La discussion sur la liberté de la chasse donne lieu, en 1864, à une grande diversité d’opinion à la Société d’économie politique. Si pour les uns, le droit de propriété sur un bois ou une forêt emporte le droit de chasse sur les animaux qui s’y trouvent, d’autres critiquent cette idée comme peu satisfaisante au point de vue du droit, voire repoussent la chasse elle-même comme une pratique barbare.
SOCIÉTÉ D’ÉCONOMIE POLITIQUE
Réunion du 5 septembre 1864
(Journal des Économistes, septembre 1864)
DISCUSSION SUR LES LOIS PROHIBITIVES DE LA CHASSE
La question était ainsi formulée sur le programme, par M. Jules Clavé, auteur de la proposition : « Les lois prohibitives sur la chasse sont-elles conformes aux principes de l’économie politique ? »
M. JULES CLAVÉ, sous-inspecteur des forêts, directeur de la forêt de Chantilly, expose la question, après avoir dit qu’il a l’intention d’adresser au Sénat une pétition pour demander l’abrogation pure et simple de la loi de 1844 sur la chasse.
La loi sur la chasse a pour objet de protéger le gibier en limitant le temps pendant lequel il peut être poursuivi et en prohibant l’emploi de certains engins de destruction. Les dispositions relatives au permis de chasse ou port d’armes ayant un caractère fiscal plutôt que protecteur, il n’y a pas lieu de s’y arrêter.
Telle qu’elle est, cette loi est une atteinte au principe de propriété, puisqu’elle interdit au propriétaire le droit de disposer comme il l’entend du gibier qui se nourrit à ses dépens et qui, par conséquent, doit lui appartenir. On prétend, il est vrai, que celui-ci est errant, qu’il passe d’un endroit à un autre, et qu’il ne saurait appartenir exclusivement à celui sur le terrain duquel il se trouve. C’est une erreur. Si nous considérons, en effet, des forêts comme celles de Chantilly ou de Compiègne, il est bien certain que le gibier qu’elles renferment se nourrit aux dépens des bois pour leur plus grand dommage ; et il est si bien considéré comme appartenant aux propriétaires de ces forêts, qu’on oblige ceux-ci à payer les dégâts qu’il commet dans les propriétés voisines. Ces indemnités sont souvent très considérables, elles s’élèvent à 20 000, 30 000, et même jusqu’à 80 000 fr. par an. C’est là un titre de propriété qui en vaut bien un autre. Ce qui est vrai pour les forêts, l’est également pour toute autre culture. Partout et toujours le gibier doit appartenir à celui qui le nourrit, à condition, bien entendu, qu’il puisse s’en emparer. La loi d’ailleurs reconnaît ce droit pendant une partie de l’année, c’est-à-dire pendant que la chasse est ouverte, puisqu’il faut la permission du propriétaire, pour pouvoir chasser sur son terrain ; pour qu’elle méconnaisse ce droit pendant le reste du temps, il faut qu’il y ait des motifs. Quels peuvent-ils être ? M. Clavé n’en voit que deux : l’agrément des chasseurs et l’alimentation publique.
Le premier de ces motifs est incontestablement le plus sérieux, bien qu’en fait on le dissimule d’habitude derrière le second. On hésite à avouer que pour le plaisir de 300 000 individus environ on met en mouvement toute la machine administrative : 50 000 gardes champêtres et forestiers, 20 000 gendarmes, autant de douaniers et d’employés des contributions indirectes pour empêcher le colportage ; qu’on appelle l’intervention des tribunaux pour condamner les délinquants ; qu’on met en branle les ministres, les préfets, les sous-préfets et les maires, pour ouvrir ou fermer la chasse, prendre des arrêtés et rédiger des circulaires sans nombre. Effectivement ce serait un pauvre résultat pour tant d’efforts.
En ce qui touche l’alimentation publique, tout le monde sait que la loi n’intervient pas pour l’élève du bétail, et cependant nous n’en manquons pas. Du jour où le gibier vaudra ce qu’il coûte, il surgira des éleveurs, qui établiront des parcs spéciaux au moyen desquels ils pourvoiront le marché. C’est qu’en effet le gibier, du moins le gibier à poil, détruit en bois, en blé, en pomme de terre, etc., pour beaucoup plus qu’il ne vaut, et lors même que l’alimentation publique serait intéressée dans la question, il serait injuste d’imposer aux propriétaires des sacrifices sans compensation.
La chasse était autrefois un privilège seigneurial. La révolution de 1789, au lieu de le supprimer purement et simplement, en décrétant que chacun serait maître chez lui, s’est bornée à le démocratiser et a engendré la législation actuelle, qui est un legs de la féodalité dont la société moderne ne saurait s’accommoder plus longtemps.
M. BATBIE, professeur-suppléant à l’École de droit, n’est pas d’accord avec M. Clavé sur le principe de la proposition.
Le propriétaire du sol n’est pas propriétaire du gibier et, par conséquent, il n’a ni les droits ni les devoirs inhérents à la propriété. D’où vient le gibier ? Où est-il né et qui l’a nourri ? Personne ne peut le dire, et c’est pour cela que les jurisconsultes en ont fait une res nullius, appartenant au premier occupant. Le gibier est donc une richesse commune, et on comprend qu’il appartienne au législateur de protéger et conserver ce qui est une partie de la richesse de tous. Si le gibier est nuisible, comme l’affirme M. Clavé, il faut le détruire, loin de le protéger, offrir une prime à ceux qui le détruiront en tout temps. Si au contraire c’est une bonne alimentation et que sa production ne soit pas nuisible, le législateur fait bien d’en empêcher la destruction. Ainsi posée, la question ne touche ni aux principes de l’économie politique, ni aux bases de la législation, c’est une question technique, dont la solution appartient aux agriculteurs ; l’économie politique et le droit sont désintéressés dans la solution qu’elle recevra.
M. Joseph GARNIER serait porté à partager l’opinion de M. Clavé.
Il pense d’abord que sur ce point, comme sur bien d’autres, la législation doit se dégager des subtilités des jurisconsultes, qui, en général, ont méconnu dans le passé la vraie notion de la propriété que les économistes sont venus exposer, non sans peine, à travers les objections des pères de l’Église, des moralistes, des légistes, des publicistes politiques, de quelques économistes eux-mêmes et plus tard des socialistes.
M. Garnier tire une autre raison des effets de la chasse sur la moralité des populations : le chasseur prend naturellement des habitudes destructives, non seulement par rapport aux bêtes qu’il estropie et qu’il tue, sans le moindre scrupule, mais encore par rapport aux propriétés qu’il parcourt, piétine et saccage sans autre souci que la peur du garde champêtre. Comme tous les porteurs d’armes, il devient plus susceptible que de raison et menace de son fusil quiconque lui fait obstacle ou lui résiste.
La chasse est au fond un plaisir aristocratico-communiste et immoral, qui doit disparaître devant l’observation de plus en plus stricte du principe de propriété. Y a-t-il quelque chose de plus triste à observer que la chasse à courre, dans laquelle un pauvre cerf qui viendrait volontiers lécher la main des chasseurs est traqué par des chiens artificiellement excités à déchirer une victime incapable de se défendre et que leur maître se donne le plaisir d’achever sans effort et sans danger ? C’est encore plus pitoyable à voir que les courses de taureaux.
M. DUPUIT, inspecteur général des ponts et chaussées, dit que l’opinion de MM. Clavé et Garnier prend sa source dans cette erreur qu’il a combattue dans le sein de la Société, que la propriété dérive du droit naturel. Pour M. Clavé, le gibier appartient au propriétaire du sol et la loi ne peut ni lui enlever ni amoindrir son droit ; par conséquent toute loi limitative du droit de chasse devient une atteinte à un droit sacré. Pour ceux qui, comme M. Dupuit, considèrent la propriété comme une convention sociale, la question ne présente pas de difficulté, la loi doit régler la propriété du gibier de manière à augmenter la richesse générale dont le gibier est une partie. Que la loi actuelle sur la chasse ait manquée son but, comme le prétend M. Clavé, cela ne prouverait rien contre la légitimité de son principe, il s’ensuivrait seulement qu’il y aurait lieu d’en modifier les dispositions, et les économistes ne sont pas compétents pour l’examiner à ce point de vue. C’est une question d’agriculture et de zoologie. Il est d’ailleurs assez difficile d’admettre, comme le fait M. Clavé, que le gibier coûte plus qu’il ne vaut. Il consomme, il est vrai, des graines, des fruits, des racines que l’homme pourrait consommer, mais il n’en vit pas exclusivement, il détruit aussi beaucoup d’insectes nuisibles aux récoltes. Les animaux de basse-cour consomment aussi, et cependant il y a profit à en élever. M. Dupuit pense donc qu’il est utile que la société fasse des lois pour en empêcher la destruction.
Il fait remarquer que la théorie de M. Clavé lui est inspirée par sa position de directeur du domaine de Chantilly, peuplé de gros gibier dont l’origine est facile à reconnaître. Mais dans beaucoup de parties de la France, la propriété est divisée en petites parcelles, et il est impossible de savoir aux dépens desquelles le gibier s’est élevé. N’y a-t-il pas d’ailleurs beaucoup d’oiseaux de passage dont la propriété ne saurait être revendiquée par personne. On doit donc reconnaître que des lois spéciales sont indispensables pour constituer et régler cette propriété.
M. BARRAL, directeur du Journal d’agriculture pratique, croit que la suppression radicale des lois sur la chasse et leur remplacement par la liberté de tuer le gibier en tout temps ne sauraient complètement s’accorder avec les intérêts de l’agriculture, qui cependant se plaint vivement de l’état actuel de la législation.
Le gibier, selon les agriculteurs, est un bétail d’un genre particulier, si l’on veut, mais enfin un bétail qu’il faut élever et nourrir. Or la loi, en se proposant de veiller à la conservation du gibier et d’assurer les plaisirs du chasseur, n’a pas tenu un compte suffisant des droits qui peuvent résulter pour le cultivateur de ce fait qu’il a nourri ce qui ne lui appartiendra pas.
L’agriculteur n’a pas les moyens suffisants pour se défendre, en temps prohibés, contre l’invasion du gibier ; il n’a guère que le droit de demander des dommages-intérêts à ceux qui, dans le voisinage de ses champs, ont pris des dispositions spéciales pour augmenter sa production. Les tribunaux sont appelés à se prononcer. Dans les jugements qui interviennent, les plaisirs de la chasse sont trop avantagés[1], selon les agriculteurs ; ou bien, on fait trop intervenir des considérations d’ordre public relatives à la nécessité de conserver pour la consommation générale une matière alimentaire. Mais d’où vient cette matière alimentaire ? N’est-ce pas, en fin de compte, des produits de la terre ? Or n’y a-t-il pas réellement injustice à dire d’une manière absolue : le gibier étant errant, il appartiendra à celui qui le tuera, à un moment donné, sur son propre terrain, ou sur le terrain qu’il aura loué ad hoc ; tant pis pour le propriétaire qui l’aura nourri ? Si encore chaque agriculteur avait le droit de tuer du gibier proportionnellement à la surface qu’il cultive ; mais il n’en est pas ainsi : c’est le propriétaire de la forêt voisine qui a le gibier quoiqu’il n’ait rien dépensé à cet effet. Le cultivateur a donné son labour, ses semences pour nourrir un gibier qu’il doit respecter pendant que ses récoltes sont debout et qui fuit dès que les récoltes sont enlevées.
En présence de cette situation, beaucoup d’agriculteurs qui n’ont pas obtenu d’indemnités suffisantes avec les dégâts causés sur leurs champs par le gibier, ont dû renoncer à des cultures avantageuses. Leurs terres sont frappées d’une véritable servitude qui va jusqu’à les stériliser. M. Barral pourrait en citer plusieurs exemples. C’est par le gibier dont il est impuissant à empêcher les dégâts, sans obtenir non plus de dommages-intérêts, que sur la ferme de Craignons, M. Moll ne peut mener à bien les expériences si intéressantes qu’il a entreprises sur l’utilisation en agriculture des matières des vidanges des villes. Ailleurs, en pleine Sologne, on dit au cultivateur : entourez vos champs de palissades, si vous voulez récolter ; c’est de votre faute si vous êtes dévasté. Est-ce qu’il n’y aurait pas plus de justice à dire aux propriétaires des forêts que c’est à eux d’empêcher le gibier de sortir pour aller dévaster à côté ? Donc les agriculteurs voudraient que les lois sur la chasse leur donnassent plus de liberté d’agir contre le gibier ; ils trouvent que ces lois protègent le gibier à leur détriment ; ils demandent une réforme qui consisterait à leur permettre de détruire, en tous temps, sur leur propre terrain tout le gibier qui y viendrait se nourrir.
Mais ne serait-ce pas là donner au braconnage le moyen d’abuser ? Les braconniers sont, dans beaucoup de localités, un véritable fléau. Ils ne possèdent pas un pouce de sol, et ils détruisent tout le gibier. C’est là une affaire de police. Le droit de chasse ne devrait être qu’une annexe du droit de propriété. On ne peut aller tuer un mouton dans le troupeau de son voisin ; on ne devrait pas davantage pouvoir tuer un lièvre sur un champ qu’on n’a pas à soi. Mais vous avez le droit, dit-on, d’empêcher qu’on vienne chasser dans votre champ ; vous pouvez le faire garder. Ce droit est complètement illusoire dans les nombreux départements où la culture est morcelée. La petite propriété nourrit le gibier, mais elle ne le chasse pas.
Il y a toutefois un gibier qui peut réellement être considéré comme appartenant à tout le monde, c’est le gibier de passage, qui vient de loin à certaines époques, et qui ne séjourne pas de manière à ce que quelqu’un puisse dire chez nous qu’il l’a nourri. Mais, à part celui-là, la chasse ne s’attaque qu’à des animaux domestiques, aujourd’hui surtout qu’on sait les habitudes des animaux de chasse, et que leur élevage est devenu un art, comme le prouvent les réserves faites dans certaines propriétés, les cultures spéciales faites pour les nourrir ou les attirer à telles ou telles époques.
Il reste les petits oiseaux dont l’utilité contre les insectes est bien connue. Ceux-là ne devraient pas être chassés. Leur conservation doit être protégée par la loi. La liberté absolue de la chasse serait, en ce qui les concerne, un malheur public.
La question discutée en ce moment se résume donc, selon M. Barral, à dire que les lois sur la chasse ont établi un système contraire au principe de l’économie politique en ce sens qu’elles protègent ceux qui ne produisent pas, au lieu de laisser la liberté aux producteurs de faire du gibier proportionnellement à la demande de la consommation. Mais l’absence de toute loi, la liberté absolue de chasse, seraient également contraires aux véritables principes si l’agriculture ne pouvait pas trouver dans la législation le moyen de prohiber la destruction de certaines espèces d’animaux, et si le droit de chasse, considéré comme inséparable du droit de propriété, n’était pas limité par ce dernier droit lui-même.
M. GARBOULEAU, avocat du barreau de Montpellier, croit aussi que l’on part d’un principe erroné, quand on prétend que le droit de chasse, tel qu’il existe aujourd’hui, est une conséquence du droit de propriété et un vestige de la féodalité.
Le propriétaire aujourd’hui n’a pas le droit de tuer les animaux nuisibles ; il peut se défendre contre eux, mais il n’a pas le droit de chasse. Sans doute, si le terrain est clos, le propriétaire peut chasser sur ce terrain, mais cette faculté ne résulte pas du droit de propriété, et la preuve en est que celui qui chasse sur un terrain clos ne peut être poursuivi, alors même qu’il n’est pas propriétaire et que le propriétaire qui chasse dans sa propriété non close sans permis de chasse est poursuivi tout comme s’il n’était pas propriétaire. Le législateur, usant de son droit de police sur le gibier res nullius, a imposé certaines formalités à ceux qui veulent le poursuivre, mais il n’a pas considéré la propriété du sol comme donnant droit à la propriété du gibier. Loin d’être un vestige de la féodalité, le droit de chasse a été, au contraire, démocratisé de nos jours de la manière la plus complète, puisque tout individu a le droit de chasse dans tout l’empire, moyennant le paiement d’une prime de 25 francs.
M. Garbouleau fait remarquer qu’il ne faut pas omettre dans une pareille discussion le gibier à plumes ; il pense que sa destruction serait un fléau très grand pour l’agriculture, dont les récoltes seraient anéanties par les insectes que ne détruiraient plus les oiseaux.Il cite à cet égard ce qui est arrivé dans divers départements du midi, et qui a eu une importance telle, que l’autorité s’en est émue.
Dans son idée, la faculté donnée à tout le monde de détruire de toute manière le gibier causerait un très grand dommage à l’agriculture et tarirait une source de l’alimentation publique. Ainsi, loin de partager l’opinion des préopinants, il voudrait que l’on pût arrêter les braconniers dans leur œuvre de destruction.
M. le comte SCLOPIS, président du Sénat du royaume d’Italie, rappelle que depuis 1837 le Piémont a des lois prohibitives de la chasse, analogues à celles qui existent en France. Bien qu’il y ait peu de forêts dans le pays, et qu’il n’y ait plus de droits seigneuriaux, la défense de la chasse paraît être une mesure tutélaire pour préserver les propriétés et combattre le braconnage et le vagabondage dans les campagnes. Il fait remarquer que l’argumentation de M. Clavé porte contre le gibier tel que les lapins, ayant des lieux de refuge, mais non contre celui qui n’a pas d’attache comme les oiseaux errants. Il signale l’analogie qu’il y a entre la chasse et la pêche, et rappelle que sur le lac de Côme la liberté de la pêche a produit la destruction du poisson.
M. BATBIE, répondant à M. Joseph Garnier, dit que les économistes lui paraissent être un peu trop portés à jeter la pierre aux jurisconsultes, et surtout à taxer leurs conceptions de subtilités. Il faut s’entendre : les juristes ont l’ambition d’analyser exactement les notions, parce qu’ils savent que la moindre confusion à l’origine produit des différences considérables dans les conséquences. L’analyse rigoureuse des idées, même dût-elle paraître subtile, rend donc d’incontestables services en prévenant des erreurs graves dans les déductions.
Dans la question mise en discussion, M. Clavé part d’une donnée qui n’est pas exacte, lorsqu’il considère le propriétaire du sol comme propriétaire du gibier ; car le gibier n’appartient à personne, puisqu’on ne sait ni d’où il vient, ni où il va. À la vérité, le propriétaire peut être condamné à des dommages-intérêts envers les voisins pour dégâts causés à leurs récoltes, mais cela ne tient pas à la qualité de propriétaire du gibier : c’est parce que le maître du sol a à se reprocher d’avoir favorisé le développement des animaux en semant du sarrasin (ou par tout autre moyen), qu’il est condamné comme responsable de son fait dommageable. C’est l’application pure et simple de l’art. 1382 du Code Napoléon. Entre les deux idées, la différence est grande. Si le maître du sol était propriétaire du gibier, il pourrait le détruire (jus abutendi), et la loi ne l’en empêcherait que contrairement à son droit. D’un autre côté, il en serait toujours responsable à l’égard des voisins, même quand il n’aurait à se reprocher aucun fait propre à développer le gibier sur son fond. Au contraire, s’il n’est tenu que par application de l’art. 1382, il faut prouver contre le propriétaire du sol qu’il a commis un délit civil prévu par l’art. 1382 du Code Napoléon. M. Batbie reconnaît que la loi de 1844 ne permet pas au propriétaire de défendre ses récoltes contre les attaques du gibier ; cette loi restreint d’une manière trop étroite le nombre et les espèces des animaux nuisibles. Il voudrait, dans l’intérêt de l’agriculture, que le propriétaire fût autorisé à chasser sur son fond, comme animaux nuisibles, plusieurs espèces d’animaux qui sont aujourd’hui protégées par la loi sur la chasse. Mais cette concession faite à l’agriculture, M. Batbie croit que le législateur peut, sans contredire les principes de l’économie politique, protéger les espèces qui ne sont pas nuisibles et punir la destruction barbare de ce qui est un patrimoine commun. La destruction de ce qui peut servir à l’alimentation, sans nuire à personne, serait une pure malice, et il y a longtemps que les jurisconsultes ont formulé cet axiome de sens commun : Malitiis non est indulgendum.
M. VILLAUMÉ est aussi d’avis qu’il faut des lois sur la police de la chasse, ne fût-ce que pour réglementer l’impôt du port d’armes qui doit être taxé comme toutes choses voluptuaires ou d’agrément inutiles à la société. Néanmoins, il est d’avis que le gibier coûtant beaucoup plus qu’il ne vaut pour l’alimentation publique, la loi devrait autoriser le propriétaire à le chasser en tout temps sur sa propriété. En outre, M. Villiaumé justifie les juges du soupçon de partialité, et remontre qu’au contraire, la plupart d’entre eux sont plutôt propriétaires que chasseurs.
M. ROBINOT, ancien élève de l’École polytechnique, chef de division au Crédit Mobilier, croit utile de faire une observation sur les considérations qui ont décidé le législateur à classer le gibier parmi les choses dites res nullius.
On a dit que la difficulté de déterminer quelles parties du sol ont vu naître et se développer les animaux de chasse avait dû décider les législateurs à les classer parmi les choses n’appartenant à personne, et dont la propriété s’acquiert par l’occupation. Cependant, il est incontestable que la très grande partie du gibier de la France, par exemple, a puisé sa nourriture sur l’ensemble du territoire français, et ainsi pour chaque empire. Ce sont donc les propriétaires du sol et ceux qui appliquent spécialement leurs soins à sa culture qui font les frais de l’éducation de ce gibier. Il semblerait donc naturel de leur en donner exclusivement les avantages.
S’il est vrai que la loi leur donne une double action contre les personnes munies de permis de chasse, qui ne sont ni propriétaires du sol, ni cultivateurs, et qui se livrent au braconnage quand ces personnes ne se sont pas conformées à toutes ses prescriptions, il est certain aussi que les propriétaires alors cultivateurs, n’ont pas le droit de détruire le gibier à leur manière et en temps prohibé, dût-il leur nuire.
Ces réflexions conduisent M. Robinot à penser que les propriétaires du sol et les cultivateurs seuls devraient avoir le droit de chasser ou de permettre de chasser. Cette combinaison paraît favorable pour résoudre la question de la chasse au point de vue économique. Ils sont, en effet, les vrais et les meilleurs appréciateurs des dommages causés par le gibier et par les chasseurs ; ils décideraient donc en connaissance de cause si les avantages qu’on retire du gibier sont une compensation du préjudice causé aux récoltes.
M. J. CLAVÉ répond à quelques objections qui se sont produites :
J’ai, dit-il, avancé que la loi est nuisible et injuste ; je dois ajouter qu’elle n’atteint pas le but pour lequel elle a été établie, la protection du gibier. Pendant six mois, en effet, de septembre à mars, elle me laisse le maître de massacrer mon gibier jusqu’à la dernière tête, en sorte que, si je n’étais retenu par d’autres considérations, elle ne m’obligerait pas à en conserver. Mais qu’il me plaise de manger du chevreuil au mois d’août, et aussitôt elle intervient pour m’en empêcher. Ce ne serait là cependant qu’exercer un droit bien innocent.
On a parlé du braconnage. La suppression du droit sur la chasse ne le développerait en aucune façon, puisque, si l’on considère le propriétaire d’un terrain comme maître du gibier qui s’y trouve, quiconque viendrait y chasser devrait être poursuivi comme voleur, absolument comme s’il venait y tuer des bœufs, des moutons ou des poules.
MM. Dupuit et Barral ont dit un mot des services que les oiseaux rendent à l’agriculture, en détruisant les insectes.
Moins que personne M. Clavé est disposé à les méconnaître, et rien n’empêcherait que la loi ne veillât à la conservation de ces utiles animaux. Mais ce ne sera plus au point de vue de la chasse qu’elle devra alors se placer, c’est à un point de vue plus général. D’ailleurs les principaux insectivores sont les passereaux et les oiseaux de nuit, qui ne sont pas des oiseaux de chasse, et que la loi actuelle ne protège malheureusement pas du tout.
Les défenseurs de la loi ont fait particulièrement porter la discussion sur le droit de propriété. Mais, même en admettant leur opinion qui n’est pas celle de M. Clavé, il resterait à prouver que cette loi est utile.
M. Clavé répète donc en terminant la question qu’il posait au début. Le législateur a-t-il en vue l’agrément des chasseurs ou l’alimentation publique ? Quelle que soit l’hypothèse qu’on adopte, on reconnaît que la loi actuelle sur la chasse, en France, n’a pas de raison d’être.
M. WOLOWSKI, de l’Institut, président, regrette que le jour de la réunion coïncidant avec l’ouverture de la chasse, les principaux intéressés dans la discussion actuelle soient exposés à se voir condamner par défaut. Il n’est point chasseur, mais il se rallierait difficilement aux paroles sévères prononcées contre la loi qui empêche la destruction du gibier. Il n’oublie pas que Dieu a créé les animaux pour se manger les uns les autres, et l’homme pour les manger tous. La question du droit de propriété ne lui paraît pas engagée dans le débat.
Résumant la discussion, M. Wolowski ajoute qu’elle s’est un peu égarée dans les détails. Il ne s’agissait pas, en effet, d’élaborer les diverses dispositions d’une bonne loi sur la chasse, mais simplement d’étudier jusqu’à quel point une loi de cette nature se trouve conforme aux principes de l’économie politique. Le but de la loi qui est la conservation d’un produit utile et la répression d’un délit nuisible, semble justifier les prévisions du législateur. Il y a quelque exagération à présenter le gibier comme funeste à l’agriculture : c’est trop généraliser des cas particuliers à l’égard desquels il serait facile d’améliorer une loi reconnue indispensable, de l’aveu même de ceux qui l’attaquent, et qui sont les premiers à condamner le braconnage.
La séance est levée ; mais, dans le salon, la conversation se poursuit avec une certaine vivacité, au sujet des grands jurisconsultes des trois derniers siècles, sur la portée de leur savoir, leur caractère et les services qu’ils ont rendus à la chose publique ; MM. Wolowski et Batbie prennent leur défense, en réponseà des appréciations formulées par divers membres.
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