Les Ephémérides du Citoyen (1765-75), première revue d’économie

Aussi fructueux qu’aient été les efforts des historiens de la pensée économique pour passer ce fait sous silence, nul autre groupe d’économistes ne contribua davantage que les Physiocrates à la diffusion des principes de l’économie politique dans la masse du public. Cette popularisation fut rendue possible par la masse d’ouvrages qu’ils mirent à disposition des lecteurs, mais aussi par la forme nouvelle que prirent certaines de leur contribution. En créant les Éphémérides du Citoyen, le premier journal d’économie, ils rendirent un grand service à la science, ainsi qu’à la France.


Première revue d’économie. Étude sur les Éphémérides du Citoyen (1765)

par Benoît Malbranque

(Laissons Faire, n°3, août 2013)

 

L’importance du mouvement Physiocratique dans la structuration de la science économique a appelé de nombreuses études, et s’illustrera encore avec profusion dans les prochains articles de cette revue. Leurs mérites scientifiques, sensibles, évidents, bien que très largement sous-estimés, ne doivent pour autant pas faire oublier ce qui fut peut-être leur plus grand mérite : la popularisation des principes économiques. C’est grâce au mouvement physiocratique, en effet, que la France se mit à réfléchir sur l’économie. On a rappelé dans le précédent numéro le mot de M. de Vaublane sur cette fièvre dévorante : visitant Metz au milieu de l’année 1774, il observa qu’autour de lui, on ne cessait de parler des questions économiques. « C’était alors à la mode, expliquera-t-il. Tout le monde était économiste. » Et pour cause : cela faisait déjà près de quinze ans que les Physiocrates secouaient la scène intellectuelle française.

Ainsi qu’il a été rappelé dans un article antérieur de la revue, c’est aux Physiocrates que nous devons les premiers journaux d’économie politique. Il y eut d’abord la Gazette du Commerce, puis son pendant théorique, le Journal de l’Agriculture, du Commerce et des Finances. Après la conversion de Nicolas Baudeau, parurent enfin les Éphémérides du citoyen. Ces publications firent beaucoup pour le succès des économistes français et pour la diffusion de leurs idées dans l’esprit des gens de l’époque. Leurs quelques défauts, aisément perceptibles, nous invitent pourtant à nous questionner sur la meilleure manière de parler d’économie au plus grand public — une réflexion essentielle, il est aisé de le comprendre.

Avant l’apparition du mouvement physiocratique, il existait bien un Journal Economique, mais son contenu était presque entièrement dirigé vers les soins à prendre pour l’agriculture. Gustave Schelle parle même d’un « recueil de recettes pour la campagne » et il est vrai que ce Journal ne contenait pas beaucoup plus.

La Gazette du Commerce fit plus, et on y débattait des vrais sujets d’économie, bien que sous une forme très pratique et très relâchée. En Juillet 1765 est lancé le Journal de l’agriculture, du commerce et des finances. Parution mensuelle, il constitue le pendant théorique de la Gazette du Commerce, comme les premiers mots du premier numéro le confirment : « Le Journal que nous entreprenons est uniquement destiné aux progrès des connaissances économiques. » (Tome 1, 1765, p.I) Cette tâche n’avait jamais été entreprise avant.

On le comprend, l’ambition était considérable :

« Le recueil que nous commençons deviendra dans quelques années le dépôt le plus riche et le plus intéressant sur les matières économiques ; il ne s’agira alors que se saisir le rapport et la liaison des membres épars et isolés, de les rapprocher et de les réunir pour former un corps de principes uniformes et certains sur l’Agriculture, le Commerce et les Finances. » (pp.III-IV)

Quelques Physiocrates y participent, mais ils n’y sont pas en majorité. Dès le premier numéro, nous trouvons pourtant une longue « lettre de M. Le Trosne, Avocat du Roi au Bailliage d’Orléans, sur les avantages de la concurrence des vaisseaux étrangers pour la voiture de nos grains, en réponse à la Lettre de Quimper insérée dans la Gazette du Commerce des 23 Mars et jours suivants ».

Quelques passages de cette belle lettre suffiront à illustrer les qualités de ce Journal de l’agriculture, du commerce et des finances, qui fut le premier essai avant les Éphémérides du Citoyen.

« Eh ! Monsieur, cette balance que vous voulez mettre aux mains de tout le monde, il n’appartient à personne de la tenir, pas même aux Souverains. Suivons le cours naturel des choses, nous ne serions capables que de le bouleverser ; c’est une maladie dont il serait bien temps de nous guérir, que celle de vouloir tout régler, tout ordonner, et tout soumettre à nos vues si faibles et si courtes. Laissons à la liberté du Commerce le soin d’approvisionner les Nations, de conduire le superflu où manque le nécessaire, d’enrichir les unes par la vente de leurs productions, de nourrir les autres alternativement, de hausser ou baisser le prix suivant le flux et reflux des circonstances, et de procurer l’avantage commun par l’observation du grand précepte de se secourir mutuellement, précepte que le souverain Maître a mis d’autant plus à leur portée, qu’il l’a lié inséparablement avec l’intérêt particulier de chacun. » (p.70)

« Laissez-nous faire, disait avec un grand sens un Négociant consulté par M. Colbert sur les moyens de faire fleurir le commerce. Il en est de même de l’industrie qu’on a cru dans les temps faire prospérer en l’érigeant de toute part en privilèges exclusifs par l’établissement des Communautés, en l’accablant de règlements sans nombre, de Visiteurs, d’Inspecteurs, etc. (sur la seule bonneterie, nous avons quatre ou cinq volumes in-4°. de règlements). Ce qu’il a d’heureux, c’est que la plupart de ces règlements restent sans exécution, et que les Visiteurs et Inspecteurs se relâchent sur leurs fonctions, et se contentent de la rétribution. Sans cela, il y aurait longtemps qu’il n’y aurait plus d’industrie en France ; à force de la chérir, nous avons fait tout ce qu’il fallait pour l’étouffer. » (p.101)

« En qualité d’hommes les Hollandais sont nos frères, et si celle d’étrangers peut l’effacer à nos yeux, en qualité de consommateurs ils sont utiles aux nations agricoles. D’ailleurs en vivant à leur solde, ils leur rendent service, car ils font valoir leurs denrées et font les affaires de tout le monde en faisant les leurs. Rien de plus juste. » (p.119)

***

La conversion de Nicolas Baudeau à la Physiocratie accéléra le mouvement de popularisation des principes économiques. Ainsi naquirent les Éphémérides du Citoyen des « feuilles volantes » ou brochures créées en 1765 avec la volonté de « pénétrer dans les cercles du beau monde » L’ambition était clairement d’être scientifique, mais en même temps simple et abordable. « La multitude, y lit-on d’emblée, est incapable d’étudier et d’apprendre : elle ne veut que parcourir et savoir sans effort. » Or, soutiennent les auteurs, « il est un milieu entre l’ignorance absolue et l’érudition profonde. » (tome 1, 1765, p.12) Tel sera la place qu’occuperont les Éphémérides du Citoyen pour la popularisation de l’économie politique : éclairer, guider, enseigner. Dans le deuxième tome, il est dit d’ailleurs, sur le rôle des Éphémérides, que son but est « d’éclairer la nation sur ses vrais intérêts, et d’animer son zèle pour tous les objets qui peuvent concourir à la prospérité de la patrie. » (tome 2, 1766, pp.17-18)

Le contenu des volumes des Éphémérides du Citoyen a nécessairement perdu de son intérêt après le passage des siècles, mais nombre des problématiques soulevées continuent d’agiter notre société. Le premier numéro, par exemple, contient un article intitulé « De l’éducation nationale », qui défend l’idée d’une instruction pour tous, mais différente selon les ordres : nobles, paysans, princes, bourgeois, commerçants, etc., et fournit des arguments pour soutenir cette disposition.

Autre article du premier numéro « De la dépopulation de nos campagnes » ; sujet tout à fait majeur à l’époque, et sur lequel le marquis d’Argenson s’était déjà abondamment penché. Le deuxième numéro contenait principalement la suite des articles du premier. Le troisième commença avec la première partie du « Despotisme de la Chine », par François Quesnay, qui allait occuper le début de plusieurs numéros. Les numéros suivants couvrent un champ trop étendu pour être présenté aussi succinctement, dans lequel les thèmes qui faisaient naître de larges débats à l’époque, et notamment la liberté du commerce des grains, avaient nécessairement une large place.

Le succès de ce journal amène les plus éminents philosophes du siècle à s’y intéresser, eux souvent si réticents à considérer dans toute leur étendue les questions économiques. Ainsi Voltaire, dès 1765, écrit-il une « Diatribe à l’auteur des Éphémérides », envoyé à la rédaction du journal, et qui commence ainsi :

« Une petite société de cultivateurs, dans le fond d’une province ignorée, lit assidûment vos Éphémérides et tâche d’en profiter. L’auteur du Siège de Calais obtint de cette ville des lettres de bourgeoisie pour avoir voulu élever l’infortuné Philippe de Valois au-dessus du grand Edouard III son vainqueur. Il s’intitula toujours citoyen de Calais. Mais vous nous paraissez par vos écrits le citoyen de l’univers.

Oui, monsieur, l’agriculture est la base de tout, comme vous l’avez dit, quoiqu’elle ne fasse pas tout. C’est elle qui est la mère de tous les arts et de tous les biens ; c’est ainsi que pensaient le premier des Caton dans Rome, et le plus grand des Scipion à Linterne. Telle était avant eux l’opinion et la conduite de Xénophon chez les Grecs, après la retraite des Dix mille. »

À côté de ces éloges, on trouve néanmoins de nombreuses critiques. Les croyant pertinentes, nous considérons qu’il est justifié d’en rendre compte, pour guider nos efforts futurs de popularisation des principes économiques.

Dès la sortie du premier numéro, la direction du journal avait reçu une lettre critique de la part d’un lecteur. Par honnêteté, elle est insérée dans le deuxième numéro. On y lit ceci :

« Vous vous jetez à corps perdu dans la morale et dans la politique. Vous voulez que le Français raisonne, qu’il disserte, et qui pis est, qu’il se corrige. Monsieur le citoyen, vous vous bercez là d’un esprit chimérique : faites rire le public, si vous pouvez ; c’est tout ce qu’il veut ; c’est tout ce dont il est capable. » (Tome 1, pp.259-260)

« Vous voulez en tout mettre de l’ordre dans vos idées, de la logique dans vos raisonnements, et de la méthode en chacun de vos plans particuliers, et ce n’est pas à la mode. Quelquefois vous prenez feu et vous tombez dans une espèce de déclamation encore plus éloignée du goût de notre siècle, aussi ne trouve-t-on point dans vos Ephémérides ce style vif et sémillant qui plaît dans les ouvrages modernes ; point de petites phrases coupées, d’antithèses, de jeux de mots, d’épigrammes et de sentences. Vous laissez couler vos phrases comme à l’aventure, tout occupé de ce que vous voulez dire, il est aisé de sentir que vous faites assez peu d’attention à la manière dont vous le dites ; comment prétendez-vous donc amuser notre public, si vous êtes si sérieux pour le fonds de vos feuilles, et si monotone ? » (Tome 1, pp.263-264)

À peine une belle entreprise de diffusion de l’économie politique est-elle entamée qu’on voit donc surgir une grande réflexion sur cette question majeure, et pourtant non résolue de nos jours : comment parler d’économie aux gens ?

Pour les Éphémérides, Nicolas Baudeau répond à la critique du lecteur, et explique :

« On a eu raison de juger que remplis de nos idées, nous laissons couler notre style suivant sa pente naturelle, sans chercher à le rendre plus brillant. Peut-être pourrions-nous couper nos phrases, les orner de pompons, les aiguiser en épigrammes, ou les tourner en maximes ; peut-être aussi n’y réussirions-nous pas. Quoiqu’il en soit, nous croyons de bonne foi que c’est un temps perdu que de courir ainsi après le style qu’on appelle à la mode : nous aimons mieux l’employer à réfléchir, et à mettre de l’ordre dans nos pensées. Ceux qui n’aiment pas la méthode, ou qui ne veulent pas qu’on parle avec chaleur des objets intéressants, quand on se sent échauffé par l’enthousiasme du patriotisme, peuvent se dispenser de lire ce qu’ils appellent dissertations ou déclamations dans nos feuilles, nous ne nous sentons disposé en aucune manière à leur donner satisfaction. » (pp.269-270)

« Cependant, nous éviterons autant qu’il est en notre pouvoir les phrases longues et entortillées ; elles sont insupportables dans les Historiens ; il n’est peut-être pas si aisé de s’en garantir, lorsqu’on traite les sujets de la morale et de la philosophie. » (p.270)

Toutes ces discussions doivent être rapprochées des critiques de Melchior Grimm, qui considérait les Physiocrates comme une secte d’illuminés, et des Dialogues sur le commerce des grains, de Galiani, qui eurent un succès considérable et prouvèrent que la critique était fondée : les gens voulaient rire, et pas trop réfléchir.

Les Physiocrates, en effet, étaient d’assez médiocres écrivains. Ils étaient trop obscurs, et on leur reprocha souvent. « L’art d’écrire est un article que Messieurs les Économistes ont trop négligé, écrivit Cabanis. Je puis vous assurer que s’ils avaient eu Jean-Jacques Rousseau comme secrétaire, leur système serait celui de toute l’Europe. » Dupont de Nemours le reconnaîtra lui-même à la fin de sa vie, quand l’enthousiasme de la secte sera retombé. Les Physiocrates, écrira-t-il, étaient :

« des écrivains médiocres, quoiqu’il y eût chez eux de vigoureux penseurs. Quesnay resserrait trop l’expression de ses idées fortes et nouvelles, et ne pouvait être lu sans travail. Mirabeau le père, plein d’âme, d’abondance et de génie, avait un style apocalyptique. Mercier de la Rivière, affectant perpétuellement la méthode, tenait l’attention trop suspendue. Abeille était froid et lourd ; Le Trosne clair mais diffus ; Saint-Péravy, profond mais obscur. Roubaud, étincelant d’esprit, le montrait trop et l’avait quelque fois subtil. Du Pont n’était qu’un artiste : il ne manquait pas d’une sorte de verve dans le cœur et de quelque justesse dans la tête, mais il n’atteignait jamais cette correction sans laquelle aucun écrit ne demeure. Baudeau, à qui ses camarades doivent presque toutes leurs mésaventures, abusant de son extrême facilité, était tantôt trivial, tantôt emphatique, louangeur ou satirique à l’excès. »

Les Éphémérides pâtissaient donc d’un défaut de style, d’un trop grand sérieux dans une époque où les gens ne voulaient que rire. Le journal était en outre trop rempli de cet attachement à une doctrine fixée d’avance, à une époque éprise de la critique et du débat. Tels sont les défauts qui amenèrent la mort des Éphémérides.

En effet, malgré la beauté du projet, malgré l’enthousiasme certain de ses contributeurs, et d’un intérêt très perceptible de la part des lecteurs, l’argent ne tarda pas à manquer à cette belle entreprise, et les volumes se remplirent de plus en plus difficilement. L’aide de Turgot, qui apporta de l’argent et des textes, ne suffira pas. Dupont de Nemours, réduit à rédiger presque tous les derniers volumes lui-même, accueillit avec soulagement, on peut le croire, l’annonce de l’interdiction des Éphémérides par le pouvoir royal.

Au fond, il ressort de cette aventure éditoriale pionnière un double sentiment de fierté et de déception. Fierté d’avoir vu le sol français faire naître les premières revues économiques de l’histoire, avec un contenu scientifique, des intuitions, et des concepts théoriques qui impressionnent d’autant plus qu’on garde à l’esprit l’époque à laquelle elles émergèrent. Mais déception, en même temps, d’observer tant de génies et de grand hommes de savoir incapables d’attirer sur le long terme l’intérêt certes fuyant, certes superficiel, de la grande masse des hommes. Par son échec final, les premier journaux d’économie nous forcent à reconsidérer encore une fois les moyens de populariser la pensée économique. Il invite tous les hommes et femmes préoccupés par le destin des nations à trouver des solutions pour qu’un jour les historiens puissent dire de notre société contemporaine : « les idées économiques étaient à la mode. Tout le monde était économiste. »

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