Les quatre libéralismes (Religion & Liberty 2, N°. 4, July/August 1992.)
Par Erik von Kuehnelt-Leddihn
Traduction Michel Kuttler, Institut Coppet
L’Amérique du Nord est une gigantesque île dans l’océan mondial. Les malentendus linguistiques entre ce continent et les autres parties du globe sont donc fréquentes : mettre Syrie et Liban au Moyen-Orient (où se trouve alors le Proche-Orient ?) est aussi erroné qu’employer le terme « Holocauste » (un sacrifice hellénique destiné à gagner la faveur des dieux) pour désigner un massacre de masse brutal, et je ne parle même pas de l’idiotie qui consiste à parler de “chauvinisme mâle”. Mettre dans le même sac monarchistes, traditionalistes et national-socialistes sous le terme de « droitiers » est aussi déroutant que l’étiquette de « libéral » pour des gauchistes à moitié socialistes. Cette dernière erreur est relativement récente et, depuis que je suis arrivé aux États-Unis à la toute fin du New Deal, j’ai été le témoin des débuts de cette déplorable perversion. Mais comment cela s’est-il produit ?
Dans sa connotation politique, le terme «libéral», nous arrive d’Espagne, la nation qui a toujours le plus – parfois trop – chéri la liberté. C’est ainsi qu’elle a produit un grand nombre d’anarchistes au cours des 150 dernières années. Lors de la résistance à l’invasion napoléonienne, l’Espagne a proclamé à Cadix, dans le Sud libéré, une constitution libérale dont les partisans se nommaient eux-mêmes los liberales. (Ils ont stigmatisé leurs adversaires comme los serviles.) De toute évidence, un vrai libéral est quelqu’un qui prise beaucoup la liberté et, puisque le Nouveau Testament parle souvent de liberté (Eleutheria), mais presque jamais d’égalité, il n’est pas surprenant que le christianisme soit une théologie personnaliste. Les libéraux prennent donc position pour une liberté bien comprise.
En 1816, Southey a utilisé l’expression « libéral » pour la première fois en Angleterre, mais toujours sous sa forme espagnole, liberales. Sir Walter Scott a adopté la forme française : Libéraux. En 1832, lors de la grande réforme parlementaire, les whigs se sont désignés comme liberal, et les Tories comme conservative. Curieusement, le libéral Chateaubriand appelait son journal « Le conservateur », un mot qu’il avait inventé. Mais à cette époque, libéraux et conservateurs n’étaient pas si loin les uns des autres. Bien sûr Burke, en tant que whig, était libéral et conservateur. Il est presque idolâtré par les conservateurs américains contemporains.
1° Edmund Burke est mort en 1797 ; Adam Smith, un moraliste, un économiste et un grand libéral, en 1790. Je les appellerais tous deux «pré-libéraux » parce qu’ils ne se désignaient pas, ou ne pouvait pas se désigner, comme libéraux. Je range même Voltaire parmi les premiers libéraux. C’est un homme qui aimait la liberté, soutenait le « libéral » Louis XVI contre les parlements réactionnaires et qui fut totalement incompris non pas tant par ses contemporains que par les générations futures. Il fit construire une église à Ferney, allait à la messe tous les dimanches, et était tout sauf démocrate. Pour comprendre il faut lire la brillante biographie d’Alfred Noyes, un converti au catholicisme. Nous pouvons nommer cette première vague du libéralisme le « pré-libéralisme».
2° L’étape qui lui succède est le « premier libéralisme ». Ses représentants les plus éminents sont Alexis de Tocqueville, le comte de Montalembert et Lord Acton, trois aristocrates catholiques. Ici, nous devons garder à l’esprit que les périodes du libéralisme (comme celles d’autres courants de pensée) se succèdent en vagues qui se chevauchent partiellement. Tocqueville est né en 1805 et Acton est mort en 1902. Ces premiers libéraux étaient des catholiques croyants, Montalembert et Acton tout au long de leur vie, et Tocqueville à la fin de sa vie. Leur amour de la liberté prend racine dans le christianisme.
3° La troisième vague que nous appellerons les « vieux libéraux » ne prend plus son inspiration dans le message chrétien, mais simplement de la conviction qu’il est agréable d’être libre, que l’oppression est inhumaine et qu’une société libre (avec une économie libre) est le système optimal, celui qui procure les biens à la majorité. Leur relation au christianisme est ténue, car par nature ils n’aiment ni les dogmes, ni la discipline ecclésiastique, ni l’autorité et ils ont des tendances déistes et agnostiques. Toutefois, nous devons rester prudents et ne pas faire de généralisations forcées. Gladstone, qui fut certainement un libéral, était aussi un chrétien très croyant. Pourtant, les vieux libéraux sont entrés en conflit avec l’Église catholique (ainsi qu’avec l’orthodoxie protestante) et ont été formellement condamnés dans le Syllabus de Pie XI. (À juste titre ? En gros, oui.) Les vieux libéraux, qui revenaient sur le message des pré-libéraux, avaient un vif intérêt pour l’économie. Il va sans dire qu’ils s’opposaient à un gouvernement tout-puissant et au socialisme. (Les représentants de l’école autrichienne d’économie étaient des vieux libéraux et, significativement, à quelques exceptions près, des aristocrates).
4° Immédiatement après la Seconde Guerre mondiale, les vieux libéraux, rejoints par les “nouveaux libéraux”, ont fondé en Suisse la Société du Mont Pèlerin. Ses principaux cerveaux, Friedrich A. von Hayek, Ludwig von Mises et Wilhelm Roepke, voulurent l’appeler la « Tocqueville-Acton Society », mais le professeur Frank Knight de Chicago protesta violemment déclarant qu’on ne pouvait nommer la société du nom de «deux aristocrates catholiques romains ». On la nomma finalement « Société du Mont Pèlerin » du nom de l’hôtel où la première réunion a eu lieu.
Les néo-libéraux étaient en majorité inspirés par le christianisme et ont poursuivi l’élan des libéraux précoces. Ainsi, nous voyons comment s’enchaînent l’étape un avec la troisième et l’étape quatre avec la deuxième. Beaucoup de néo-libéraux éminents étaient des Allemands et des Autrichiens qui avaient connu le Troisième Reich et, souvent, ils reconnu l’importance de rechercher des valeurs éternelles dans le message chrétien. Finalement, F.A. von Hayek aussi a compris l’importance de la religion dans la quête de liberté. La Société du Mont Pèlerin connut un schisme grave lorsque les néo-libéraux en sont sortis en 1961.
Aux États-Unis j’ai pu observer une perversion du terme libéral qui a conduit les vrais libéraux à se dire libertariens. La grande et hospitalière maison du libéralisme ayant gardé toutes ses portes et ses fenêtres ouvertes, les vents de l’extérieur ont pu envahir le bâtiment. En bon libéral, il faut être ouvert d’esprit, respecter les signes des temps et ceux-ci, malheureusement, étaient de gauche et collectivistes. Ainsi des libéraux déclarés sont devenus intolérants (ndt : illiberal). Le American Mercury, dont le rédacteur en chef était Eugene Lyons, a publié une série de « credo » : le « Credo d’un conservateur», le « Credo d’un réactionnaire», le « Credo d’un socialiste » et puis, séparément, le « Credo d’un libéral de la vieille école », et le « Credo d’un néo-libéral ». Inutile de dire que celui-ci penchait pour le socialisme et l’État omnipotent. Quand je parle en Asie, en Amérique du Sud, en Afrique, en Australie ou en Europe, je n’ai aucune difficulté à m’identifier comme libéral. Aux États-Unis, où des expressions consacrées sont si faciles à mélanger, je dois commencer par des explications. Quel dommage !