Dans le domaine du transport ferroviaire, dont la gestion publique est prétendument évidente, les résultats comparés de l’initiative privée et de l’initiative par l’État ont rendu des résultats tout à fait clairs. Louis Rouanet étudie dans cet article plus particulièrement l’exemple anglais lors de la Révolution industrielle, et l’exemple français, sous l’intervention croissante de la puissance publique au tournant du XXe siècle. B.M.
L’État contre le transport ferroviaire : le cas de la Révolution Industrielle et de la Nationalisation de 1908
Par Louis Rouanet
Le socialisme ferroviaire en France est largement perçu comme une nécessité. Il est affirmé que les chemins de fer sont des « monopoles naturels ». Ainsi, est-il dit, l’État devrait monopoliser leur exploitation. L’appât du gain, le profit, mettrait les consommateurs en danger et le secteur privé serait incapable d’assurer le « service public ». Tous ces poncifs sont démentis par les faits. Aujourd’hui cependant, en raison de l’absence de concurrence dans le secteur ferroviaire, il est très dur de se rendre compte à quel point la gestion des trains par l’État est un échec. À cet égard, la nationalisation de la Compagnie de l’Ouest en 1908 est intéressante car à l’époque les chemins de fers privés restaient majoritaires et peuvent servir de contrefactuel.
L’État et les transports au XIXe siècle
Il a souvent été affirmé, sans preuves solide, que l’État a eu un rôle primordial dans la Révolution Industrielle en développant les transports, nécessaires pour l’intensification des échanges et pour le progrès économique. Pourtant, l’Angleterre, la mère de la Révolution Industrielle, connue une révolution des transports basée non pas sur le planisme gouvernemental mais bel et bien sur la libre-entreprise. Comme l’écrit l’historien T.S. Ashton, « en Angleterre, ce n’était pas des besoins stratégiques mais des besoins commerciaux qui entrainèrent l’amélioration des moyens de communication : les hommes qui construisirent les routes, les ponts, les canaux et les chemins de fer étaient des civils, employés non pas par l’État mais par des individus ou des entreprises désireux de développer le commerce de la région dans laquelle provenaient leurs revenus personnels. »[1] La révolution des transports en Angleterre pendant le XVIIIe siècle est l’histoire de la privatisation du système routier. En effet, les routes cessèrent peu à peu d’être confiées aux paroisses qui levaient des taxes pour financer leur exploitation. À la place, des associations privées mirent en place des péages (turnpike), entretinrent et construisirent les routes. Celles-ci représentaient environ un cinquième du réseau routier anglais et gallois et la plupart des grands axes de communication. En 1770, toutes les routes les plus importantes menant à Londres étaient privées. L’amélioration et le développement du réseau routier fut tout à fait satisfaisant. Les routes privées ne souffraient plus de la tragédie des communs et la qualité fut accrue. Entre 1750 et 1829, le nombre de miles par heure moyen parcouru passa de 2,6 à 8 avec l’amélioration la plus flagrante se passant entre 1750 et 1780. Pour voyager de Manchester à Londres, il fallait 90 heures en 1700, 60 heures en 1760, 24 heures en 1787 et 19 heures en 1821.[2] Les revenus des péages permirent de financer la construction des nouvelles routes les plus rentables, c’est-à-dire celles que les consommateurs jugeaient les plus utiles. Les ressources étaient donc bien mieux utilisées grâce à l’investissement privé. Les trustees — c’est-à-dire les organisations privées qui s’occupaient des routes — dépensaient entre 10 et 20 fois plus que les paroisses pour le maintien et la construction des routes. Ceci était dû au fait qu’auparavant, les routes étaient financées par l’impôt et par conséquent, ceux qui payaient les routes n’étaient pas ceux qui les utilisaient le plus. Ce problème fut réglé avec la privatisation des routes et l’installation de péages. Aussi, la privatisation des routes s’accompagna d’une rationalisation du réseau routier. Alors qu’auparavant, les paroisses décidaient chacune les dépenses et les travaux qu’elles voulaient faire sur la partie de la route ou du réseau qu’elles géraient, la privatisation permit l’émergence d’une gestion rationnelle et coordonnée de chaque route dans leur ensemble ou d’une partie du réseau.
De même que pour le réseau routier, le système de chemin de fer en Angleterre était purement privé et se développa bien plus vite que dans n’importe quel autre pays européen. Le processus concurrentiel était largement suffisant pour développer un système ferroviaire de plus en plus coordonné et étendu. Patrick Verley écrit :
« En Grande Bretagne, la construction des réseaux fut laissée entièrement à l’initiative individuelle, ce qui n’allait pas sans quelques aberrations : lignes parallèles, en concurrence sur les lignes les plus rentables, mais certes là où le trafic était le plus important ; mauvaise coordination, bien que, par exemple, dès 1832, plusieurs compagnies eussent déjà harmonisé leurs billets ; multiplication de très petites compagnies, au capital très faible, exploitant quelques kilomètres. En 1850, elles étaient plus de 200. […]
Jusqu’en 1914, les compagnies furent rentables et n’eurent pas à demander de subventions à l’État.[3] »
Les aberrations que décrit Patrick Verley ne sont en rien des aberrations mais plutôt des adaptations nécessaires aux besoins des consommateurs par le processus concurrentiel. Lui-même doit admettre que la libre entreprise a résolu les problèmes qu’il signale, tel que la coordination entre les compagnies de chemin de fer. De même, les lignes parallèles, loin d’être du gaspillage, permettaient de mieux desservir les destinations en questions et d’assurer des prix plus faibles pour les consommateurs.
Certains économistes justifient l’intervention de l’État à l’aide de deux assertions contradictoires : 1) L’État doit s’occuper des chemins de fer parce qu’ils sont en situation de monopole naturel et peuvent donc pratiquer des prix supérieurs à leur coût marginal. 2) L’État doit s’occuper de la construction des chemins de fer parce que celle-ci est trop coûteuse. Mais si les compagnies privées de chemin de fer sont en situation de monopole, cela signifie que la construction de lignes de chemins de fer est plus rentable, pas moins. Autrement dit, si la théorie du monopole naturelle était justifiée, on devrait admettre qu’il y a trop d’incitations pour la construction d’un réseau plus étendu et qu’il y aura donc « surinvestissement » dans le secteur du chemin de fer. Mais les chemins de fer privés étaient loin d’être des monopoles. La preuve en est que John Stuart Mill allait jusqu’à critiquer la création de lignes ferroviaires concurrente en Angleterre qui entrainait supposément un « gaspillage de la terre ». De plus, d’autres moyens de transport comme les canaux — eux aussi construits par l’initiative individuelle, concurrençaient le chemin de fer.
Nous avons donc vu que non seulement les systèmes de transports privés ont existé historiquement, mais aussi qu’ils ont été hautement efficients. Cependant, le conservatisme de l’administration dans de nombreux pays, et plus particulièrement la France et l’Autriche, retarda le développement des chemins de fer. Ainsi, Paul Leroy Beaulieu affirme dans son livre L’État Moderne (1900, p.142) que « l’étroitesse d’esprit et la jalousie des pouvoirs publics ont retardé de quinze ans dans notre France l’établissement des chemins de fer. » Le mythe de l’État rendant possible la révolution industrielle par des politiques volontaristes dans le secteur du transport ne tient pas l’examen des faits.
La crise des transports
La France connaît au début du XXe siècle une crise des transports.[4] Il est en général admis que cette crise est le résultat de rendements décroissants qui ont fait baisser la rentabilité des nouvelles voies de communication. Cependant, cette explication est superficielle et la véritable cause se trouve dans l’interventionnisme gouvernemental. Depuis 1883, avec le plan Freycinet, l’épargne des Français et l’argent public furent gaspillés dans la construction de lignes ferroviaires non-rentables si bien qu’il peut être tenu directement pour responsable dans le retard de la France pendant la seconde révolution industrielle.[5] Le coût de ce plan pour les finances publiques fut d’au moins 2,9 milliards de Francs. L’économiste et ancien directeur de Sciences Po, Paul Leroy Beaulieu, dans son livre L’État Moderne (1900) parlait de « la folie Freycinet » qui finançait « des travaux, la plupart improductifs ». Ces mauvais investissements furent d’autant plus improductifs qu’ils eurent lieu à la même période que le développement de l’automobile. De même, le plan Freycinet arrive dans un contexte où le prix du transport maritime était en train de plonger et son efficacité s’accroissait sensiblement. Alors que le marché du chemin de fer était saturé, les investissements portuaires étaient plus que nécessaires, les progrès de la machine à vapeur et la création des grandes compagnies maritimes réduisant grandement les coûts du transport océanique. Enfin, les entreprises ferroviaires privées étant concessionnaires, leurs prix étaient fixés par l’État ce qui entrainait pénuries et mauvaise qualité des moyens de transport ferroviaires.
L’interventionnisme entraine souvent plus d’interventionnisme pour régler les problèmes inattendus de l’intervention initiale. Dans le cas présent, la Compagnie de l’Ouest fut nationalisée en 1908, malgré l’opposition du Sénat et malgré l’existence d’un réseau ferroviaire étatique qui avait déjà révélé l’inefficacité des chemins de fer nationalisés.
L’échec du socialisme ferroviaire
Les effets de la nationalisation ne se firent pas attendre. L’échec fut si cuisant qu’il surprit les plus sceptiques opposants à la propriété publique. Le désordre causé par le rachat de la compagnie de l’Ouest servi aux économistes comme un exemple en temps réel de l’inefficacité des nationalisations. La sécurité des consommateurs (devenus usagers) fut grandement dégradée. L’économiste libéral Yves Guyot remarqua qu’entre 1907 et 1912, les voies ferrées nationalisées eurent le monopole des accidents majeurs alors qu’elles ne représentaient qu’un cinquième de la taille du réseau français.[6] Par ailleurs, le mauvais fonctionnement de la compagnie de l’Ouest, une fois nationalisée, causa de lourdes pertes pour les clients en ce qui concerne le fret et des réparations (payées in fine par le contribuable) durent être versées. En 1908, le trajet entre Paris et Rouen durait 2 heures et 11 minutes. En 1911, cette durée était de 2 heures et 39 minutes soit une augmentation de 20%. Entre 1908 et 1911, les coûts de la compagnie de l’Ouest augmentèrent de 60%. Ainsi, trois ans après la nationalisation de 1908, le Sénat adopta une résolution condamnant « l’état déplorable » du système ferroviaire d’Etat.[7]
Avec la nationalisation de 1908, des élus firent pression sur l’État pour maintenir en état des gares et lignes à l’utilité douteuse. Les milliers de français qui rejoignait Paris chaque jour ne savait pas qu’ils finançaient — lorsqu’ils achetaient leurs billets — des gares vides situées dans les campagnes. Ils ne se doutaient pas que l’absence de chauffage des trains ou le manque de places assises, résultaient des choix d’investissement de l’État, les lignes rurales étant soutenues par des députés radicaux “en vue”. Les lignes urbaines, elles, étaient négligées même si leur utilité et les profits issus de leur exploitation étaient réels. En 1908 comme aujourd’hui, quand le gouvernement lutte contre le système de prix, l’économie est privée d’informations utiles et nécessaires pour pouvoir allouer les ressources de manière socialement bénéfique.
CONCLUSION
Les deux réseaux ferroviaires les plus surs en Europe sont aujourd’hui des réseaux largement ouverts à la concurrence. Il s’agit de la Suède et du Royaume Uni. Le cas de la Suède est tout à fait impressionnant car les prix ont baissé et le nombre de passager a augmenté de manière significative depuis la libéralisation. Le système ferroviaire français reste quant à lui figé dans les conservatismes et les intérêts politiques. Il y aura toujours dans notre pays des personnalités cherchant à stigmatiser la concurrence et se cachant derrière « l’importance du service public ». Comme l’écrivait Emmanuel Ratoin en 1890 dans le Journal des Economistes, « L’expression service public est la guillotine sèche de toutes les industries libres que l’État a envie d’accaparer ».
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[1] En anglais: “In England, it was not strategic but commercial necessities that led to improvements in the means of communications: the men who made new roads, bridges, canals and railways were civilians, employed not by the State but by individuals, or companies of men, eager to develop the trade of the area from which they derived their personal incomes.” Dans: T. S. Ashton (1948): The Industrial Revolution, 1760-1830, Oxford University Press, p.81-82.
[2] Pour les chiffres, voir: Dan Bogart (2014): Turnpike Trusts and the Transportation Revolution in 18th Century England, //www.economics.uci.edu/files/docs/workingpapers/2004-05/Bogart-02.pdf
[3] Patrick Verley (1997), La Révolution Industrielle, Gallimard, Paris, p.194-195.
[4] Voir : Yves Guyot, La Crise des Transports : Illusions et Réalité, 1908
[5] Le Bris David, « Les grands travaux du plan Freycinet : de la subvention à la dépression ? », Entreprises et histoire, 2012/4 n° 69, p. 8-26
[6] Yves Guyot, Where and why public ownership has failed?, The Macmillan Company, 1914. p.277-278 (traduction américaine, revue par l’auteur, de son livre La Gestion par l’Etat et les municipalités, Paris, Alcan, 1913)
[7] Voir: Murray Rothbard (September 1955), The Railroads of France. Ideas on Liberty.
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