Par Louis Rouanet
Si les entrepreneurs sont les historiens du futur, ceux qui spéculent sur la meilleure façon de servir les consommateurs, les politiciens et les intellectuels, eux, conçoivent le futur en regardant dans le rétroviseur. Ils exploitent sans fin la nostalgie des généreuses 30 glorieuses, supposées représenter le succès de l’Etat providence et du contrôle étatique de l’économie. Mais l’histoire de l’occident après-guerre n’est pas celle du triomphe du planisme, bien au contraire.[1] Rien n’est plus apparent qu’en ce qui concerne la politique de reconstruction des logements après-guerre.
L’encadrement des loyers en France
A partir de la première guerre mondiale, l’Etat français commença à encadrer les loyers. La spirale de l’interventionnisme s’accéléra alors si bien qu’en 1947, 119 lois ou quasi-lois sur le contrôle des loyers avaient été énactées. Dès 1943, tous les loyers étaient gelés, y compris ceux des nouveaux bâtiments qui avaient jusque là été épargnés.
Certains verront dans ces diktats des mesures dites « sociales ». En 1948, un salarié, avec 300 Francs -c’est à dire l’équivalent de 1$ de l’époque- pouvait payer son loyer. Le payement du loyer représentait en moyenne 1,4% du revenu d’un salarié et 1,7% du revenu d’un col blanc. Un mois de loyer ne coûtait le prix d’onze paquets de cigarettes. La rhétorique des défenseurs du contrôle des prix était la suivante : tout le monde ne devrait pouvoir se loger à un « prix décent ».[2] Un prix dit décent mais pas de logement à louer, voici ce que fut la réalité du contrôle des prix. L’encadrement des loyers fut un échec apparent.
L’une des explications de la popularité du contrôle des prix réside dans le fait qu’en général, une partie de ses coûts sont cachés –ou, tout du moins, ne sont pas visibles initialement quand la loi est adoptée. Le contrôle des prix est donc particulièrement attirant pour ceux qui ne pensent pas au long terme –un trait de caractère omniprésent chez les politiciens. Les prix baissés artificiellement par décret gouvernemental plutôt que par l’offre et la demande encouragent à consommer en même temps qu’ils découragent la production de ces même biens et services. Une consommation plus élevée et une production réduite signifie qu’il y a pénurie. Les conséquences du contrôle des prix sont donc à la fois quantitatives et qualitatives.
Après la seconde guerre mondiale, ceux qui avaient déjà un appartement payaient un prix extraordinairement bas, mais il n’y avait aucun logement libre à louer pour les consommateurs qui voulaient entrer sur le marché. Le contrôle des prix des loyers avait remplacé l’alternative « payer ou dormir sous un pont » par « être déjà locataire ou dormir sous un pont ». La mort d’un locataire était la seule opportunité permettant d’obtenir un logement. Déjà en 1939, les problèmes du contrôle des prix étaient critiques. A la veille de la seconde guerre mondiale, 72% des familles d’ouvriers français habitaient dans des logements de moins de 3 pièces, contre 56% en Italie, 52% en Allemagne et 19% en Angleterre.[3] Quand Bertrand de Jouvenel écrivit son article en 1948 sur le contrôle des loyers[4], il remarqua que les jeunes couples français étaient forcés de vivre avec leurs beaux parents. L’activité principale des épouses, écrivait-il, était de guetter la mort d’un quelconque locataire. Des « chasseurs d’appartements », marchandaient avec les concierges et les crocs morts pour être averti les premiers des décès. Entre 1936 et 1948, pratiquement aucun logement ne fut construit. En 1948, sur les 84 000 bâtiments de Paris, 27,2% avaient été construit avant 1850, 56,9% avant 1880 et presque 90% avant la première guerre mondiale. En 1947, après que la loi ait permis d’augmenter le prix des loyers, louer de l’immobilier construit avant 1914 coûtait seulement 12% du prix de 1939 en terme réel. En ce qui concerne le prix de l’immobilier construit après 1914, ce nombre était de 9%. Il était courant que les propriétaires louent à perte. Ainsi, l’incitation à la construction de nouveaux logements était quasiment inexistante.
Mais les coûts du contrôle des prix sont également qualitatifs. En effet, la détérioration de la qualité accompagne souvent la réduction de la production sous le régime de fixation des prix. Sur un marché libre, les vendeurs sont incités en maintenir la qualité de leurs biens ou services de peur de perdre des clients. Mais quand il y a contrôle des prix et que le prix fixé est inférieur au prix de marché, une pénurie s’en suit et la peur de perdre des consommateurs disparaît. Par exemple les propriétaires ne peignent et ne réparent plus quand il y a un contrôle des loyers parce qu’il n’y a aucune raison de craindre de ne pas trouver preneur quand il y a plus de locataires cherchant pour des appartements qu’il n’y a d’appartements disponibles. Ainsi, en 1948, selon les estimations indulgentes de l’administration publique, il y avait 16 000 bâtiments qui étaient dans un état si déplorable que rien ne pouvait être fait mis à part les détruire. A Paris, en 1948, 82% de la population n’avait pas accès à une douche où une baignoire. Plus de la moitié des parisiens devaient sortir de leur appartement pour utiliser un lavabo et un cinquième n’avait même pas accès à l’eau courante dans leur appartement. Ces chiffres sont très clair : bien loin d’améliorer les conditions de vie, le contrôle des loyers amène à la consommation du capital immobilier et donc à un appauvrissement.
En 1948, le gouvernement français libéra les prix des nouveaux logements mais pas ceux des logements déjà construits. Par conséquent, avec cette réforme incomplète, les problèmes persistèrent malgré l’amélioration de la situation.
Le contrôle des logements est l’exemple même de la politique gouvernementale ayant entravée la reconstruction après la seconde guerre mondiale. L’économie, particulièrement dans une période d’après-guerre, n’a pas besoin de plus de contrôle mais bel et bien de plus de liberté. Le cas échéant, ce n’est pas la production qui se multiplie mais les files d’attentes.
Le planisme et le logement en Angleterre
Il est difficile d’imaginer aujourd’hui à quel point l’Angleterre travailliste d’après-guerre était devenue la victime de politiques socialistes ruineuses.[5] Dans un manifeste électoral datant de 1945, le parti travailliste clamait être « un parti socialiste et fier de l’être. »[6] Après l’élection des travaillistes, le premier ministre Atlee affirma : « En matière de planification économique, nous sommes d’accord avec la Russie soviétique. »[7]
Les conséquences de ces politiques économiques socialistes furent désastreuses. L’Angleterre connaitra l’un des taux de croissance les plus faibles d’Europe pendant les 30 Glorieuses. En 1948 les rations étaient bien en dessous de celles qu’avaient connues les Anglais pendant la guerre. Même le pain, qui n’avait pas était rationné pendant la guerre, commença à l’être. Malgré tous ces échecs, il est parfois admis que la politique de logement du gouvernement Britannique fut un succès, surtout pour les classes populaires. La vérité est tout autre.
La seconde guerre mondiale, responsable de la destruction de 300 000 logements au Royaume Uni, ne fut pas le principal responsable de la pénurie de logements d’après-guerre. Cette performance revient au gouvernement britannique qui, au nom de la « justice sociale », décida après 1945 qu’au moins quatre cinquième des bâtiments devraient être propriété de l’Etat et loués à des employés. En 1948, le secteur du logement privé avait presque complètement disparu. En 1949, 94% des bâtiments construits en Angleterre étaient possédés et exploités par l’Etat.
L’échec du contrôle de la construction de l’immobilier par l’Etat était tout à fait apparent. La construction était plus chère et les logements moins nombreux. A la fin des années 40, la Grande Bretagne dépensait la même proportion de ses revenus pour le logement qu’avant la guerre mais construisait deux fois moins de maisons par an. Pendant les quatre années après la seconde guerre mondiale, seulement 367 761 maisons permanentes furent construites contre 2 500 000 pendant les 8 années avant la guerre, dont 1 888 000 construites par le secteur privé.[8]
Curieuse manière d’inciter à la construction de logements, celui qui après la guerre construisait un bâtiment sans licence émise par le gouvernement pouvait être condamné à 7 ans de travaux forcés. Les destructions dus aux bombardements effectués par les nazis avaient donné une justification à l’Etat pour contrôler et réguler la gestion et la construction de logements. Mais bien sûr, plus il y avait de contrôles, moins il y avait de logements.
Face aux problèmes du planisme immobilier, certains socialistes accusèrent les travailleurs de manque d’ardeur au travail. Certains de leurs commentaires illustraient tout à fait la dérive autoritaire qu’était en train de vivre l’Angleterre. Mr. Aneurin Bevan, le ministre socialiste de la santé, s’alarma de la lenteur des constructions à Londres dans ces termes :
“La lenteur avec laquelle la force de travail construit à Londres me fait peur. Si cela avait été une opération militaire, on pourrait introduire de la discipline dans tout ça et tirer sur quelques constructeurs qui ne rentrent pas dans le rang.”[9]
Ce que ce ministre ne comprenait pas, c’est que le manque d’ardeur au travail n’était qu’une facette du problème. Aussi efficace que puissent être les travailleurs dans une économie socialiste, les problèmes d’allocation des ressources et de bureaucratisation persistent. Bâtir des logements est bien plus compliqué que ce qu’on peut penser au premier abord. Ces constructions se décomposent en de très nombreuses étapes de productions qui doivent elle-même être planifiées. Comme l’écrivait Ludwig von Mises, le planificateur d’une société socialiste « tâtonne dans les ténèbres »[10] : l’absence de prix de marché empêche le calcul économique rationnel.
La situation du secteur du bâtiment dans Angleterre de la fin des années 40 est bien résumée dans un communiqué de la London Master Builder Association, où il est écrit:
“L’employeur dans le bâtiment se conformant aux lois voit ses activités rendues à peu près aussi difficiles que possible. Même lorsque les licences sont obtenues, il n’y a aucune garantie que le matériel pour réaliser le travail sera disponible. La quantité de formulaires à remplir qui a été infligée aux employeurs a rendu nécessaire qu’une grande partie du temps de gestion soit alloué à du travail de bureau improductif. Il faut souvent plusieurs semaines avant que le remplissage des formulaires permette de commander les matériaux, sans parler de leur livraison.”[11]
Ainsi, la planification a conduit en Angleterre à des cas aberrants où le capital et les productions furent gaspillés en grande quantité. En janvier 1947, le gouvernement britannique annonça un plan pour loger les sans domiciles. La construction de 250 000 maisons dans l’année était prévue. Le gouvernement mis alors une foule d’industries au travail. Briques, ciment, plomberie, clous, plâtre et toutes sortes de matériaux furent produits massivement pour réaliser le plan. Mais alors que tout ceci fut produit, il fut découvert que la production de bois de charpente n’était suffisante que pour la construction de 60 000 maisons. Ainsi, le glorieux plan, destiné à résoudre le problème du logement, ne put réaliser que 24% des constructions prévues initialement. Pendant ce temps, les usines tournaient à plein régime et on avait découvert que la main d’œuvre manquait. Les briques étaient entassées dans les usines qui, faute d’acheteurs, étaient fermées. D’autres matériaux furent également gaspillés. Le plan fut un échec pitoyable.[12]
CONCLUSION
La planification centralisée est sensée être une tâche relativement plus facile quand il s’agit de reconstruire à l’identique ce qui a été détruit pendant une guerre où une catastrophe naturelle. Et pourtant, même dans ce cas, l’Etat échoue. Même dans ce cas, le capital est mal utilisé et les ressources gaspillés. Même dans ce cas, l’occasion de réallouer le capital de manière plus efficace est gaspillée. Même dans ce cas, la planification nourrit une armée de bureaucrates vivant sur le dos de la classe productive et vampirisant la production.[13]
Les nostalgiques des 30 Glorieuses sont victimes de la mystique du plan. Ils souffrent du sophisme post hoc ergo propter hoc : ce n’est pas parce que le plan fut instauré après-guerre et que la croissance s’en est suivit que le planisme est la cause de la croissance. Mais même si on admettait que la planification permit d’accélérer la reconstruction d’après-guerre ou d’augmenter le taux de croissance, il faudrait toujours se demander : en quoi est-ce bénéfique ? Rien ne permet d’affirmer que maximiser le PIB où construire plus de logements soit quelque chose d’intrinsèquement bon.[14] On parle souvent de la croissance en oubliant que toute production a un coût pour les individus qui produisent.[15] Peut-être que les Anglais d’après-guerre voulaient construire moins. Peut-être voulaient-ils construire moins mais mieux. Ou peut-être voulaient-ils produire autre chose que des logements. Tout ceci dépend des préférences individuelles. Affirmer que la planification fut bénéfique pour le bien-être social repose sur des jugements de valeur et, par conséquent, ne peut pas être considéré comme une affirmation scientifique. Le paradoxe, dans le cas de la croissance par la planification, est que la croissance peut faire décroitre le bien-être de la population. Rien, dès lors, ne permet d’affirmer que l’intervention de l’Etat dans le secteur du logement fut bénéfique.
[1] Pour une critique précoce du planisme à la française, voir : Vera Lutz, Central Planning for the Market Economy, An Analysis of the French Theory and Experience (London: Longmans, Green and Co. Ltd., 1969).
[2] Notons que personne jusqu’à présent n’a réussi à définir ce qu’est un « prix décent » sans abandonner l’analyse économique au profit de jugements de valeurs généralement arbitraires et non justifiés.
[3] Jean Marc Stébé, “Le logement social en France de 1789 à nos jours”, Que sais-je, 6ème édition, 2013.
[4] Bertrand de Jouvenel, “No Vacancies”, Foundation for Economic Education, Inc. Irvington-on-Hudson, N.Y., October 1948.
[5] Kipling, l’auteur le plus détesté par les socialistes anglais de l’époque, écrivait:
“In the Carboniferous Epoch we were promised abundance for all,
By robbing selected Peter to pay for collective Paul;
But, though we had plenty of money, there was nothing our money could buy,
And the Gods of the Copybook Headings said: “iƒ you don’t ‘work you die.”
Cité dans: John T. Flynn, “The Road Ahead”, 1949, p.55.
[6] Keith Hutchison, The Decline and Fall of British Capitalism (London: Jonathan Cape, 1951), p. 291.
[7] John Jewkes, “Confusions of The Planners”, American Affairs, July 1948.
[8] Chiffres dans: Morton Bodfish, “The Public Roof Over Britain”, American Affairs, April 1950, Vol. XII, No.2.
[9] Cité dans: Morton Bodfish, “The Public Roof Over Britain”, American Affairs, April 1950, Vol.XII, No.2.
[10] Ludwig von Mises, “Le Calcul économique en régime socialiste”, Extrait (p. 93-132) de L’Économie dirigée en régime collectiviste — Études critiques sur les possibilités du socialiste. Librairie de Médicis (1939)
[11] Cité dans: Morton Bodfish, “The Public Roof Over Britain”, American Affairs, April 1950, Vol.XII, No.2.
[12] Voir: John T. Flynn, “The Road Ahead”, 1949.
[13] Le Planisme « à la française » était réputé pour être indicatif et non pas coercitif. Il était censé échapper à la bureaucratisation. Cependant, il serait incorrect de ne prendre en compte que les bureaucrates qui s’occupent directement du plan –qui, en effet, étaient assez peu nombreux. La caractéristique du planisme est bien plus la bureaucratisation des entreprises contrôlées par l’Etat que la bureaucratisation du commissariat général au plan.
[14] Murray Rothbard écrivait très justement: “To advocate the government’s coming on the scene and forcing these people to work and save, in order to “grow” at some time in the future, means to advocate the compulsory lowering of the standard of living of the bulk of the populace in the present and near future. Any sort of achieved production, under this scheme, however great, would not be “growth” for society; instead it would be retrogression, not only for some but for most people. An economist, therefore, cannot scientifically advocate compulsory growth, for what he is really doing is attempting to impose his own ethical views (e.g., more hard work and saving is better than more leisure and berries) on the other members of society by force. These members greatly lose utility as a result.” In: Murray Rothbard, “Man, Economy and State”, 1962, p.964-65.
[15] Voir sur ce sujet: Israël Kirzner, “On the Premises of Growth Economics”, New Individualist Review, Volume 3, Number 1, Summer 1963.
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