Dans son journal L’Économiste français, Paul Leroy-Beaulieu étudie en décembre 1875 les plaintes des petits détaillants, qui souffrent de la concurrence croissante des grands magasins généralistes. Pour Leroy-Beaulieu, si les grands magasins prospèrent, c’est qu’ils rendent un meilleur service à leur clientèle, et le petit commerce doit répondre par le bon marché, par des produits plus personnels, par l’innovation, à leur invasion. Le régime fiscal entre les uns et les autres doit naturellement rester équilibré, et ne pas privilégier tels ou tels acteurs : mais à l’analyse, il ne semble pas que l’impôt soit démesurément porté par le petit commerce. Il reste aux petits détaillants les ressources de la liberté et de l’association pour résister à l’assaut de leurs ingénieux concurrents.
LES GRANDS MAGASINS UNIVERSELS ET LES PETITS DÉTAILLANTS.
Deuxième article.
DE L’UTILITÉ DES GRANDS MAGASINS : DES CHARGES QU’ILS SUPPORTENT.
Nous avons, dans un précédent article, étudié d’une manière générale le problème, souvent discuté aujourd’hui, de la concurrence que font aux petits marchands en détail les grands magasins où l’on vend tous les articles imaginables. Cette étude, reproduite dans un certain nombre de journaux, nous a valu diverses communications, les unes favorables, les autres défavorables à cette concentration du commerce de détail.
Nous n’avons rien à changer aux principes que nous avons établis : on ne peut interdire à un commerçant de vendre ensemble quatre, cinq, dix, cent catégories d’articles. S’il plaisait à un capitaliste de réunir dans le même local toutes les denrées alimentaires, tous les objets d’ameublement et de vêtement, nous ne voyons pas que la loi pût l’en empêcher ; et surtout nous sommes d’avis qu’elle ne devrait pas le faire. Toute la question est de savoir si les grands magasins sont proportionnellement imposés comme ils doivent l’être. Il ne peut s’agir ici d’une tase progressive, c’est-à-dire d’une taxe par laquelle le législateur se proposerait de prévenir la concentration du commerce de vente en détail. Il n’y a de taxe juste que celle qui est proportionnelle aux bénéfices probables ou bien aux bénéfices réalisés.
Il nous est venu sur ces différents points des informations de source sûre, et qui méritent d’être publiées. Que les grands magasins plaisent à leur clientèle, cela est certain, puisque cette clientèle augmente chaque jour. Mais ce qui n’a pas été assez mis en lumière, c’est que ces grands magasins universels ont notablement contribué, dans ces dernières années, au développement des industries françaises et du commerce extérieur de la France.
Les plus habiles et les mieux conduites de ces grandes maisons parisiennes ont singulièrement multiplié les relations entre Paris, d’un côté, les départements et l’étranger, de l’autre côté. Nous pourrions citer un magasin de Paris, connu du monde entier, qui, en 1875, a fait, en dehors de Paris, 195 579 envois représentant une valeur de 13 760 000 francs. Dans ce chiffre de 13 760 000 francs, les expéditions pour l’étranger seul figurent pour plus de 5 millions de francs. Cette même maison dont nous parlons compte un chiffre moyen de 1 913 clients habitant en Belgique, 2 753 en Hollande, 2 300 en Suisse, 7 500 en Autriche et en Allemagne, 1 576 en Angleterre, en Italie et dans diverses contrées, soit ensemble 16 042 personnes à l’étranger qui se fournissent directement et habituellement chez elle. Ainsi, ces grands bazars ont eu pour conséquence d’accroître au dehors la notoriété et le goût des produits français. Ce n’est donc pas aux dépens des petits marchands de détail parisiens que vivent ces grands magasins universels : la province et l’étranger leur offrent des débouchés considérables, qui eussent sans doute échappé au commerce parisien s’il fût resté morcelé comme il l’était autrefois.
Les relations directes de la France avec les pays lointains se sont aussi étendues par cette nouvelle organisation du commerce de détail. Plusieurs de ces grands magasins universels, depuis quelques années surtout, envoient leurs acheteurs aux lieux mêmes de production, en Orient par exemple, en Turquie, en Perse, aux Indes, en Tunisie, pour y acquérir de première main les marchandises dont ils ont besoin ; ils se passent ainsi de l’intermédiaire des négociants anglais auxquels on recourait toujours autrefois.
Il faut bien avouer que ces considérations ne sont pas sans importance. C’est une erreur de regarder les grands magasins universels comme prenant simplement la place des petits ou moyens boutiquiers et se nourrissant à leurs dépens. Ils ont créé un débouché nouveau qui n’eût pas appartenu à ceux-ci. Le nombre des patentés, en effet, n’a pas diminué en France, ni à Paris dans ces dernières années. Il serait malheureux qu’il diminuât. Les propriétaires des grands magasins universels affirment que la bonne organisation des services, la discipline, l’ordre, qui sont les conditions premières du succès de leurs établissements, ont notablement contribué à élever le niveau moral des employés et à accroître leur bien-être. Dans telle maison, où se rencontrent 1 500 employés, il y en a parmi eux plus de 100 dont la position est plus assurée et meilleure que celle des chefs de maison d’une importance secondaire. On ne peut nier que quelques-uns de ces établissements n’aient pris des arrangements intelligents et philanthropiques pour donner au personnel qu’ils occupent des moyens d’instruction, de distraction et d’éducation.
Voilà ce qu’allègent, pour la défense de leur industrie, les propriétaires des magasins où se vendent les articles les plus divers. Sur tous ces points nous leur donnons pleinement gain de cause : ils ont rendu service aux acheteurs en leur épargnant l’inconvénient de courir de côté et d’autre pour se procurer les objets divers qui sont nécessaires, utiles ou agréables à la vie journalière ; ils ont contribué à accroître au dehors le goût des produits français et à propager dans plusieurs pays voisins l’habitude de faire venir de Paris beaucoup d’objets d’ameublement ou de vêtement. Ils n’ont pas, croyons-nous, porté un préjudice considérable au commerce de détail, car ils se sont faits en grande partie une clientèle qui eût échappé à celui-ci.
Maintenant, ces grands magasins sont-ils trop peu taxés par rapport aux petits ? Nous avons sous les yeux une note de laquelle il résulterait qu’une de ces grandes maisons parisiennes aurait payé à l’État, en 1875, la somme de 377 348 francs d’impôts, non compris les droits de poste et ceux sur les lettres de change.
Voici les éléments de ce calcul. Les seules contributions directes à la charge de cette maison auraient été, en 1875, de 92 257 francs, sur lesquels la patente seule représente 81 433 francs. En 1870, la patente pour la même maison n’était que de 14 888 francs, elle a donc été plus que quintuplée depuis lors. La taxe de 2 dixièmes sur les frais de port en grande vitesse se serait élevée pour cet établissement, en 1875, à 105 636 francs ; l’impôt de 5% sur la petite vitesse n’avait imposé que la charge légère de 445 fr. 81 c. Le timbre des récépissés rendus obligatoires pour tous les envois par chemins de fer aurait coûté à la même maison 69 053 fr. 95 c., pour 193 861 expéditions en grande vitesse et 1 718 en petite vitesse. Le timbre des récépissés rendus obligatoires pour tout retour d’argent en remboursement, soit par grande soit par petite vitesse, avait coûté 56 654 fr. 85 c., pour 161 871 remboursements. Enfin pour 200,000 échantillons expédiés par la poste en 1876, la même maison avait payé au fisc 53 300 francs.
Tels sont les divers éléments qui entrent dans ce chiffre total de 377 348 francs d’impôts payés par une grande maison parisienne de commerce de détail en 1875.
Il y aurait beaucoup à dire sur ces chiffres, que nous avons donnés plutôt à titre de curiosité instructive sur la taxation à la fin du XIXe siècle que comme un compte très rigoureux. On trouve, en effet, dans les articles que nous venons d’énumérer, des taxes qui sont évidemment payées non par la maison de vente, mais par l’acheteur : par exemple, la somme de 105 000 francs qui figure comme taxe des deux dixièmes sur les frais de port des marchandises expédiées en dehors de Paris. On peut en dire autant des 125 000 francs de timbre sur les récépissés pour les envois en chemin de fer ou pour les retours d’argent en remboursement. Notons que dans la nomenclature de frais qui a été donnée plus haut, on n’a pas compris les timbres de 10 centimes sur les quittances ; la maison que nous considérons en a employé pour 39 440 francs en 1875.
Les impôts qui sont vraiment à la charge de l’établissement sont les taxes directes, montant pour cette maison à 92 257 fr. 25, les droits sur le transport des échantillons s’élevant à 53 300 francs. On pourrait y joindre les ports de lettres, et ce n’est pas une mince dépense pour les grands magasins universels. L’un d’eux, en 1875, a reçu 351 868 lettres, environ 1 000 par jour, plus de 1 000 même par jour ouvrable, et en a expédié 176 000 ; de ce chef, il y a pour lui une dépense d’une quarantaine de mille francs. On n’a pas fait entrer non plus en ligne de compte le timbre sur les effets de commerce qui doit, pour ces établissements, monter à des sommes considérables.
On voit que ces grands magasins ne sont pas exempts d’impôts, puisqu’il en est parmi eux qui paient plus de 180 000 francs en impôts directs, en droits de poste pour les lettres et pour les échantillons ; nous laissons de côté les autres taxes qui sont directement payées ou remboursées par les acheteurs.
Depuis la guerre, les impôts qui sont à la charge de ces grandes maisons font partie de ceux qui ont subi les plus grandes augmentations. Nous avons vu que la patente qui, pour l’un de ces établissements, était seulement de 14 888 francs avant 1870, se trouve aujourd’hui de 81 433 francs ; les droits sur les transports des échantillons, qui ne montaient qu’à 19 039 francs, s’élèvent à plus de 53 000 ; enfin le port des lettres a été augmenté en moyenne d’un tiers ; ces aggravations de taxe peuvent se chiffrer, pour un de ces grands magasins universels de premier ordre, par un surcroît d’impôts de 100 000 francs par an environ.
En résumé, les plaintes que suscite dans le petit commerce cette concentration de la vente des articles de vêtement et d’ameublement nous paraissent exagérées. Il y a dans le développement des grands magasins la création d’une clientèle nouvelle, plutôt que l’absorption d’une clientèle existante. Les marchandises de vrai luxe, celles qui doivent êtres faites sur commande, celles qui ont un caractère de grande élégance et un cachet artistique resteront évidemment aux maisons qui ont une spécialité et qui peuvent mieux s’ingénier pour satisfaire les goûts délicats et raffinés. Ilen est encore ainsi pour les denrées ou les marchandises de consommation courante, que même la classe moyenne ou la classe ouvrière ont besoin de se procurer facilement à chaque instant et sans déplacement.
On ne doit pas oublier, non plus, que tous les grands magasins ne font pas fortune : beaucoup végètent et d’autres succombent. Il faut un remarquable esprit d’ordre, une surveillance singulièrement minutieuse pour bien conduire ces immenses bazars où le gain sur chaque affaire est presque infinitésimal.
Quant aux petites maisons de commerce de détail, elles devraient s’efforcer, plus qu’elles ne le font peut-être, de réduire leurs frais au minimum et de profiter de quelques-uns des avantages dont jouissent ces grands magasins. Si elles savaient s’entendre entre elles pour l’achat des marchandises en gros, se garantir mutuellement pour s’assurer un crédit à bon marché, elles prendraient moins d’ombrage de leurs puissants concurrents. Malheureusement, elles ne savent pas tirer assez de parti des combinaisons fort variées que l’association mettrait à leur portée. Jadis il avait été fait un essai sous le nom de Magasins réunis, pour grouper entre eux un grand nombre de petits commerçants de détail et leur donner les mêmes facilités de vente qu’aux grands magasins universels qui appartiennent à une seule personne ou à quelques associés. Pourquoi cet essai a-t-il échoué, nous l’ignorons. Le local était sans doute mal choisi et trop loin du centre, on avait fait trop de fond sur des combinaisons financières qui devaient restituer à l’acheteur, dans un temps donné, les sommes employées à ses achats. De ce qu’une expérience a été mal conduite et a échoué, il n’en résulte pas que, renouvelée sur un plan plus simple et meilleur, avec une direction plus intelligente, elle échouera à perpétuité.
Le petit commerce de Paris n’est plus maintenant dans l’état d’isolement où il s’est longtemps trouvé :dans presque toutes les branches d’industrie, les commerçants se sont groupés en chambres syndicales. Ils ont donc les moyens d’information et d’association nécessaires pour lutter contre toutes les concurrences à l’intérieur ou à l’étranger, qui leur seraient préjudiciables. En tout cas, c’est par les combinaisons qu’offrent la liberté et l’association, non par des lois restrictives, qu’ils doivent chercher à développer ou à maintenir leur prospérité.
PAUL LEROY-BEAULIEU.
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