulier que conçoit l’État ou le groupe de personnes au pouvoir qui représentent momentanément l’État.
En Angleterre, le principal penseur, le plus indépendant, celui qui voit le plus les choses dans leur ensemble et sous leurs multiples aspects, Herbert Spencer, reste plus que jamais l’adversaire de l’État intrusif ; et avec cette vaillance d’expression qui le caractérise, il écrit que la machine officielle est lente, bête, prodigue, corrompue[5]. Non content de l’affirmer, il accumule les exemples pour le démontrer. Mais déjà quelques hommes appartenant en principe à la même direction générale d’idées, Huxley notamment, inclinent vers un grand rôle réformateur confié à l’État.
C’est surtout en Allemagne que la doctrine nouvelle se répand. On s’y trouve en pleine idolâtrie de l’État. Bien des causes y concourent : de vieilles traditions historiques ; une tendance naturelle à la philosophie allemande ; le désir chez les économistes d’innover sans grands frais d’imagination et de former une école nationale en opposition à l’école anglaise et à l’école française ; enfin le prestige des triomphes de la monarchie prussienne, la plus étonnante machine administrative qui ait jamais existé. Aussi dans quelle sorte d’extase tombent les écrivains allemands quand il s’agit de l’État ! Ce sont plutôt des cris d’admiration et d’adoration qui leur échappent que des raisonnements ou des définitions. M. Lorenz von Stein écrit que « l’État est la communauté des hommes élevée à une personnalité autonome et agissant par elle-même. L’État est la plus haute forme de la personnalité… La tâche de l’État est idéalement indéfinie[6]… » M. Lorenz von Stein est viennois ; on conçoit que M. Wagner, de Berlin, placé plus près de la manifestation la plus brillante de l’État actif et paissant, ne témoigne pas d’un moindre enthousiasme. La tâche immense de l’État se divise, pour lui, en deux parties, dont chacune apparaît presque comme illimitée : la mission de justice (Rechtszweck des Staates) et la mission de civilisation (Cultwzweck des Staales). Par cette mission de justice, il ne faut pas entendre le simple service de sécurité matérielle, mais des fonctions multiples, variées, incommensurablement plus étendues et susceptibles chaque jour de développement nouveau. M. Wagner y comprend ce que M. de Stein appelle « l’idée sociale », die Sociale Idee, qui doit pénétrer l’État moderne. Cette idée sociale concerne surtout l’élévation de la classe inférieure. Alors interviennent des distinctions métaphysiques : il faut distinguer dans cette personnalité suprême que nous appelons l’État sa volonté, der Wille, qui est le pouvoir réglementaire, et son action, die Thätigkeit. M. Schæffle, le plus ingénieux des économistes allemands, celui dont les écrits commencent à être le plus admirés, depuis 1870, par toute la nouvelle clientèle scientifique de l’Allemagne, les Italiens, dans une moindre mesure les Espagnols et les Portugais, M. Schæffle, un instant ministre du commerce de l’empire autrichien, consacre quatre gros volumes à analyser tous les organes et toutes les fonctions du corps social, comme si c’était un corps réel en chair et en os, et nous représente gravement que, dans ce corps social ainsi minutieusement décrit, l’État représente le cerveau. Les écrivains que nous venons de citer, cependant, ne sont pas des théoriciens purs, des philosophes ou de nuageux jurisconsultes ; ils s’occupent de matières pratiques, de finances notamment. Leurs études sur le budget et sur les impôts auraient dû retenir un peu leur exaltation. Que sera-ce de ceux qui planent dans des sphères encore supérieures et qui n’attachent jamais leurs regards à ces choses viles, l’équilibre des recettes et des dépenses, la gêne des contribuables, les frais de poursuite, etc. ? Ils dogmatiseront ou pontifieront en l’honneur de cette grande idole, l’État, encore plus librement. « Le but véritable et direct de l’État, dira Bluntschli, c’est le développement des facultés de la nation, le perfectionnement de sa vie, son achèvement par une marche progressive, qui ne se mette pas en contradiction avec les destinées de l’humanité, devoir moral et politique sous-entendu. » La clarté n’illumine pas tout ce morceau ni tous ceux qu’on y pourrait joindre. Mais les actes d’invocation à une puissance supérieure et mystérieuse, ce qu’est l’État pour ces écrivains allemands, s’accommodent fort bien du manque de précision. Un seul homme à peu près chez nos voisins est resté ferme dans la défense des libertés individuelles et de l’initiative privée, homme d’une érudition sans exemple et d’une incomparable netteté, Roscher, dont les universités allemandes célèbrent ces jours-ci le doctorat cinquantenaire. Mais c’est un vétéran que l’on honore et dont on oublie les leçons. Comment s’étonner que l’Allemagne soit devenue la terre classique du socialisme quand ses savants entretiennent et propagent avec une si infatigable vigilance le culte de l’État a la tâche infinie, Aufgabe begrifjlich unendlich ?
Les idées enfantent les faits. De toutes parts, en Europe, les parlements, les conseils provinciaux, les municipalités se sont pénétrés, tantôt avec réflexion, plus souvent avec inconscience, de la doctrine que nous venons d’exposer. Les pouvoirs publics, à tous degrés, doivent être les grands directeurs et promoteurs de la civilisation. Un préfet, imbu de philosophie, avec lequel je conférais il y a quelques années, me disait des habitants d’une ville révolutionnaire du Midi : « Ils sont propulsifs. » Ce mot de « propulsifs », il le prononçait avec onction et révérence. Il convient maintenant, aux yeux des sages du jour et aux yeux de la foule, que l’État soit « propulsif ». Il ne suffit pas qu’il soit le gouvernail ; on veut encore qu’il devienne l’hélice. Il s’y efforce, sous sa triple manifestation de pouvoir central, de pouvoir provincial et de pouvoir municipal. Nos budgets, tous nos budgets, ceux des communes et des provinces ou départements, comme ceux de l’État, en portent la trace.
Pendant que, dans l’ordre des idées, un grand nombre d’écrivains abandonnaient l’ancienne conception de l’État réduit à des attributions simples et peu nombreuses, tous les pays de l’Europe, aussi bien la Grande-Bretagne que les nations du continent, se mettaient à faire ingérer l’État dans une foule de tâches et de services dont jusque-là il s’était abstenu. C’est depuis quinze ans surtout que cette impulsion a été donnée à la machine politico-administrative. On peut dire qu’elle n’a été contenue que par les limites financières.
Partout le développement inconsidéré des attributions de l’État, dans sa trinité de pouvoir central, pouvoir provincial et pouvoir municipal, a été, au même degré que les armements militaires, la cause de la gêne des finances et de l’écrasement économique des peuples européens ; d’autre part, la gêne des finances a été le seul obstacle à une extension ultérieure des attributions de l’État. N’était que tous les services publics dont l’État se charge exigent une dotation pécuniaire, et que les finances d’un pays ne sont pas indéfiniment extensibles, on verrait la plupart des États du continent empiéter beaucoup plus encore qu’ils ne le font sur le domaine jusque-là réservé aux individus ou aux associations libres. Le déficit des budgets est le seul frein aux ambitions et aux envahissements de l’État contemporain. Mais plus ou moins contenu dans son action, il prend sa revanche par un exercice de plus en plus étendu de sa volonté, c’est-à-dire de son pouvoir réglementaire, qui, lui, est gratuit ou à peu près.
On a pris l’habitude de rejeter sur la paix armée, sur les découvertes qui transforment incessamment l’outillage maritime et militaire, la responsabilité des charges et des déficits des peuples de l’Europe. C’est ne voir qu’une des deux causes du mal. S’il en était ainsi, les budgets seuls du pouvoir central se seraient considérablement accrus ; tout au contraire, les budgets locaux, ceux des provinces ou départements et ceux des communes ont encore plus démesurément grossi, et, avec leur prodigieuse enflure, se trouvent plus à l’étroit que les budgets nationaux. Dans ces derniers aussi, la part des services non militaires s’est singulièrement développée. Il résulte de statistiques prises sur les documents officiels que les dépenses des services civils en Angleterre atteignaient seulement 1 721 000 livres sterling en 1817, et se sont élevées graduellement à 2 507 000 livres en 1837, à 7 227 000 livres en 1857, à 8 491 000 livres en 1867, à 13 333 000 livres en 1877, et enfin à 16 millions de livres en chiffres ronds en 1880, soit approximativement, à ces diverses dates, 62 millions de francs, puis 180 millions, 212 millions, 335 millions, et enfin 400 millions de francs ; de 1817 à 1880, les dépenses des services civils ont donc sextuplé ; depuis 1867 seulement, elles ont presque doublé. Un changement dans la forme des statistiques britanniques ne m’a pas permis de poursuivre la comparaison après 1880 ; mais on peut estimer, d’après certains indices, qu’il s’est produit une augmentation nouvelle d’au moins 10% de 1880 à 1886.
Les budgets locaux portent les marques beaucoup plus évidentes des inévitables effets de la nouvelle conception qu’on se fait de l’État. Donnons la première place à un pays qui ne mérite plus son ancien renom d’être l’adversaire de l’intrusion gouvernementale, la Grande-Bretagne. En 1868, les localités du Royaume-Uni, comtés, bourgs ou paroisses, ne puisaient à l’impôt ou à l’emprunt qu’une somme de 913 millions de francs, chiffre déjà bien respectable, et qui eût fait frémir M. Robert de Mohl ou MM. Fisco et Yan der Straeten, évaluant, il y a trente ou quarante ans, à 312 millions de francs le montant des taxes locales directes dans l’Angleterre proprement dite et le Pays de Galles. En 1873, les localités britanniques n’ont encore besoin que de 1 025 millions de francs, dont 337 millions proviennent d’emprunts. Mais, en 1884, ces voraces administrations locales demandent 1 568 millions de francs à l’impôt, à quelques industries municipales ou à l’emprunt, dont 1 milliard 92 millions de francs pour les deux premières sources de recettes et 476 millions pour la dernière. Ainsi, dans ce court laps de temps de seize ans, les besoins des localités britanniques ont augmenté des trois quarts environ.
Le continent ne reste pas en arrière de l’Angleterre. Les budgets des provinces italiennes, qui ne s’élevaient qu’à 41 millions de francs en 1865, sont montés à 83 millions en 1875 et à 112 millions en 1884. Les budgets communaux italiens, qui n’atteignaient que 264 millions en 1863, montent à 397 millions en 1874 et à 561 millions en 1885.
En France, il est plus difficile de faire un compte d’ensemble, nos statistiques locales étant fort défectueuses. Voici, cependant, quelques données. Les dépenses de la ville de Paris ont passé par les étapes suivantes : 23 millions de francs en 1813, soit 37 francs par habitant ; 32 millions à la fin de la restauration, soit 45 francs par tête. L’économe régime de Louis-Philippe ne changea rien à cette proportion ; en 1850, le budget parisien se représentait encore avec une charge de 44 francs par habitant. Le régime impérial, qui refit Paris, adoptait en 1869 un budget parisien de 163 millions pour 1 800 000 habitants, soit 94 francs par tête. En 1887, pour plus de 2 200 000 âmes, le budget parisien monte à 257 millions, soit 109 francs par habitant. Les humbles budgets de nos petites communes témoignent d’un accroissement beaucoup plus rapide. Qu’on en juge par les chiffres qui suivent : en 1803, les centimes additionnels locaux aux contributions directes ne produisaient que 57 millions de francs ; on leur demande 206 millions en 1864, 243 millions en 1869, 309 millions en 1878, enfin 354 millions en 1888. L’augmentation est ainsi de 520% depuis le commencement du siècle, et de près de 50% depuis 1869. D’autre part, le rendement des octrois, qui n’était que de 44 millions en 1823, de 65 millions en 1843, de 141 millions en 1862, atteint 277 millions en 1887. Ajoutez qu’on menace les localités de toutes sortes d’autres dépenses nouvelles obligatoires. Une foule de projets attentatoires à leur liberté et à leur bourse sont en l’air et en train de se condenser pour « promouvoir la civilisation ». Qu’on ne vienne donc pas soutenir que les charges militaires sont l’unique cause des souffrances des contribuables. Ces charges militaires n’ont en rien jusqu’ici grevé les budgets locaux, qui pèsent si lourdement sur une agriculture appauvrie et une propriété dépréciée.
On voudra peut-être nous offrir une consolation en nous signalant un phénomène analogue, mais dans une bien moindre mesure, aux États-Unis d’Amérique. Il se produit dans ce pays cette remarquable coïncidence que, si les dettes de la nation, des États et des comtés diminuent, celles des municipalités augmentent. Depuis 1870, la dette fédérale a diminué de 42%, celle des différents États de 25%, celle des comtés de 8%, celle des municipalités, au contraire, a doublé. L’ensemble des dettes locales (États, territoires, comtés et municipalités), qui montait à 868 millions 1/2 de dollars (4 350 millions en chiffres ronds) en 1870, atteint 1 056 millions de dollars (5 300 millions de francs) en 1886. Elle est presque aussi élevée que la dette fédérale portant intérêt, qui ne montait plus, en 1886, qu’à 1 146 millions de dollars (5 750 millions de francs). Néanmoins, on voit l’énorme différence des États-Unis et de l’Europe. La gestion des municipalités peut, dans le premier pays, être lâche, prodigue, mal contrôlée ; il ne semble pas, d’après ces résultats, que, d’une façon générale du moins, elle s’abandonne aux idées systématiques d’intrusion et de bouleversement qui dominent les municipalités européennes. En tout cas, la gestion prudente de la fédération, de la plupart des États et des comtés, dans la grande Union américaine, sert de contrepoids aux excès municipaux.
Tout autre est la pratique européenne, celle du continent surtout. Une autre preuve que les armements terrestres et maritimes sont loin d’être seuls responsables des souffrances économiques des nations du vieux monde, c’est la débauche de travaux publics mal étudiés, mal dirigés, mal utilisés, qui a sévi partout depuis quinze ans. Laissons de côté l’Allemagne, qui a puisé des ressources particulières dans nos 5 milliards, et qui, ayant un passé affranchi de dettes, pouvait se permettre plus de largeur dans les dépenses. Voici la France, avec son fameux plan Freycinet, qui s’est grevée de 100 millions de francs de garanties d’intérêts envers les compagnies de chemins de fer, et qui, pour annuités diverses ou pour paiement d’emprunts affectés directement à des travaux, la plupart improductifs, paie chaque année au moins une autre centaine de millions. Nous jouissons encore, pour nos inventions les plus mauvaises, d’un don singulier de propagande. La folie Freycinet a fait le tour de l’Europe, trouvant partout des imitateurs : l’Autriche et la Hongrie, deux pays besogneux, s’en sont inspirés et s’épuisent en voies ferrées concurrentes les unes aux autres, exploitées avec des tarifs insuffisants. D’autres pays plus besogneux encore s’appliquent à la même tâche : l’Espagne, qui semble me plus vouloir laisser prospérer une ligne de chemin de fer privée ; dans le courant du mois dernier encore, l’Italie, dont l’agriculture souffre et les finances languissent ; le Portugal, la petite Grèce, d’autres encore. Tout petit prince veut avoir des pages : les pages aujourd’hui, c’est un lot complet de fonctionnaires hiérarchisés, spécialisés dans tous les services que l’imagination des législateurs peut inventer, justifiant leur existence et leurs traitements par des travaux, des règlements redondants et surabondants. Les peuples civilisés ne s’en tiennent pas, en effet, à l’honnête naïveté des barbares. On me contait récemment à Tunis que, avant notre occupation, le bey, sur la recommandation du consul français, avait engagé un ou deux de nos ingénieurs : seulement il ne leur faisait rien faire, se contentant, ce qui était une grande marque d’estime, de leur payer régulièrement leurs émoluments. Un jour, l’ingénieur en chef, vexé de n’avoir aucune besogne, va trouver le premier ministre et demande qu’on l’emploie sérieusement : « Tu touches ton traitement, de quoi te plains-tu ? » lui répond l’autre. Cette réplique n’était peut-être pas une sottise ; combien gagneraient les nations modernes si, à beaucoup de toutes ces couches sans cesse nouvelles de fonctionnaires, on se contentait de payer des traitements sans leur demander aucun labeur !
Cette universelle tendance, dans notre Europe inquiète, à l’extension constante des attributions de L’État, peut être appréciée et jugée à bien des points de vue. Il ne faut pas une rare perspicacité pour se préoccuper de son effet immédiat et pratique sur les finances publiques, où elle ne laisse plus subsister aucune clarté, aucune méthode, dont elle compromet même la probité, dont elle fait pour le peuple un instrument d’oppression, une cause de gêne profonde et croissante. Il faut déjà jouir d’un peu plus de pénétration pour en démêler les conséquences politiques, en partie prochaines, en partie différées et lointaines. On commence à discerner l’inévitable influence de l’extension des attributions de l’État sur le gouvernement représentatif et sur les libertés publiques ; l’expérience est en train de démontrer que la complète liberté politique ne peut se maintenir que chez un peuple où le rôle de l’État n’est pas démesurément étendu, et où une faible partie seulement de la nation est engagée dans les liens rigides du fonctionnarisme. Cette tendance peut être appréciée enfin — et c’est la question lui plus grave — au point de vue de la vitalité et de l’énergie nationales, du développement des forces tant individuelles que collectives, du maintien ou de l’amélioration des conditions qui rendent le progrès social facile et sûr.
Avant de nous livrer à cette étude, il convient de dissiper certains préjugés au sujet de l’État et de rechercher brièvement quelle est l’essence, quelle est l’origine, quelles sont les capacités ou les faiblesses de cet être mystérieux dont tant de prétendus sages prononcent le nom avec adoration, que tous les hommes invoquent, que tous se disputent, et qui semble être le seul dieu auquel le monde moderne veuille garder respect et confiance.
II
Pour ne pas trébucher à chaque pas dans cet examen, il faut d’abord faire litière de deux erreurs fondamentales, l’une qui repose sur de prétentieuses comparaisons physiologiques, l’autre qui provient d’une observation superficielle et confond l’État avec la société. On sait quel attrait les physiologistes, avec leurs intéressantes découvertes, exercent sur toutes les autres classes de savants. Beaucoup d’écrivains sur la philosophie, sur les sciences sociales, éprouvant quelque embarras à renouveler une matière déjà vieille, se sont avisés que des comparaisons physiologiques pourraient leur être d’un grand secours. L’un de ceux qui ont le plus donné dans cette méthode est un Allemand, fort distingué d’ailleurs, dont les écrits ont exercé une singulière séduction dans beaucoup de pays, M. Schæffle. Sous le titre de Bau und Leben des Socialen Körpers (Structure et vie du corps social), il a consacré quatre énormes volumes à des comparaisons anatomiques, physiologiques, biologiques et psychologiques entre la société et la personne humaine considérée dans son corps et dans son âme. Il y a dans tout ce travail de comparaison une prodigieuse ingéniosité d’esprit. Malheureusement, le résultat n’est pas en proportion de l’effort. Nous ne voyons pas ce que l’on gagne en netteté à nous parler de « la pathologie et de la thérapeutique de la famille », par exemple, de « la morphologie », de « la membrure sociale de la technique », die sociale Gliederung der Technik, etc. L’esprit fléchit accablé sous le poids de toutes ces analogies et des divisions, subdivisions infinies auxquelles elles donnent lieu. Nous laisserions de côté, comme une gageure curieuse, tout cet immense assemblage de comparaison entre la société et le corps humain, s’il n’en résultait de fâcheuses erreurs qui se répandent partout et que l’on finit par accepter sans contrôle.
C’est ainsi qu’on est arrivé à dire que l’État est au corps social ce qu’est le cerveau au corps humain. Cette image, qui se détache au milieu de beaucoup d’autres plus compliquées, reste dans l’esprit : on s’y habitue, et à la longue on se conduit comme si elle était vraie. M. Schæffle ayant fait école, d’autres ont surenchéri sur lui. Admirez où l’on arrive avec ces comparaisons. Voici comment s’exprime un auteur récent sur les fonctions de l’État : « La société est un organisme, un ensemble de fonctions, d’organes, d’unités vivantes. L’unité, la cellule sociale, ou, pour parler un langage plus scientifique, le protoplasma, est ici l’homme… Nous retrouvons dans la société les mêmes distinctions que dans l’individu en ce qui concerne les fonctions, les organes et l’appareil d’organes… Ce que le cerveau est pour l’organisme individuel, l’État, le gouvernement, l’est pour la société : un appareil de coordination, de direction, de dépense, alimenté par des organes de nutrition. »
Nous arrêterons ici cet exposé. On pourrait citer beaucoup d’autres images du même genre. Bluntschli disait que, dans la société, l’État représente l’organe mâle et l’Église l’organe femelle. Beaucoup plus ingénieux, Proudhon comparait l’État ou la société à la matrice, qui est naturellement inféconde, mais qui développe les germes qu’on lui a confiés, et l’initiative privée à l’organe mâle.
Toutes ces assimilations physiologiques sont des jeux d’esprit plus ou moins réussis. Elles embrouillent beaucoup plus qu’elles n’éclairent. Celle qui représente l’État comme le cerveau du corps social est non seulement fausse, mais nuisible ; elle est un non-sens ; elle conduirait à une subordination absolue des individus à l’État. On aura beau citer des passages de Goethe pour prouver que l’individu n’est pas unité, mais variété, on ne parviendra pas à prouver l’exactitude de toutes ces analogies. Il n’y a aucune comparaison possible entre les cellules du corps humain n’ayant qu’une vie végétative ou mécanique, et les individus qui sont des êtres intellectuels, moraux et libres. Dans le corps humain, le système nerveux et particulièrement le cerveau sont les seuls centres de volonté et de pensée. Le pied ni la main ne pensent ni ne veulent. Dans la société, chaque individu est aussi bien doué de pensée, de moralité, de prévoyance que l’État. L’État peut, sans doute, avoir, à un moment déterminé, plus d’intelligence, plus de prudence, plus de capacité que tel ou tel individu ; il n’a pas cette supériorité nécessairement et par nature. M. de Stein a beau dire que l’État est la plus haute forme de la personnalité ; ce n’est qu’une personnalité dérivée, qui emprunte à d’autres tous ses moyens. Cette conception de l’État, la plus haute personnalité qui soit, correspond beaucoup plus à l’idée de l’ancien État théocratique ou monarchique absolu, ou tout au moins de l’État monarchique prussien, à peine atteint du virus représentatif, qu’à l’État parlementaire moderne, l’État électif, soit bourgeois, soit démocratique. En fait, l’expérience prouve que l’État est un organisme mis dans la main de certains hommes, que l’État ne pense pas et ne veut pas par lui-même, qu’il pense et qu’il veut seulement par la pensée et la volonté des hommes qui détiennent l’organisme. Il n’y a rien là d’analogue au cerveau. Ces hommes, se succédant et s’éliminant plus ou moins rapidement, qui détiennent l’État, qui parlent en son nom, ordonnent en son nom, agissent en son nom, n’ont pas une autre structure physique ou mentale que celle des autres hommes. Ils ne jouissent d’aucune supériorité naturelle, innée ou inculquée par la profession même. Les fonctions d’État n’illuminent pas nécessairement l’intelligence, et n’épurent pas nécessairement les cœurs. L’Église peut enseigner qu’un homme faible, revêtu du sacerdoce, est transformé et jouit de grâces divines. La société démocratique ne peut prétendre que les individus portés au pouvoir, et qui sont l’État légiférant et agissant, bénéficient de grâces spéciales d’aucune sorte. Elle n’oserait alléguer que l’esprit saint descend sur eux.
L’absurdité de toutes ces comparaisons physiologiques, quand on y cherche autre chose que d’ingénieuses et vagues illustrations, saute aux yeux de tout homme instruit. La matière du cerveau est une autre matière que celle du pied ou de la main : les éléments en sont tout différents : la fameuse substance grise, qui lui donne sa capacité directrice et intellectuelle, est tout autre que la substance des membres. Au contraire, les molécules qui forment l’État concret et dirigeant ne sont pas d’une autre nature que les autres molécules sociales. L’État est, sans doute, un appareil régulateur et de coordination pour certaines fonctions essentielles. Mais ce n’est pas dans la société l’organe unique, ni même l’organe principal et supérieur, de la pensée et du mouvement. Il faut donc traiter comme une fantaisie, disons mieux, comme une niaiserie, cette allégation que l’État est au corps social ce que le cerveau est à l’individu.
Une autre erreur, qui est tout aussi répandue et non moins nuisible, consiste à confondre l’État avec la société. Certains philosophes s’en rendent coupables, et le vulgaire les suit. Ces deux termes sont, cependant, loin d’être synonymes. On oppose, en général, l’État à l’individu, comme s’il n’y avait entre ces deux forces aucune organisation intermédiaire. On croirait, d’après certains théoriciens, que, d’un côté, on trouve 40 ou 50 millions d’hommes isolés, dispersés, n’ayant entre eux aucun lien, incapables de combinaisons spontanées, d’une action commune volontaire, d’une coopération libre en vue d’objets dépassant la puissance de chacun d’eux, et que, de l’autre côté, en face de toute cette poussière sans fixité, se trouve l’État, la seule force qui puisse grouper toutes ces molécules pensantes et leur donner de la cohésion. On offre alors à l’humanité le choix entre l’invasion de l’État dans toutes les branches de la vie économique et les mouvements simplement instinctifs, les efforts réputés incohérents, de 40 ou 50 millions d’hommes, agissant chacun pour soi, sans concert, sans entente et s’ignorant les uns les autres.
Rien n’est plus faux que cette conception. Toute l’histoire la contredit, et le présent encore plus que le passé. Il ne faut pas confondre le milieu social ambiant, l’air libre, la société se mouvant spontanément, créant sans cesse, avec une fécondité inépuisable, des combinaisons diverses, et cet appareil de coercition qui s’appelle l’État. La société et l’État sont choses différentes. Il n’y a pas seulement dans la société l’État, d’une part, et l’individu, de l’autre : il est puéril d’opposer l’action de celui-là à la seule action de celui-ci. On trouve d’abord la famille, qui est un premier groupe, ayant une existence bien caractérisée, et qui dépasse celle de l’individu. On rencontre, en outre, un nombre illimité d’autres groupements, les uns stables, les autres variables, les uns formés par la nature ou la coutume, d’autres constitués par un concert établi, d’autres encore dus au hasard des rencontres. Les combinaisons suivant lesquelles s’unissent, s’agrègent, puis se quittent et s’isolent les personnes humaines, sont au moins aussi nombreuses et aussi compliquées que celles que la chimie peut constater et cataloguer pour les molécules purement matérielles. À côté de la force collective organisée politiquement, procédant par injonction et par contrainte, qui est l’État, il surgit de toutes parts d’autres forces collectives spontanées, chacune faite en vue d’un but déterminé et précis, chacune agissant avec des degrés variables, quelquefois très intenses, d’énergie, en dehors de toute coercition. Ces forces collectives, ce sont les diverses associations qui répondent à un sentiment ou à un intérêt, à un besoin ou à une illusion, les associations religieuses, les associations philanthropiques, les sociétés civiles, commerciales, financières. Elles foisonnent ; la sève n’en est jamais épuisée. L’homme est un être qui a, par nature, le goût de l’association, non pas de l’association fixe, imposée, immuable, rigide, lui prenant toute son existence, comme l’association innée des abeilles, ou des fourmis, ou des castors, mais de l’association souple, variable, sous toutes les formes. Ce goût de nature, l’éducation et l’expérience l’ont encore développé chez l’homme. La plupart des associations anciennes, comme celles des églises, subsistent, et chaque jour en voyant créer de nouvelles, leur nombre finit par défier tout calcul. Vous parlez de l’individu isolé, mais où l’apercevez-vous, l’individu isolé ? Je vois des groupements de tout ordre et de tout genre, groupements de personnes et groupement de capitaux ; je vois, en dehors de tout État, 300 millions d’hommes dans une seule église ; je vois, en dehors de tout budget national, des sociétés libres, disposant par milliers, de plusieurs dizaines de millions, par centaines de plusieurs centaines de millions, par dizaines de plusieurs milliards. J’aperçois que ce que l’on est convenu d’appeler les grandes œuvres de la civilisation contemporaine, ce sont, pour les trois quarts, sinon pour les neuf dixièmes, toutes ces collectivités, ne disposant d’aucune force coercitive, qui les ont effectuées. Moi qui écris ces lignes, vous qui les lisez, faisons le compte, si nous le pouvons, des groupements dont nous faisons partie, de toutes les sociétés auxquelles nous appartenons de cœur, d’esprit ou de corps, de toutes celles auxquelles nous donnons périodiquement une parcelle de notre temps ou une parcelle de notre avoir : comptons, si nous le pouvons, le nombre d’hommes auxquels, en vertu d’un lien spécial d’association libre, nous pouvons donner le nom, soit de confrère, soit de collègue. La vie de chacun de nous est enlacée dans ce réseau prodigieux de combinaisons, pour des desseins divers qui concernent notre profession, notre fortune, nos opinions, nos goûts, nos délassements, notre conception générale du monde et nos conceptions particulières des arts, des lettres, des sciences, de l’éducation, de la politique, du soulagement d’autrui, etc. Que d’occasions de se réunir, de disserter, de se concerter, d’agir en commun ? Qu’étaient les repas obligés des Spartiates, les symposia, à côté de tous ces banquets périodiques ou occasionnels qui viennent à chaque instant réunir les hommes de professions, d’opinions, de situations sociales diverses, la merveilleuse fécondité de l’association privée faisant que l’on a toujours un point de contact, un terrain commun, avec la plupart des autres hommes. Certains penseurs contemporains ont inventé un mot particulier, passablement barbare, pour désigner ces enchaînements multiples et librement consentis des individus les uns aux autres ; ils appellent cela l’interdépendance, et ils nous parlent avec émotion des progrès croissants de ce phénomène. Qu’on ne dise pas que l’ouvrier ou le paysan échappe à toutes ces combinaisons : lui aussi, presque toujours du moins, fait partie d’une société de secours mutuels, d’une association industrielle ou agricole, d’un syndicat quelconque, outre que, s’il a quelque avoir, ce qui est général en cette riche terre de France, il appartient encore à une demi-douzaine de sociétés commerciales et financières.
Tous les besoins collectifs ne sont donc pas nécessairement du domaine de l’État. Que les philosophes daignent ne plus nous parler de cette abstraction, l’individu isolé ; qu’ils ne nous demandent pas, ainsi qu’ils le font parfois avec une émouvante naïveté, comment on aurait des banques, des caisses d’épargne, des hôpitaux, des monts-de-piété, etc., si l’État ne daignait pas user de son pouvoir coercitif pour créer ces institutions.
Nous nous trouvons ici en présence d’une troisième erreur. Aucun homme raisonnable ne peut nier qu’entre l’individu et l’État, il n’existe, il ne se constitue à chaque instant un nombre indéfini et croissant d’associations intermédiaires, beaucoup tellement vivaces, tellement durables et tellement vastes, que l’État finit par en être jaloux et par en prendre peur. Ceux qui le représentent formulent alors cette sentence qu’il ne doit pas y avoir d’État dans l’État, sentence absurde ; car, ce qui caractérise l’État, c’est le pouvoir coercitif ; ce qui caractérise les associations spontanées, c’est le simple pouvoir persuasif ; à moins donc que l’État ne commette la faute de déléguer à certaines associations une partie de son pouvoir coercitif, on n’est jamais exposé à ce qu’il y ait un État dans l’État. L’erreur que nous visons en ce moment consiste à croire que, en dehors de l’État, on ne peut rien créer qui ne soit inspiré par l’intérêt personnel sous la forme d’intérêt pécuniaire. Les économistes et le plus grand d’entre eux, Adam Smith, se sont rendus coupables de cette méprise : « La troisième fonction de l’État, dit Smith, consiste à ériger et à entretenir certains établissements utiles au public, qu’il n’est jamais dans l’intérêt d’un individu ou d’un petit nombre de créer ou d’entretenir pour leur compte, par la raison que les dépenses qu’occasionnent ces établissements surpasseraient les avantages que pourraient en retirer les particuliers qui en feraient les frais. » Cette proposition d’Adam Smith est exagérée ; la conception qu’il se fait des motifs auxquels obéit l’individu est incomplète. Les économistes se la sont appropriée en général, et leur bon renom en a souffert. Ils ont mutilé l’homme. Il est faux que la personne humaine soit uniquement conduite par l’intérêt personnel, ou du moins par la forme la plus grossière de cet intérêt, l’intérêt pécuniaire. Certes, ayant à lutter contre tant d’obstacles à sa conservation et à son bien-être, l’homme obéit principalement à un mobile qui est le principal, le plus habituel, le plus constant, le plus intense : l’intérêt personnel, qui, dans nos sociétés, reposant sur l’échange des produits, prend la forme de l’intérêt pécuniaire. Mais, au fur et à mesure surtout que la civilisation se développe et que la richesse s’accroît, l’intérêt pécuniaire n’absorbe plus l’homme tout entier, ou, du moins, n’absorbe pas entièrement tous les hommes. D’autres mobiles coexistent avec lui, se développent peut-être avec le temps plus que lui : les convictions religieuses, l’espoir en une autre vie, le ferme propos de la mériter par de bonnes actions, ou simplement la sympathie, le plaisir de s’ennoblir aux yeux de ses concitoyens ou à ses propres yeux, le goût de se distinguer, de faire parler de soi, la recherche de certains honneurs électifs ou autres, une sorte de luxe se portant sur la moralisation, l’éducation, le soulagement d’autrui, j’allais presque dire un genre raffiné de sport qui se répand en création d’établissements d’utilité générale ; il y a là toute une variété de sentiments, très nuancés dans leur degré de désintéressement, mais concourant tous au même but : faire profiter la société d’une partie du superflu des individus. C’est donc un des grands torts de beaucoup d’économistes de réduire le mobile de l’action individuelle à l’intérêt pécuniaire. Les individus, soit par leur action isolée, soit surtout par leur contribution à des sociétés libres, ont dans tous les temps créé une foule d’établissements qui n’avaient pas pour objet de donner un revenu : ils le font aujourd’hui encore, peut-être plus que jamais. Toutes les anciennes fondations religieuses ont eu cette origine ; ce n’est pas au christianisme qu’en échoit le monopole, quoique cette religion, plus que toute autre, enseigne l’amour du prochain. Allez dans les pays musulmans : Voyez quelle énormité de biens, sous la dénomination de wakoufs ou de wakfs en Turquie et en Égypte, sous celle de habbous en Tunisie, ont été destinés par les particuliers à la satisfaction soit des besoins moraux de l’humanité, soit des besoins physiques de ceux qui souffrent. À Tunis, par exemple, ces habbous abondent. Ils possèdent une part considérable de la régence. Quelques-uns ont une charmante légende : on me montre un puits au milieu d’une solitude, et l’on me dit : Une princesse arabe passa jadis par là, elle y souffrit de la soif ; rentrée chez elle, elle donne des fonds pour que ceux qui viendraient à passer dans le même endroit n’éprouvent pas le même tourment.
Croit-on que dans nos sociétés industrielles, où la foi s’est peut-être émoussée, ces habitudes de largesse aient disparu, ces sentiments altruistes, comme dit Spencer, n’existent plus ? Il faudrait, pour le croire, avoir les yeux fermés. M. d’Haussonville et M. Maxime Du Camp nous ont raconté ici toutes les œuvres si diverses qu’a fondées Paris bienfaisant. Ce n’est pas seulement par les institutions charitables que se manifeste la puissance de ce mobile d’action individuelle. Plus la richesse s’accroît, plus les grandes fortunes se forment, plus il s’en échappe des parcelles qui, réunies, deviennent des trésors, pour fonder des établissements désintéressés. Les millionnaires américains donnent des millions de dollars pour des universités, d’autres consacrent 10, 15, 20 millions de francs ou davantage à construire des maisons où les ouvriers aient un home confortable. Ici, tel philanthrope crée un musée ; telle veuve, en l’honneur de son mari, entreprend à Paris, à Gênes, ailleurs encore, un ensemble de travaux qui atteint ou dépasse 50 millions de francs. Tel manufacturier, enclin à l’utopie, consacre une grande fortune à fonder et à doter ce qu’il appelle un « palais social » ou « le familistère. » Des écoles spéciales surgissent, que l’État, toujours lent et inhabile à se faire une volonté, n’osait pas instituer ; des oboles particulières seules les défraient. Nos grands établissements scientifiques manquent d’instruments perfectionnés : tel grand financier les leur fournit ; le même crée un observatoire. Voilà quelques exemples : mais derrière ces dons, aristocratiques par leur importance, que de dons plébéiens, et comme toutes ces menues monnaies, émanant librement de tout le monde, dépassent les donations les plus considérables !
Nous avons détruit, croyons-nous, trois erreurs sur l’État et l’individu : il est faux que l’État soit au corps social ce que le cerveau est au corps humain ; il est faux que l’individu et l’État se trouvent seuls en présence, la société créant par une fécondité merveilleuse un nombre incommensurable d’associations libres et intermédiaires ; il est faux que l’individu obéisse à un seul mobile d’action, l’intérêt pécuniaire ; l’homme privé suit aussi une autre tendance qui le pousse à s’occuper, en dehors de tout intérêt matériel, des besoins collectifs ou des souffrances d’autrui. La destruction de ces trois erreurs si répandues va nous aider à démêler ce qu’est l’État et ce que doit être son rôle.
III
Qu’est-ce que l’État ? Question assez embarrassante à résoudre. On connaît la belle conférence de M. Renan sur ce thème : Qu’est-ce qu’une nation ? La nature et l’essence de l’État ne sont pas moins difficiles à démêler. Il ne faut pas chercher la réponse dans une conception purement philosophique. L’examen seul des faits historiques, de l’évolution humaine, l’étude attentive chez les divers peuples de la façon dont vit, se meut et progresse la société, peuvent permettre de discerner avec quelque netteté l’État concret, très divers, d’ailleurs, suivant les pays et suivant les temps.
Comme pour toutes les choses humaines, les commencements de l’État sont bien humbles. Dans le passé le plus reculé, l’État, c’est l’organe directeur de la tribu se défendant contre l’étranger ; c’est aussi l’organe d’un certain droit élémentaire, d’un ensemble de règles simples, traditionnelles, coutumières, pour le maintien des rapports sociaux. Le service de défense à l’extérieur, celui de la justice au dedans, voilà les deux fonctions absolument essentielles, irréductibles de l’État. Dieu me garde de dire qu’elles suffisent à un peuple civilisé, comme certains économistes forcenés l’ont prêché longtemps ! On verra dans le courant de ces études que, pour empêcher l’État de se disperser à l’infini, je ne lui fais pas moins une large part. Les deux services que je viens d’indiquer sont, toutefois, les seuls sans lesquels on ne peut concevoir l’État comme existant. Chacun d’eux, le second surtout, celui de justice, le Rechtszweck des Allemands, est, d’ailleurs, susceptible de singulières extensions, d’un détail chaque jour accru, de tâches qui finissent par devenir énormes. Au fur et à mesure que la société s’émancipe, se complique et s’agrandit, qu’elle quitte la sauvagerie pour la barbarie, puis celle-ci pour la civilisation, une autre mission finit par échoir à l’État, c’est de contribuer, suivant sa nature et ses forces, sans empiéter aucunement sur les autres forces, ni en gêner l’action, au perfectionnement de la vie nationale, à ce développement de richesse ou de bien-être, de moralité et d’intellectualité que les modernes appellent le progrès. C’est ici qu’on court le risque d’étranges exagérations. Nous parlons d’une contribution, d’un concours, d’une aide, nullement d’une direction, d’une impulsion, d’une absorption. L’État qui joue un rôle principal, quand il s’agit de la défense de la société contre l’étranger ou du maintien de la paix entre les citoyens, ne joue plus qu’un rôle accessoire lorsqu’il s’agit de l’amélioration des conditions sociales. Mais, si accessoire qu’il soit, ce rôle reste important, et très peu de gouvernements savent convenablement s’en acquitter.
L’État concret, tel que nous le voyons fonctionner dans tous les pays, est un organisme qui se manifeste par deux caractères essentiels, qu’il possède toujours et qu’il est seul à posséder : le pouvoir d’imposer par voie de contrainte à tous les habitants d’un territoire l’observation d’injonctions connues sous le nom de lois ou de règlements administratifs ; le pouvoir, en outre, de lever, également par voie de contrainte, sur les habitants du territoire, des sommes dont il a la libre disposition. L’organisme de l’État est donc essentiellement coercitif : la contrainte se manifeste sous deux formes, les lois et les impôts. Le pouvoir législatif ou réglementaire et le pouvoir fiscal, l’un et l’autre accompagnés de contrainte, soit effective, soit éventuelle, c’est là ce qui distingue l’État. Que l’organisme qui possède ces pouvoirs soit central ou qu’il soit local, c’est toujours l’État. Les autorités provinciales, les autorités municipales, détenant, par délégation ou par transmission lointaine, le pouvoir réglementaire et le pouvoir fiscal, sont tout aussi bien l’État que l’organisme central. L’État se manifeste, chez la généralité des peuples civilisés, sous la forme d’une trinité : les autorités nationales, les autorités provinciales et les autorités municipales. Aussi, en étudiant le rôle et la mission de l’État, doit-on tout aussi bien parler des provinces et des municipalités que du gouvernement national. Les abus aujourd’hui sont peut-être encore plus criants de la part de la manifestation la plus humble de l’État, la commune, que de la part de la manifestation supérieure, le gouvernement. Quelle est la légitime et l’utile sphère d’action des pouvoirs publics de toute nature, c’est-à-dire de ceux qui ont la contrainte à leur service, c’est ce que nous cherchons à discerner. Si l’on ne peut répondre à cette question par une formule absolument générale et simple, il est possible, en étudiant les divers services sociaux dans leur développement historique et dans leur situation présente, d’indiquer quelques-unes des limites que l’État, sous ses trois formes, doit respecter.
Les auteurs s’épuisent à indiquer a priori les fonctions essentielles et les fonctions facultatives de l’État. La plupart de ces classifications sont arbitraires. Il est impossible d’arriver théoriquement à une démarcation fixe entre la sphère de l’État et celle des sociétés libres ou des individus. Les deux sphères se pénètrent souvent l’une l’autre, et elles se déplacent. L’histoire et l’expérience prouvent que, à travers les âges, des fonctions qui sont aujourd’hui considérées comme faisant partie de l’essence même de l’État lui sont tardivement échues, que, tout au moins, elles ont été remplies partiellement pendant longtemps par des particuliers et les associations qu’ils formaient. La société est un être plastique, qui jouit d’une merveilleuse facilité à s’adapter au milieu, à créer les organes qui sont indispensables à sa conservation ou à son progrès. On ne peut considérer comme fausse la doctrine d’Herbert Spencer, que toute institution convenable pour l’accomplissement des fonctions sociales collectives éclôt spontanément. Cette pensée semble vraie dans une très large mesure, quand la société est abandonnée à sa plasticité naturelle et qu’elle n’est pas écrasée par la force autoritaire, par l’appareil de contrainte qu’on nomme l’État. Quoi de plus naturel que d’identifier le service de sécurité avec la notion de l’État ? L’expérience prouve, cependant, que des sociétés ont pu vivre, même se développer et grandir, imparfaitement et lentement, il est vrai, sans que l’État se souciât beaucoup de la sécurité ou qu’il eût les moyens de la procurer au pays. L’insécurité est, sans doute, un mal terrible, le plus décourageant pour l’homme : avec l’insécurité, il n’existe plus aucun rapport certain, parfois aucun rapport probable, entre les efforts ou les sacrifices des hommes et la fin pour laquelle ils consentent à ces sacrifices et font ces efforts. On ne sait plus si au semeur appartiendra la moisson. Non seulement le travail et l’économie cessent d’être des moyens sûrs d’acquérir, mais la violence en devient un plus sûr. La plasticité de la société, dans les temps anciens ou dans les temps troublés, résistait à ce mal. On se mettait sous la protection d’un brigand, plus loyal que d’autres ; on faisait avec lui un abonnement. De là vient le grand rôle que jouèrent les brigands dans les temps anciens et chez les peuples primitifs : certains d’entre eux étaient regardés, non plus comme des dévastateurs, mais comme des protecteurs. Les grands hommes de l’antiquité grecque et de presque toutes les antiquités sont souvent des brigands réguliers, corrects, fidèles à leur parole. Au Moyen-âge, on retrouve fréquemment une situation analogue. Les petits propriétaires d’alleux cherchent un appui en se plaçant sous le patronage de seigneurs plus puissants et deviennent, soit leurs vassaux, soit même leurs serfs, par choix. Au commencement des temps modernes, ces sortes d’organisations libres et spontanées, en dehors de l’État, pour procurer aux hommes une sécurité relative, n’ont pas entièrement disparu. En Espagne, l’association célèbre, la Sainte-Hermandad, qui finit par être odieuse et ridicule, mais qui, dans les premiers temps de son existence, rendit des services précieux ; en Flandre, en Italie, les sociétés de métiers ou autres avaient souvent le même objet : procurer de la sécurité, soit à leurs membres, soit au public. Ces combinaisons des âges primitifs ou troublés laissent encore certaines traces : en Angleterre et aux États-Unis, les constables spéciaux, dans le Far-West américain surtout, les lyncheurs, sont les héritiers intermittents de toutes ces associations libres faites en vue de la sécurité. Ainsi, même ce premier besoin, tout à fait élémentaire, qui nous paraît aujourd’hui ne pouvoir être satisfait que par l’intervention directe et ininterrompue de l’État, l’a pu être autrefois, par des procédés moins commodes, dans une mesure moins complète, par l’action des particuliers ou des sociétés libres. L’insécurité est pour une société une cause de lenteur dans son développement ; elle ne la fait pas nécessairement rétrograder. L’oppression seule amène inévitablement le recul. Si les pachas turcs et le personnel qu’ils commandent se contentaient de protéger médiocrement les vies et les biens, si, du moins, ils n’étaient pas assujettis à des changements fréquents et qu’ils pussent mettre quelque régularité dans leurs exactions, la Turquie ne dépérirait pas. Le dépérissement est dû à l’action, non seulement brutale, mais épuisante, d’oppresseurs instables. La simple insécurité aurait des effets moins graves. Il ne faut certes pas en conclure que, dans les sociétés modernes, le premier devoir de l’État ne doive pas être de garantir la sécurité ; mais il est utile d’indiquer que, dans le cours de l’histoire, la plasticité de la société a pu, pour la satisfaction relative de ce besoin primordial, suppléer l’inertie de l’État par des organisations spéciales qu’elle créait spontanément. Il est bon aussi d’ajouter que, même dans le temps présent, pour un très grand nombre de transactions, un léger degré d’insécurité vaut encore mieux qu’un excès de réglementation.
Ce qui a investi définitivement l’État, d’une manière constante et exclusive, de ce service de la sécurité, c’est le principe de la division du travail. L’économie politique a singulièrement éclairé toute l’histoire humaine et même l’histoire naturelle, quand elle a donné tant de relief, sous la plume d’Adam Smith, au principe de la division du travail. C’est ce grand principe économique qui a constitué successivement la plupart des fonctions de l’État. Une foule de tâches, que la société souple et libre ne serait pas incapable de remplir par elle-même, qu’elle a même remplies pendant des siècles, sont échues graduellement à l’État, parce qu’il peut s’en acquitter mieux, plus économiquement, plus complètement, avec moins de frais et d’efforts. Ainsi, telle ou telle fonction spéciale et définitive s’est constituée avec netteté, s’est détachée de la société pour échoir à l’État, quand les conditions modifiées de celle-là et de celui-ci ont fait qu’il devenait plus expédient que telle ou telle tâche fût exercée par une force générale coercitive que par des forces particulières et intermittentes. Ceux qui, sur les confins du far-west, lynchent les criminels, n’ont ni le temps, ni l’instruction, ni les conditions d’esprit nécessaires pour s’acquitter toujours convenablement de leur tâche ; des juges permanents valent mieux. De même pour les constables spéciaux, pour les pompiers volontaires, pour ces balayeurs spontanés que l’on voit encore à Londres ; des escouades moins nombreuses, mais permanentes, de gens professionnels, remplissent mieux ces offices.
C’est donc le principe de la division du travail qui, inconsciemment appliqué, a fait passer à l’État certaines fonctions que la société exerçait instinctivement et que l’État organise avec réflexion. Cette sorte de départ qui se fait graduellement entre les attributions de l’État et celles de la société libre a pour objet de laisser aux individus plus de temps pour leurs tâches privées, tout en organisant mieux certains services. Aussi doit-on considérer comme des esprits rétrogrades ceux qui nous proposent de revenir au jury civil, aux tribunaux d’arbitres ; à moins, toutefois, qu’on ne veuille voir dans ces tendances une réaction salutaire contre les abus que l’État a introduits dans l’accomplissement des tâches dont il s’est chargé : la plasticité de la société réagirait alors contre ces fautes de l’État en abandonnant les organes qu’il a institués pour retourner à d’autres qu’elle crée spontanément.
On pourrait pousser très loin cet aperçu historique de la genèse des fonctions de l’État. Ainsi, le pouvoir législatif que l’État s’est attribué en certaines matières, comme les questions commerciales, ne lui a pas toujours été dévolu : il ne lui est échu que tard et par morceaux ; il a été d’abord exercé par les individus et les sociétés libres ; la fécondité inventive du commerce avait découvert certains procédés ingénieux, la lettre de change, le billet à ordre, bien d’autres encore, les marchés à terme sous toutes leurs formes, les combinaisons à primes, etc. ; la coutume avait réglé l’emploi de tous ces moyens ; les usages commerciaux eurent ainsi une origine spontanée, successive ; l’État finit par y mettre la main, s’en emparer, les généraliser, les perfectionner parfois, souvent aussi les déformer. Il faut donc condamner la superficialité de ces philosophes qui, habitant les nues et apercevant confusément sur cette terre l’État en possession de certains instruments, s’imaginent que c’est lui qui les a créés, et jettent des cris de Jérémie quand on leur parle de la fécondité d’invention des associations privées.
Non seulement le droit commercial a cette origine spontanée, mais encore les agents généraux et protecteurs du commerce, les consuls, étaient d’abord les syndics de certaines communautés de négociants ; ils devinrent plus tard des fonctionnaires publics ; la juridiction commerciale a passé par les mêmes vicissitudes.
Dans presque tous les ordres de l’activité humaine, on aperçoit des groupements libres d’individus se chargeant à l’origine d’organiser divers services d’intérêt général, que l’État ensuite, au bout de bien des siècles parfois, régularise. Ainsi pour la viabilité : dans un intérêt militaire, les États, soit anciens, soit modernes, ont exécuté, avant le XIXe siècle, quelques rares chaussées. Ils s’acquittaient par là non pas d’une fonction économique, mais d’une fonction stratégique. Les associations privées faisaient le reste : les bacs, les ponts créés par ces confréries spéciales, qui, dans le Midi notamment, étaient appelées pontifices, les routes à péage en Angleterre et dans bien d’autres contrées, les ponts à péage aussi, instruments primitifs si l’on veut, mais qui ont de longtemps précédé les travaux publics accomplis au moyen d’impôts, les ports mêmes et les docks, œuvres de compagnies, fondés et entretenus suivant le principe rigoureusement commercial, toutes ces créations spontanément écloses ont laissé encore aujourd’hui, surtout dans la Grande-Bretagne et, par un singulier contraste, dans quelques pays primitifs, des traces intéressantes. La seule route qui existe en Syrie, celle de Beyrouth à Damas, est l’œuvre et la propriété, suffisamment rémunératrice, d’une compagnie privée, d’une société française.
Des entreprises qui, par leur caractère encore plus éminemment désintéressé, semblent répugner à l’initiative privée, ont cependant, bien des fois, été accomplies par elle avec un éclatant succès. Stuart Mill classait encore parmi les œuvres qui revenaient de droit et de fait à l’État les explorations scientifiques. Pourrait-il se prononcer ainsi aujourd’hui ? Même il y a trente ans, il eût dû se montrer plus circonspect. Il oubliait que le doyen et le plus remarquable peut-être des voyageurs de l’Europe moderne, Marco Polo, était un fils et neveu de négociants, qui accompagna son père et son oncle dans un voyage de commerce à la cour du grand khan des Mogols, et de là se répandit dans toute l’Asie. Il ignorait surtout notre incomparable Caillié, qui, sans aucunes ressources et aucun appui, traversa, au début de ce siècle, le coin redoutable de l’Afrique nord-occidentale, du Sénégal au Maroc, en passant par Tombouctou, tournée hasardeuse qui ne fut refaite qu’un demi-siècle après par un jeune voyageur allemand. Stuart Mill encore ne pouvait pressentir que la première traversée d’outre en outre de l’Afrique, de la mer des Indes à l’Atlantique, serait accomplie par un aventurier libre, que subventionnèrent ces forces nouvelles, deux grands journaux, l’un américain, l’autre anglais.
Dieu me garde de prétendre que l’État, en Espagne, au Portugal, en Angleterre, en France, plus récemment ailleurs, n’ait pas puissamment aidé aux voyages de découvertes et à la prise de possession du monde ! Ce que je veux démontrer, c’est que, parmi les attributions que certains théoriciens étourdis revendiquent pour lui comme un monopole, il en est beaucoup qui ont pu et qui peuvent encore être exercées de la façon la plus heureuse par les groupements libres, soit des hommes riches, soit des hommes instruits, soit des hommes dévoués, soit des hommes curieux, soit de ceux qui mettent en commun une parcelle de richesse, de dévouement, d’instruction et de curiosité.
Bien loin que l’État soit à l’origine de toutes les grandes œuvres d’utilité générale, on constate, au contraire, historiquement, que les associations libres ont constamment prêté leur outillage à l’État pour les services les plus incontestablement dévolus à ce dernier. L’État pendant longtemps, beaucoup d’États même aujourd’hui, dans une certaine mesure encore l’État français, n’ont pas su ou ne savent pas faire rentrer leurs impôts. De là ces compagnies privées, ces fermes qui se chargeaient de recouvrir les contributions sous l’empire romain, dans la vieille France, sous nos yeux encore pour certaines taxes en Espagne, en Serbie, en Roumanie, en Turquie, hier en Italie et en Espagne, que dis-je ! dans beaucoup de communes françaises, qui trouvent plus économique d’affermer leurs droits d’octrois que de les percevoir elles-mêmes.
L’exposé historique auquel nous nous sommes livrés laisse, sans doute, subsister une grande difficulté : puisque la plupart des attributions, aujourd’hui considérées comme essentielles à l’État, ne lui ont pas appartenu primitivement, qu’elles sont restées longtemps dans la main de particuliers ou d’associations libres, qu’elles ne sont échues à l’État que graduellement par la lente application du principe de la division du travail, la grande collectivité, armée du pouvoir de contrainte, étant plus capable de les généraliser que les petites collectivités spontanées et variables qui ne possèdent guère que le pouvoir de persuasion, comment fixer, soit dans le présent, soit dans l’avenir, la limite des attributions de l’État ? Ce même exposé historique, cependant, va nous y aider en nous faisant mieux connaître les caractères généraux de l’État.
La première observation dont il est impossible de n’être pas pénétré, c’est que l’État est absolument dépourvu de l’esprit d’invention. L’État est une collectivité rigide, qui ne peut agir qu’au moyen d’un appareil très compliqué, composé de rouages nombreux, subordonnés les uns aux autres ; l’État est une hiérarchie, soit aristocratique, soit bureaucratique, soit élective, où la pensée spontanée est assujettie, par la nature des choses, à un nombre prodigieux de contrôles. Une pareille machine ne peut rien inventer. L’État, en effet, n’a rien inventé et n’invente rien. Tous les progrès humains ou presque tous se rapportent à des noms propres, à ces hommes hors cadre que le principal ministre du second empire appelait « des individualités sans mandat ». C’est par « les individualités sans mandat » que le monde avance et se développe : ce sont ces sortes de prophètes ou d’inspirés qui représentent le ferment de la masse humaine, naturellement inerte. Toute collectivité hiérarchisée est d’ailleurs incapable d’esprit d’invention. Toute la section de musique de l’Académie des Beaux-Arts ne pourra produire une sonate acceptable ; toute celle de peinture, un tableau de mérite ; un seul homme, Littré, a fait son dictionnaire bien avant les quarante de l’Académie française. Qu’on ne dise pas que l’art et la science sont des œuvres personnelles et que les progrès sociaux sont des œuvres communes ; rien n’est plus inexact. Les procédés sociaux nouveaux demandent une spontanéité d’esprit et de cœur qui ne se rencontre que chez quelques hommes privilégiés. Ces hommes privilégiés sont doués du don de persuasion, non pas du don de persuader les sages, mais de celui de gagner les simples, les natures généreuses, parfois timides, disséminées dans la foule. Un homme d’initiative, parmi les 40 millions d’habitants d’un pays, trouvera toujours quelques audacieux qui croiront en lui, le suivront, feront fortune avec lui ou se ruineront avec lui. Il perdrait son temps à vouloir convaincre ces bureaux hiérarchisés qui sont les lourds et nécessaires organes de la pensée et de l’action de l’État.
Aussi, voyez combien stérile, au point de vue de l’invention, est cet être que certains étourdis représentent comme le cerveau de la société. L’État, tous les États, ont d’abord et par-dessus tout une vocation militaire : ils représentent avant tout la défense du pays. C’est donc les États, leurs fonctionnaires, qui devraient, semble-t-il, faire la généralité des inventions et des applications relatives à la guerre, à la marine, à la rapidité des communications. Il n’en est rien. C’est à un moine, ce n’est pas à l’État, qu’on rapporte l’invention de la poudre à canon. Dans notre siècle, c’est un simple chimiste, appartenant au pays le plus pacifique de l’Europe, le Suédois Nobel, qui invente la dynamite ; Michel Chevalier, en juillet 1870, attire l’attention du gouvernement impérial sur ce formidable explosif ; pendant le second siège de Paris, M. Barbe, depuis ministre de l’agriculture, prie M. Thiers d’employer cette substance nouvelle ; ces deux gouvernements, si différents par les hommes et par les principes, ne prêtent aucune attention à ces propositions. Il en va des découvertes de la marine comme de celles de la guerre ; le marquis de Jouffroy, en 1776, fait naviguer sur le Doubs le premier bateau à vapeur : il demande des encouragements au ministre Calonne, qui le repousse. Mauvais ministre, dira-t-on ; mais, dans la série nombreuse des ministres de tout pays, il s’en trouve au moins autant de mauvais ou de médiocres que de bons. C’est à un grand homme du moins, à un vrai grand homme, Napoléon, que, un quart de siècle après, s’adresse Fulton ; et ce grand homme d’État considère ces essais comme des enfantillages. Si l’État dédaigne la vapeur et est lent à l’appliquer, ce n’est pas lui non plus qui invente ou qui applique le premier l’hélice. L’inventeur Sauvage passe d’une maison de dettes dans une maison de fous. Pour les communications publiques, il en est de même. Trois petits chemins de fer fonctionnent en France, à la fin de la restauration, créés par l’initiative privée, sans subvention d’aucune sorte ; l’État met une dizaine d’années à discuter sur le meilleur régime des voies ferrées, et, par ses tergiversations, ses absurdes exigences, il retarde d’autant, comme nous le montrerons plus tard, le développement du réseau ferré dans notre pays. La drague à couloir de M. Lavalley avait creusé depuis dix ans le canal de Suez, qu’on commençait à peine à l’introduire dans les travaux de ports exécutés par l’État français. Ni les câbles sous-marins, ni les percements d’isthmes, ni aucune des principales œuvres qui changent la face de ce monde, ne sont dus à l’État ou aux États. L’État moderne affecte une prédilection pour l’instruction : ce sont des particuliers qui créent l’École centrale des arts et manufactures ; ce sont des industriels qui instituent les écoles de commerce de Mulhouse, de Lyon, du Havre. L’État, dans un rare moment d’initiative, veut fonder une école d’administration ; il n’y réussit pas. Un simple particulier crée l’École libre des sciences politiques, et lui gagne en quelques années, dans les deux mondes, une éclatante renommée. L’État se lasse des anciens procédés d’instruction qu’il avait empruntés à une société privée, celle des jésuites, et il se prend d’engouement pour l’œuvre d’une autre société privée, celle de l’école Monge ; il veut aussitôt en généraliser les principes sur tout le territoire. Ce n’est pas que nous voulions contester les services que l’État rend d’autre part, les perfectionnements de détail que plusieurs de ses ingénieurs ou de ses savants introduisent ou répandent. Certes, l’État a à son service des hommes distingués, des hommes éminents ; la plupart, cependant, quand ils en ont l’occasion, préfèrent quitter l’administration officielle où l’avancement est lent, pédantesque, assujetti au népotisme ou au gérontisme, pour entrer dans les entreprises privées qui placent immédiatement les hommes au rang que leur assignent leurs talents et leurs mérites.
Comment en serait-il autrement ? L’esprit, comme dit l’Écriture, souffle où il veut. La sagesse moderne a traduit cette grande pensée par cette autre formule : Tout le monde a plus d’esprit que Voltaire. Ce n’est pas dans les cadres réguliers, prudemment combinés, que s’enferme l’esprit d’invention ; il choisit dans la foule ceux dont il veut faire une élite. En disant que l’État manque essentiellement de la faculté d’invention et de l’aptitude à l’application prompte des découvertes, nous n’avons pas l’intention de le dénigrer, de l’offrir en pâture aux sarcasmes. Nous constatons simplement sa nature, qui a des mérites différents, opposés. Au point de vue social aussi, l’État ne sait rien découvrir : ni la lettre de change, ni le billet à ordre, ni le chèque, ni les opérations multipliées des banques, ni le clearing house, ni les assurances, ni les caisses d’épargne, ni ces divers modes ingénieux de salaire que l’on appelle participation aux bénéfices, ni les sociétés coopératives, ne sortent de la pensée ou de l’action de l’État ; toutes ces combinaisons ingénieuses surgissent du milieu social libre.
Qu’est donc l’État ? Ce n’est pas un organe créateur, loin de là. C’est un organe critique, un organe de généralisation, de réglementation, de coordination, de vulgarisation. C’est surtout un organe de conservation. L’État est un copiste, un amplificateur ; dans ses copies et ses adaptations des entreprises privées, il a bien des chances de commettre quelques erreurs, ou de multiplier à l’infini celles qui se trouvaient dans l’original dont il s’éprend. Il intervient après les découvertes, après les progrès, bien longtemps après, et il peut alors leur prêter un certain concours. Mais il peut aussi les étouffer : dans l’intervention de l’État, qui peut être parfois bienfaisante, il y a toujours à craindre cet élément capricieux, brutal, accapareur, ce quia nominor leo. Il possède, en effet, un double pouvoir, qui est une terrible force, la contrainte légale et la contrainte fiscale. De ce que l’État est ainsi absolument destitué de la faculté d’invention, de ce qu’il possède seulement, dans des mesures très variables, l’esprit d’assimilation et de coordination, il résulte que l’État ne peut être le premier agent, la cause principale du progrès dans la société humaine ; il ne saurait jouer le rôle que d’un auxiliaire, un agent de propagation, qui risque, toutefois, par une présomption maladroite, de se transformer en agent de perturbation. Il descend ainsi du trône où on voulait l’élever. Il en résulte encore que l’État n’est pas la plus haute personnalité, ainsi que le prétend M. de Stein ; c’est la plus vaste personnalité, non la plus haute, puisque le plus merveilleux attribut de l’homme, l’invention, lui fait défaut. Avant d’entrer dans le détail des tâches dont s’occupe la trinité de l’État — pouvoir central, pouvoir provincial, pouvoir communal —, il nous a semblé utile de réfuter ces erreurs et de poser ces principes. La mission de l’État en deviendra plus claire.
PAUL LEROY-BEAULIEU
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[1] Voir la Revue du 15 janvier 1888.
[2] Voir, dans la Revue du 1er juin, Benjamin Constant, par M. Émile Faguet, p. 622.
[3] Michel Chevalier, Cours d’économie politique, tome II, 6e leçon.
[4] Discours de Gambetta à Belleville en 1878.
[5] Essais de politique, page 28 à 36.
[6] « Der Staat ist die zur selbstttändigen und selbstthâtigen Persönlichleit erhobene Gemeinschaft der Menschen… Wir erkennen den Staat als die höchste Form der Persönlichkeit an… Fïr diese Forderung (des Staats) giebt es an sich keine Grenze, und die durch sie gesetzte Aufgabe des Staats ut daher eine begrifflich mendliche. » Lorenz von Stein, Lehrbuch der Finanzwissenschaft, 2e édition, pages 2 et 6.
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