Les mœurs financières actuelles et les réformes légales nécessaires

Dans la deuxième moitié du XIXe siècle, la succession de scandales financiers et boursiers préoccupe les hommes d’État et les spécialistes des questions économiques et financières. Pour Leroy-Beaulieu, écrivant en 1875, la spéculation est dans l’ordre des choses et ses ravages fréquents sont hors de la portée du législateur. Il existe toutefois, dans la loi sur les sociétés par exemple, des vices ou des manquements, et des réformes sages, respectant la liberté, pourraient mettre des bornes à certaines pratiques. Mais l’essentiel est pour l’investisseur de se tenir circonspect et attentif.


Les mœurs financières actuelles et les réformes légales nécessaires, L’Économiste français, 13 mars 1875.

LES MŒURS FINANCIÈRES ACTUELLES ET LES RÉFORMES LÉGALES NÉCESSAIRES.

Depuis quelques semaines, la Bourse de Paris est en grand émoi ; tout un groupe de valeurs monte de 50 ou 100 francs par jour sans qu’il soit facile de découvrir aucun motif naturel ou raisonnable à ces mouvements extraordinaires. Telle action qui, dans le dernier exercice, n’a pas pu donner un centime de dividende, fait tout à coup 100 francs de prime au-dessus du pair ; ce n’est pas une seule valeur qui est ainsi soulevée brusquement et enlevée au septième ciel, ce sont huit ou dix valeurs. Les actions d’une ligne de chemins de fer, dont le revenu est depuis longtemps immobile, et, de l’avis unanime de tous les hommes compétents, n’a pas de chance de s’accroître, bondit de 100 francs en deux jours, au grand étonnement des actionnaires qui, tous, se précipitent chez les agents de change pour profiter de cette heureuse aubaine en vendant leurs titres. En face de ces mouvements désordonnés, beaucoup d’esprits s’inquiètent : les uns se rappellent les crises de Vienne et de New-York, dont le contre-coup, après deux ans, pèse encore sur les pays qui les ont subies ; d’autres remontent plus haut dans notre histoire nationale et prononcent le nom de Law et des entreprises du Mississipi. Serait-ce donc qu’il serait venu en France un nouveau Law, destiné à éblouir toutes les imaginations, à troubler toutes les têtes, à communiquer à notre paisible population la fièvre d’une spéculation sans frein ?

Nous sommes profondément respectueux de la liberté individuelle ; nous savons que l’agiotage est un mal qu’il est chimérique de prétendre complètement détruire. Que quelques spéculateurs s’avisent de faire monter une valeur sans mesure, qu’ils profitent sans pitié de l’imprudence d’autres spéculateurs, lesquels ont vendu par avance des titres qu’ils n’avaient pas ; qu’un grand nombre de capitalistes aventureux se mettent de la partie et viennent seconder le mouvement ; qu’enfin les gens du monde, les petites gens aussi et tous ceux qui sont, d’ordinaire, étrangers aux spéculations de bourse se sentent portés à jouer à la bourse, quand les valeurs favorites ont déjà atteint des cours insensés ; c’est là une de ces maladies sociales dont les nations sont victimes de temps à autre, et que l’expérience des catastrophes passées est impuissante à prévenir. On n’a rien inventé de nouveau, sous ce rapport, depuis Law et le fameux système qui causa tant de ruines.

Aussi, nous n’avons pas l’intention d’appeler le secours de la loi contre ces désordres : la loi, ici, ne peut avoir qu’une action répressive, pour le cas où il y aurait des délits caractérisés par le code ; elle ne saurait exercer d’action préventive.

Mais il y a incontestablement des points dans notre législation où des réformes sont nécessaires. À l’heure où nous sommes, les sociétés les plus considérables, les plus respectables, ayant les traditions les plus prudentes et les plus honorables, craignent d’être enlevées par un coup de main heureux et de devenir la proie de quelques personnes, qui semblent vouloir ressusciter Law et ses adhérents en s’emparant successivement de tous les instruments de crédit et de production collective existant en France.

On a été témoin la semaine dernière d’un évènement bizarre : celui d’une grande société dont le conseil d’administration a été en un clin d’œil chassé et remplacé par un personnel qui était, un mois auparavant, absolument étranger à cette société. Cet acte de conquête était légal, mais ne peut-il pas avoir, s’il se généralisait, des conséquences si préjudiciables qu’il serait bon que la loi empêchât dans l’avenir ces envahissements subits ? Il suffit d’avoir acheté la veille un certain nombre de titres que l’on peut revendre le lendemain pour devenir le maître d’une société au capital de quatre-vingts millions de francs. La loi, si elle était prévoyante, ne devrait-elle pas rendre moins faciles ces changements complets dans la direction d’une grande compagnie ? Ne serait-il pas nécessaire d’imposer des conditions de délai qui laissassent aux intéressés le temps de la réflexion et qui forçassent les nouveaux venus à prouver qu’ils sont réellement propriétaires, et non pas simples reporteurs, des actions dont ils se trouvent détenteurs. L’Assemblée nationale souveraine, qui est composée de gens sages et instruits, ne peut voter une loi qu’après trois lectures successives : ne serait-il pas naturel, quand on veut changer complètement la direction et le capital même d’une société, qu’il y eût deux délibérations suffisamment espacées ? L’expérience nous a montré un danger que l’on ne pouvait prévoir, celui de l’envahissement successif et de l’accaparement d’une foule de sociétés par un même groupe d’hommes qui pourrait n’avoir aucun intérêt sérieux et permanent dans chacune d’elles et qui ne s’en emparerait que comme moyen d’action pour ses visées particulières. Nous raisonnons, bien entendu, en général ; nous tirons des inductions d’un fait actuel, que nous ne prétendons pas juger en lui-même.

Il est un fait qui est constant, c’est que les fusions de plusieurs sociétés anonymes, constituées chacune pour un objet distinct, peuvent avoir de graves et dangereuses conséquences. En Angleterre, en Amérique, partout la loi a jugé utile de prendre des précautions contre ces fusions, surtout en matière d’entreprises de travaux publics. Mais, il y a un procédé plus insidieux que la fusion au grand jour, c’est l’envahissement d’une société par les administrateurs d’une société voisine ; c’est alors qu’il se fait une confusion inextricable entre les intérêts de l’une et de l’autre société ; c’est alors aussi que les statuts de chacune d’elles peuvent être facilement éludés sans qu’ils soient ouvertement violés. Supposez une banque de dépôts à laquelle ses statuts interdisent de participer à des entreprises industrielles ; si cette banque a à côté d’elles une autre banque dont les statuts soient plus larges et que les conseils d’administration de l’une et de l’autre soient composés des mêmes éléments, il est bien à craindre que les statuts de la première banque ne soient, dans la pratique, éludés, sans que l’actionnaire confiant ne soit le moins du monde avisé ; il suffira que celle des deux banques qui ne peut, d’après ses statuts, s’intéresser à des entreprises industrielles escompte sur une large échelle le papier de l’autre, pour qu’elle ait fait ce qu’il lui est interdit de faire.

Il n’est pas de grande banque ou d’entreprise de travaux publics en France qui puisse se croire à l’abri d’un envahissement soudain par un groupe de quelques personnes. On nous demandera, sans doute, quels inconvénients nous verrions à ce que plusieurs des grandes sociétés actuelles tombassent dans les mêmes mains. Nous en avons déjà indiqué un qui est grand : mais le principal, c’est que ce groupe, qui accaparerait tour à tour une douzaine ou une demi-douzaine de grandes sociétés, n’aurait dans chacune d’elles aucun intérêt permanent et sérieux ; il ne serait plus le serviteur de cette société, il se servirait d’elle à ses fins.

L’Assemblée nationale s’est émue du danger de cette situation : une proposition a été faite par un de ses membres, M. le marquis de Plœuc, et accueillie avec acclamation. Nous devons dire que le remède indiqué nous paraît inefficace et mauvais. M. de Plœuc voudrait qu’il fût interdit à un étranger d’être administrateur d’une compagnie de chemins de fer français, sans l’agrément du ministre des finances et du ministre des travaux publics. Cette mesure est trop restrictive. Nous ne devons pas ainsi faire une loi de suspicion contre tous les étrangers en général. D’ailleurs, il serait facile à ces étrangers de trouver en France quelques comparses qui consentiraient à leur prêter leurs noms et leurs signatures, et qui siégeraient à leur place, avec un mandat impératif, dans le conseil d’administration. Au surplus, nous ne devons pas oublier que nous sommes actionnaires des chemins de fer autrichiens, des chemins italiens, des chemins espagnols ; si les gouvernements de l’Autriche, de l’Italie et de l’Espagne allaient expulser nos nationaux des conseils d’administration de ces chemins de fer, nous crierions à l’injustice et à la spoliation : cependant, on ne ferait que suivre notre exemple. La mesure proposée par M. le marquis de Plœuc ne serait donc pas efficace en France, et elle pourrait nuire notablement aux intérêts français à l’étranger ; nous avons la confiance qu’elle ne sera pas votée.

Ce qu’il faut, c’est de faire une loi pour qu’une société ne soit pas enlevée par surprise ; on pourrait exiger, de la part des candidats aux fonctions d’administrateur la justification de la possession d’un certain nombre d’actions pendant un temps assez long ; on pourrait rendre nécessaires deux assemblées extraordinaires, tenues à un intervalle de plusieurs mois, quand il s’agit de modifier les statuts ou le capital ; on pourrait en outre rendre plus rigoureuses les conditions de majorité. Enfin on devrait voir s’il ne serait pas possible d’empêcher que les conseils d’administration de deux sociétés distinctes soient composés exactement des mêmes éléments. Nous indiquons ces points à l’attention du législateur, sans prétendre lui conseiller des solutions précises : nous n’indiquons que les abus qu’il nous semble désirable et possible de prévenir.

C’est d’ailleurs aujourd’hui l’avis universel que la loi sur les sociétés doit être notablement modifiée, surtout en matière d’entreprises de travaux publics. Nous avons eu bien des fois l’occasion de nous expliquer ici sur les chemins de fer d’intérêt local. Nous sommes partisan de ce troisième réseau de voies ferrées et nous regrettons vivement que les abus financiers dont plusieurs de ces entreprises ont été l’occasion aient rendu une partie du public français peu favorable à cette œuvre utile. Ces abus, il faut les combattre. Il n’est que trop vrai que le capital de beaucoup de sociétés nouvelles paraît n’avoir jamais été versé. La loi actuelle permet à sept personnes de constituer une société anonyme ; ces sept personnes, suivant une expression reçue, peuvent syndiquer toutes les actions, c’est-à-dire les souscrire entre elles, sans les émettre, et lancer ensuite dans le public des obligations qui n’ont qu’un gage fictif. L’administration avait pris des précautions fort sages en théorie pour empêcher cette sorte de manque de foi ; elle exigeait que les obligations fussent toujours dans une certaine proportion avec le capital-actions, et qu’en outre elles ne pussent être émises qu’après que la moitié de ce capital-actions aurait été consacrée à des travaux. Nous ignorons comment il se fait que ces prescriptions ne soient pas ou ne puissent pas être exécutées. Il faut prendre des mesures pour que la souscription du capital-actions soit sincère, et que le versement de ce capital soit réel ; il n’y aurait rien d’exorbitant à exiger qu’il fût déposé à la caisse des consignations jusqu’à ce qu’on l’employât en travaux ; ces travaux devraient être vérifiés avant l’autorisation pour l’émission d’obligations.

Un autre inconvénient de la loi actuelle, c’est qu’une obligation n’a pas le caractère que le public lui attribue. Une obligation n’est pas un titre hypothécaire, elle ne donne droit à aucune préférence vis-à-vis des autres créanciers ; elle ne porte pas sur un gage spécial qui lui soit particulièrement affecté. Il y a quelques années, par exemple, il se créa une compagnie pour construire un chemin de fer reliant deux des villes les plus considérables du département du Nord ; beaucoup de personnes sensées, jugeant avec raison que cette ligne, qui devait avoir une centaine de kilomètres, serait productive, en prirent des obligations : mais voici que postérieurement les administrateurs et les actionnaires de cette petite compagnie s’avisèrent de se faire concéder 1 200 ou 1 500 autres kilomètres dans des régions beaucoup moins propices au trafic ; les malheureux obligataires qui prêtèrent à la compagnie primitive, ayant un réseau connu et productif, n’ont pas un gage spécial, une première hypothèque sur la ligne qui a été faite avec leurs capitaux ; tous les créanciers postérieurs et de toute nature viendront en concurrence avec eux, de sorte que leurs intérêts peuvent être singulièrement compromis. Il importe que la loi soit améliorée sur ce point. L’obligation doit devenir un titre privilégié et hypothécaire. Quand une compagnie agrandit son réseau, les parties du réseau ancien doivent rester affectées aux anciennes obligations.

Un des autres abus que l’on a constatés, c’est qu’un très grand nombre de petites compagnies sont, en fait, dans les mains d’un même groupe de personnes, quoiqu’elles portent des dénominations distinctes et qu’elles aient l’apparence de constituer des sociétés différentes. Beaucoup d’hommes sages croient, à tort ou à raison, que les capitaux versés par le public pour la construction d’une ligne nouvelle peuvent ainsi en être divertis et employés, soit à parfaire une autre ligne plus ancienne, soit même à payer les intérêts d’autres obligations. Il y aurait un remède facile, ce serait de donner une certain droit de contrôle et de surveillance aux obligataires.

Nous avons indiqué quelques-unes des lacunes ou même quelques-uns des vices de notre loi sur les sociétés. Maintenant que nous avons enfin un ministère, il faut s’occuper sans tarder de ces questions. Nous sommes partisan de mesures légales, qui sauvegardent les intérêts du public, qui préservent d’une prise d’assaut les sociétés existantes ; mais il faut aussi que le législateur ne viole pas la liberté du travail et qu’il n’arrête pas l’esprit d’entreprise. Si nous demandons la réforme de certains abus, c’est que nous croyons que des sinistres multipliés jetteraient dans l’opinion publique une défiance excessive pour toutes les œuvres nouvelles. Au surplus, les particuliers ont aussi des moyens de veiller eux-mêmes à leurs intérêts. Qu’ils aient le bon sens de réfléchir, quand ils ont un placement à faire ; qu’ils consultent les documents rendus publics ; qu’ils voient, par exemple, si le chemin de fer pour lequel on sollicite leurs fonds rend 3 500 francs par kilomètre ou s’il produit 20 000 francs. La loi ne suffit pas pour prévenir les désastres : elle ne peut poser que quelques règles générales qui sont utiles, mais qui n’atteignent toute leur efficacité que si le public lui-même est attentif, intelligent et circonspect.

Paul Leroy-Beaulieu.

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