Au XIXe siècle, l’état de la science et les conditions des communications entre les peuples sont tels, que les autorités qui ont à charge de prévenir et de limiter les conséquences des épidémies font reposer une bonne part de leur attention sur le système des quarantaines. Contrôler et isoler les personnes douteuses, ce n’est pas éradiquer le mal, ou s’en préserver : c’est faire un pari, accepter un accommodement compris comme raisonnable, comme ailleurs on s’y résigne, contre des forces naturelles que l’on ne saurait vaincre. Dans cet article publié dans le Dictionnaire de l’économie politique (1853), Louis Reybaud retrace l’histoire de cette méthode de protection et en souligne les difficultés intrinsèques, quand les épidémies sont si imprévisibles, si inarrêtables, et que les spécificités de climat ou de mœurs rendent les règles fixes si maladroites.
QUARANTAINES
Par Louis Reybaud
Dictionnaire de l’économie politique, 1853, p. 481-485.
QUARANTAINES ; POLICE SANITAIRE. — Les mesures que prend un État pour se garantir des atteintes d’un fléau contagieux sont de celles dont on ne peut fixer l’origine. Il est à croire que, dans les temps anciens, de semblables précautions furent conseillées par la prudence ou par la peur, et bien des traditions, obscures sans cela, y trouveraient une explication naturelle et légitime.
Mais la police sanitaire, dans l’acception exacte du mot, ne remonte guère qu’au dernier siècle, et c’est sur un point du bassin de la Méditerranée qu’elle trouva sa première organisation. Marseille en fut le berceau. Déjà cette ville, la plus exposée du royaume aux ravages de la peste, à cause de ses relations commerciales avec l’Orient, avait eu à souffrir du fléau vingt-cinq fois dans le cours de dix-huit siècles, lorsqu’en 1720 il éclata avec une telle violence que la moitié de la population y succomba dans l’espace de quinze mois. De là un ensemble d’institutions qui servit de modèle aux ports de l’Italie et de l’Espagne et qui, pendant cent ans, préserva tout ce littoral de nouvelles invasions. On vit bien encore, dans le cours de cette période, la peste se déclarer au sein des lazarets, mais elle y fut étouffée et n’en franchit plus l’enceinte.
Ces institutions avaient à la fois un caractère libre et local, et le gouvernement n’y ajoutait qu’une sanction passive. Le soin de la police sanitaire était confié à une intendance composée de médecins et de négociants qu’un séjour dans les pays levantins avait familiarisés, pour ainsi dire, avec le mal qu’il s’agissait de combattre. Une fois par semaine, ce conseil se réunissait afin d’arrêter les mesures générales pour l’admission ou la séquestration des bâtiments, la tenue des lazarets, le débarquement et la purge des marchandises, la durée des quarantaines tant pour les équipages que pour les passagers, enfin l’ensemble du service. En dehors du conseil et investi de ses pouvoirs, un membre se rendait chaque jour dans le local de la consigne, placé à l’entrée du port et où venaient arraisonner les capitaines, afin d’y prendre les résolutions de détail et régler l’ordre et le mouvement des arrivages.
Cette institution, purement locale, ne subit, durant l’Ancien régime, que des changements insignifiants. Les premiers rudiments en existent dans le règlement de 1683, que complétèrent successivement la déclaration sur le commerce dans les échelles du Levant du 26 novembre 1729, et les ordonnances du 30 janvier 1748 et du 30 août 1786 sur la Provence, le Languedoc, le Roussillon et la quarantaine de Marseille. Par un décret du 9 mai 1793, la Convention nationale arrêta que ces lois et règlements resteraient en vigueur, et l’ordonnance du 29 septembre 1821, relative à la fièvre jaune, ne fit que consacrer, en les étendant, ces nombreuses et diverses dispositions.
Cependant leur incohérence était trop évidente pour que la matière ne fit pas l’objet d’une refonte et d’un remaniement ; c’est ce qui eut lieu dans la loi du 9 mars 1822. Cette loi composait tout un code de police sanitaire. Elle laissait au roi le droit de déterminer par des ordonnances toutes les mesures ordinaires et extraordinaires que pourrait nécessiter le besoin de se préserver de fléaux contagieux, et punissait la violation des règlements de diverses peines, depuis la peine de mort jusqu’à celle d’un an d’emprisonnement, avec des amendes proportionnées à la gravité des cas. La loi reconnaissait en outre trois espèces de patentes : la patente brute, pour les navires provenant de localités où régnaient des maladies pestilentielles ; la patente suspecte, pour les navires provenant de localités où régnait une maladie soupçonnée d’être pestilentielle, ou de pays qui, bien qu’exempts de soupçons, étaient ou venaient d’être en relations avec des pays qui s’en trouvaient entachés, ou bien de pays qui, à un titre quelconque, laissaient quelque prise à des méfiances ; enfin la patente nette, pour les navires provenant de pays où aucune circonstance ne pouvait inspirer de craintes sur l’état sanitaire qui y prévalait.
Telle fut cette loi, qui ne fit que réunir et consacrer les dispositions déjà en vigueur, en laissant debout les institutions locales chargées d’en assurer l’exécution. De ce nombre était l’intendance sanitaire de Marseille, qui ne fut alors atteinte dans aucun de ses éléments essentiels. Elle continua, après comme avant la loi, à tout régler par elle-même, à observer les précautions qu’elle considérait comme essentielles au maintien de la santé publique, à purifier les lettres, à exposer au soleil et aux rosées des nuits les marchandises contumaces, c’est-à-dire celles qui, à son sens, étaient susceptibles de retenir et de transmettre le germe d’un mal, à persévérer dans le système des quarantaines à longue durée, sans tenir compte de l’épreuve que la traversée avait fait subir aux hôtes d’un bâtiment, enfin à ne se départir en rien des garanties consacrées par l’expérience et dont la vertu avait été prouvée par les résultats.
Les choses durèrent ainsi jusqu’en 1846, époque où une discussion scientifique s’éleva dans le sein de l’Académie de médecine sur la question des maladies contagieuses, leur nature, leur portée, leurs effets habituels, leurs effets possibles, leurs causes originelles et les moyens de les conjurer. Le point délicat de ce débat, et celui qui y fut le moins éclairé, était la durée de l’incubation de la peste, sur laquelle il devint impossible de tomber d’accord. Les faits les plus opposés, les plus contradictoires, furent produits, et il se forma dans le sein de l’Académie deux véritables camps, l’un décidé à exagérer les effets de la contagion, l’autre à les amoindrir. L’esprit de système s’en mêla, et, comme cela arrive toujours, il contribua à dénaturer et à faire dévier les choses. Tout ce qui sortit de cette longue et orageuse discussion, ce fut la pensée de créer, auprès du ministère du commerce et de l’agriculture, un comité général d’hygiène chargé d’étudier toutes les questions qui se rattachent à l’amélioration et au maintien de la santé publique, et de signaler au gouvernement, à la suite d’enquêtes et de débats, les mesures les plus propres à atteindre ce but sans entraves inutiles ou onéreuses, et en respectant autant que possible la liberté des relations.
L’action de ce comité d’hygiène ne tarda pas à se faire sentir et à passer dans les actes de l’administration. Dès le 18 avril 1847 parut une ordonnance royale, qui fut ensuite complétée par le décret du 10 août 1849 ; ces deux lois avaient pour objet l’institution de médecins sanitaires français à établir dans les principaux ports du Levant, et dont la mission était d’y surveiller constamment l’état de la santé publique ; ils devaient en outre déclarer à nos consuls, au départ de chaque navire, si on pouvait délivrer des patentes nettes, en d’autres termes, si l’état sanitaire du pays ne donnait lieu à aucun motif de suspicion. On le voit, c’était déplacer la surveillance, la transporter du point d’arrivée au point de départ, étudier le mal aux lieux d’origine afin de le signaler au loin avec plus de sûreté. Comme cela devait être, cette création amena quelques adoucissements au régime des quarantaines. Ainsi les bâtiments munis d’une patente nette, délivrée sous la surveillance et la responsabilité de ces médecins spéciaux, obtinrent leur entrée presque immédiate dans nos ports : les navires à voiles, dès l’arrivée même, les bâtiments à vapeur, lorsque le voyage avait duré huit jours, qui semblent être le terme le mieux établi de l’incubation de la peste.
Jusque-là pourtant les institutions locales avalent été respectées, et l’intendance sanitaire du port de Marseille restait encore debout. Un décret du 24 décembre 1850 eut pour objet de la faire disparaître, malgré les droits du temps, de l’expérience et des services rendus. Voici comment et sous l’empire de quelles circonstances.
Depuis quelques années, la peste semblait se retirer de l’Orient et donner un démenti formel à sa persistance accoutumée. Les précautions sanitaires prises par les gouvernements turc et égyptien n’avaient pas été sans influence sur ce résultat ; des lazarets avaient été établis à Constantinople et à Alexandrie. Puis quelques soins d’hygiène avaient été imposés à ces populations que le fanatisme en éloignait, et il en était résulté un peu plus de propreté dans la tenue et dans les habitations. Quelle qu’en fut la cause, il n’en est pas moins hors de doute que la peste ne se montrait plus nulle part, et les médecins envoyés sur les lieux n’avaient pu en rencontrer un seul cas. M. Prus, qui avait été envoyé en Égypte, était mort sans avoir vu la peste ; M. Fauvel ne l’avait point aperçue en Turquie ; M. Suquet en disait autant pour la Syrie. Ni Alexandrie, ni le Caire, ni Beyrout, ni Damas, ni Smyrne, ni Constantinople, sièges de leurs observations, n’avaient fourni d’accident de peste qui fût bien authentique et bien constaté. C’était là pour le gouvernement un grand motif de détermination, et il s’y en joignait un autre non moins impérieux. Les assemblées législatives tendaient à réduire chaque jour les sommes inscrites au budget pour les dépenses sanitaires, et il s’agissait de faire des économies. Le sacrifice de l’intendance sanitaire de Marseille fut donc résolu.
Depuis longtemps, il faut le dire, l’institution était considérablement amoindrie ; on l’avait attaquée dans sa base en lui enlevant, par une mesure de comptabilité et pour obéir à des scrupules de la cour des comptes, la libre disposition des fonds que renfermait sa caisse et qui provenaient des droits perçus dans les diverses branches de son service, droits de lazaret, de purge, de transbordement, de séjour pour les passagers, de gardiens pour les navires, de fumigation des lettres, enfin quelques autres taxes de détail. Or on sait ce que l’argent ajoute de nerf à une institution ; celle-ci, en perdant le sien, perdait la force de se défendre ; elle se confondait dès lors avec la masse des administrations financières et ne relevait plus d’elle-même ; de souveraine qu’elle était lorsqu’elle tenait la clef de son coffre, réglait les traitements de ses employés, leur assurait des retraites, plaçait ses épargnes en rentes sur l’État, elle était devenue dépendante et subordonnée, et attendait du pouvoir central jusqu’à l’approbation du salaire de ses agents. Les jours de déchéance avaient commencé.
Une autre question plus décisive encore venait de s’engager. Créé dans de vastes proportions, le matériel sanitaire comprenait trois lazarets, l’un en terre ferme, et deux autres sur le groupe d’îles situé dans le golfe de Marseille, à Pomègue et à Ratoneau. C’était beaucoup de luxe pour un service qui allait décroissant. On songea à supprimer au moins un lazaret sur trois ; ce fut celui en terre ferme. Il occupait un terrain auquel le temps et les agrandissements successifs de la ville avaient donné quelque valeur, et, dépourvu d’hôtes, livré, depuis les dernières réformes, à une solitude complète, il n’était plus qu’un contre-sens et une dernière protestation en faveur du passé. L’enlever à sa destination, ouvrir sa lugubre enceinte, le vendre, l’aliéner, c’était rompre avec la tradition d’une manière irrévocable : c’est ce qui fut fait.
Pour mener cette affaire à bien, le gouvernement eut besoin d’user à la fois de fermeté etde ménagement. L’intendance sanitaire avait à Marseille des racines profondes ; on croyait la santé publique attachée à son maintien, on n’imaginait pas qu’elle pût être garantie autrement, ni d’une manière aussi sûre. D’un autre côté, une réforme locale, imposée et subie, déplaçait la difficulté au lieu de la résoudre. Les intendances d’Italie et d’Espagne avaient dans l’intendance de Marseille une confiance au moins égale à celle de la population de ce port, et, sur le seul bruit de sa disgrâce, elles prirent une attitude soupçonneuse et des airs mécontents comme si on les eût touchées du même coup, passèrent de rapports bienveillants à des rapports hostiles, et frappèrent nos provenances de quarantaines d’observation comme on eût pu le faire pour celles du port le plus infecté de l’Orient. Évidemment il y avait là une situation très délicate, très tendue, et qui exigeait de la personne chargée d’y pourvoir une grande entente des affaires et une grande connaissance des hommes.
Ce fut M. le docteur Métier que désigna le gouvernement, et il fut bien inspiré dans son choix. Membre de l’Académie de médecine et du comité consultatif d’hygiène, le docteur Mélier avait pris au débat scientifique de la contagion et à l’organisation d’un système général de quarantaines la double part du savant et de l’administrateur. Sa présence à Marseille suffit pour aplanir les difficultés ; il régla les détails de la translation du lazaret, prépara les esprits à métamorphose complète qui allait survenir, et recueillit tous les éléments de ce décret de décembre 1850, qui enleva à la vieille intendance un pouvoir qu’elle avait si longtemps et si dignement porté, pour le confier à un délégué du pouvoir administratif nommé par le ministre et relevant exclusivement de lui.
Voici quelles furent les principales dispositions de ce décret, qui régit encore la matière. Plus d’autorités collectives prises dans la localité et réglant les choses à leur gré ; mais un agent de l’État assisté d’une commission consultative de trois ou six membres dont les attributions et les pouvoirs sont à peu près illusoires. C’était là le point essentiel, le but véritable de cet acte de l’autorité. Le reste ne se compose que d’articles secondaires, empruntés en très grande partie à la loi de 1822, et d’autres articles destinés à le compléter et à le mettre en harmonie avec les besoins du temps. Parmi ces derniers, il faut compter la simplification apportée au régime des patentes. Des trois désignations anciennes, patentes brute, suspecte et nette, on n’en a plus laissé subsister que deux, la patente brute et la patente nette ; la patente suspecte a été supprimée, et en effet elle était de trop.
La législation nouvelle venait donc d’être fixée, et une organisation en harmonie avec son texte la suivit de près. Mais ce n’était là qu’une portion de cette laborieuse tâche. On a vu en effet qu’un régime de police sanitaire n’est point une œuvre isolée où un État n’a à compter qu’avec lui-même, qu’il règle au gré de sa convenance et de ses intérêts, sans se préoccuper des intérêts, des convenances, ni même des préjugés des États voisins. Dans cet ordre d’institutions il existe, bon gré, mal gré, une certaine solidarité entre les peuples, exposés qu’ils sont à ce que l’imprévoyance de l’un retombe sur tous les autres, ou que les mesures de précaution poussées à l’excès par une puissance deviennent une charge trop onéreuse aux pavillons étrangers qui se présentent dans ses ports. Ainsi le concert entre les nations pour ce qui touche aux mesures sanitaires n’est pas seulement désirable, il est pour ainsi dire obligéquand on veut s’épargner les embarras et les sacrifices d’une guerre de représailles.
À la suite de la réforme française, naquit donc la pensée d’en étendre les effets et de lui donner le caractère d’une réforme européenne. Il faut le dire, plus d’un obstacle s’y opposait, et le moindre n’était pas les susceptibilités et les ombrages que soulevait l’initiative de notre gouvernement. Il y en avait en outre deux autres agissant en sens opposé. Le premier provenait des puissances qui placent le développement de leurs relations au-dessus de quelques risques problématiques et attirent chez elles, par des facilités de tout genre, les bâtiments et les affaires qui cherchent une main-d’œuvre discrète et une économie de temps et de frais. Telles sont l’Angleterre et l’Autriche, Malte et Trieste. De ce côté on craignait, en traitant en commun, d’être conduit par la force des choses à accepter des clauses plus rigoureuses que celles qui étaient en vigueur et dont l’expérience démontrait l’efficacité. L’autre obstacle provenait des puissances qu’animait l’esprit contraire ; c’étaient les intendances d’Italie et d’Espagne. Cela se conçoit ; ces intendances, copiées sur celles de Marseille, avaient, de temps immémorial, une vie, une existence propres, un mouvement de fonds, la perception de certains droits, le privilège de certaines taxes. Une réforme leur devait être fatale ; elles usaient de leur influence pour la conjurer, et les motifs spécieux ne leur manquaient pas pour colorer cette résistance de l’intérêt de corps. Elles se plaçaient sous l’invocation de la peur, cette divinité si obéie, et y ajoutaient un appel à des souvenirs de deuil restés dans la mémoire des populations.
Malgré tous ces motifs d’avortement, la pensée d’une conférence sanitaire internationale n’en fit pas moins son chemin. Les divers ministres qui se succédèrent au département du commerce tinrent à honneur d’y attacher leur nom, et le docteur Mélier y apporta l’activité et la sollicitude d’un homme dévoué à une grande tâche. Enfin, après l’échange de bien des notes et l’aplanissement de plus d’une difficulté, après avoir agité longtemps la question de savoir à quelle ville et à quelle puissance reviendrait l’honneur de fournir un siège à ce congrès, il fut décidé qu’il se tiendrait à Paris et que les divers États intéressés dans la question seraient invités à y envoyer des représentants. Douze puissances déférèrent à cette invitation en y comprenant la France : ce furent l’Autriche, les Deux-Siciles, l’Espagne, le Saint-Siège, l’Angleterre, la Grèce, le Portugal, la Russie, la Sardaigne, la Toscane et la Porte ottomane ; chacune d’elles désigna deux délégués, ce qui portait à vingt-quatre le nombre des membres de la conférence. Les chefs des services administratifs, dont l’avis pouvait être de quelque poids dans les délibérations de la conférence, y furent adjoints à titre consultatif.
Les séances s’ouvrirent, et se prolongèrent pendant plusieurs mois ; le débat y fut grave, élevé, rempli de discussions de détail, et il fut aisé de voir que les délégués y apportaient l’esprit et les préjugés des pays qu’ils représentaient. Pour ceux-ci, aucune précaution n’était assez rigoureuse ; pour ceux-là, il y en avait toujours de trop. Enfin une commission fut nommée et chargée de proposer un ensemble de résolutions : M. le docteur Mélier en fut le rapporteur ; elle comprenait quatre médecins et trois consuls. Le rapport est un travail complet sur la matière ; il pose les bases d’une conciliation entre les deux grands intérêts dont la conférence avait à se préoccuper, celui de la santé publique, celui de la liberté des communications. Point de thèse politique ni scientifique : des faits seulement et des mesures d’application. Le point de départ, c’est d’établir l’uniformité des précautions sanitaires et d’aboutir à une convention et à un règlement communs à toutes les puissances. Maintenant de quelles maladies aurait-on à se préserver ? Lesquelles comprendre dans le programme, lesquelles en exclure ? Sur la peste et la fièvre jaune, unanimité d’opinions ; sur le choléra seulement, il y a partage. Mais si la commission hésite, la conférence n’hésite pas et il y aura quarantaine pour le choléra comme pour les autres maladies ; il en sera de même des maladies accidentelles, comme le typhus des armées, la petite vérole maligne et quelques autres. Viennent ensuite les règlements qui devront désormais être la loi uniforme des divers États. Le rapport passe tout en revue, la patente nette de l’Orient ; la constatation de l’état des provenances au moyen des médecins sanitaires, soit à terre, soit à bord, des patentes et des déclarations à l’arrivée ; l’application des mesures sanitaires aux bâtiments et aux marchandises, aux hardes et aux effets, aux lettres et aux papiers ; la distinction des marchandises, celles qui auront à passer dans les lazarets, celles qui pourront être débarquées immédiatement ; la durée des quarantaines avec un maximum et un minimum fixés pour chaque espèce de maladie ; l’époque où commenceront et cesseront les mesures sanitaires ; les quarantaines d’observation ; les quarantaines de rigueur ; les droits sanitaires ; les traitements des employés de l’État ; les magistratures sanitaires uniformément constituées, et fondées sur le double principe d’un agent et d’un conseil ; l’introduction dans ce conseil de l’élément consulaire ; un code sanitaire officiel pour la Méditerranée, et un tribunal ou jury arbitral pour juger les infractions en premier ressort, avec recours facultatif devant la cour d’appel du pays ; enfin bien d’autres détails encore compris dans cet ensemble de questions à étudier et à résoudre.
Ce fut à la suite de ce rapport et d’un débat qui se prolongea pendant plusieurs mois que fut arrêté un projet de Convention sanitaire commun aux douze puissances contractantes. Dans le préambule, il est déclaré que ces puissances, animées du désir de sauvegarder la santé publique de leurs États respectifs et de faciliter autant qu’il dépend d’elles le développement des relations commerciales et maritimes dans la Méditerranée, et ayant reconnu qu’un des moyens les plus efficaces pour amener ce résultat, est d’introduire la plus grande uniformité possible dans le régime sanitaire observé jusqu’ici, et d’alléger ainsi les charges qui pèsent sur la navigation, ont, chacune dans ce but, chargé deux délégués réunis en conférence à Paris de discuter et poser les principes sanitaires sur lesquels elles éprouvent le besoin de s’entendre ; puis vient la Convention en onze articles dont voici la substance :
Par l’art. 1er, les puissances se réservent le droit d’établir des quarantaines sur leurs frontières de terre, et quant aux arrivages par mer, elles conviennent d’appliquer des mesures sanitaires à la peste, à la fièvre jaune et au choléra, et de considérer comme obligatoire, sauf quelques exceptions, la production d’une patente. Le typhus, la petite vérole maligne et toute autre maladie pourraient également donner ouverture à des précautions, mais seulement contre les navires infectés, et non contre les pays de provenance ; et en aucun cas une mesure sanitaire n’irait jusqu’à repousser un bâtiment, quel qu’il fût. — L’art. 2 stipule que l’application des mesures sanitaires sera réglée à l’avenir d’après la déclaration officiellement faite par l’autorité sanitaire instituée au port de départ que la maladie existe réellement ; et que la cessation des mesures se déterminera sur une déclaration semblable que la maladie est éteinte, après toutefois l’expiration d’un délai fixé à trente jours pour la peste, à vingt jours pour la fièvre jaune, à dix jours pour le choléra. — L’art. 3 dispose qu’il n’y aura plus désormais que deux patentes, patente brute et patente nette ; un bâtiment en patente nette, dont les conditions seraient mauvaises, pouvant être assimilé au navire en patente brute. —Par l’art. 4, il est convenu qu’il y aura pour les quarantaines un maximum et un minimum ; pour la peste maximum à quinze jours, minimum à dix ; pour la fièvre jaune maximum à sept, minimum à cinq, pouvant être abaissé à trois ; pour le choléra, à cinq jours pleins. La patente nette pour les provenances de l’Orient entraînera la libre pratique quand l’institution des médecins sanitaires sera complète, et, en attendant, les provenances en patente nette seront reçues en libre pratique après huit jours de traversée, s’il y a un médecin sanitaire à bord, dix jours s’il n’y en a point. — L’art. 5 règle les conditions auxquelles les marchandises seront assujetties ; il en fait trois classes : la première pour les marchandises assujetties à une quarantaine obligatoire et à une purification ; la seconde pour les marchandises assujetties à une quarantaine facultative ; la troisième enfin pour les marchandises exemptes de toute quarantaine. — L’art. 6 oblige chaque puissance à établir chez elle des lazarets. — L’art. 7 règle la nature des frais de quarantaine et des droits à percevoir : 1° droit proportionnel au tonnage ; 2° droit de séjour dans les lazarets pour les personnes ; 3° droit sur les marchandises déposées et désinfectées, calculé au poids ou à la valeur ; chaque gouvernement réglera ces droits dans son ressort et les fera connaître aux autres parties contractantes. — L’art. 8 dispose qu’une administration sanitaire se composera d’un agent rétribué, assisté d’un conseil local, plus un service d’inspection ; un ou plusieurs consuls pourront être admis aux délibérations et fournir des renseignements : quand il s’agira d’une résolution spéciale à l’égard d’un pays, l’agent consulaire de ce pays sera invité à se rendre au conseil et entendu dans ses observations. — L’art. 9 stipule qu’un règlement déterminera l’application des principes généraux qui précèdent et sera annexé à la Convention. — L’art. 10 réserve aux puissances qui le désireront le droit d’accéder à la Convention. — L’art. 11 dispose que la Convention et le Règlement auront force et vigueur pendant cinq ans, et seront en outre prorogés d’année en année, tant qu’aucune des puissances n’aura, six mois à l’avance, dénoncé son intention d’en faire cesser l’effet en ce qui le concerne. Trois mois sont accordés pour la ratification suivant les lois et usages de chacune des parties contractantes.
Telle est la pièce essentielle issue de la conférence sanitaire réunie à Paris ; le règlement qui en est le complément embrasse et résume tous les moyens d’exécution et ne compte pas moins de 137 articles. Il comprend les dispositions générales en matière sanitaire ; les mesures relatives au départ ; les mesures sanitaires durant la traversée ; les mesures sanitaires à l’arrivée ; les quarantaines ; les lazarets et ce qui s’y rattache ; les droits sanitaires ; les dispositions particulières à l’Orient ; les dispositions relatives à l’Égypte ; les dispositions relative à l’Orient en général ; enfin une disposition relative à l’Amérique.
On a vu que, par l’un des derniers articles de l’acte passé entre les délégués des douze puissances, un délai de trois mois avait été assigné à l’échange des ratifications. Ce délai n’a pas suffi pour les amener toutes à donner au projet de Convention sanitaire une sanction définitive. Plusieurs ont adhéré ; deux résistent : ce sont l’Angleterre et l’Autriche. Divers articles ont paru à ces deux puissances trop rigoureux en temps de sécurité, et insuffisants dans les moments de panique qu’occasionne une invasion meurtrière. Peut-être se mêle-t-il à ce refus un calcul d’intérêt et le désir de voir les autres ports se lier par un contrat, tandis que Trieste et Malte en resteraient affranchis et attireraient à eux les navires jaloux de se soustraire à des formalités onéreuses. Mais, en dehors même de ces petites considérations, il en existe d’un ordre plus général qui peuvent expliquer et justifier ces hésitations.
En effet il ne semble pas, en étudiant bien ces questions, qu’une préservation sanitaire puisse être l’objet d’une loi uniforme et constante ; c’est presque la dénaturer que de l’y assujettir. En premier lieu, et l’expérience l’atteste, les maladies se modifient sensiblement. Telle maladie a été en première ligne pour l’activité et l’intensité, il y a vingt ans, qui s’annule, se transforme bientôt au point d’arriver à revêtir un caractère inoffensif ; telle autre, de bénigne qu’elle était, devient tout à coup violente et meurtrière. Faudra-t-il, à chacune de ces métamorphoses, reprendre à nouveaux frais les accords qui lient les puissances et leur faire subir des changements qui y correspondent ? Puis les localités mêmes ne se prêtent guère à l’uniformité. Il est tel point où l’infection est prompte à se déclarer et à se communiquer ; tel autre où elle rencontre des résistances plus grandes ; cela tient au climat, à l’air, à l’encombrement des populations, aux vents qui dominent, aux mœurs du pays, aux habitudes, à la nature du sol, à l’état des eaux, à la latitude, à mille circonstances enfin. Et pourtant le régime serait uniforme en dépit de tant de variétés ! La pensée en répugne, et il est impossible qu’au milieu de conditions si diverses, on ne fasse pas trop ici et là trop peu.
Enfin ce qu’il faut voir surtout dans ces délicates matières, c’est l’action qu’elles exercent sur l’état moral des populations. Il est facile d’en parler, froidement ; sagement, quand le mal est loin ; et, de se créer des plans de conduite remplis de sens et de modération. Dans ces moments-là, on pèche toujours aux yeux des gens dont on froisse les intérêts par un excès de prudence. Mais quand le fléau éclate, quand l’ange du deuil plane sur une cité, quand il jonche le terrain de victimes, alors il n’y a plus de loi, il n’y a plus de règle qui puissent tenir. Chaque individu se fait le juge de l’œuvre de préservation et la condamne comme insuffisante. Sous l’influence de la peur, c’est à qui enchérira, et ainsi s’écroule l’échafaudage lentement élevé et sur lequel on se reposait avec confiance.
Ce qui revient à dire qu’un régime sanitaire serait plutôt une œuvre essentiellement variable, essentiellement locale, et qu’en se refusant, comme elles le font, à une ratification d’accords communs, l’Angleterre et l’Autriche semblent obéir à cette pensée qui ne manque pas de fondement. Elles pressentent les dangers d’un engagement, et aiment mieux le décliner aujourd’hui que d’être obligées de le rompre plus tard.
Quelle que soit l’issue de cette négociation, elle offrait des détails assez curieux pour trouver ici une place et fera honneur aux personnes qui, comme M. Le docteur Mélier, y ont consacré des soins aussi actifs qu’intelligents.
Louis REYBAUD.
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