“Les économistes bretons, pioniers du « laissez-faire »”, communication faite à l’Assemblée Nationale par Benoît Malbranque, devant l’Association des Cadres Bretons, le 29 avril 2014
Bonsoir à tous. Je tiens à remercier Kevin pour son invitation. Je sais qu’il est originaire de Saint Malo, et il sera heureux ce soir parce que nous aurons beaucoup à dire sur Saint-Malo, car l’histoire de la pensée économique française a plus ou moins commencé à Saint Malo, au XVIIIe siècle.
Mais avant d’aller à Saint Malo, je veux vous emmener à Nantes, car c’est là qu’est né mon livre. J’habite à Nantes depuis un an, et dès mes premiers jours, je passai régulièrement sur la place Graslin, que vous connaissez sans doute. Je connaissais Graslin comme économiste, mais je me suis aperçu que j’étais le seul. Pourtant au 18e siècle Graslin a été un économiste de premier plan. Alexandre Théophile Vandermonde, le premier titulaire d’une chaire d’économie politique en France, en 1795, dit dans son cours que le livre d’économie de Graslin est « l’un des meilleurs livres qui ait été écrit en France sur l’économie politique ». Et c’est vrai qu’il est bon. Et pourtant même à Nantes, même sur la place Graslin, personne ne le connaissait.
Alors j’ai voulu faire un livre qui présenterait non seulement Graslin, mais tous les grands économistes bretons du passé. D’abord Vincent de Gournay, l’un des fondateurs en France de la science économique, et qui a encore tant à nous dire, comme nous le verrons par la suite. Mais aussi Louis Say, qui a publié presque autant de livres d’économie que son frère le célèbre économiste Jean-Baptiste Say, mais qui n’est plus connu que pour être le fondateur des sucreries Say, devenues aujourd’hui Beghin-Say.
Et bien d’autres économistes, jusqu’au géant Yves Guyot.
Marchands malouins
La pensée économique a été très influencée par les marchands malouins. La plus grande influence est venue d’un certain Vincent de Gournay, dont je vais parler dans un instant. Un autre est resté célèbre, il s’appelle Legendre, c’est un marchand de Saint-Malo également. C’est Colbert qui l’a rendu célèbre. Le ministre était venu dans les provinces à la rencontre des marchands. Il demanda à Legendre : « Que pouvons-nous faire pour vous aider ? » « Nous laisser faire » répondit Legendre.
Vincent de Gournay, premier économiste, défenseur du laisser-faire, leader d’un mouvement
Vincent de Gournay est né à Saint-Malo en 1712. Fils de marchand, il devint marchand lui-même. Il travailla d’abord à Saint-Malo puis partit pour Cadix, en Espagne, véritable plaque-tournante du commerce de l’époque, pour gérer les affaires familiales. Sa fortune faite, il revint en France, et chercha à intégrer la haute administration publique. Il devint intendant de commerce, sorte de sous-délégué des ministres de l’économie de l’époque, afin de rapprocher les commerçants des hommes d’Etat, qui s’ignoraient encore largement.
« Lorsque j’ai désiré la charge d’intendant de commerce, écrira-t-il à son ministre Trudaine, j’y ai été poussé par l’espoir de rapprocher un peu plus le commerce et les négociants des personnes en place. »
Gournay détestait l’appareil réglementaire français et sa manière très bureaucratique d’opérer. C’est Gournay, d’ailleurs, qui inventa et mena le premier cette charge, désormais classique, contre la bureaucratie : il appela ce mal la « bureaumanie ». Melchior Grimm, philosophe, ami de Voltaire, vivant à Paris, racontera quelques années plus tard cet usage très novateur : « M. de Gournay, excellent citoyen, disait quelquefois : “Nous avons en France une maladie qui fait bien du ravage ; cette maladie s’appelle la bureaumanie.” »
Gournay anima un groupe d’économistes, connu sous le nom de Cercle de Gournay. On compta une majorité de bretons, et quelques nouvelles connaissances tirées de la haute administration. Dix ans avant les Physiocrates, vingt-ans avant Adam Smith, c’était le groupe le plus savant en économie politique de l’époque. Avec ses amis économistes, Gournay lutta âprement contre les réglementations sur l’industrie et contre les monopôles.
C’est en grande partie grâce à lui que les corporations de métiers ont été supprimées, d’abord par Turgot, puis définitivement sous la Révolution.
C’est d’ailleurs l’un des mérites de Gournay que d’avoir été le maître de Turgot. Turgot, jeune, accompagna Gournay dans ses voyages à travers la France, réalisés dans le but de décrire la réalité des réglementations à son ministre. Et c’est en grande partie Turgot, en tant que ministre, qui a réalisé en France la libéralisation de l’économie que Gournay appelait de ses vœux.
Il ne faut pas croire, néanmoins, que Turgot ait imposé ces vues à l’administration des finances. À l’époque où il entra au ministère, les esprits, sur cette question, étaient déjà changés. Turgot put s’en convaincre lui-même. Je vous cite un passage de mon livre :
En 1775, Turgot s’enquit auprès des membres de son ministère pour préparer une réduction du nombre des lois sur l’industrie, afin de « libérer enfin le commerce de la France ». Simon Cliquot-Blervache, devenu son Inspecteur Général des Manufactures et du Commerce, répondit que « ces règlements sont tous nuisibles », conseilla leur suppression complète, et demanda l’avis de ses Inspecteurs régionaux. J. M. Roland de La Platière, Inspecteur des Manufactures pour la généralité d’Amiens, répondit ceci : « Je cherche vainement quels règlements de fabrique il conviendrait de laisser subsister pour le bien du commerce. Je les ai tous lus, j’ai longtemps médité sur cette froide et longue compilation ; j’en ai envisagé l’effet et suivi les conséquences ; je crois qu’on les doit tous supprimer. J’ai également cherché s’il résulterait quelque avantage de leur en substituer d’autres ; partout, en tout, je n’ai rien vu de mieux que la liberté. » Telle fut l’œuvre, telle fut l’influence de Gournay.
Yves Guyot, leader des économistes, directeur du Journal des Economistes
Pour finir, j’aimerais vous parler d’Yves Guyot, qui a été le premier économiste de France pendant près de quarante ans, d’environ 1880 à 1920. Lui qui était né à Dinan a publié une centaine de livres (il a écrit jusqu’à l’âge de 85 ans), il a dirigé une douzaine de journaux au cours de sa carrière, dont le Journal des Economistes, la publication de référence des économistes de l’époque.
Il a été pacifiste, anticolonialiste, féministe, défenseur de la première heure du capitaine Dreyfus, il a été député, ministre, bref, un grand homme, assurément.
Sur ses quelques cent livres, mon préféré est L’impôt sur le revenu, datant de 1897. C’est une sorte de roman, ou de pièce de théâtre, que Guyot a écrit à l’époque pour lutter contre le projet d’impôt sur le revenu. Il expliquait qu’à trop imposer les Français, on ferait fuir les plus riches. Et il l’a dit dans des termes incroyablement clairs. Ecoutez, le texte date de 1897 mais n’a pas pris une ride. Un entrepreneur américain vivant plusieurs mois par an en France s’entretient avec un riche français :
« M. Jonathan. — Ils n’ont aucun moyen de contrôle sur ma fortune : car ils s’adresseraient aux banques des États-Unis pour la connaître, on les enverrait promener. Ils ne peuvent quelque chose sur moi que parce que j’ai eu le tort d’acheter un hôtel ici. J’ai été imprudent, mais je suis un homme de résolution. Je vais le vendre ; et bonsoir à la France ! Nous y dépensions quelques centaines de mille francs par an. Nous irons ailleurs.
M. Faubert. — Si l’impôt sur le revenu doit durer, en s’accentuant, je ne saurais vous détourner de ce projet ; car moi, je suis Français, j’en ai un analogue.
M. Jonathan. — C’est tout de même bien ennuyeux. Ma femme et ma fille adoraient Paris. Votre gouvernement a une drôle de manière d’attirer les étrangers dans votre magnifique pays. Est-ce qu’il croit travailler à sa prospérité en agissant ainsi.
M. Faubert. — Je ne pense pas qu’il ait cette illusion.
M. Jonathan. — Ce que j’admire, c’est qu’il y ait des ouvriers des industries de luxe, bronziers, sculpteurs, ornemanistes, menuisiers, ébénistes, peintres, doreurs, tailleurs, selliers, cuisiniers, etc., qui élisent des députés assez idiots pour voter des impôts pareils. Ils voudraient organiser le chômage à leurs dépens qu’ils ne s’y prendraient pas autrement. Ils semblent vouloir prendre à tâche de diminuer leurs propres salaires. C’est une singulière manière de comprendre leurs intérêts.
M. Faubert. — C’est comme ça ! M. Jonathan. — Il leur suffirait pourtant d’un peu de réflexion pour s’apercevoir qu’ils sont en train de tuer toutes les poules aux oeufs d’or.
M. Faubert. — Depuis quatre ou cinq ans, c’est la politique que d’habiles farceurs leur montrent comme idéal. »
Merci à tous.