Les droits individuels plutôt que le principe de l’utilité

constant

Benjamin Constant, Principes de politique applicables à tous les gouvernements (vers 1806)

 

Du principe de l’utilité substitué à l’idée des droits individuels

 

Un écrivain très recommandable par la profondeur, la justesse et la nouveauté de ses pensées, Jérémie Bentham, s’est élevé récemment, contre l’idée de droits et surtout contre celle de droits naturels, inaliénables ou imprescriptibles ; il a prétendu que cette notion n’était propre qu’à nous égarer, et qu’il fallait mettre à sa place celle de l’utilité, qui lui paraît plus simple et plus intelligible. Comme la route qu’il a préférée l’a conduit à des résultats parfaitement semblables aux miens, je voudrais ne pas disputer contre sa terminologie. Je suis pourtant forcé de la combattre ; car le principe d’utilité, tel que Bentham nous le présente, me semble avoir les inconvénients communs à toutes les locutions vagues ; et il a de plus son danger particulier. Nul doute qu’en définissant convenablement le mot d’utilité, l’on ne parvienne à appuyer sur cette notion précisément les mêmes règles que celles qui découlent de l’idée du droit naturel et de la justice. En examinant avec attention toutes les questions qui paraissent mettre en opposition ce qui est utile et ce qui est juste, on trouve toujours que ce qui n’est pas juste n’est jamais utile. Mais il n’en est pas moins vrai que le mot d’utilité, suivant l’acception vulgaire, rappelle une notion différente de celle de la justice ou du droit. Or, lorsque l’usage et la raison commune attachent à un mot une signification déterminée, il est dangereux de changer cette signification. On explique vainement ensuite ce qu’on a voulu dire. Le mot reste, et l’explication s’oublie. « On ne peut, dit Bentham, raisonner avec des fanatiques armés d’un droit naturel que chacun entend comme il lui plaît, et applique comme il lui convient. » Mais de son aveu même, le principe de l’utilité est susceptible de tout autant d’interprétations et d’applications contradictoires. « L’utilité, dit-il, a été souvent mal appliquée : entendue dans un sens étroit, elle a prêté son nom à des crimes. Mais on ne doit pas rejeter sur le principe les fautes qui lui sont contraires, et que lui seul peut servir à rectifier. » Comment cette apologie s’appliquerait-elle à l’utilité, et ne s’appliquerait-elle pas au droit naturel ? Le principe de l’utilité a ce danger de plus que celui du droit, qu’il réveille dans l’esprit de l’homme l’espoir d’un profit, et non le sentiment d’un devoir. Or, l’évaluation d’un profit est arbitraire : c’est l’imagination qui en décide. Mais ni ses erreurs, ni ses caprices ne sauraient changer la notion du devoir. Les actions ne peuvent pas être plus ou moins justes ; mais elles peuvent être plus ou moins utiles. En nuisant à mes semblables, je viole leurs droits. C’est une vérité incontestable ; mais si je ne juge de cette violation que par son utilité, je puis me tromper dans ce calcul et trouver de l’utilité à cette violation. Le principe de l’utilité est par conséquent bien plus vague que celui du droit naturel. Loin d’adopter la terminologie de Bentham, je voudrais le plus possible séparer l’idée du droit de la notion de l’utilité. Ce n’est qu’une différence de rédaction. Mais elle est plus importante qu’on ne pense. Le droit est un principe ; l’utilité n’est qu’un résultat. Le droit est une cause ; l’utilité n’est qu’un effet. Vouloir soumettre le droit à l’utilité, c’est vouloir soumettre les règles éternelles de l’arithmétique à nos intérêts de chaque jour. Sans doute il est utile pour les transactions générales des hommes entre eux, qu’il existe entre les nombres des rapports immuables ; mais si l’on prétendait que ces rapports n’existent que parce qu’il est utile que cela soit ainsi, l’on ne manquerait pas d’occasions où l’on prouverait qu’il serait infiniment plus utile de faire plier ces rapports. L’on oublierait que leur utilité constante vient de leur immutabilité et cessant d’être immuables, ils cesseraient d’être utiles. Ainsi l’utilité, pour avoir été trop favorablement traitée en apparence et transformée en cause, au lieu qu’elle doit rester effet, disparaîtrait bientôt totalement elle-même. Il en est ainsi de la morale et du droit. Vous détruisez l’utilité par cela seul que vous la placez au premier rang. Ce n’est que lorsque la règle est démontrée, qu’il est bon de faire ressortir l’utilité qu’elle peut avoir. Je le demande à l’auteur même que je réfute. Les expressions qu’il veut nous interdire ne rappellent-elles pas des idées plus fixes et plus précises que celles qu’il prétend leur substituer ?

Dites à un homme : vous avez le droit de n’être pas mis à mort ou dépouillé arbitrairement ; vous lui donnez un bien autre sentiment de sécurité et de garantie, que si vous lui dites : il n’est pas utile que vous soyez mis à mort ou dépouillé arbitrairement.

On peut démontrer, je l’ai déjà reconnu, qu’en effet cela n’est jamais utile. Mais en parlant du droit, vous présentez une idée indépendante de tout calcul. En parlant de l’utilité, vous semblez inviter à remettre la chose en question, en la soumettant à une vérification nouvelle. Quoi de plus absurde, s’écrie l’ingénieux et savant collaborateur de Bentham [note : Dumont], que des droits inaliénables qui ont toujours été aliénés, des droits imprescriptibles qui ont toujours été prescrits ! Mais en disant que ces droits sont inaliénables ou imprescriptibles, on dit simplement qu’ils ne doivent pas être aliénés, qu’ils ne doivent pas être prescrits. On parle de ce qui doit être, non de ce qui est. Bentham, en réduisant tout au principe d’utilité, s’est condamné à une évaluation forcée de ce qui résulte de toutes les actions humaines, évaluation qui contrarie les notions les plus simples et les plus habituelles. Quand il parle de la fraude, du vol, etc., il est obligé de convenir que s’il y a perte d’un côté, il y a gain de l’autre et alors son principe pour repousser des actions pareilles, c’est que bien de gain n’est pas équivalent à mal de perte. Mais le bien et le mal étant séparés, l’homme qui commet le vol trouvera que son gain lui importe plus que la perte d’un autre. Toute idée de justice étant mise hors de la question, il ne calculera plus que le gain qu’il fait. Il dira : gain pour moi est plus qu’équivalent pour moi à perte d’autrui. Il ne sera donc retenu que par la crainte d’être découvert. Tout motif moral est anéanti par ce système. En repoussant le premier principe de Bentham, je suis loin de méconnaître le mérite de cet écrivain. Son ouvrage est plein d’idées et de vues profondes. Toutes les conséquences qu’il tire de son principe sont des vérités précieuses en elles-mêmes. C’est que ce principe n’est pas faux ; la terminologie seule est vicieuse. Dès qu’il parvient à se dégager de sa terminologie, il réunit dans un ordre admirable les notions les plus saines sur l’économie politique, sur les précautions avec lesquelles le gouvernement doit intervenir dans les affaires des individus, sur la population, sur la religion, sur le commerce, sur les lois pénales, sur la proportion des châtiments aux délits. Mais il lui est arrivé, comme à beaucoup d’auteurs estimables, de prendre une rédaction pour une découverte et de tout sacrifier alors à cette rédaction.

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