Introduction par Jérôme Perrier*, Institut Coppet
Anselme Batbie (1828-1887), catholique fervent et conservateur, issu d’une famille de notaires du Gers, a eu une triple carrière : il fut à la fois juriste (son volumineux Précis de droit public et administratif, publié en sept volumes entre 1861 et 1868, fit longtemps autorité et demeure un classique) ; homme politique (il fut député puis sénateur du Gers entre 1871 et 1887 et ministre de l’Instruction publique, des Cultes et des Beaux Arts en 1873, dans le gouvernement de Broglie) ; et enfin économiste (il fut nommé en 1864 à la première chaire universitaire française d’économie politique). Auteur en 1861 d’un essai remarqué sur Turgot (Turgot, économiste, philosophe et administrateur), il défendait un libéralisme radical assez différent de celui, plus interventionniste et protectionniste, qui avait les faveurs de la plupart de ses collègues juristes et universitaires (Paul Cauwès et Charles Gide en sont deux bons exemples).
Batbie, pour sa part, incarnait parfaitement ce « libéralisme de l’individu contre l’Etat » défendu par l’école de Paris (dont le Journal des économistes était le principal porte-voix, et dont Jean-Baptiste Say, Charles Comte, Frédéric Bastiat, Adolphe Blanqui, Hippolyte Passy, Gustave de Molinari, et tant d’autres furent les plus éminents représentants).
Ce passage du second volume du Cours d’économie politique professé par Batbie durant l’année 1864-1865 illustre ce clivage entre ces deux courants du libéralisme français : un libéralisme « par l’Etat » à la Guizot (courant si bien étudié par Lucien Jaume dans son livre L’individu effacé ou les paradoxes du libéralisme français, Paris, Fayard, 1997) et un « libéralisme contre l’Etat », fondamentalement individualiste, dont Batbie est un bon représentant.
*Jérôme Perrier
Ancien élève de l’ENS de Fontenay St-Cloud
Agrégé d’histoire et docteur en histoire de l’IEP de Paris
Chargé de conférences à Sciences Po Paris
32ème leçon : Rapports de l’économie publique avec l’Etat.
« (…) Une école d’économistes absolus refuse à l’Etat toute attribution positive et le réduit à n’être que l’entrepreneur général de l’ordre, un grand directeur de la police, chargé d’effrayer et de punir les méchants, afin que, sous sa protection tutélaire, les bons déploient leur activité sans obstacle ni crainte. Quand il a rassuré les bons et fait trembler les méchants, l’Etat a épuisé sa mission et il ne pourrait aller au delà qu’en empiétant sur l’activité individuelle. Chargé de régler les conditions du champ de course, de supprimer les obstacles devant ceux qui veulent combattre, d’assurer la liberté de la voie, l’Etat ne doit pas lui-même prendre part à la lutte ; car, la force collective qu’il représente est une puissance telle que nul ne peut se mesurer avec elle. D’ailleurs, elle est constituée au moyen de contributions et de sacrifices demandés aux individus. Serait-il juste de prendre aux contribuables pour leur faire concurrence ? Ne serait-il pas, au contraire, souverainement injuste de le faite contribuer par leur argent à la constitution d’une force à laquelle l’activité individuelle ne pourrait pas résister ? Il n’y aurait pas de raison de s’arrêter et, de proche en proche, on tomberait dans le communisme, c’est à dire dans cette organisation déplorable qui consiste à tout absorber dans l’Etat ; à le charger de la direction de tous les efforts et à noyer les individus dans une sorte de panthéisme administratif.
Du moment qu’on accorde à l’Etat une attribution positive, on ne peut pas lui en refuser logiquement deux ou trois, ou davantage ; la limite ne serait posée qu’arbitrairement et si on ne va pas au communisme complet, c’est qu’on recule devant les conséquences du principe. Ne vaudrait-il pas mieux, disent les économistes de cette 1ère école, éviter cette inconséquence ? Ne serait-il pas plus sûr de s’en tenir strictement au rôle négatif de l’Etat et de lui interdire rigoureusement toute invasion dans le champ de l’activité individuelle ?
Une autre école, au contraire, sans tomber dans les excès du communisme et du socialisme, accorde à l’Etat des attributions très étendues. Elle est disposée à croire que l’individu est impuissant et que, s’il ne faut pas l’absorber, il est bon cependant, non seulement de l’aider, de le fortifier par l’action collective, mais encore, de le remplacer dans un grand nombre de cas. Cette école, que j’appellerai administrative, est persuadée que rien de grand, rien de fécond ne peut sortir de l’activité individuelle ; que l’individu est propre tout au plus à s’occuper de ses petits intérêts, à déranger ou accommoder sa vie à son gré, suivant son plaisir ; mais que l’intérêt général n’a rien à attendre de cette force bornée et mesquine. Aussi, les partisans de cette école ont-ils une tendance marquée à augmenter les services publics, à multiplier les subventions pour diriger l’initiative des individus, à charger l’Etat d’attributions chaque jour plus nombreuses et, par suite, à grossir les budgets sans lesquels la machine gouvernementale ne peut pas marcher.
Par la direction naturelle de ses tendances, l’école administrative a été conduite à la centralisation. Vous comprenez, en effet, que si l’individu est suspect de petitesse et d’impuissance, il en doit être à peu près de même des pouvoirs locaux. Puisqu’il est bon de créer un centre puissant, il vaut mieux le placer haut que bas, et puisqu’il s’agit de créer une force collective il est préférable de la confier à des institutions élevées que de la donner à des institutions locales mesquines, tracassières et empreintes de l’esprit étroit de la province. Les mêmes raisons qui portaient l’école administrative à remplacer l’individu par la force collective devaient la conduire à porter la puissance au contre, au lieu de l’éparpiller sur les extrémités.
Telle est, messieurs, la grande controverse entre les partisans de l’initiative individuelle et ceux de l’action par l’Etat. Où est la vérité et de quel côté faut-il porter son choix ? – La vérité, selon moi, est en principe du côté des premiers. Avant tout, ce qui importe c’est le développement de l’homme, et pour que ce développement soit complet il faut qu’il s’accomplisse par l’énergie de l’individu lui-même. Ce qu’il doit à d’autres est toujours plus ou moins artificiel ; aussi l’individu formé par le secours de l’action gouvernementale n’a-t-il ni cette solidité, ni cette fécondité que tirent de leur propre fond ceux qui suivent un développement spontané. Non seulement il faut que l’homme arrive au plus complet développement de ses facultés ; encore faut-il que le progrès vienne de ses propres efforts et qu’il puise une vie durable à la source toujours jaillissante de l’activité native. Aussi, messieurs, les économistes ont-ils toujours affirmé comme principe, comme vérité générale, qu’il faut laisser faire et laisser passer. C’est la maxime qu’ils n’ont pas cessé de proclamer comme étant le fondement de leur science, depuis qu’elle a été formulée par le docteur Quesnay.
On les a beaucoup raillés pour ce principe, mais il a triomphé des mauvaises plaisanteries et ses défenseurs ont mis autant de constance et de fermeté à le professer que les intéressés en ont mis à poursuivre leurs lourdes plaisanteries. Oui, je le dis hautement, avec la tradition de la science à laquelle je suis profondément attaché, le véritable principe en matière de rapports de l’économie publique avec l’Etat peut se formuler ainsi : il faut laisser faire l’individu, réglementer aussi peu que possible, attendre beaucoup des efforts de l’homme et simplifier, de plus en plus, le rôle de la puissance publique. Assurément, il est bon que tout soit bien fait ; mais il importe au moins autant que tout soit bien fait par l’action des individus ; car, il faut avant tout que la société soit composée d’hommes, et c’est par l’énergie individuelle que l’homme est constitué. (…)
Anselme Batbie, Nouveau Cours d’Economie Politique professé à la Faculté de Droit de Paris – 1864-1865, Paris, Cotillon éditeur, 1866, tome 2, p. 71 sq.
Laisser un commentaire