Dans cette étude, Joseph Garnier, marqué par les désastres de la récente guerre franco-prussienne de 1870, analyse la question des nations et des nationalités, dont l’appréciation passionnée et sophistique cause la guerre, l’accroissement des armements et les ambitions sans cesse renouvelées de conquêtes. Contre ces dangers, une politique résolue de non-intervention, de respect des frontières existantes, et d’attention aux intérêts supérieurs des peuples, dont la guerre détruit toujours les membres et les moyens d’existence, peut seule être appelée raisonnable. Plus que jamais, soutient-il, elle s’impose, et plus que jamais elle est praticable.
SOPHISMES INTERNATIONAUX, POLITIQUES ET ÉCONOMIQUES.
CAUSES DE LA GUERRE ET MOYENS D’Y REMÉDIER.
par Joseph Garnier
Journal des Économistes (Février 1876)
La sécurité est le premier besoin des peuples.
SOMMAIRE : Nation et nationalité. — Intérêt national. — Frontières naturelles. — Mission providentielle et politique traditionnelle. — Gloire nationale, honneur national. — Patriotisme. — Échange et fraternité des peuples, etc. — Causes de la guerre et moyens de consolider la paix.
I. —LE PEUPLE, LA NATION, L’ÉTAT.
Lorsqu’on cherche à préciser les principes qui doivent présider à la direction des relations internationales entre peuples civilisés et voulant être honnêtes, on est conduit à se rendre un compte exact du sens attaché à une série d’expressions générales qui désignent des idées fondamentales, telles que Nation et Nationalité, Patriotisme, Honneur ou Intérêt national, etc., et sur lesquelles il faut commencer par établir l’accord.
En classant les sociétés humaines, on se trouve porté à les ranger par races, par langues, par religions, par nationalités ou communautés de sentiments, de mœurs et d’intérêts. Mais on ne tarde pas à voir que, lors même que ces caractères ne sont pas mélangés, et ils le sont presque toujours, les limites et les divisions qu’ils indiquent sont très vagues et fort incertaines. La seule classification positive est celle qui se fait par le territoire qu’elles occupent et par le gouvernement de fait qui les régit, territoire et gouvernement qui constituent la nation.
Les expressions peuple, nation ou État, qui sont synonymes dans la langue politique, indiquent l’ensemble des individus et des familles vivant sur une certaine circonscription territoriale, soumis au même gouvernement, réunis et groupés en association générale ou politique. — Par le mot État, on personnifie aussi plus particulièrement l’action collective, et la gérance des intérêts communs par le gouvernement.
Ces associations, composées de régions ou provinces ayant un certain nombre d’agglomérations communales ou urbaines, petites ou grandes, ont une organisation administrative plus ou moins uniforme, plus ou moins centralisée. La décentralisation peut être telle que leurs diverses parties forment des États indépendants, gérant, à leur manière, leurs intérêts plus spéciaux ; en ce cas, la nation, le peuple, l’État, sont sous forme de fédération ou de confédération. Tels sont les 22 cantons de la Suisse et les 46 États-Unis du nord de l’Amérique, plus ou moins bien imités par quelques républiques américaines du Sud.
L’Allemagne est toujours une confédération mal définie de monarchies, maintenant dominées par la plus forte d’entre elles. La Suède et la Norvège sont deux nations bien distinctes quoique sous le même sceptre. Il en est de même de la Hollande et d’une partie du grand-duché du Luxembourg, de la Russie et de la Finlande, et aussi de l’Autriche et de la Hongrie ; mais celles-ci ont à la fois un gouvernement national séparé et un gouvernement général, avec le même monarque portant des titres différents.
Quelques États n’ont pas encore conquis une indépendance entière vis-à-vis d’autres qui sont leurs suzerains. L’Égypte, la Moldo-Valachie, la Serbie, se rattachent encore à la Turquie par quelques servitudes.
Les possessions lointaines, les colonies proprement dites, ont été constituées en vue d’une exploitation ; mais leur tendance est à l’émancipation prévue pour constituer des États indépendants. Le Canada et d’autres anciennes colonies anglaises émancipées se gouvernent eux-mêmes constitutionnellement, sous la présidence d’un gouverneur nommé par le roi ou la reine, représentant la suzeraineté britannique.
II. — LA NATIONALITÉ. — L’UNITÉ NATIONALE.
La distinction entre cette notion de peuple, de nation, ou d’État, et la notion de nationalité, telle qu’on l’entend de nos jours dans la langue politique, est fondamentale, si l’on veut éviter les confusions et rendre les discussions possibles.
D’abord, le mot de nationalité, pris dans son sens normal, s’applique à la condition d’appartenir à une nation. On dit que telle personne est de nationalité anglaise, française, etc., pour marquer qu’elle appartient à la nation anglaise, française, etc. Ensuite, il s’applique aussi à l’ensemble des caractères d’une nation. Enfin — et c’est ici que commencent les confusions — on en est venu à appliquer, d’une manière dérivée, le mot de nationalité, avec l’idée de nation à constituer ou à reconstituer, à des genres de populations appartenant soit à un même gouvernement, soit à des gouvernements différents, ayant formé d’anciennes nations ou provinces plus ou moins indépendantes, n’habitant souvent pas le même territoire national, mais sortant d’une origine commune, parlant la même langue ou des dialectes analogues, professant souvent la même religion, ayant les mêmes aspirations, les mêmes regrets, les mêmes mœurs, et aussi les mêmes préjugés, les mêmes haines. La langue commune est le plus distinctif et le plus général de ces caractères.
En fait, nous voyons qu’un peuple, une nation, un État, peuvent être formés de nationalités différentes. La Suisse se compose de cantons allemands, italiens et français. La Belgique comprend une population flamande et une population wallonne, qui appartient à la nationalité française. Il y a quinze ans, la petite nation sarde se composait d’éléments italiens, le Piémont et Gênes ; d’éléments français, la Savoie et Nice ; d’un élément à part, la Sardaigne.
En somme, tous les peuples actuels sont le résultat de diverses nationalités plus ou moins fusionnées en un type nouveau. Les États-Unis se sont formés de nos jours par des émigrations d’Anglais, d’Irlandais, d’Allemands, de Français, etc. ; les nations de l’Amérique du Sud vont se formant des éléments de la race espagnole, des débris des races indigènes et des alluvions de l’émigration européenne. La nation anglaise est l’ensemble des trois nations d’Angleterre, d’Écosse et d’Irlande, politiquement unies, mais encore distinctes. Dans l’Angleterre seule, l’histoire reconnaît sept espèces de populations fusionnées, qui ont constitué la race soi-disant anglo-saxonne. La France est un composé de Parisiens, de Normands, d’Auvergnats, de Francs-Comtois, de Bourguignons, de Provençaux, de Languedociens, de Basques, etc., encore distincts, mais depuis longtemps unis et relativement homogènes, bien qu’ils aient gardé des vestiges gaulois, francs, burgondes, celtes, romains, etc. L’Italie est devenue sous nos yeux une nation composée de Vénitiens, de Lombards, de Piémontais, de Toscans, de Napolitains, de Siciliens, etc. L’Espagne compte plusieurs peuples divers encore fort distincts. Des populations d’origine polonaise et d’origine allemande habitent le duché de Posen, jadis polonais, appartenant aujourd’hui à la Prusse. Des populations d’origine allemande et d’origine russe habitent la Courlande, qui appartient à la Russie. Des populations d’origine polonaise et d’origine russe habitent la Lituanie, que revendiquent à la fois les théoriciens de la nationalité russe et les théoriciens de la nationalité polonaise. On compte sept nationalités, si ce n’est plus, mêlées avec les Magyars sur le territoire de la Hongrie : les Hongrois, les Croates, les Serbes, les Roumains, les Slovaques, les Ruthènes, les Allemands[1], etc.
Ce court énoncé suffit pour montrer que la doctrine qui veut refaire des nations avec des nationalités, expurgées de toutes autres nationalités, se propose de résoudre d’inextricable difficultés ; elle a été, elle est, elle serait encore la source de discordes internationales indéfinies.
Elle conclut au démembrement de la Suisse par l’Allemagne, la France et l’Italie ; au retour d’une partie de la Belgique à la France, ou au retour à la Belgique d’une partie de la France, « la Flandre » ; à la revendication, par l’Italie, du Tyrol et de la Dalmatie ; à la revendication des duchés danois par l’Allemagne. Elle désagrège les États contemporains ; elle a produit les nuageuses théories du pangermanisme, du panslavisme, du scandinavisme, nationalités indéterminées qui absorberaient les nations existantes, etc. Elle alimente les rêves de la reconstitution de l’empire romain au profit de la race italienne, de l’élément de la monarchie de Charles-Quint au profit de la race espagnole, de la domination de la Grèce en Turquie et dans les provinces danubiennes, etc. ; elle ne fait qu’ajouter confusion à cet imbroglio que la diplomatie appelle la question d’Orient.
III. — L’ÉVOLUTION DES NATIONALITÉS.
Le travail de fusion des nationalités diverses dans l’union nationale ou nation, sur le territoire habité, se fait par la force des choses, par le jeu des intérêts, les unions de familles, le croisement des races et l’action incessante de la civilisation. L’unification s’opère d’autant plus vite que la nationalité a toute liberté pour sa religion, sa langue, ses mœurs. Les caractères d’une nationalité satisfaite et non contrariée vont en décroissant, tout en laissant dans l’esprit et les mœurs des populations des vestiges que l’on peut suivre à travers les siècles.
Cette évolution a été contrariée de nos jours, pour nous en tenir aux faits contemporains, par l’action des gouvernements dont la manie consiste généralement à vouloir précipiter ce travail naturel sous prétexte d’unité nationale, et qui s’aliènent ainsi les populations en contrariant leurs aspirations religieuses et autres, en entravant leur littérature et en excluant leur langue de l’enseignement public. Comme, la plupart du temps, les gouvernements n’ont eu en vue l’unité que pour la concentration des forces, dans un but de puissance dynastique et de compression politique, l’unification des petites nationalités dans une plus grande est devenue l’instrument nécessaire pour arriver à l’indépendance et, par l’indépendance, à l’établissement du gouvernement représentatif.
Ce travail naturel a été de nos jours plus ou moins largement aidé, ou inconsidérément précipité, ou troublé et retardé par des hommes influents, par les partis politiques, par la diplomatie des dynasties, qui ont tour à tour surexcité et réprimé les aspirations des nationalités. Napoléon III et M. de Bismarck auront particulièrement joué le rôle néfaste de perturbateurs de cette espèce, et suivi la politique tortueuse et malhonnête qui a produit la catastrophe de 1870-71, le meurtre en masses par des gens inconscients des abominations qu’on leur faisait commettre, la destruction de capitaux immenses, le retour dans les âmes des idées de vengeance et de barbarie.
Rappelons les effets de cette action complexe qui se sont produits de nos jours.
L’infériorité du gouvernement turc a été la cause première de la séparation de la Grèce, en faveur de laquelle ont milité, d’une part, les notions classiques de l’Europe et, de l’autre, la diversité des intérêts des autres gouvernements, laquelle a aussi facilité récemment l’indépendance de l’Égypte, de la Serbie, de la Roumanie, etc.
La Belgique catholique a été amenée à se séparer en 1830 de la Hollande protestante, qui tendait à l’unification ; il y avait aussi cette grosse raison que la Hollande commerçante tendait au libre-échange, et que la Belgique manufacturière aspirait alors à la protection douanière.
C’est ainsi que le gouvernement autrichien a dépensé, depuis 1815, tant de tyrannie et fait tant d’inutiles efforts pour fusionner les Allemands, les Hongrois, les Bohèmes et autres, toujours aussi divisés. On en est arrivé récemment à conclure l’union politique de l’Autriche et de la Hongrie ; mais chacun des deux groupes comprend des nationalités qui se trouvent opprimées.
C’est ainsi que l’esprit d’unification russe a amené les insurrections de la Pologne, qui a fini par être annexée, et que, malgré de déplorables cruautés envers les personnes, la violation des propriétés, ce pays ronge toujours son frein.
C’est ainsi encore que l’Italie, plus heureuse, et dans de meilleures conditions territoriales et politiques, favorisée par d’heureuses circonstances, malgré tant de luttes intérieures, a été conduite à secouer le joug de ses monarchies autocratiques et celui de l’Autriche, qui les dominait toutes, à former une nation, au lieu d’une confédération, laquelle était certainement plus dans le caractère de ses habitants et dans la nature de son territoire.
Le mouvement de l’unité allemande qui s’accomplit sous nos yeux a été occasionné par la tyrannie des princes revenus après 1815 et par l’ambition rivale des familles régnantes en Prusse et en Autriche, ayant chacune en vue la domination des pays allemands. Les populations allemandes (que la Prusse a ensuite surexcitées en fomentant leur haine contre la France, — et le gouvernement de Napoléon III s’est sottement prêté à la manœuvre), aspiraient simplement à former des États unis confédérés en nation allemande composée de toutes les parties de la nationalité allemande, en rêvant en même temps la coexistence de nationalités particularistes. Au fond, l’idée d’unité allemande est encore une idée embrouillée, une idée allemande, pourrait-on dire. Le parlement allemand de 1848 n’a jamais su dire où commencerait et où finirait la patrie allemande, le waterland.
À entendre la presse allemande et les doctes allemands, la patrie allemande s’étend partout où l’on parle un langage d’origine un peu germanique, partout où ont pénétré les Allemands, sur les pays dont la situation est soi-disant utile à l’Allemagne !
Il est à remarquer cependant qu’en dehors de cette exagération, le travail d’unification politique s’est fait entre nations de même nationalité générale ; qu’il en a été de même en Italie et en Grèce ; qu’en Belgique, les deux populations avaient été rapprochées par la domination espagnole ; qu’en Hongrie, une nationalité, celle des Magyars, était dominante ; et qu’en Pologne, les tentatives d’indépendance n’ont pas réussi, parce que toutes les parties revendiquées par les Polonais, la Lituanie, notamment, n’avaient pas les mêmes aspirations ; une portion était déjà à moitié germanisée (le duché de Posen), une autre était maîtrisée par l’Autriche (la Gallicie).
Lorsque les populations de nationalités différentes sont enclavées les unes dans les autres ou enchevêtrées comme la chaîne et la trame dans l’étoffe, la reconstitution de la nationalité en nation est une utopie évidente. Mais il arrive souvent que l’une des nationalités l’emporte par le nombre, et alors elle entraîne les autres et tend à les fusionner plus ou moins violemment. C’est notamment le cas de la Hongrie, qui comprend, nous venons de le rappeler, incorporées dans la nation magyare, plusieurs autres nationalités, sans tenir compte des Allemands et des Juifs, répandus un peu partout.
En fait, on voit que certaines nationalités bien distinctes vivent juxtaposées dans la nation ; que d’autres tendent à fusionner ; que d’autres vont en s’éteignant par voie de résorption dans la nation territoriale, qui est leur résultante ; chez toutes, qu’elles soient vivaces, ou qu’elles s’éteignent progressivement, il y a généralement la pensée ambitieuse d’une reconstitution sous forme d’État politique et celle d’une domination ultérieure ; pensée qui est, en général, le fruit de l’enseignement classique, lequel laisse dans les esprits comme un germe de l’ambition romaine et de la domination universelle.
En résumé, les sentiments qui animent les nationalités sont très complexes. Ils sont naturels ou surexcités par la politique des princes ou des partis ; ils ont pour mobiles l’indépendance vis-à-vis des autres, soit dans un but d’association, celui d’arriver à la liberté et au progrès, soit dans un but malhonnête, celui d’arriverà la domination. Il y a ainsi chez chaque nationalité un travail permanent, plus ou moins rationnel, plus ou moins légitime, mais dont aucun autre peuple ne peut se faire juge.
Au point de vue de la paix internationale, la solution est dans la non-intervention, dans la libre organisation des autres peuples.
Au point de vue de la paix intérieure, la justice et la sagesse des gouvernements consistent à leur garantir la même liberté nationale ; avec la liberté, on verra se faire normalement les évolutions qui sont dans l’avenir, les sélections naturelles ou les fusions qui doivent s’opérer entre les nationalités. Le principe fécond de la libre concurrence, mis en lumière par l’économie politique, et qui n’est autre que l’émulation dans la voie du progrès, est un des principes organiques des familles et des groupes formant la nation.
Dans cette hypothèse de la justice et de la sagesse des gouvernements, les complications auxquelles donnent lieu les aspirations plus ou moins rationnelles des nationalités au sein des nations peuvent être résolues par le progrès des institutions représentatives, par la diffusion de l’instruction, par l’action de l’opinion publique, par le suffrage des populations et par l’arbitrage, lorsque ces populations aspirent à changer de nation.
En dehors de ces moyens, il y aura oppression, exploitation, puis, tôt ou tard, insurrection, et toujours production de phénomènes anormaux, c’est-à-dire de calamités, catastrophes et misères[2].
Sans l’intervention des puissances européennes, émues par les souvenirs classiques, la Grèce eût difficilement réussi à se soustraire, en 1828, au joug des Turcs. Sans le progrès des idées économiques en Angleterre, revenue de nos jours du préjugé du monopole colonial, elle n’eût pu reprendre les îles ioniennes. Sans l’intervention de la France, la Belgique eût été retenue par la Hollande. Sans le secours de la même puissance, l’Italie ne serait pas délivrée des Allemands ; mais il est juste de dire que le prudent Cavour n’eût pas tenté l’entreprise s’il n’avait pas vu qu’il pouvait tirer parti pour son pays de l’ambition tortueuse et chimérique de Napoléon III. Or, il jouait gros jeu ; car ce même Napoléon a manqué de parole, et Cavour en est mort. Mais les circonstances ont été exceptionnellement favorables pour l’Italie, et il s’est trouvé chez elle des hommes politiques capables de mener à bonne fin l’entreprise aventureuse de 1859.
Mais qui oserait dire qu’il n’eût pas mieux valu laisser se continuer régulièrement le travail constitutionnel qui s’opérait en Italie et qui aurait fini par forcer la main au gouvernement autrichien pour la Lombardie et la Vénétie, dont le rachat eût beaucoup moins coûté que ces batailles où la victoire n’a tenu qu’à des accidents, qui ont mécontenté l’Europe, causé la défaite de l’Autriche par la Prusse et les catastrophes de 1870-1871 ? L’Italie, nous dira-t-on, a fait ses affaires ; mais à quel prix pour les autres nations ? Et a-t-elle mieux fait ses affaires qu’elle ne les eût faites en suivant la voie de la raison ?
Bien que l’insurrection ait quelquefois réussi aux nationalités, le moyen est des plus dangereux et amène le plus souvent une oppression pire que la première. La Pologne en est un triste exemple. Les insurrections de 1830 et de 1862 n’ont servi qu’à faire river ses chaînes. Sans la première, elle serait probablement encore un gouvernement constitutionnel, uni à la Russie sous le même monarque comme la Norvège à la Suède. Sans la seconde, les Polonais tenant la tête des administrations auraient activé le mouvement représentatif qui a bien de la peine à se former dans ce vaste empire.
Il faut dire que la Pologne n’aurait peut-être pas songé à l’insurrection sans le courant des idées qui régnaient en 1830 et qui ont fait naître chez elle l’espoir d’une insurrection analogue à celle de la France simultanément en Prusse et en Autriche, et de plus l’illusion de secours venus de la France dont le roi et les Chambres ont fait pendant plusieurs années cette vaine déclaration que la nationalité polonaise ne périrait pas. L’insurrection de 1862 n’eût jamais éclaté sans les illusions nées dans les salons polonais de Paris et comme favorisées par la connivence de l’entourage de l’empereur.
IV. —LES LIMITES NATURELLES D’UNE NATION.
Comme une même race peut occuper les deux versants d’une montagne ou les deux rives d’un fleuve, comme, avec les moyens de communication modernes, le cours d’eau ou le bras de mer n’est pas une séparation, mais un moyen de rapprochement, — comme plusieurs races différentes peuvent appartenir volontairement et avantageusement à une même nation, et comme des parties d’une même race ou nationalité peuvent de même appartenir à des nations différentes, le territoire national est le plus souvent une surface sans limites naturelles.
Avec la théorie des limites naturelles, qui est celle de la « nationalité territoriale », on tombe dans des difficultés aussi inextricables que celles qui résultent de la théorie de la reconstitution des nationalités en nations ou États séparés. La vieille diplomatie punique et machiavélique devient une nécessité ; la guerre est toujours à craindre, toujours à préparer.
Si désormais les peuples veulent la paix, il faut qu’ils acceptent, sans arrière-pensée, cette règle que le territoire national n’a pas de limites indiquées par la nature.
Ce territoire peut être le résultat de faits douloureux ou même injustes ; mais comme ces faits sont accomplis, il ne faut songer à les modifier que par voie de transaction à l’aide d’une entente internationale. Il peut être pénible de conclure ainsi ; mais il est impossible de faire autrement, car tout autre point de départ que la division territoriale actuelle, avec espoir de révision à l’amiable, ne tarderait pas à remettre le feu aux quatre coins de l’Europe, à livrer la solution au hasard, à perpétuer les représailles, les vengeances, les brigandages, les calamités des peuples et l’accablement des classes laborieuses.
C’est ici affaire de sens commun, comme entre deux voisins à qui la raison dit de transiger, d’en appeler à l’arbitre et non de se dominer par la force et de s’exterminer à coup de poings, de massues ou de revolvers.
S’il n’y a pas de limites naturelles, il ne peut y avoir de frontières naturelles.
Les géographes n’en trouvent point dans les pays de plaine ; ils ne peuvent guère mieux les déterminer dans les pays de montagnes. Les Pyrénées, les Alpes, les Vosges, qui séparent grosso modo la France de l’Espagne, de l’Italie, de l’Allemagne, ne sont pas des lignes tranchées et précises, mais des ensembles d’accidents terrestres, très variés, très complexes, à travers lesquels on est obligé de tracer par à peu près des lignes conventionnelles.
Les militaires, quand ils ont la parole sur ce sujet, mettent toujours la frontière naturelle au-delà de la montagne ou sur l’autre rive du fleuve. Les militaires allemands mettaient naguère la frontière naturelle de l’Autriche en Vénétie. Ils l’indiquent, du côté de la France, comme devant être à Reims et à Soissons ! Les diplomates qui ont remanié la carte de l’Europe en 1815 mirent la frontière de la France de ce côté des Alpes en Savoie, et sur les bords du Var en pleine Provence. Napoléon Iertrouvait des raisons pour les pousser jusqu’à Hambourg et à Rome.
Il peut se faire que les limites adoptées, après conquête ou transaction, soient plus ou moins favorables pour l’attaque ou la défense, en cas de guerre, pour les services administratifs, ou bien, les douanes étant données, pour les relations commerciales des localités dont il faut ménager les intérêts. Mais il y a là une infinité de cas particuliers très divers, et les difficultés qu’ils soulèvent ne peuvent se résoudre par un principe général, qui serait la frontière naturelle, le plus souvent invisible et inappréciable. Or, ces difficultés diminuent ou disparaissent si les populations ne sont point en guerre, et si les réformes douanières vont s’accomplissant. Ajoutons qu’au point de vue économique et commercial, il n’y a aucune frontière ; que le globe est le marché commun des hommes ; que les sciences, les arts, la philosophie, la morale, ne reconnaissent pas de patrie close ou exclusive ; que les voies de communications et tous les moyens de civilisation reculent les frontières ; que « la presse, comme a dit Béranger dans ses Quatre âges historiques, abat les murs de la patrie. »
V. MISSION PROVIDENTIELLE DES NATIONS. — POLITIQUE TRADITIONNELLE.
La vanité a conduit les peuples à des illusions et à des prétentions à l’aide desquelles ils ont motivé leurs déprédations internationales. C’est ainsi qu’ils en sont arrivés à se donner la providence pour complice, à croire à leur soi-disant mission providentielle.
Mais si une chose est bien évidente sans discussion, c’est que la Providence n’a guère jugé à propos de faire une pareille distribution de rôles entre les nations, et que ce sont les orateurs politiques et les poètes qui ont imaginé cette prétentieuse théorie. Il n’est pas vrai, par exemple, et l’expérience l’a surabondamment prouvé, que Dieu protège exclusivement la France, comme tant le disent les pièces de 5 francs. Il est insensé de penser avec Napoléon III que sa chimérique personnalité ait apparu dans ce monde pour y jouer le rôle d’homme providentiel, c’est-à-dire bienfaisant et nécessaire, et ce fut toujours un spectacle à la fois risible et navrant de voir invoquer le « Dieu des armées » dans les deux camps par des hommes se disant disciples du Christ, l’idéal de la bonté, de la justice et de la concorde.
La politique traditionnelle est un corollaire de cette prétendue mission providentielle, et elle n’est pas autre chose que la mise en formule des pillages et des crimes des gouvernements et des peuples. Ce fut longtemps la politique traditionnelle de l’Angleterre de vouloir per faset nefas la domination des mers et de se mêler des affaires de toute l’Europe. C’est encore, en vertu de cette politique que lord Palmerston et autres ont encore de nos jours créé des entraves à l’entreprise du canal de Suez. Ce fut la politique traditionnelle de la France de faire des conquêtes en Italie. La politique traditionnelle de la Russie, qui a déjà beaucoup trop de territoire, consiste, paraît-il, à s’emparer de la Turquie, pour compliquer sa tâche déjà trop grande. La politique traditionnelle de la Prusse a consisté à se préparer pendant soixante ans à copier la barbarie et les sottises du commencement du siècle et àopérer une vendetta sur la troisième génération. Sa politique traditionnelle consiste encore à dominer l’Allemagne pour dominer le monde.
Si les peuples ont une action civilisatrice, celle-ci se déduit de leurs œuvres et de leurs actes. Les peuples qui remplissent mieux leur mission, les plus méritoires, sont les plus pacifiques, les plus laborieux, les plus honnêtes, ceux au sein desquels surgissent le plus d’hommes supérieurs dans les lettres, les sciences, les arts et l’industrie. L’honnêteté, voilà l’idéal de la civilisation.
Nous entendons l’objection : ce sont là de nobles sentiments ; mais les peuples ont des intérêts. — Assurément, et nous sommes les premiers à le dire ; mais il faut bien comprendre la loi naturelle des intérêts.
VI. — L’INTÉRÊT EST LE LIEN GÉNÉRAL DES NATIONS PAR L’ÉCHANGE.
Le premier instinct des groupes sociaux est de dominer et de se détester les uns les autres.
Mais ce mauvais sentiment disparaît par l’action incessante de l’intérêt individuel qui produit le rapprochement des hommes, l’échange des marchandises et, subsidiairement, l’échange des idées et des bons sentiments. L’intérêt, ainsi harmonique de sa nature, fait naître le besoin de la liberté commerciale ; il amène la pratique des mœurs de la paix ; il fait entrevoir même dans un lointain idéal la bonne entente non interrompue des peuples, qui est une conséquence, une résultante, et non un principe initial.
La fraternité des peuples n’est malheureusement qu’une figure de rhétorique. Les nationalités sont encore plus exclusives que les nations composées, lesquelles sont plus accessibles au sentiment humanitaire du cosmopolitisme. Le lien naturel général des peuples est donc l’intérêt, qui se trouve ainsi être l’élément social par excellence, le seul principe permanent sur lequel on puisse s’appuyer en mécanique sociale.
Nous ne méconnaissons pas le noble sentiment de la fraternité ; nous disons seulement qu’il est individuel, familial et restreint. Nous constatons qu’il n’est pas susceptible d’une grande extension et qu’on se tromperait en politique, si on le prenait pour une base sociale ou pour un lien international. L’histoire en général, l’histoire contemporaine en particulier, démontrent qu’il n’y a pas un fait de fraternité internationale. Cet idéal n’est pas dans la nature des choses passées et contemporaines. Mais il y a solidarité entre les peuples, comme entre les localités, les industries et les classes diverses de la population. C’est une vérité que l’économie politique a constatée et qu’elle est venue enseigner à la politique, en fortifiant les arguments de la philosophie, de la morale et de la religion. La connaissance de cette loi aura pour effet d’augmenter l’harmonie parmi les hommes.
Je trouve sous ma plume le souvenir de l’admirable empressement avec lequel plusieurs Anglais, les quakers particulièrement, fidèles à la doctrine du Christ, sont venus nous apporter d’ingénieuses offrandes après le siège. On peut nous citer les souscriptions faites dans le monde entier pour les inondations ; mais ce sont là des actes exceptionnels et très restreints par rapport aux causes sociales, des actes de charité qui n’infirment en rien la constatation que nous venons de faire.
VII. — L’INTÉRÊT NATIONAL. — L’HONNEUR NATIONAL.
L’intérêt national, l’intérêt spécial d’un peuple par rapport aux autres peuples, consiste d’abord à ne pas être conquis, asservi, spolié ou opprimé par eux ; ensuite, à chercher à les imiter dans ce qu’ils ont ou font de bien.
Il a pour corollaire le libre-échange des produits, chaque peuple profitant de la prospérité des autres peuples.
C’est une sottise de penser qu’un peuple profite des malheurs ou de la pauvreté des autres. L’accablement de la France par l’invasion de 1870-1871 aura beaucoup nui à tous les peuples, et au peuple victorieux tout le premier. Les Allemands n’ont pas tardé à le sentir et même à l’avouer.
L’intérêt national ne consiste point dans la ruine des autres peuples. — L’économie politique le démontre ; nous y renvoyons ceux qui ont besoin de s’en convaincre. Mais il s’agit, nous dit-on, de l’honneur national.
L’honneur national résulte évidemment de la pratique de la justice vis-à-vis des autres sociétés ; de l’amélioration des mœurs, de l’élévation des sentiments, du progrès dans les esprits.
Les peuples doivent mettre leur honneur, leur gloire et leur amour-propre à pratiquer la justice, à se surpasser dans les lettres, les sciences, les arts et l’industrie, à accroître l’aisance, la moralité et l’honnêteté des populations. L’honneur veut avant tout qu’ils répudient énergiquement les crimes et les mauvais sentiments du passé, les préjugés du présent.
Les militaires ne sont pas de bons juges en fait d’honneur national. Ils sont intéressés par profession à exagérer la susceptibilité nationale, à engager la guerre, d’où résulteront pour eux les avancements, les grades et les profits. C’est ainsi que les gouvernements militaires, outre qu’ils ne comprennent pas les avantages civilisateurs de la liberté, qu’ils violent par profession la propriété, sont de mauvais gardiens de la sécurité internationale. Là est le danger que doivent toujours avoir en vue les gouvernements monarchiques, qui ont une tendance naturelle à donner la prépondérance aux militaires dont ils sont entourés. Il faut que les forces militaires d’une nation soient organisées de manière à protéger le pays et les citoyens, et non de manière à dominer les institutions civiles. Sinon, la civilisation est en péril.
La gloire des armes n’est une vraie gloire, digne de l’estime des hommes, que lorsqu’il s’agit de la défense de la patrie et du maintien de l’ordre social.
Dans le cas contraire, elle est le fruit du crime. Napoléon III et ses déplorables conseillers ont commis un acte exécrable, un crime de lèse-humanitéen déclarant la guerre à la Prusse. Le roi Guillaume et M. de Bismarck, instruments des hobereaux prussiens et des docteurs allemands, la honte de la philosophie contemporaine, en ont commis un non moins exécrable en envahissant, après la victoire, la France, dont la grande majorité n’avait pas voulu la guerre, et qui s’offrait à payer les frais de la folie du gouvernement impérial ; en s’emparant, par droit de conquête, des populations qui demandaient à rester françaises, sans tenir compte de l’avis des autres États européens, non plus que de celui des populations elles-mêmes.
De pareilles actions ne sont pas des titres de gloire, ce sont des signes de barbarie, des actes de brigandage international ; elles sont une grande humiliation pour notre époque. Ceux qui les commettent sont les fléaux et l’opprobre de leurs pays, pour la partie du genre humain qui garde le sentiment du juste, de l’honnête et même de l’utile.
On a longtemps pensé ou feint de croire que l’honneur national était de sa nature autre que l’honneur individuel, et que la probité et l’honnêteté devaient être remplacées par des sentiments inverses dans l’intérêt national ; on croit même encore assez généralement que c’est là le fond de la politique habile dont le mot « machiavélisme » est devenu synonyme. Il y a dans cette manière de voir un immense et déplorable sophisme. Les peuples sont tenus d’être honnêtes comme les autres groupes, comme les simples particuliers. Nous venons de constater que c’est aussi leur intérêt, conformément à cette admirable loi naturelle de l’harmonie que l’économie politique a mise en lumière.
L’orgueil national est satisfait par la constatation des progrès accomplis au sein de la nation. Chaque nation doit faire ses efforts pour mériter l’estime des autres nations, et particulièrement celle des hommes éclairés. Elle doit se préoccuper des dures vérités qui peuvent lui être dites. Mais son amour-propre n’a pas à se blesser des faux jugements ou des injures que lui adressent les publicistes, les orateurs et les agents salariés ou passionnés. La nation française, par exemple, n’a pas à s’irriter des injures des journalistes ou orateurs allemands à la solde du Machiavel qui les a lui-même désignés du nom de reptiles.
C’est une mauvaise interprétation de l’orgueil national qui a commencé les horribles catastrophes d’il y a cinq ans.
VIII. —LE PATRIOTISME.
Le mot patrie indique, d’une part, le pays qu’occupe une nation ou un peuple ; il exprime, d’autre part, l’ensemble de ce peuple, ainsi que son histoire et le souvenir des hommes qui l’ont illustré.
Le patriotisme, ou amour de la patrie, est la somme des sentiments qui relient les individus d’un même pays. Mais ces sentiments ne sont ni tous bons ni tous rationnels. Il y a là une distinction fondamentale à établir.
Le bon patriotisme consiste à désirer la prospérité, l’honneur et la gloire de son pays, à l’aide de tous les moyens que ne réprouvent pas le bon sens, la justice et l’humanité.
Le mauvais patriotisme est celui pour lequel tous les moyens sont légitimes et qui se confond avec les intérêts des dynasties ou des castes, avec les projets des chefs de partis, avec les préjugés de race et de religion, avec les erreurs économiques. Tel a été, en grande partie, le patriotisme de l’aristocratie anglaise, « la perfide Albion », à la fin du dernier siècle et au commencement de celui-ci ; tel a été le patriotisme de Napoléon Ieret de son triste neveu, tel est celui de M. de Bismarck et des universités allemandes, si tant est qu’on puisse appeler patriotisme l’ambition effrénée du premier, les chimères du second et la rapacité des autres.
La conscience humaine des sociétés civilisées exige, de plus en plus, la séparation des idées honnêtes et malhonnêtes, celle de la moralité et de l’immoralité.
Cette séparation sera le fruit de la paix. La guerre engendre et surexcite la haine et la vengeance ; elle nécessite le développement de la férocité. Les institutions de la guerre entretiennent ces mauvais sentiments.
C’est faire acte de courage et de bon patriotisme que de dire la vérité à son pays, de blâmer les injustices qu’il commet, de combattre ses mauvais instincts.
Comme les bons sentiments ne sont pas exclusifs chez les hommes, et comme l’amour paternel ou maternel, l’amour filial, fraternel et conjugal, l’amitié, peuvent marcher ensemble, de même, il y a un patriotisme natal ou local, un patriotisme régional et national, qui ne s’excluent point, et qui n’excluent pas le cosmopolitisme ou le christianisme, c’est-à-dire la communion des nobles sentiments avec le genre humain. Sans cela, morale, religion, philosophie, société, humanité, seraient des mots vides de sens, et c’est ce qu’on entend certainement quand on dit que la terre est une patrie commune.
C’est par suite d’une aberration que l’amour de la patrie fait repousser de la nation les populations des autres pays, sous le prétexte que l’émigration peut nuire à la nationalité. Tel est pourtant le sentiment des pays du sud de l’Amérique. Toutes ces républiques et le Brésil, se voyant relativement dépeuplés, font appel aux émigrants d’Europe, et quand ceux-ci arrivent, ils trouvent, entre autres obstacles, une législation et des mœurs hostiles aux étrangers.
Par figure de langage, on peut dire qu’il y une patrie, ou mieux une nationalité littéraire. Une partie de la Belgique, une partie de la Suisse, le Canada et d’autres pays appartiennent à la nationalité française ; mais, comme ils ne sont pas sur le territoire français, et ne sont par administrés par le gouvernement français, ils n’appartiennent pas à l’association politique dite la France, en un mot, à la nation française.
Par suite des progrès de la philosophie, de la morale et des autres éléments de la civilisation, la spécialité de religion a cessé d’être un élément primordial de la patrie, de la nation, et même de la nationalité. Il y a multiplicité de religions aux États-Unis, en Angleterre, en France, etc. Partout la religion d’État, ou religion dominante, tend à faire place à la religion de la majorité, et la religion de la majorité est obligée de tolérer les religions des minorités, qui tendent à devenir ses égales. Le catholicisme romain, avec ses prétentions à la domination universelle, avec son Syllabus, est en opposition avec la civilisation ; il est en voie de décadence. Les velléités actuelles du protestantisme prussien n’ont aucune portée.
D’un autre côté, le patriotisme n’est plus exclusif au point de vue religieux. La France a été aussi vaillamment défendue, en 1870 et 1871, par des catholiques, que par des protestants, des israélites et des libres penseurs. L’invasion allemande se composait de pieux protestants et de fervents catholiques, panachés de juifs, tous également rapaces. Ce n’est que par exception que la religion peut être encore un élément patriotique ; comme dans le cas de la Belgique, en 1830 ; comme dans le cas de la Pologne catholique, annexée par la Russie où la religion grecque est dominante.
IX. — LA REVANCHE.
En conséquence, les peuples qui ont des revendications à faire doivent renoncer au moyen des armes, qui peut les anéantir. Ils ne doivent entretenir le patriotisme des populations « détachées » que par le perfectionnement de leurs propres institutions. Ils doivent procéder, vis-à-vis des États qui détiennent ces populations, par la voie de la persuasion ; demander la solution par arbitrage international et par le consentement des habitants des pays contestés.
Le gouvernement de la République française doit donner l’exemple, et négocier la revendication de l’Alsace-Lorraine, en démontrant qu’il ne s’arme que pour la défense ; qu’il veut positivement s’en rapporter à un jugement arbitral et au vote des Alsaciens et des Lorrains, libres de revenir à la France, de rester avec l’Allemagne, ou de devenir indépendants et de former un petit peuple, à l’instar de la Suisse ou du duché du Luxembourg, dussent les docteurs allemands demander et obtenir qu’on soumette de nouveau au vote des habitants l’annexion de la Savoie et du comté de Nice.
Il ne faut pas que la France oublie que c’est elle qui a fait peur à l’Europe, en décembre 1848, pour ne pas remonter aux premières années du siècle, en élevant de nouveau au pouvoir un Bonaparte qui avait pour principal titre d’être le neveu d’un néfaste conquérant, et qui a parfaitement confirmé les craintes que son avènement inspirait, en se hâtant de prendre le rôle que jouait l’empereur Nicolas, cet autre perturbateur contemporain.
Il ne faut pas non plus que la France oublie que ce désastreux et chimérique personnage, dont elle a été solidaire, après les votes qu’elle a émis, n’a cessé de faire d’incessantes combinaisons belliqueuses pendant toute la durée de son règne, et qu’il a commencé le premier la série des tueries de 1870-1871.
Il faut que la France se souvienne que la politique souterraine du second empire avait trompé, blessé ou indisposé tous les États.
Il faut qu’elle sache, enfin, que la vanité militaire des Français était telle, que les meilleurs amis de la France et de sa civilisation, ainsi que l’écrivait un éminent publiciste suédois à la Ligue de la paix, ne seraient pas fâchés « de la voir battre, pourvu que ce ne fût pas par les Prussiens, non moins prétentieux, mais plus grossiers et plus vantards. »
À cette conclusion, je vois des cœurs bien ulcérés, j’entends leurs protestations, mais je me hâte d’ajouter que déjà la revanche est prise, une revanche supérieure, la revanche morale !
Il n’y a plus qu’à laisser faire le temps pour que ce résultat soit constaté par les populations contemporaines et affirmé par l’histoire.
Somme toute, la France, battue, a conservé l’estime générale, et l’Allemagne, victorieuse, a perdu un certain prestige qu’elle avait, et que la presse française avait tant contribué à lui donner.
Les soldats français ont glorieusement combattu et noblement supporté le froid et les privations. La résistance de plusieurs villes a été héroïque et l’attitude de Paris a fait honneur à l’humanité.
Les généraux prussiens, munis de canons de la plus longue portée, ont vaincu, non sans beaucoup de peine, des troupes moins nombreuses, plus mal commandées, mal organisées, mal outillées et trahies. Espèces de sauvages sortis des universités, ils ont incendié les villages, bombardé les villes ouvertes, fusillé les patriotes faisant leur devoir, incendié Paris, visé intentionnellement les hôpitaux et les ambulances, pour produire ce qu’ils ont appelé l’effet psychologique.
La grande majorité de l’Allemagne, implacable, vraiment dénuée de sens moral, a sauvagement applaudi à toutes ces atrocités ; elle s’est réjouie des souffrances de plus de deux millions d’habitants assiégés, et qui sont morts par milliers de froid, de faim et de misère.
Les officiers allemands ripaillaient et trinquaient gaiement en voyant brûler les monuments de la capitale hospitalière par excellence, livrée aux horreurs de la guerre civile, qu’ils avaient ordre de favoriser.
L’état-major prussien avait organisé le pillage à l’avance ; l’invasion était une spéculation, une affaire. Les soldats allemands étaient punis lorsqu’ils volaient à la manière des soldats, mais les officiers allemands, protestants ou catholiques, docteurs des universités, ou « ministres du saint Évangile », comme ils s’intitulent, volaient selon les règles professées dans les universités[3].
Le roi de Prusse avait dit au début qu’il ne faisait la guerre qu’à l’empereur. Celui-ci vaincu, il a envahi la France, sachant bien qu’elle n’était pas complice. Il a suivi le conseil de son état-major, la fine fleur de l’armée prussienne ; il a obéi au sentiment des hobereaux prussiens et des nationaux libéraux. Le ministre de cette politique cruelle et machiavélique disait ne pouvoir traiter avec le gouvernement de la Défense nationale, et quand celui-ci demandait un armistice pour faire élire une assemblée, on lui faisait la proposition atroce et dérisoire d’un armistice sans ravitaillement et moyennant l’occupation du principal fort de Paris.
Les chefs militaires ont ainsi fait reculer le droit des gens par leurs actes, et leurs publicistes ont ensuite voulu remanier la théorie en conséquence, pour pouvoir la conformer à l’ignoble maxime adoptée par M. de Bismarck : « La force prime le droit. »
L’Allemagne, considérée dans ses classes dirigeantes, s’est bien positivement montrée plus barbare et moins civilisée qu’on ne la supposait.
Voilà la revanche ! La noblesse prussienne, les soi-disant libéraux allemands, les docteurs des universités allemandes, n’en prendront de longtemps une pareille.
D’autre part, les populations d’outre-Rhin s’aperçoivent que la victoire, en coûtant bien des larmes et du sang aux familles allemandes, dont les enfants ont laissé leurs os dans les champs français, a simplement produit l’augmentation des impôts et celle des servitudes militaires, la diminution des libertés publiques, la répulsion générale des Allemands, le mépris du caractère prussien par les Allemands eux-mêmes, la crainte d’une nouvelle guerre, l’élévation des prix, la crise industrielle et financière.
Les vrais libéraux se sont aperçus qu’ils avaient favorisé le césarisme ; les partisans de l’unité allemande ont vu qu’ils avaient travaillé pour les Prussiens, qu’ils détestent ; les catholiques, les Bavarois notamment, n’ont pas tardé à constater qu’ils avaient fait les affaires d’un pape luthérien ; le tout, pour que quelques hobereaux aient un grade supérieur, pour que les chefs de l’entreprise de l’invasion de la France aient des domaines plus étendus, et que M. de Bismarck, jadis comte, maintenant prince, administre lui-même, ou par les mains d’un beau-frère, l’Alsace et la Lorraine en irascible dictateur de la Confédération allemande.
Voilà la revanche !
Les Allemands croient triompher en rappelant les façons des Français en Allemagne au commencement du siècle. Il ne nous en coûte pas d’avouer que beaucoup de soldats français se sont brutalement conduits en Allemagne, lors des guerres de Napoléon Ier. Cela prouve qu’il y a eu de la part des Allemands, ayant la prétention d’être des modèles de civilisation, une barbare niaiserie à copier la sauvagerie de leurs ennemis d’il y a trois quarts de siècle.
Il ne nous en coûte pas davantage de dire que, si les Français avaient passé le Rhin, plusieurs d’entre eux se seraient encore mal conduits. Mais les officiers français n’eussent certainement pas agi avec ce pédantisme féroce, avec cette rapacité méthodique et étudiée qui ont caractérisé la dernière invasion. Il est aussi certain que la nation française n’avait pas de haine contre la nation allemande, et qu’elle n’avait pas montré les sentiments d’animosité qui se sont généralement manifestés en Allemagne.
Il est encore très probable que le gouvernement impérial, victorieux, aurait pris quelque territoire sur les bords du Rhin ; mais en quoi les fautes qu’aurait pu commettre un autre perturbateur excusent-elles celles des chefs de la noblesse prussienne qui ont créé une seconde Pologne, rallumé les haines et les vengeances, préparé des complications aux générations futures, en agissant sans intelligence politique et sans moralité?
Nous aimons à reconnaître que quelques officiers allemands se sont comportés honorablement ; que des prisonniers français ont trouvé des âmes généreuses et compatissantes ; que quelques Allemands, des ouvriers notamment, ont protesté, et que, à la cour même, l’humanité a trouvé des défenseurs sincères. Mais ce sont là des exceptions. La grande majorité des classes supérieures, les docteurs des universités, la noblesse, si noblesse il y a, les ministres des cultes, protestants et catholiques, le parti national libéral, ont demandé et dirigé cette invasion avec une bassesse de caractère, une escobarderie de sentiments, une vilenie de procédés, qui ont dépassé toute prévision, et qui sont la honte de l’humanité au XIXe siècle. Que les Allemands consultent l’opinion publique de tous les pays civilisés !
On nous dit encore, au-delà du Rhin, que les Allemands se sont en général décemment conduits envers les femmes ; qu’ils ont joué avec les enfants ; qu’ils ont pleuré aux fêtes de Noël, et que les Prussiens n’avaient pas la férocité des Poméraniens. Nous ne voulons pas y contredire. Mais distinguons. La cause de ce respect des femmes était dans la discipline, condition sine qua non du succès, et dans la noblesse des sentiments des femmes françaises. Quel beau mérite, en vérité, pour ces fanfarons de vertu, venant pour punir « la Babylone moderne », de n’avoir pas outragé les femmes, battu les enfants, ou insulté les vieillards ! Quelle gloire pour des docteurs universitaires, pour des ministres du culte, pour des hommes se disant nobles ou libéraux, d’en être réduits à de pareilles remarques ! Mais est-il bien vrai qu’ils n’auraient pas insulté les femmes et torturé les enfants, si les chefs avaient songé à ce moyen de produire l’effet psychologique ? Qu’en pensent les gens du sud de la Confédération, qui se défendaient d’être Prussiens, et avaient honte de l’ignoble conduite de ces pédants rapaces ?
Maintenant, et quand il serait vrai que la France, prise en masse, ne valût pas mieux que l’Allemagne, et que M. de Moltke fût un aussi grand capitaine que Napoléon Ier, que M. de Bismarck dépasse Richelieu, que l’esprit français s’est réfugié dans les têtes prussiennes, est-ce que cela exonère ces fanfarons de vertu de la conduite barbare qu’ils ont tenue et du recul qu’ils ont fait faire à la civilisation ? Nous parlons des chefs ; la masse de l’armée était composée, comme partout, de victimes.
IX. — CE QUE LA PRUDENCE CONSEILLE AUX PEUPLES.
Bien que la revanche soit prise, tant que ces mohicans s’obstineront à rester armés pour la guerre et pour un second pillage de la France, tant que le danger de l’invasion persiste, il faut s’organiser et se tenir prêts pour la résistance. Toutefois, un gouvernement intelligent doit saisir toutes les occasions pour demander au nom de l’intérêt social et national la réduction des armements aux besoins de l’ordre intérieur.
C’eût été un beau rôle pour la France avant la guerre, comme on le lui disait dans la salle Sainte-Cécile, en 1849 ; ce serait toujours un beau rôle pour elle de parler raison aux autres peuples, aux Prussiens eux-mêmes, quand ils auront tout à fait cuvé leur victoire, et de leur faire avouer, ce qu’ils savent du reste, que les armements, outre qu’ils sont des causes permanentes de misère, sont des causes imminentes d’attentats nouveaux avec désordres, folies, lâchetés, trahisons, « pillages et mal façons », comme disait Vauban, d’illustre mémoire.
Il y aurait là un beau rôle aussi pour les dictateurs de l’Allemagne, mais il n’est pas donné à de pareils hommes de comprendre une si noble tâche et de s’y dévouer. L’un rêve une tiare prussienne, l’autre un domaine plus grand, un troisième quelque engin supérieur au canon Krupp. Toutefois, dans quelques années, lorsqu’ils auront disparu, lorsque tous les gouvernements auront pratiqué le système désastreux de l’armement général de la population civile, lorsque les esprits seront plus calmes en France, une intelligente diplomatie pourra tenter des négociations sur la base rationnelle d’un armement proportionnel, puis sur celle d’un désarmement simultané, et d’une transaction pour les limites internationales.
En attendant, il est prudent pour les peuples petits et moyens de s’entendre et de s’allier en vue des attentats que pourraient commettre envers eux les gouvernements des grands peuples, et particulièrement le peuple allemand, encore dans toute l’ivresse du triomphe.
Il est probable que dans l’avenir ces grandes unifications politiques se fractionneront par l’effet de l’accroissement des populations, des institutions libres, des voies de communication, du libre-échange, et par la persistance de la sécurité. Les peuples voient déjà les inconvénients de ces grandes administrations qui sont forcément centralistes, bureaucratiques, militaristes, abusives, tyranniques et ruineuses.
L’avenir n’est pas aux grandes monarchies, visant tôt ou tard à l’utopie de la monarchie universelle. Il n’est pas non plus aux grandes républiques unitaires destinées à servir d’instrument à des personnalités ambitieuses et à se transformer en monarchies dictatoriales.
L’avenir est aux petits États confédérés, en vue du danger, et plus tard aux États indépendants même de leur confédération, lorsque l’opinion publique sera plus éclairée, le libre-échange généralisé, et les conditions de la paix internationale assurées.
Mais la civilisation n’en est pas encore là ; en attendant, il est de l’intérêt des petits et moyens États de persévérer dans le calme, afin que le progrès de leurs institutions serve d’exemple aux grands États, et fasse obstacle aux plans ambitieux des perturbateurs internationaux qui les guettent comme le tigre guette sa proie ; toutefois, le tigre peut être un jour parti pour la vallée de Josaphat. Ainsi ont fini bien des complications.
X. LES CAUSES DE LA GUERRE.
La cause première de la guerre entre les nations et les divers groupes de populations se trouve, il faut le constater, dans l’instinct du pillage et de la domination inhérent à l’espèce humaine à l’état barbare.
Cet instinct s’est appuyé sur les animosités de races, sur la diversité des croyances religieuses, sur les intérêts des aristocraties et des dynasties, sur l’intérêt public ou national mal compris, sur l’intérêt économique tout aussi mal compris, sur les préjugés populaires.
Ces causes générales ont produit la passion des possessions lointaines, les conquêtes et les agrandissements de territoire, l’asservissement des nationalités l’esclavage et l’exploitation des faibles, l’hostilité des peuples, le développement de leurs sentiments de haine, les armements militaires et, finalement, la prohibition des produits étrangers. Toutes ces causes, qui expliquent l’histoire et compliquent encore la politique contemporaine, se résument dans ces sept causes générales :
1° La religion mal comprise ;
2° Les haines de race et l’oppression des nationalités ;
3° Les intérêts de dynasties ou de castes ;
4° L’intérêt national et les intérêts commerciaux mal compris ;
5° Le militarisme et les gros armements ;
6° La misère et l’accroissement trop rapide des populations ;
7° L’ignorance facilitant l’action des autres causes, et des préjugés guerriers.
Il est une heureuse constatation à faire, c’est que, par l’effet général de la civilisation l’action de ces causes va en diminuant.
Les querelles de religion perdent de leur violence par le progrès incessant des lumières, de la philosophie et de la tolérance. Celle à laquelle nous assistons entre M. de Bismarck et le conseiller du pape, n’a qu’une importance temporaire et secondaire.
Les haines de race et les préjugés qui en découlent vont aussi en diminuant, la paix aidant, par l’effet incessant de tous les moyens de civilisation matériels et intellectuels. Nous l’avons vu plus haut, les difficultés provenant des nationalités se résolvent par le progrès des institutions et des mœurs publiques.
L’influence des intérêts aristocratiques ou dynastiques est de plus en plus affaiblie par le progrès des institutions représentatives, grâce auxquelles les populations se laissent moins induire en erreur par leurs hommes politiques. Toutefois, il faut le reconnaître, c’est encore à cette cause que sont dus les derniers malheurs de la France. Toutes les guerres que Napoléon III a faites et la guerre de 1870 avaient pour but la consolidation de la monarchie impériale ; la marche désastreuse sur Sedan a été, il l’a écrit, motivée par un intérêt dynastique. C’est parce que la reine d’Angleterre était la belle-mère du prince héritier de Prusse, et que le czar était le neveu de Guillaume que la bonne volonté du ministère anglais et des autres gouvernements a été neutralisée et que l’Europe a eu une si triste attitude.
L’intérêt national se compose surtout des intérêts économiques ; ce sont ces intérêts mal compris qui ont causé les trois quarts des guerres depuis la découverte de l’Amérique, et une grande partie même des guerres de ce siècle. Or, la science économique, d’accord avec les principales données de la philosophie, est venue démontrer que les intérêts des peuples sont précisément harmoniques, et que le pacifique libre-échange doit faire place aux irritantes et belliqueuses pratiques du système mercantile et du protectionnisme douanier, ayant l’exclusion pour but et la guerre pour moyen.
Toute l’expérience de ce siècle vient démontrer en chiffres effrayants que le système militariste de la guerre succédant à la paix armée, et de la paix armée succédant à la guerre, est la grande cause de l’augmentation des dépenses, de la masse grossissante des emprunts, de la multiplication des impôts qui sont une cause permanente de misère, et neutralisent les progrès de la science et de l’industrie.
Une autre démonstration qui en résulte, c’est que ce soi-disant moyen d’éviter la guerre amène infailliblement la guerre, tout comme jadis le port de l’épée amenait le dégaînement et cette confusion de l’honneur réel et du point d’honneur qui est restée dans les mœurs.
La misère rend les populations inquiètes et faciles à entraîner à la guerre, qui est le brigandage international. La pauvreté des classes moyennes produit le même effet et inspire les mêmes sentiments aux enfants des classes moyennes, cherchant une carrière dans les armes, qui ont enrichi tels ou tels dont les noms sont restés populaires. L’ignorance facilite les dissensions, les préjugés belliqueux, que propagent l’instruction classique des collèges en France et l’enseignement nuageux et barbare des universités allemandes. La rapacité des officiers prussiens est une conséquence naturelle de leur pauvreté, de leur immoralité et aussi de leur orgueil ; ils tiennent à honneur d’imiter les Romains et les soldats d’Alexandre, de César et de Napoléon Ier.
Mais pour simplifier, nous n’aborderons pas ce côté de la question, quelque capital qu’il soit.
XI. — PRINCIPES D’OÙ DÉPEND LA PAIX INTERNATIONALE.
Les considérations qui précèdent peuvent se résumer dans les conclusions suivantes :
1° Les associations politiques constituant les nations, les peuples ou les États, ne peuvent se définir exactement que par le territoire qu’elles occupent et le gouvernement qui les régit.
2° La notion de nationalité est distincte de celle de nation, de peuple ou d’État.
Le mot de nationalité a trois sens. Il désigne : 1°la qualité d’appartenir à une nation ; 2° l’ensemble des caractères d’une nation ; 3° les aspirations de populations de même origine tendant à se constituer ou à se reconstituer en nation indépendante.
3° Les nations se composent, en fait, de populations qui sont de races, de nationalités, de langues, de religions et de mœurs différentes ; ces populations sont plus ou moins mêlées, plus ou moins liées et unifiées selon des systèmes divers d’organisation politique.
4° Il est impossible de reconstituer une nation avec chaque nationalité.
5° Le territoire d’une nation n’a pas de frontières naturelles.
6° Une nation n’a pas de mission providentielle. —La politique traditionnelle est un sophisme.
7° Pour relier les peuples, il faut compter avant tout sur l’échange et non sur la fraternité, sentiment individuel et non collectif.
8° L’intérêt national de chaque peuple est harmonique avec celui des autres peuples.
9° Le vrai patriotisme et l’honneur national, dans un pays civilisé, ne sont nullement opposés à la morale et à la probité vulgaires.
10° Ils sont distincts des intérêts de caste, de dynastie ou de parti, distincts des préjugés de race ou de religion, aussi bien que des sophismes économiques.
11° Il y a un patriotisme local, un patriotisme régional, un patriotisme national, qui ne s’excluent point et qui n’excluent pas les sentiments humanitaires du christianisme, du cosmopolitisme et de la civilisation.
12° La gloire des armes n’est digne de l’estime des hommes que lorsqu’il s’agit de la défense du pays et de la sécurité des citoyens.
13°La civilisation par la guerre est un sophisme. La guerre fait toujours rétrograder les populations vers la barbarie, sous le rapport matériel comme sous le rapport moral.
14° La guerre de conquête n’est autre chose que le brigandage des nations.
15° Les armements qui dépassent les besoins de l’ordre intérieur sont une des principales causes de la misère ; ils neutralisent l’action de la science et du travail.
16° Les grandes armées permanentes donnent dans l’État la prépondérance au militarisme ; elles sont une cause incessante de brouille et de guerre entre les peuples ; elles suscitent le césarisme.
17° L’intérêt des peuples réclame la substitution de la politique du désarmement simultané à celle de l’armement croissant, en convenant dès à présent d’un armement proportionnel.
18° Il est du devoir et de l’intérêt des peuples civilisés de renoncer à toute revendication de territoire par les armes.
19° La France doit donner l’exemple. Toute en veillant prudemment à la défense, elle doit se contenter de la revanche morale qui est déjà prise.
20° Il est du devoir et de l’intérêt des peuples de renoncer à toute intervention dans les affaires des autres peuples.
21° S’il est puéril de croire à la paix perpétuelle, étant donnés les préjugés, les passions, l’immoralité des peuples et de ceux qui les gouvernent, l’idéal de la paix internationale n’est pas une utopie, car il y a une série de moyens pratiques, les uns indirects, les autres immédiats, de diminuer les causes de la guerre, de neutraliser l’influence des perturbateurs internationaux, et d’arriver à substituer l’arbitrage au recours aux armes.
XII. — MOYENS DE DIMINUER LES CAUSES DE LA GUERRE.
Outre la diminution progressive, incessante des causes principales de guerre énoncées plus haut, diminution qui peut être activée par la civilisation, les sociétés humaines ont à leur disposition des moyens de prévenir la guerre. Ces moyens découlent de l’énumération qui vient d’être faite des principes d’où dépend la paix internationale.
De ces moyens, les uns sont plus généraux ou indirects ; les autres plus spéciaux ou directs.
Les moyens indirects sont tous les moyens de civilisation, et principalement :
1° Le perfectionnement des institutions représentatives, sous forme monarchique ou sous forme républicaine, chez tous les peuples, pour satisfaire et calmer les nationalités ;
2° La diminution des entraves à la liberté des échanges, par le perfectionnement des voies de communication et les réformes douanières, jusque et y compris la suppression des douanes ;
3° L’enseignement rationnel, comprenant les notions fondamentales de l’économie politique ou sociale, pour éclairer les intérêts, élever les sentiments, pour instruire les législateurs, les gouvernements et les populations de plus en plus appelées à se mêler de leurs affaires, et agir comme opinion publique.
Les moyens directs ou immédiats sont :
1° L’adoption d’un système diplomatique basé sur la justice, la loyauté et l’honnêteté vulgaires ;
2° L’organisation militaire nationale uniquement en vue de la défense ;
3° L’adoption officielle du principe de l’arbitrage international en vue des complications actuelles et à venir ;
4° La renonciation formulée à tout remaniement de la carte par les armes ;
5° L’association des petits et moyens peuples en vue de la défense commune ;
6° La réunion prochaine d’un congrès international pour la limitation des armements proportionnels ;
7° Le perfectionnement du droit international par la préparation d’un code international, qui serait tôt ou tard proposé à l’acceptation des divers États ;
8° La constitution d’une cour suprême des nations ou d’un Parlement général destiné à faire fonction d’arbitre entre les peuples ; ses décisions auraient une autorité morale, en attendant une fonction ultérieure pour la forme collective.
Il y a là fort à faire ; mais tout cela est faisable, car tout cela se fait en partie et lentement, et dès lors, n’en pourrait-on hâter l’accomplissement ?
On ne peut nous contredire relativement au progrès des institutions représentatives, de la liberté des échanges, du développement de l’enseignement public, du perfectionnement des mœurs. Mais bien des gens crient encore à l’utopie quand on parle de politique loyale, de préparatifs militaires exclusivement pour la défense, de l’application de l’arbitrage et des conséquences qui en découlent. Que leur répondre, si ce n’est ce que nous venons de dire ?
On croit encore que l’habileté en politique consiste dans la dissimulation, l’astuce, le mensonge et les intrigues diplomatiques. C’était l’erreur du passé. De pareils moyens ne sont pas de l’essence d’un gouvernement national et républicain, qui ne peut s’appuyer que sur l’honnêteté et la justice, véritables forces des démocraties. Que la France emploie pendant dix ans ces procédés dans sa politique ; qu’on ne redoute plus en Europe les intrigues de ses gouvernements, comme on a dû le faire dans la seconde période du règne de Louis-Philippe et pendant tout le règne de Napoléon III, et elle est sûre de reconquérir l’estime des autres peuples et sa prépondérance, comme cela est arrivé en 1848, après la magnifique déclaration que M. de Lamartine, éloquent interprète des sentiments de la France et de la Révolution, adressait alors à l’Europe, sans compter que ses forces s’accroîtraient tout naturellement[4].
Lorsque l’illustre Cobden défendait en 1849, au Congrès de la paix tenu dans la salle Sainte-Cécile, à Paris, la substitution du procédé de l’arbitrage à l’absurde pratique du recours aux armes, on pensait, même parmi ses amis, qu’il faisait de l’utopie. Sept ans après, les diplomates réunis au Congrès de Paris, après la guerre de Crimée, inscrivaient cette clause dans le traité de 1856, sur la proposition de lord Clarendon, auquel MM. Joseph Sturge et Henry Richard, amis de Cobden et représentants de la Société de la paix de Londres, étaient venus apporter un mémoire sur cette question. Les gouvernements autrichien et prussien se sont bien gardés de s’en souvenir, voulant voler le Danemark et se spolier ensuite réciproquement. Le gouvernement impérial a eu soin de l’omettre, quand il a voulu guerroyer au Mexique, et contre l’Autriche, à propos de l’Italie ; l’Allemagne n’a pas voulu y songer, quand elle a assouvi sa vengeance ; mais il y a deux ans, l’Angleterre et les États-Unis terminaient par ce procédé la question de l’Alabama, si pleine de dangers.
Depuis l’accomplissement de ce fait mémorable, M. Henry Richard a obtenu de la Chambre des communes un vote engageant le gouvernement de la reine à proposer l’arbitrage en cas de complications internationales. Cette déclaration a été imitée au sein du Congrès des États-Unis, au sein de la Chambre des députés en Hollande, en Italie, en Belgique ; la sentence du tribunal arbitral de Genève et les votes que nous venons de rappeler ont remis en vigueur, si l’on peut ainsi parler, l’importante clause des protocoles du 14 avril 1856. Les hommes d’initiative des parlements n’ont qu’à continuer dans celte voie.
Si l’on avait aussi écouté la voix de Cobden qui faisait ressortir à ce même Congrès de la paix, en 1849, les funestes conséquences de la politique d’intervention usitée jusqu’ici, nous n’aurions pas été témoins des folies, des catastrophes et des crimes récents dont les peuples payent les suites.
C’est l’esprit d’intervention, combiné avec l’esprit de domination dynastique appuyé sur la théorie des nationalités, qui a poussé l’empereur de Russie, Nicolas, un des grands perturbateurs de nos jours, à se mêler des affaires de la Turquie. Dans ce même esprit, la France et l’Angleterre, si elles n’avaient voulu batailler en ce moment, auraient pu éviter la guerre de Crimée, qui n’a donné aucun résultat. Sans la guerre de Crimée, l’union de la France, de l’Angleterre et de la Russie aurait protégé le Danemark contre la Prusse et l’Autriche qui ne se seraient point battues entre elles. À ce même sujet, sans la guerre d’Italie qui pouvait être d’autant plus évitée, qu’on l’a déclarée au moment où personne n’y songeait, et sans la guerre austro-prussienne dont nous venons d’indiquer la filiation, la guerre de 1870-1871 était évitée.
Si tous ces faits déplorables ne s’étaient point passés, l’Europe n’aurait pas été témoin de ces brigandages, qui ont fait tant de victimes et doublé les contributions des peuples.
Mais, nous dit-on, la guerre d’Italie avait un motif généreux, et elle a eu d’heureux résultats. Le motif, Dieu seul le connaît, en ce qui concerne Napoléon III ; en admettant qu’il ait été inspiré par ses rêves de jeunesse italienne, il ne faut pas oublier la crainte des poignards annoncés par Orsini. Mais, supposons une entreprise de générosité, de quel droit cet homme, arrivé au pouvoir par la violence, sacrifiait-il les enfants et l’argent de la France dans cette entreprise, qu’il a si mal conduite, et qui a été commencée au grand étonnement des Italiens ? Le roi Charles-Albert avait répondu à la république de 1848 : l’Italia fara da se. Qui pourrait dire que cette politique n’eût pas mieux valu ?
Mais la non-intervention dans les affaires intérieures, qui est la liberté des peuples, n’entrave pas le laissez-faire quand il s’agit de conquêtes et des violences d’un peuple sur un autre ; en ce cas, la paix du monde, comme la justice, exigent qu’une entente se fasse entre les gouvernements qui représentent les peuples, pour garantir leur intégrité en tant qu’elle serait menacée par les autres peuples.
En ce qui touche l’ordre intérieur, les insurrections, les guerres civiles, les peuples n’ont pas à se mêler de ce qui se passe hors de chez eux ; la presse, l’opinion publique doivent agir seules. Sans cela, l’humanité verra recommencer les guerres de religion, les luttes de race. Personne n’a qualité pour intervenir en Turquie, par exemple ; si le gouvernement turc, réfractaire à toute civilisation, n’est pas capable de gouverner, la force des choses entraînera sa chute et il fera place à d’autres combinaisons.Sans les diplomaties russe, anglaise, autrichienne, allemande, la question d’Orient ne serait pas un épouvantail pour l’Europe. Que pensez-vous de toutes ces complications ? disait un jour lord Palmerston à Cobden qui revenait d’Orient. — Je pense, milord, répondit l’homme de bon sens, que ces affaires iraient beaucoup mieux, si vous ne vous en mêliez pas. Autre exemple : personne n’a non plus qualité pour intervenir en Espagne en faveur des carlistes, des alphonsistes, des républicains et des cantonalistes ; ce sont les choses de l’Espagne seule, son cosas de España.
Tant que cette politique de non-intervention et d’assurance mutuelle qui est celle de l’avenir ne sera pas pratiquée, la paix internationale sera à la disposition des conquérants de tous pays et la guerre sera toujours imminente.
Cette politique est tellement indiquée par le bon sens, qu’il suffit dans l’intérêt des peuples que les gouvernements représentatifs, maintenant en majorité en Europe, s’y rallient tôt ou tard, et bientôt, si quelques hommes politiques de la trempe de Richard Cobden la prennent en main. L’opinion publique honnête et juste a partout soif de tranquillité.
Les événements de 1870-1871 ont fait toucher du doigt la nécessité d’une codification des lois internationales, à laquelle ont déjà travaillé des hommes d’initiative[5], et qui pourrait être l’objet d’une solution immédiate grâce à un comité nommé par les gouvernements de bonne volonté et concurremment avec les efforts individuels et collectifs que suscite ce vaste sujet.
La conférence diplomatique provoquée par la Russie et qui a eu lieu à Bruxelles dans les premiers mois de 1875, en vue d’humaniser les procédés de la guerre, est un effort tenté dans ce sens.
Les dangers que redoutent les peuples commencent à faire sentir aux hommes d’État, quoique vaguement encore, le besoin d’une cour arbitralesupérieure dont les décisions seraient garanties par les puissances. Ces conceptions se formulent de plus en plus dans l’esprit des penseurs politiques et ne tarderont pas à passer dans le sentiment des populations et de leurs représentants. D’importantes publications ont été provoquées par la Société des amis de la paix de Londres. Dans sa dernière session, l’Association anglaise pour l’avancement des sciences sociales a distribué un prix fondé[6] pour un concours spécial. Le moment n’est pas loin où les gouvernements de bonne volonté pourraient se donner la mission de travailler à une entente commune sur ce point.
La création d’un pareil organe international, ses décisions dussent-elles rester sans aucune sanction, serait déjà un grand progrès, un obstacle réel au retour des abominations que nous avons vues. Ce qui s’est passé à propos de la dernière panique (avril-mai 1875) et l’état de l’opinion dans toute l’Europe, démontrent que dès à présent il serait possible d’amener les puissances à chercher à s’entendre par voie diplomatique, dans un congrès, sur les limites d’un armement proportionnel et sur une première réduction de ces dépenses insensées qui dévorent la substance des peuples en général, du peuple prussien en particulier, dont M. de Bismarck plus que personne connaît la maigreur.
Il y a dix ans, Napoléon III, loyalement conseillé, nous aimons à le croire, faisait une proposition analogue aux puissances européennes ; il ne fut point écouté parce qu’il n’inspirait pas confiance et que l’on craignait un traquenard politique, dans la proposition pacifique de ce souverain qui, au dire de lord Cowley, ambassadeur d’Angleterre en France, mentait toujours en ne parlant jamais. La proposition est à reprendre ; elle répond aux vœux de tous les gouvernements obérés et de tous les contribuables écrasés par la charge des impôts.
XIV. — L’IDÉAL DE LA PAIX. — CONCLUSION.
En résumé, il y a moins que jamais, utopie à penser avec Kant, un prussien pourtant, que la guerre soit un mal guérissable, contrairement à Hegel, le type des docteurs allemands, qui voit en elle la loi des nations.
Moins que jamais, il y a utopie à tourner les préoccupations publiques vers l’idéal de la paix et à diriger les efforts politiques en vue de cet idéal pour travailler à l’affaiblissement des causes de guerre, au développement des conditions de la paix.
En fait, il y a eu un demi-siècle de paix en Europe entre les deux Bonaparte. Les guerres qui viennent de se produire depuis vingt ans et qu’il eût été facile d’éviter, auraient été plus nombreuses, plus longues et plus sanglantes si la classe moyenne d’Angleterre, qui s’inspire aujourd’hui de la politique de libre-échange, avait suivi les errements diplomatiques de l’aristocratie, et si l’opinion publique en Europe n’avait pas neutralisé les sottises de quelques-uns des hommes d’État qui ont été à la tête des affaires.
En résumé, les théoriciens de la paix n’ont pas la puérilité de croire à la fin de la guerre, étant donnés les intérêts, les préjugés et les passions qui la produisent. — Mais ces préjugés, ces intérêts, ces passions, s’éclairent peu à peu ; et en fait, les conditions de la paix internationale augmentent par suite des progrès de la civilisation sur la barbarie.— On voit s’accroître le nombre de ceux qui pensent que les nations prospèrent dans cette voie, et qu’il y a un intérêt suprême à combattre, plus énergiquement qu’on ne l’a fait dans le passé, les sophismes politiques et économiques sur lesquels s’appuient encore les perturbateurs internationaux, à vulgariser la substitution de l’arbitrage à l’emploi de la force. — Les amis de la paix recrutent des adhérents de plus en plus nombreux parmi ceux qui ont besoin de travailler pour vivre, parmi ceux dont les industries, les terres, les capitaux ne peuvent être productifs qu’avec la paix, parmi ceux qu’on fait battre sans les consulter, parmi les épouses, les sœurs et les mères. Ces adhérents vont grossissant l’opinion publique, force active des sociétés, qui neutralisera de plus en plus les causes de guerre et augmentera les périodes de paix.
Les théoriciens de la paix croient donc avec raison que l’action qui produit ces effets peut être accélérée par l’étude et la réfutation des sophismes qui divisent les nations et sur lesquels s’appuient les perturbateurs internationaux ; car cette étude et cette réfutation conduisent à divers moyens directs et indirects très positifs et très pratiques de prévenir la guerre et de consolider la paix.
JOSEPH GARNIER.
[1]Les députés de ces nationalités protestaient récemment dans la Chambre des députés de Pesth contre la création d’un théâtre Magyar. — Le nombre total des Slaves est de 90 millions. La race slave se compose des peuplades suivantes : — 1° la nation russe, qui compte plus de 60 millions d’âmes, dont 40 millions Grands-Russes, 4 millions Russes-blancs. Il faut y ajouter 3,5 millions de Russes habitant l’empire d’Autriche ; — 2° la nation polonaise, au nombre de 9,5 millions, répartis entre la Russie, l’Autriche et la Prusse ; — 3° les Tchèques, Moraves et Slovaques, au nombre de 5 millions, — 4° les Lusaciens en Prusse et en Saxe : 100 000 ; — 5° Les Slovanes en Styrie, Carinthie et Carniole ; — 6° les Serbo-Croates, en Autriche et en Turquie : 8,5 millions ; — 7° les Bulgares, en Turquie : 5,5 millions. (Mémorial diplomatique.)
[2] Voir sur la question des nationalités :
DELOCHE, Du principe des nationalités. 1 vol. in-8. Paris, Guillaumin, 1860.
MAURICE JOLY. Du principe des nationalités. 1 vol. in-18. Paris, Garnier frères
ANDRÉ COCHUT. Des nationalités à propos de la guerre de 1866. Revue des Deux-Mondes; tome LXIV, 1866.
[3] Les officiers allemands croient ne pas avoir volé parce qu’ils ont pillé selon les règles apprises, parce qu’ils ont méthodiquement fait emballer les meubles, les pendules et les objets de prix à leur adresse, ou régulièrement vendu leurs rapines aux brocanteurs organisés qui les suivaient sous la protection de l’état-major prussien. « C’est la guerre », disaient-ils avec cette raideur pédantesque qui les caractérise. — Ils croient aussi ne pas avoir assassiné parce qu’ils ont fusillé méthodiquement. — Ils croient avoir été spirituels parce qu’ils se sont bien soûlés et parce qu’ils ont laissé leurs ordures dans les salons et sur les livres des bibliothèques. — Ils n’ont pas encore compris qu’en guidant leur camarades pour piller les maisons où ils avaient été reçus cordialement comme employés ou comme invités, ils faisaient acte non de patriotisme, mais d’odieuse indélicatesse. — Ils croient s’être conduits en parfaits gentilshommes en imitant les us et coutumes du temps de Louis XIV, il y a 200 ans ; c’est ce qu’ils appellent la méthode historique ! — Ils étaient fiers de copier ce que Napoléon avait fait chez eux 65 ans auparavant. S’ils avaient pu, ils seraient venus parader dans Paris en bas de soie, comme fit la garde impériale à Berlin en 1806. — Ils prétendent que leurs soldats sont supérieurs parce qu’ils reçoivent des soufflets de leurs officiers et se laissent fouler aux pieds sans broncher ; mais comme cette opinion commençait à ne plus être partagée par leurs hommes, il y a là une des causes qui leur ont fait quitter le sol de la France plus tôt qu’ils ne l’auraient voulu, etc., etc.
[4] Dans sa déclaration du 9 décembre 1792, la Convention disait : « La nation française renonce à entreprendre aucune guerre dans la vue de faire des conquêtes et n’emploiera jamais ses forces contre la liberté d’aucun peuple. » La guerre lui avait été déclarée le 20 avril 1792 par l’Autriche. Au commencement de l’automne, le général Montesquieu entrait en Savoie, le général Anselme à Nice, Moreau dans le Palatinat. Le 6 novembre, Dumouriez gagnait la bataille de Jemmapes.
[5] Les auteurs des Traités sur le droit des gens et les promoteurs des deux associations : l’Institut de Gand, dû à l’initiative de M. Rollin Jacquemyns, l’Association due à l’initiative de MM. Dudley Field et Miles, les divers Congrès de la paix dus à l’initiative de la Société des amis de la paix de Londres, etc.
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