Les enseignements de l’histoire coloniale. Le danger croissant des demi-mesures au Tonkin, L’Économiste Français, 14 juillet 1883
LES ENSEIGNEMENTS DE L’HISTOIRE COLONIALE.
LE DANGER CROISSANT DES DEMI-MESURES AU TONKIN.
Nous avons plusieurs fois exprimé nettement notre opinion sur l’action de la France au Tonkin, de même que nous le faisions il y a deux ans au sujet de la Tunisie. Ce qu’il faut et ce qui a toujours manqué dans notre politique coloniale, non seulement aujourd’hui mais depuis plusieurs siècles, c’est de la décision et de l’énergie. Il y a sans doute beaucoup de bon dans les déclarations de M. Challemel-Lacour ; nous craignons qu’il ne s’y rencontre aussi du médiocre.
Quand notre ministre des affaires étrangères, rompant avec le langage embrouillé et sans franchise dont on ne s’est que trop servi, s’est écrié que Tu-Duc est l’ennemi de la France, il a eu parfaitement raison. « Les Pavillons noirs sont devenus l’armée de Tu-Duc qui est désormais l’ennemi de la France. Notre envoyé est rappelé, et c’est à la guerre qu’il faut maintenant pourvoir. » Ce langage est clair : la conclusion, c’est que si Tu-Duc est notre ennemi manifeste, sinon déclaré, la guerre doit être faite contre Tu-Duc même ; il faut aller chercher Tu-Duc au siège de sa puissance, c’est-à-dire à Hué. Il convient de prendre Hué, de l’occuper et de le garder. Nous ne croyons pas qu’on puisse arriver à une solution différente. Nous avons à lutter non plus contre des pirates, mais contre un souverain, un ennemi persistant, impénitent. Ce souverain, il faut le terrasser ou le dompter dans sa capitale.
M. le ministre des affaires étrangères a, selon nous, rendu un service notable en dissipant ainsi les obscurités où l’on se complaisait. À quoi sert de s’envelopper dans des idées confuses ? Il faut toujours bien finir par voir la vérité se dresser devant soi. Pourquoi ne pas, dès le premier moment, la découvrir et la fixer ?
Il y a longtemps, quant à nous, que nous écrivons que le Tonkin sera toujours agité tant qu’on ne tiendra pas une garnison permanente dans la ville de Hué. Le retour de notre ministre dans l’Annam, M. Reinhart, qui vient d’approcher de Marseille, sinon d’y débarquer, puisqu’on le retient au lazaret, va donner plus de force à notre thèse. M. Reinhart a eu une entrevue avec le correspondant du Temps ; il s’est expliqué sur l’altitude tout à fait hostile de la population et du gouvernement de Hué, et avec son expérience diplomatique, son expérience des lieux et des hommes, il a déclaré que le nœud de la question est à Hué. « Elle ne peut se résoudre entièrement et efficacement qu’à la condition de réduire Hué à l’impuissance. Il suffirait, pour imposer et pour garantir la paix, d’occuper les deux forts qui commandent l’entrée de la lagune par laquelle on pénètre de la mer dans la rivière sur laquelle la ville de Hué est bâtie. » M. Reinhart a parfaitement raison. Il n’était pas nécessaire, d’ailleurs, d’avoir vécu dans l’Annam pour arriver à cette opinion nette. Nous, qui n’avons jamais mis le pied dans l’Indochine, simplement en nous inspirant de l’histoire et du bon sens, nous avons conclu dès le premier jour que Hué devait être occupé.
M. Reinhart ajoute : « Ces deux forts sont les clefs de la capitale. On devrait y entretenir constamment une garnison française. Nous serions alors réellement et toujours maîtres de la situation. Jusqu’au mois de septembre, la rivière de Hué est accessible aux navires de deux et de trois mille tonnes, et si l’on avait besoin de pousser jusqu’à Hué, l’opération serait facile. » Qu’elle soit facile ou qu’elle ne le soit pas, on doit, au point où l’on est, 1’entreprendre. Ce ne sont pas seulement les deux forts dominant Hué qu’il faut occuper, c’est la ville même, d’une manière permanente. Il faut que les Annamites voient le palais de leur souverain gardé par un peloton français. C’est le moyen de faire entrer dans leurs âmes le respect de notre nom. Il leur faut, suivant le langage de la pédagogie actuelle, une leçon de choses et une leçon continue. La vue de nos uniformes, de nos baïonnettes et de nos canons sera pour Tu-Duc et les siens le seul argument intelligible et démonstratif. Les leçons de choses, l’enseignement par les faits, sachons donc recourir à cette méthode. Quatre mille Anglais suffisent pour garder l’Égypte. Mais supposez que les Anglais eussent hésité à entrer au Caire, qu’ils se fussent tenus, comme frappés de respect, à quelques lieues de cette capitale : pensez-vous que les quatre mille tuniques rouges pourraient maintenir le respect de la domination britannique dans toute la vallée du Nil ? Comme les Anglais sont entrés au Caire, entrons à Hué et restons-y. N’allons pas surtout commettre la faute, après nous y être montrés, de nous en retirer. Une puissance qui prétend coloniser ne doit jamais faire un pas en arrière. Tu-Duc deviendra aussi souple que le khédive Tewfick quand il sera au milieu de deux ou trois de nos bataillons, qui le traiteront d’ailleurs avec beaucoup de politesse et d’égards.
Mais s’il se sauve ? dit-on. Eh bien, s’il se sauve, il ira dans les montagnes ; nous aurons toujours sa capitale, ce qui sera d’un effet moral excellent. Nous ne serons pas forcés de le suivre : en Asie, comme, ailleurs, celui qui est maître du siège du gouvernement est bien près d’être maître du gouvernement. Puis ces empereurs de l’Extrême-Orient ne sont pas des Spartiates : ils ne se plaisent pas à la vie errante, au séjour des lieux incultes et pauvres. Quand Tu-Duc verra que nous sommes à Hué et que nous y restons, il acceptera volontiers l’offre que nous lui ferons d’y rentrer sous notre protection. S’il ne l’acceptait pas, il y a d’autres princes de sa famille ou de dynasties rivales qui seraient disposés à prendre sa place. En Asie, ces changements sont fréquents et les populations les acceptent avec facilité. Une dynastie qui cesse d’être heureuse cesse, dans ces pays, d’être légitime. L’Oriental, qui n’aime pas à lutter contre la destinée et qui dans chaque fait accompli voit le doigt de Dieu, ne s’entête guère dans son dévouement à un prince que la fortune trahit.
Nous ne reprochons pas à M. Challemel-Lacour de n’avoir pas dit que nous allions à Hué ; ce que nous lui demandons, c’est d’y aller et d’y rester ; quant aux déclarations préventives, nous l’en tenons quitte ; la conclusion naturelle de son discours, c’est la nécessité d’occuper Hué, et cela nous suffit.
Il se rencontre dans l’allocution de M. le ministre des affaires étrangères plusieurs passages qui appellent des réflexions. Notre commissaire au Tonkin « sera chargé d’organiser l’administration du pays, et dès qu’il le pourra, il devra négocier avec l’Annam… ; il est chargé de faire savoir aux populations que la France n’entend pas conquérir l’Annam… Nous n’occuperons d’ailleurs que le delta du Song-Koï à la mer. » À vrai dire, nous ne sommes qu’à moitié satisfait de ces explications. Si nous ne les critiquons pas vivement, c’est parce qu’elles sont vagues, qu’elles représentent des velléités flottantes, et non pas des engagements. Il est superflu de faire savoir aux populations que nous ne voulons pas conquérir l’Annam, attendu que nous serons forcés de conquérir tout au moins sa capitale. Il est prématuré encore de dire que nous n’occuperons que le delta du Song-Koï, attendu qu’il est certain que nous devrons occuper aussi la ville de Hué tout au moins, et vraisemblablement un ou deux postes dans les montagnes du Tonkin. On ne défend un delta que par quelques forteresses dans les montagnes. Nous supposons, d’ailleurs, que M. le ministre des affaires étrangères a voulu réserver au gouvernement une grande liberté d’action : c’est le principal.
Il ne faut pas recommencer les fautes et les hésitations de l’expédition tunisienne. Malgré toutes les déclarations absolument sincères, on a été conduit par la force des choses à occuper et à garder et Tunis et Sousse et Sfax et Gabès et Khérouan et Rizerie. On sera conduit aussi à occuper et à garder, en plus du delta du Tonkin, la ville de Hué et deux ou trois postes de défense tout au moins sut les plateaux et les montagnes qui dominent le delta tonkinois.
Dans ces circonstances nous eussions désiré que le gouvernement se hâtât d’en finir d’un seul coup. Nous tenons, certes, à ménager nos finances et nos hommes. Mais le moyen d’économiser le sang et l’argent, c’est d’envoyer immédiatement à Hué et au Tonkin des troupes suffisantes pour soumettre le pays une bonne fois. Il eût été prudent d’y expédier dès maintenant six ou sept mille hommes de plus, cela dût-il coûter huit ou dix millions. La France suit, depuis quelques années, quand elle se mesure, contre un ennemi faible, une singulière méthode : c’est la malheureuse tactique des Curiaces contre Horace. Elle expédie successivement de petits corps qui arrivent isolés les uns après les autres, pour se faire massacrer par un ennemi que, tous réunis, ils anéantiraient en un clin d’œil. Si les 3 000 hommes que l’on vient d’envoyer de France avaient été à la disposition du commandant Rivière, il est certain que le Tonkin et probablement tout l’Annam compteraient aujourd’hui parmi les possessions françaises les plus paisibles. Mais le meurtre de Francis Garnier, puis celui du commandant Rivière sont venus exalter les Pavillons noirs, les mandarins dynamites et Tu-Duc, le chef des uns et des autres. Nos protestations que nous ne voulons aucune conquête, que nous limiterons notre occupation soit comme surface, soit comme durée, ne sont pas faites pour ajouter quelque chose à notre prestige. Nous apparaissons à ces populations de l’Extrême-Orient comme des hommes phénoménalement légers.
L’expérience et récente et passée prouve que toute occupation, à titre temporaire, d’un pays barbare, devient nécessairement permanente et s’étend peu a peu à la totalité de la contrée dont on ne prétendait d’abord garder que quelques points. Il est incontestable que le gouvernement français, quand il fit l’expédition de Tunisie, croyait de bonne foi pouvoir se retirer du pays après y avoir fait une démonstration armée. Nous fûmes longtemps le seul à dire qu’on ne pourrait pas s’arrêter et qu’il faudrait aller jusqu’à Gabès et y rester. En dehors de nous, les plus résolus ne pensaient qu’à garder le territoire des Kroumirs et peut-être la ville de Rizerie. L’événement a été plus fort que le désir très sincère du gouvernement français au début de l’expédition.
Il en fut exactement de même des Autrichiens en Bosnie et en Herzégovine. Ils entrèrent dans ces provinces avec des idées assez flottantes ; ils furent obligés de les arroser du sang de leurs soldats ! L’Autriche a fait ainsi ces provinces siennes, et l’on ne conçoit plus maintenant qu’elle puisse les évacuer. Les Anglais en Égypte nous fournissent un autre exemple de cette force des choses. Nous n’éprouvons, quant à nous, aucune difficulté à croire que M. Gladstone, tout au moins, n’avait pas, l’an dernier, le dessein de faire rester les troupes anglaises en Égypte à titre définitif. Aujourd’hui encore les membres radicaux du cabinet seraient disposés à abandonner l’Égypte à elle-même. Mais comment abandonner l’Égypte à elle-même ? Tout pas en arrière ferait perdre à la Grande-Bretagne le fruit de ses efforts, et la terre qu’elle quitterait tomberait sans doute dans une anarchie plus grande que celle qui causa l’expédition britannique.
Remontons un peu plus en arrière. Quand, à la suite d’un incident d’ordre secondaire et tout à fait imprévu, un coup d’éventail, l’armée française débarqua en 1830 à Sidi-Ferruch, on eût certainement bien surpris et le gouvernement et les généraux et les journalistes en leur annonçant qu’un demi-siècle plus tard une garnison française serait installée d’une manière permanente à Laghouat, c’est-à-dire à 80 lieues de la côte ; que notre autorité s’étendrait d’une manière incontestée 50 lieues encore plus au sud, à Ouargla et à El Goleah ; qu’une ligne ferrée serait établie jusqu’à Kralfallah bien au-delà de la région des Chotts, et qu’un colonel français, à la tête d’une expédition officielle, irait trouver la mort au puits d’Asiou, c’est-à-dire vers le 21e degré de latitude, à 400 lieues au sud de la Méditerranée, presque à l’entrée de l’Aïr !
Se souvient-on de tous les efforts que l’on fit pour limiter l’occupation de l’Algérie ? L’histoire en est instructive. On voulait ne garder que quelques points, quelques postes maritimes. Avec les intentions les plus droites on ne put y réussir. Se rappelle-t-on le traité de la Tafna, qui consacrait la souveraineté de la France, mais reconnaissait l’autorité de l’émir Abd-el-Kader sur les provinces d’Oran, de Titeri et d’Alger, excepté les villes d’Oran, Arzew, Mazagran, Alger, Blidah et Goleah, le Sahel et la Mteidja ? A-t-on oublié la rupture du traité de la Tafna en 1839 par Abd-el-Kader, et la nécessité où nous fûmes de conquérir l’Algérie tout entière ?
C’est qu’une souveraineté partagée n’est pas possible. C’est qu’une occupation limitée est une naïveté. Il n’y a que deux politiques coloniales : l’abstention et l’action. L’abstention doit être complète, ou l’action doit être complète ; mais on ne peut mêler l’une à l’autre. Certes, Abd-el-Kader était une nature autrement loyale que Tu-Duc ; il ne put résister cependant à l’épreuve ; il succomba à la tentation de se débarrasser d’un ennemi dont la modération même semblait indiquer la faiblesse. Sous l’Empire on voulut un moment recommencer cette politique de zones ; on rêva de constituer côte à côte une colonie européenne et un royaume arabe ; l’un ou l’autre de ces deux éléments devait succomber.
Toute l’histoire des colonies est formelle sur ce point. Les Hollandais, quand ils s’emparèrent de Java et des îles de la Sonde, ne rêvaient ni de l’occupation de tout le pays ni de la guerre d’Atchin. Les Anglais pensaient qu’ils pourraient n’occuper que les centres commerciaux de l’Inde ; c’est sans aucun dessein prémédité de leur part qu’ils furent amenés à s’annexer tout le pays jusqu’aux « frontières scientifiques » de l’Afghanistan. Si nous avons échoué dans notre colonisation au XVIIIe siècle, tant aux Indes qu’en Amérique, c’est pour ne nous être pas rendu un compte exact et de l’étendue et de la continuité des efforts que la colonisation impose à un pays. L’honneur et les bénéfices en sont si grands qu’ils compensent amplement ces sacrifices.
Ne nous y trompons donc pas, l’enseignement de l’histoire est décisif ; il nous faudra occuper tout le Tonkin et tout l’Annam. Plus nous y mettrons de décision et de rapidité, plus faibles seront nos sacrifices. Le Tonkin et l’Annam une fois soumis, nous pourrons facilement y constituer une colonie à l’anglaise, ce qu’est déjà la Cochinchine, c’est-à-dire une colonie qui ne coûte rien à la métropole, qui, après le premier effort de la conquête, n’impose plus à ses finances aucun sacrifice, une colonie qui paie tous ses frais.
Quant à la Chine, on s’est beaucoup trop occupé d’elle en cette affaire. Un orateur de la droite. M. Delafosse, a eu une comparaison heureuse. Il a rappelé que l’Angleterre ne s’était pas mise à discuter avec la Turquie au sujet de la souveraineté de ce dernier pays sur l’Égypte. Nous n’avons pas non plus à discuter avec la Chine ; nous n’avons ni à reconnaître sa prétendue souveraineté, ni à l’infirmer. Les Chinois peuvent aussi être suzerains de Hong-Kong et il n’en résulte aucun mal pour les Anglais. Tout ce que l’on peut faire avec la Chine, c’est un simple traité de bon voisinage.
Paul Leroy-Beaulieu
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