Sébastien Caré, Les libertariens aux États-Unis, sociologie d’un mouvement asocial, Presses universitaires de Rennes (PUR), coll. « Res publica », 2011, 310 pages, 20 euros.
Présentation de l’éditeur
Biographie
Sébastien Caré est docteur en science politique de l’université de Rennes 1, professeur affilié à l’Ecole Supérieure de Commerce de Rennes et membre du Centre d’Etudes et de Recherches Autour de la Démocratie (CERAD). Sébastien Caré travaille actuellement sur le rôle des think tanks néolibéraux dans la définition des politiques publiques. Il est l’auteur en 2009 de La Pensée libertarienne, PUF.
Entretien avec l’auteur
//lexpansion.lexpress.fr/economie/ces-etranges-libertariens-si-influents-en-amerique_201527.html
01/10/2009
C’est une énigme : le libertarianisme, l’un des grands courants de pensée structurant la vie politique aux Etats-Unis, est pratiquement inconnu en France. Un jeune chercheur, Sébastien Caré, 29 ans, vient de publier un ouvrage passionnant pour combler cette lacune. Il démonte ainsi beaucoup d’idées fausses sur l’Amérique.
Comment définir la pensée libertarienne ?
Ce courant de pensée émerge au sortir de la Seconde Guerre mondiale et se développe à partir de la fin des années 60. Il se veut une réponse à la crise du libéralisme, qui s’était associé, au début du xxe siècle, à un conservatisme au service des grands monopoles et des pouvoirs étatiques. Les libertariens ne prétendent pas inventer une philosophie politique, mais plutôt réhabiliter la pensée libérale. Ils opèrent une mutation du libéralisme classique en utopie, en généralisant ses principes, autrement dit en projetant la logique du marché dans toutes les sphères de la vie sociale et en les subvertissant, en faisant de la défense des libertés une lutte incessante contre l’Etat.
Le libertarianisme se veut la synthèse de trois courants apparus dans l’histoire des Etats-Unis : l’anarchisme individualiste, le libéralisme classique et l’isolationnisme. Il veut laisser chaque individu mener sa vie comme il l’entend – tant qu’il ne viole pas la liberté des autres -, et il souhaite qu’aucun Etat ne s’ingère dans les affaires d’un pays étranger – tant qu’il ne constitue pas une menace réelle. Les libertariens sont donc isolationnistes mais non protectionnistes, puisqu’ils sont pour l’ouverture de toutes les frontières, avec l’espoir que le commerce entre les nations adoucira les m?urs.
Enfin, leur défense des libertés individuelles se traduit par une lutte incessante contre l’Etat. Les plus radicaux, les “anarcho-capitalistes”, souhaitent purement et simplement la disparition de l’Etat ; d’autres se satisfont d’un Etat minimal assurant la sécurité ; les plus classiques, comme Friedrich Hayek, reconnaissent que l’Etat – le plus modeste possible – doit néanmoins corriger les défauts du marché, ses externalités négatives.
Quelle est l’influence de cette pensée dans les Etats-Unis d’aujourd’hui ? Faut-il y voir un marqueur des différences entre Américains et Européens ?
Le Pew Research Center effectue régulièrement une enquête internationale dans laquelle il demande ce qui est le plus important dans une société : que chacun soit laissé libre de poursuivre ses propres buts sans que l’Etat intervienne, ou que le gouvernement joue un rôle actif pour que personne ne soit dans le besoin. En 2003, seuls 34 % des Américains choisissaient la seconde option, alors que les Français étaient 62 %, et les Italiens, 71 %.
Aux Etats-Unis, tant qu’il y aura un Etat, il y aura toujours des libertariens pour le critiquer. D’ailleurs, avec le retour de ce qu’on appelle le “volontarisme politique”, les libertariens recommencent à se faire entendre, notamment dans le débat sur la crise économique. Ils soutiennent, avec un certain écho dans l’opinion, qu’elle a été provoquée par le trop d’Etat, le manque de libéralisme. Et ils critiquent les interventions massives de la puissance publique.
Est-ce vraiment un courant de pensée structurant de la conception du monde des Américains ?
Sans aucun doute. Le parti libertarien est minuscule, mais l’impact des idées libertariennes passe au travers de réseaux intellectuels et de think tanks comme le Cato Institute, l’un des plus influents à Washington. Les libertariens pèsent sur l’agenda politique, d’autant qu’ils pratiquent une stratégie d’entrisme dans le Parti républicain. Leur pensée s’enracine dans toute une tradition antiétatiste américaine qui, bien davantage que le “nouveau conservatisme” apparu dans les années 50, se veut fidèle à l’esprit de la Constitution, à celui des Pères fondateurs, et même des premiers immigrants.
Ce courant a-t-il influencé beaucoup d’acteurs de la vie publique américaine ? On pense à des gens comme l’économiste Milton Friedman…
Pour Friedman, c’est compliqué. Il a longtemps été mis au ban du mouvement, qui le trouvait trop étatiste. Pourtant, il s’est toujours dit lui-même libertarien, et aussi républicain. Aux origines, le mouvement avait un caractère très sectaire, mais depuis la fin des années 80 il a implosé, et cette implosion a paradoxalement facilité son rayonnement, notamment au sein du Parti républicain. Les libertariens y ont eu une influence décisive à trois reprises : en 1964, avec la candidature de Barry Goldwater, en 1980, avec Ronald Reagan, qui se disait lui-même libertarien, et en 1994, quand les républicains ont repris la majorité au Congrès.
En revanche, George W. Bush a été l’un des présidents les moins libertariens, même si son agenda a quand même été influencé par cette pensée, notamment sur la question de la réforme du système des retraites et sur la politique environnementale. Cela a été décisif dans le refus de ratifier le protocole de Kyoto. Mais, pour le reste, George Bush a été leur meilleur ennemi, courtisant davantage la droite chrétienne et les néoconservateurs.
Vous consacrez d’importants développements à un auteur, Ayn Rand, très célèbre aux Etats-Unis et qu’on ignore ici. Pourquoi ?
Ayn Rand, de son vrai nom Alissa Zinovieva Rosenbaum, a émigré d’Union soviétique en 1927 (elle est morte aux Etats-Unis en 1982). Elle a été un personnage central du courant libertarien et un écrivain qui a vendu – et continue de vendre – des centaines de milliers de livres chaque année. Une enquête menée en 1991 par la Bibliothèque du Congrès avait désigné son Atlas Shruggedcomme le “deuxième livre le plus influent pour les Américains aujourd’hui”, juste après la Bible ! L’ignorance dont elle est l’objet chez nous est d’autant plus étonnante que plusieurs de ses livres ont donné lieu à des films assez connus, notamment Le Rebelle,de King Vidor, avec Gary Cooper. Plus généralement, la méconnaissance de la pensée libertarienne – sauf chez les philosophes – est le révélateur d’une incompréhension des Français, et peut-être même des Européens, sur la nature profonde des Etats-Unis. Cela va peut-être changer, puisqueAtlas Shrugged devrait être adapté au cinéma. Angelina Jolie et Brad Pitt, eux-mêmes libertariens avoués, y tiendraient les rôles principaux.
Comment pourrait-on synthétiser la pensée d’Ayn Rand ?
Elle est assez atypique dans sa famille de pensée, car elle est la seule qui cherche à définir une morale libertarienne, alors que les autres auteurs se contentent de poser des principes de justice libertariens qui doivent assurer la coexistence pacifique entre les humains. Ils ne disent pas ce qui est bien qu’un individu fasse. Ayn Rand, sans demander à l’Etat d’intervenir, définit certaines pratiques comme immorales. Elle part de la définition d’une morale individuelle qui enseigne à se passer de ses congénères, à vivre égoïstement. A partir de cette morale, elle définit les conditions politiques et sociales permettant aux individus de l’accomplir au mieux. Elle prône ce qu’elle appelle un “égoïsme rationnel” qui s’oppose à toute position “altruiste”. “L’homme doit vivre pour son propre intérêt, écrit-elle, ne sacrifiant ni lui-même aux autres, ni les autres à lui-même.”
En vous lisant, on devine qu’on connaît mal la réalité américaine, qu’on se contente d’une image qui nous convient et qui est trompeuse. Si Ayn Rand a rencontré un tel succès, cela signifie-t-il qu’elle parle aux Américains de leur vision du monde ?
Exactement. Elle parle aux sentiments individualistes prégnants aux Etats-Unis. Dépassant le débat théorique, grâce au succès de ses romans, elle a eu une force d’attraction beaucoup plus importante que tous les autres libertariens. Mais elle a aussi influencé des personnalités de premier plan, comme Alan Greenspan, l’ancien patron de la Réserve fédérale, qui fut l’un de ses protégés. En prenant des responsabilités politiques, celui-ci s’est éloigné, mais il n’a jamais renié ses engagements. Dans son autobiographie, il écrit : “Elle et moi sommes restés très proches jusqu’à sa mort, en 1982, et je lui suis reconnaissant de l’influence qu’elle a exercée sur ma vie.” Etrangement, elle demeure presque inconnue en France, alors qu’elle a été beaucoup lue dans les pays de l’ancien bloc soviétique. Le philosophe Alain Laurent rapporte que, en 2004, Vladimir Poutine, rencontrant pour la première fois Alan Greenspan, lui demanda : “La prochaine fois que vous viendrez à Moscou, accepteriez-vous que nous nous réunissions avec quelques amis pour discuter d’Ayn Rand ? (1)”
La pensée libertarienne semble avoir influencé aussi le monde des nouvelles technologies aux Etats-Unis…
En effet, on parle des “cyberlibertariens”, férus de science-fiction et de nouvelles technologies, nombreux en Californie. Jimmy Wales, par exemple, l’inventeur de Wikipédia, se dit randien et hayékien. Il assure qu’il a conçu son encyclopédie sur le modèle de l’ordre spontané de Friedrich Hayek. Il y en a beaucoup d’autres. Ainsi les concepteurs de South Park : Ayn Rand apparaît dans un épisode de cette série de dessins animés. Ou encore les inventeurs des Simpson, Clint Eastwood… Louis Rossetto, le fondateur du magazine emblématique des nouvelles technologies, Wired, a été l’un de ceux qui ont fait connaître le libertarianisme au grand public. Dans l’esprit des libertariens de la Silicon Valley, Internet est le moyen de réaliser une anarchie efficiente et de se passer de l’Etat.
(1) Cité dans Ayn Rand, la vertu d’égoïsme, Les Belles Lettres, 2008.
(2) Richard Thaler et Cass Sunstein, Nudge,Yale University Press, 2008.
Damned, je viens de me rendre compte qu’il n’y avait aucune entrée “cyberlibertarien” sur Wikibéral. Je m’en vais l’intégrer de ce pas.