Aux XVIIIe et XIXe siècles, les libéraux français ont souvent vu et présenté les États-Unis comme un exemple et un modèle. Toutefois, nombreux sont ceux qui, ayant effectué le voyage pour clarifier leur opinion, en sont revenus avec de nombreuses critiques à formuler. C’est le cas, à travers les décennies, de Volney, Tocqueville et Gustave de Molinari.
Les libéraux français en voyage aux États-Unis
par Benoît Malbranque
« S’il y a beaucoup à admirer et même à emprunter aux États-Unis, il y a aussi quelque chose à laisser. » — Gustave de Molinari [1]
« Ceux qui, après avoir lu ce livre, jugeraient qu’en l’écrivant j’ai voulu proposer les lois et les mœurs anglo-américaines à l’imitation de tous les peuples qui ont un état social démocratique, ceux-là auraient commis une grande erreur. » — Alexis de Tocqueville [2]
L’histoire des États-Unis est fréquemment présentée comme une preuve et un exemple du succès des institutions libres, et pour cette raison on suppose gratuitement que ce pays a dû nécessairement être tenu en haute estime par les libéraux français, qui au cours des XVIIIe et XIXe siècles défendaient de telles institutions dans leur propre pays. Il y a plusieurs raisons qui nous font supposer d’avance que cela pourrait bien ne pas être. Tout d’abord, n’importe quel pays situé à l’autre bout de la terre, et qu’on ne peut rejoindre que par un trajet par bateau d’une dizaine de jours au bas mot, doit nécessairement être représenté de manière peu fidèle. Ceux qui ne se reposent que sur des récits extérieurs peuvent aisément être trompés, et ceux qui font l’effort du voyage ont rarement assez de temps à leur disposition pour mener une analyse en profondeur dudit pays. Volney, qui parvient aux États-Unis en 1795, y passera 3 ans ; Tocqueville dut tirer le plus possible de ses 9 mois passés sur place, entre 1831 et 1832 ; et en 1876 Gustave de Molinari réembarquait 3 mois à peine après avoir posé le pied en Amérique. [3] Tous étaient convaincus de l’inadéquation d’un temps si réduit.[4] Au-delà même de ces aspects plus techniques qu’intellectuels, il est fort possible que la notion même de liberté, telle qu’entendue aux États-Unis, n’ait pas été tout à fait de leur goût. Si l’on se rappelle qu’à la toute fin de son séjour, Molinari éprouvait un manque terrible de cuisine française [5], et que Volney critiquait de même les mœurs culinaires américaines comme un projet bien combiné pour multiplier les indigestions tout au long de la journée [6], il n’est pas impossible qu’une réaction similaire ait eu lieu aussi chez eux dans le domaine des idées.
Un modèle et une inspiration
Pour les libéraux français, les États-Unis représentèrent bel et bien, du moins jusqu’à un certain point, la preuve éclatante de la supériorité de la liberté. C’était le pays de la liberté d’expression, de la liberté religieuse, du libre-échange, des taxes modérées et d’une intervention de l’État extrêmement limitée, et les effets positifs de toutes ces mesures pouvaient être jugées sur pièces, à l’aune de la croissance rapide et presque incroyable que connurent les États-Unis tant en termes de population que de richesse. Certains, tels Bastiat [7], ajoutaient à ces mérites la politique étrangère de non-intervention ; cependant les opinions sur ce point variaient. Une chose était claire : l’Américain moyen vivait dans la prospérité. « Ici rien n’est plus aisé que de vivre en travaillant, et de bien vivre, notait Michel Chevalier en avril 1834. Les objets de première nécessité, pain, viande, sucre, thé, café, chauffage, sont généralement à plus bas prix qu’en France, et les salaires y sont doubles ou triples. » [8] La libre concurrence assurait le développement des chemins de fer et de technologies telles que la télégraphie électrique, et les consommateurs pouvaient jouir du meilleur service au moindre prix. [9]
Sur certaines questions, les États-Unis donnaient corps à des idées radicales. Lorsque Jean-Gustave Courcelle-Seneuil, un pionnier de la banque libre, défendait son principe, il pouvait repousser l’objection que ce n’était que pure utopie, en citant des exemples concrets, tels que les États-Unis. [10] Pareillement, l’absence de l’intervention de l’État, si patente en Amérique, donna des idées à Jean-Baptiste Say [11], Alexis de Tocqueville [12] et Gustave de Molinari [13]. « Je ne me suis donc point trop hasardé en vous disant que l’on pouvait concevoir une société sans gouvernement, fait ainsi remarquer Jean-Baptiste Say ; on peut faire plus que la concevoir ; on peut la voir : il n’y a d’autre difficulté que celle du voyage. » [14]
Un voyage plein de surprises
Certains firent en effet ce voyage. Ils jouissaient encore, il est vrai, de la liberté de le faire. « On débarque dans ce pays, on y séjourne, on y voyage sans passeport, écrit un voyageur en 1821. Arrivé sans autre bagage que celui dont vous êtes couvert, vous n’avez qu’à sauter à terre, et personne ne s’informe des motifs qui vous amènent ».[15] En 1876, Gustave de Molinari eut à subir l’inspection sanitaire, mais il ne fallut pas plus de quelques minutes au docteur envoyé à bord pour constater qu’il n’y avait pas de cas de choléra, de peste ou de petite vérole parmi les arrivants. [16]
Le séjour aux États-Unis réservait bien des surprises. Les villes, d’abord, portaient des noms curieux, certains villages reculés étant nommés Rome ou Paris, et cela plutôt deux fois qu’une. « Il y a plus de soixante endroits divers du nom de Washington aux États-Unis, raconte Volney. Il y a aussi une douzaine de Charleston ». [17] La plupart des villes étaient d’ailleurs construites d’après un plan uniforme, toutes leurs rues venant se croiser en angle droit. « Qui a vu une rue et une maison les a vues toutes », déplore Molinari.[18]
Les Américains pouvaient bien être des hommes d’affaires fort avisés, d’après les libéraux français en voyage aux États-Unis les subtilités de l’art semblaient bien les dépasser. Les bâtiments publics n’apparaissaient que comme des copies médiocres de monuments de la Grèce ancienne et de la Rome antique, copies d’ailleurs sans goût ni sens des proportions. La plupart des constructions classiques vues par Tocqueville à New York étaient même tout simplement des faux, avec des « murs de briques blanchies et des colonnes de bois peint. »[19] « La Maison-Blanche, malgré son portique grec, ressemble à une sous-préfecture de second ordre »[20] constate sévèrement Molinari. Et ces appréciations critiques s’étendent même à la littérature nationale, jugée extrêmement pauvre[21], et aux produits industriels américains, qui manquent de fini et d’élégance. Le même Molinari, qui formule fortement cette critique, conclut son propos en notant que « de bonnes écoles de dessin industriel ne seraient pas inutiles aux États-Unis. » [22]
La face cachée de l’Amérique
Lorsque les libéraux français en voyage aux États-Unis, tournaient leur attention vers quelques questions brûlantes comme l’esclavage ou le traitement réservé aux indigènes ou aux noirs, leur ton était plus critique encore.
Volney présente les indigènes d’Amérique comme un peuple extrêmement primitif, et dans son esprit le débat hérité de Rousseau, sur la supériorité ou l’infériorité de l’état de nature comparé à la civilisation moderne, était vite tranché. Cependant il les étudia avec sympathie et fit les plus grands efforts pour comprendre leur point de vue ; il leur souhaitait sincèrement le meilleur. Il ne se faisait toutefois aucune illusion quant à leur destin, sous les coups de l’expansion des Anglo-Américains. [23] Tocqueville également impute au peuple « le plus civilisé et j’ajoute le plus avide de la terre » [24] la rapide extinction des indigènes. Cherchant un jour de l’aide pour sauver un ‘Indien’ étendu sur le bord d’une route, où à l’évidence il se mourrait, Tocqueville fut choqué par la réaction glaciale des Américains, et racontant l’épisode, il remarqua comment « au milieu de cette société américaine si policée, si sentencieuse, si charitable, il règne un froid égoïsme et une insensibilité complète, lorsqu’il s’agit des indigènes du pays. Les Américains des États-Unis ne font pas chasser les Indiens par leurs chiens comme les Espagnols du Mexique, mais au fond c’est le même sentiment impitoyable qui anime ici comme partout ailleurs la race européenne. » [25]
Au cours de son voyage, Gustave de Molinari étudia également la condition de ceux qu’on appelait les personnes de couleur (colored people), c’est-à-dire ceux qui n’étaient pas blancs, et il observa que les noirs fréquentaient des églises distinctes, qu’ils attendaient des secours de brigades distinctes de pompiers, et qu’ils formaient leurs propres milices. [26] Les cimetières même étaient distincts. « J’ai quitté l’intolérance dans l’ancien monde, je la retrouve dans le nouveau », note-t-il. [27] « Dans les prisons même on a soin de ne pas confondre les deux races, témoigne Tocqueville. Et l’on semble croire que forcer un assassin à respirer le même air qu’un nègre c’est encore le dégrader. » [28] Il se peut bien que leur odeur et leur peu d’éducation soit une nuisance dans de nombreux cas, tâcha candidement d’expliquer Molinari à quelques Américains rencontrés sur place, mais leur refuser tout accès aux rassemblements privés et publics est honteux et stupide. Cependant l’argumentation, même dans ces termes, ne passait pas. « Je dois déclarer que ce speech, raconte Molinari, dans lequel je m’efforçais de mettre toute mon éloquence, n’obtenait aucun succès, et une aimable dame à laquelle je demandais pourquoi elle ne recevait pas chez elle un clergyman de couleur, d’une éducation distinguée et de mœurs irréprochables, paraissait aussi choquée de ma question que si je lui avais demandé pourquoi elle n’invitait pas à dîner un singe ou un porc. » [29]
En 1876, Molinari trouvait l’Amérique bercée par le mirage de la Loi de Lynch. Dès qu’un crime est commis, explique-t-il, on met la main sur « l’individu que sa physionomie et ses allures désignent aux soupçons » [30], et si l’on a une conviction assez forte, on l’exécute. Telle est la procédure, en particulier, lorsqu’il est question de rapports entre un homme noir et une femme blanche, car c’est l’opinion dominante aux États-Unis que « tout nègre qui porte la main sur une blanche doit absolument être pendu », et cela, précise l’auteur, « sans plus de façon et de remords que s’il s’agissait d’un lapin » [31].
Le rapport entre les races était médiocre, à l’évidence. « Débaucher une fille de couleur nuit à peine à la réputation d’un Américain ; l’épouser le déshonore » [32], observe Tocqueville. Et lorsqu’il s’agissait de tracer une opinion sur la relation future entre les blancs et les noirs en Amérique, le pessimisme l’emportait. « Je ne pense pas que la race blanche et la race noire en viennent nulle part à vivre sur un pied d’égalité » écrivait-il [33].
Pouvait-on au moins dire des États-Unis qu’ils avançaient dans la bonne direction ? D’après la plupart des libéraux français, la chose était très incertaine. Déjà, ce pays qui avait longtemps donné l’exemple du libre-échange intégral, était devenu « un pays protectionniste à outrance ». [34] Le règne de la démocratie sans frein montrait ses limites. Des hommes politiques de carrière se faisaient désormais élire d’une manière grotesque et en ayant recours à des astuces dignes du cirque ou du carnaval. [35] Molinari arguait que la démocratie illimitée n’était sans doute pas le dernier mot de la science politique [36], et Tocqueville défendait des réformes précises, comme l’élection du Président des États-Unis pour un mandat plus long, mais non reconductible. [37] Toutefois vers 1890 la démocratie américaine semblait plus que jamais en danger. « Les deux grands partis existant aux États-Unis commencent à ressembler à deux vastes syndicats, dont les membres ne diffèrent que médiocrement d’opinions, et qui se disputent les avantages matériels que procure la possession de l’organisme réglementaire et coercitif, connu sous le nom d’État » analysait Paul Leroy Beaulieu. [38]
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[1] Gustave de Molinari, Lettres sur les États-Unis et le Canada, 1876, p. 361
[2] Abrégé de la Démocratie en Amérique, éd. Institut Coppet, p. 17.
[3] Gustave de Molinari, Lettres sur les États-Unis et le Canada, 1876, p. 346.
[4] « Il me semble impossible d’avoir une idée nette de ce grand pays à moins de trois ans, surtout pour un Français », jugeait Volney à la fin du siècle précédent. (Lettre à La Révellière-Lépeaux, 14 janvier 1797) — « Un an m’a toujours paru un espace trop court pour pouvoir apprécier convenablement les États-Unis » dit quant à lui Tocqueville. (Lettre à son cousin le comte Molé, août 1835.)
[5] Gustave de Molinari, Lettres sur les États-Unis et le Canada, 1876, p. 362.
[6] Constantin-François Volney, Tableau du climat et du sol des États-Unis d’Amérique, 1803, p. 305 et 349.
[7] Œuvres complètes de Frédéric Bastiat, tome V, p. 455.
[8] Michel Chevalier, Lettres sur l’Amérique du Nord, 1836, t. I, p. 145.
[9] Gustave de Molinari, Lettres sur les États-Unis et le Canada, 1876, p. 47.
[10] Jean-Gustave Courcelle-Seneuil, La Banque libre. Exposé des fonctions du commerce de banque et de son application à l’agriculture, 1867, p. 115.
[11] Archives nationales, Fonds Say, Papiers. XVI. Cours d’économie politique donnés à l’Athénée en 1819 ; New and unpublished material regarding French classical liberalism, Institut Coppet, p. 68.
[12] Carnets ; Abrégé de la Démocratie en Amérique, éd. Institut Coppet, p. 80.
[13] Œuvres complètes de Molinari, éd. Institut Coppet, volume IV, p. 469.
[14] Archives nationales, Fonds Say, Papiers. XVI. Cours d’économie politique donnés à l’Athénée en 1819 ; New and unpublished material regarding French classical liberalism, Institut Coppet, p. 68.
[15] Édouard de Montulé, Voyage en Amérique, t. I, 1821, p. 19.
[16] Gustave de Molinari, Lettres sur les États-Unis et le Canada, 1876, p. 20.
[17] Constantin-François Volney, Œuvres complètes, volume 7, p. 358.
[18] Gustave de Molinari, Lettres sur les États-Unis et le Canada, 1876, p. 37.
[19] Abrégé de la Démocratie en Amérique, éd. Institut Coppet, p. 140.
[20] Gustave de Molinari, Lettres sur les États-Unis et le Canada, 1876, p. 95.
[21] Abrégé de la Démocratie en Amérique, éd. Institut Coppet, p. 141-144 ; Gustave de Molinari, Lettres sur les États-Unis et le Canada, 1876, p. 355.
[22] Gustave de Molinari, Lettres sur les États-Unis et le Canada, 1876, p. 53.
[23] Constantin-François Volney, Tableau du climat et du sol des États-Unis d’Amérique, 1803, p. 475.
[24] Abrégé de la Démocratie en Amérique, éd. Institut Coppet, p. 103.
[25] Abrégé de la Démocratie en Amérique, éd. Institut Coppet, p. 103.
[26] Gustave de Molinari, Lettres sur les États-Unis et le Canada, 1876, p. 190.
[27] Gustave de Molinari, Lettres sur les États-Unis et le Canada, 1876, p. 85.
[28] Brouillons ; Abrégé de la Démocratie en Amérique, éd. Institut Coppet, p. 112.
[29] Gustave de Molinari, Lettres sur les États-Unis et le Canada, 1876, p. 198.
[30] Gustave de Molinari, Lettres sur les États-Unis et le Canada, 1876, p. 14.
[31] Gustave de Molinari, Lettres sur les États-Unis et le Canada, 1876, p. 230.
[32] Abrégé de la Démocratie en Amérique, éd. Institut Coppet, p. 112.
[33] Abrégé de la Démocratie en Amérique, éd. Institut Coppet, p. 111.
[34] Gustave de Molinari, Lettres sur les États-Unis et le Canada, 1876, p. 75.
[35] Abrégé de la Démocratie en Amérique, éd. Institut Coppet, p. 81, 85 ; Gustave de Molinari, Lettres sur les États-Unis et le Canada, 1876, p. 359.
[36] Gustave de Molinari, Lettres sur les États-Unis et le Canada, 1876, p. 361.
[37] Abrégé de la Démocratie en Amérique, éd. Institut Coppet, p. 62.
[38] Paul Leroy-Beaulieu, L’État moderne et ses fonctions, 1890, p. 311.
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