Dans la deuxième livraison de son périodique publié sous forme de volume (pour éviter la censure des journaux proprement dits), Charles Dunoyer examine la question de l’esclavage des Noirs dans les colonies. Il le repousse aisément comme une monstruosité au point de vue de la morale et du droit. Politiquement, cependant, il note que l’abolition, qui est dans l’intérêt économique de l’Angleterre, n’est pas autant dans le nôtre, à cause de circonstances particulières à nos colonies et à notre commerce. Mais il n’en recommande pas moins chaudement la suppression immédiate de l’esclavage.
Charles Dunoyer, « Sur l’Essai sur les désavantages politiques de la traite des nègres de Clarkson », Le Censeur, tome II, 1814, pages 156-175.
ESSAI SUR LES DÉSAVANTAGES POLITIQUES DE LA TRAITE DES NÈGRES,
PAR CLARKSON
TRADUIT DE L’ANGLAIS SUR LA DERNIÈRE ÉDITION QUI A PARU À LONDRES EN 1789.
« Si j’avais à soutenir, dit Montesquieu, le droit que nous avons de faire les nègres esclaves, voici ce que je dirais :
Les peuples d’Europe ayant exterminé ceux de l’Amérique, ils ont dû mettre en esclavage ceux de l’Afrique, pour s’en servir à défricher tant de terres. Le sucre serait trop cher, si l’on ne faisait travailler la plante qui le produit par des esclaves. Ceux dont il s’agit sont noirs depuis les pieds jusqu’à la tête, et ils ont le nez si écrasé qu’il est impossible de les plaindre. On ne peut se mettre dans l’esprit que Dieu, qui est un être très sage, ait mis une âme, et surtout une âme bonne, dans un corps tout noir. Il est si naturel de penser que c’est la couleur qui constitue l’essence de l’humanité, que les peuples d’Asie, qui font des eunuques, privent toujours les noirs du rapport qu’ils ont avec nous d’une façon plus marquée. On peut juger de la couleur de la peau par celle des cheveux qui, chez les Égyptiens, les meilleurs philosophes du monde, étaient d’une si grande conséquence, qu’ils faisaient mourir tous les hommes roux qui leur tombaient entre les mains. Une preuve que les nègres n’ont pas le sens commun, c’est qu’ils font plus de cas d’un collier de verre que de l’or, qui chez les nations policées est d’une si grande conséquence. Il est impossible que nous supposions que ces gens-là soient des hommes, parce que si nous les supposions des hommes, on commencerait à croire que nous ne sommes pas nous-mêmes chrétiens.
De petits esprits exagèrent trop l’injustice que l’on fait aux Africains ; car si elle était telle qu’ils le disent, ne serait-il pas venu dans la tête des princes de l’Europe qui font entre eux tant de conventions inutiles, d’en faire une générale en faveur de la miséricorde et de la pitié ? ».
Montesquieu, comme on voit, n’a pas pu se décider à combattre sérieusement l’esclavage des nègres ; et pour faire sentir combien cet usage est à la fois odieux et absurde, il a pris le parti d’en faire l’apologie. Il était difficile d’en faire une satire plus amère ; il eût été plus difficile encore d’en faire une critique plus sérieuse. On ne conçoit pas, en effet, comment ce monstrueux usage, considéré en lui-même, pourrait soutenir l’examen de la raison. Faut-il prouver qu’il révolte l’humanité, qu’il déshonore les lois, la morale, la religion ? Mais quel homme instruit de la manière dont se fait la traite, et des rigueurs exercées contre les Noirs dans les colonies, pourrait de bonne foi exiger une pareille preuve ? Quoi ! vous voyez des hommes arrachés violemment à leur patrie, à leur famille, à leurs habitudes, à toutes leurs affections ; entassés comme des animaux, enchaînés l’un à l’autre dans d’étroites, dans d’affreuses prisons ; obligés de faire en cet état, et presque privés d’air et de nourriture, une traversée de plusieurs mois ; vendus ensuite à des colons quelquefois plus barbares que leurs ravisseurs ; condamnés à faire pendant toute leur vie un travail plus dur que celui de nos galériens, sans autre salaire que des coups de fouet, sans autre consolation que des mépris, sans autre espoir que celui d’une mort prochaine, et vous demandez si l’humanité souffre du sort de ces malheureux ! Quoi ! les lois divines et humaines proscrivent l’esclavage dans la métropole, et vous doutez si elles ne doivent pas le permettre dans les colonies ! Nos lois punissent le Français qui aliénerait volontairement sa liberté, et vous ne savez pas si elles doivent défendre de charger de fers un Africain, et d’en faire une bête de somme ? Elles vous défendent de maltraiter vos serviteurs, et vous demandez si un colon ne doit pas avoir le droit de faire expirer son esclave sous le fouet ?
On ne ravit pas, dites-vous, la liberté aux Africains. Ils sont presque tous esclaves et malheureux dans leur patrie. S’ils s’y trouvent si à plaindre, pourquoi ne s’en exilent-ils pas ? Pourquoi n’accourent-ils pas à bord de vos vaisseaux, et ne vont-ils pas chercher un sort plus heureux dans d’autres climats ? Pourquoi n’en voit-on pas en Europe ni dans vos colonies qui aient volontairement abandonné l’Afrique ? Je trouverais bien d’ailleurs dans les maux dont vous les dites accablés un motif pour chercher à adoucir leur situation ; mais osez-vous vous prévaloir de leur misère pour excuser votre barbarie ?
Les nègres, ajoutez-vous, sont des peuples féroces ; ils se font constamment la guerre, et ils dévoreraient leurs prisonniers, s’ils ne vous les vendaient pas ; c’est donc faire un acte d’humanité que de les acheter, puisque c’est les préserver d’une mort certaine. Grand acte d’humanité, en effet ! Vous les sauvez de la mort, et vous en faites des bêtes de fatigue ; vous les sauvez d’une mort prompte, et vous les allez faire périr sur un sol étranger d’une mort lente et cruelle ; vous les sauvez de la mort, et c’est presque toujours vous qui avez mis leur vie en péril. N’est-ce pas, en effet, pour vous être vendus, n’est-ce pas pour fournir à votre consommation, qu’ils ont été faits esclaves ? Est-il bien sûr que les princes africains se feraient des guerres continuelles, s’ils avaient moins d’intérêt à avoir des prisonniers ; et seraient-ils si intéressés à avoir des prisonniers, s’ils ne pouvaient en trafiquer avec vous ? Est-il certain aussi qu’ils dévoreraient leurs prisonniers ou les immoleraient à leur vengeance, s’ils ne vous les vendaient pas ; et n’achetez-vous véritablement que des hommes dévoués à la mort ou condamnés à l’esclavage ? Combien d’hommes libres ne recevez-vous pas des mains de la violence ou de l’avarice ?
Vous dites que les Africains sont des hommes féroces, et, au lieu d’adoucir leurs mœurs, vous irritez leur férocité ; vous les traitez de peuple stupide, et, au lieu de les éclairer vous travaillez à les abrutir. On ne saurait, dites-vous, civiliser des nègres : quand il serait vrai, cela suffit-il pour les rendre esclaves ? Comment savez-vous d’ailleurs qu’on ne peut les civiliser, si vous commencez par les asservir ? Qu’avez-vous fait jusqu’ici pour changer leurs gouvernements et leurs mœurs ? Loin de chercher à les policer, vous n’avez pas même tenté de les soumettre. Vous n’êtes arrivés au milieu d’eux que comme des loups ravissants, comme des bêtes féroces qui fuient après avoir enlevé leur proie. Vous ne leur avez porté que des leçons de rapine, de violence et de brigandage ; et cependant, malgré ces funestes leçons, vous n’avez pu détruire en eux le germe des vertus qui honorent le plus l’humanité. Les rapports les plus certains, les témoignages les plus respectables, prouvent qu’ils sont, en général, tendres, hospitaliers, généreux, reconnaissants, probes, surtout dans les pays où ils ont eu peu de communication avec les blancs ; ils prouvent également qu’ils ne manquent point d’aptitude à s’instruire et à imiter nos arts. Comment avec de telles dispositions ne seraient-ils pas susceptibles d’être civilisés ? Quand la colonie de Cécrops aborda sur les côtes de l’Argolide, elle y trouva des hommes plus barbares peut-être que les nègres du Sénégal, et cependant c’est de ces hommes que sont nés les peuples de la Grèce.
Cessez donc de vouloir justifier un usage odieux par des prétextes plus odieux encore ; et si vous devez continuer à trafiquer du sang et de la liberté des hommes, ne prétendez pas que la justice et l’humanité vous approuvent ; ne cherchez plus à les rendre complices de cette infamie ; et contentez-vous de puiser vos excuses dans les intérêts d’une fausse politique et dans de vaines raisons d’État.
Tel est aussi le parti que prennent la plupart des défenseurs de la traite et de l’esclavage des nègres. Ils conviennent, avec une candeur tout à fait édifiante, que cet usage outrage l’humanité, la morale et la religion. Mais la France, demandent-ils, peut-elle se passer de colonies, et les colonies peuvent-elles prospérer sans le secours de la traite ? Ils n’hésitent pas à se prononcer pour la négative. Dès lors ils trouvent puéril qu’on veuille opposer les intérêts de la morale et de la religion à ce qu’ils appellent des considérations d’intérêt public, et ils ne conçoivent pas qu’on puisse être humain et religieux jusqu’à vouloir compromettre le sort de nos caféiers et de nos cannes à sucre.
C’est donc en opposant les intérêts de la politique à ceux de la morale et de la religion, qu’on prétend légitimer la traite des nègres. Cette manière de raisonner est assez commune parmi nos publicistes, nos juristes et nos moralistes. Ces hommes ont une foule de règles pour déterminer ce qui est bien et ce qui est mal ; on les voit invoquer, selon les circonstances, la raison civile, la raison politique, la raison religieuse ; et quoique chacune de ces raisons soit nécessairement subordonnée à une fin commune, c’est-à-dire, au bien de l’État, il leur arrive souvent de trouver politiquement excellente une chose qui leur paraît moralement détestable.
Nous ne nous attacherons pas ici à faire sentir le vice et l’absurdité de ce jargon métaphysique ; nous allons, au contraire, adopter un instant ce langage, et, ne consultant que la raison politique, nous examinerons, avec l’auteur de l’ouvrage dont nous annonçons la traduction, si la traite des noirs est véritablement utile ou funeste à l’État.
M. Clarkson pense que ce commerce est non seulement inique et cruel, mais même qu’il a de grands désavantages politiques. Dans un premier ouvrage sur le commerce de l’espèce humaine, ce publiciste avait particulièrement insisté sur l’injustice et l’inhumanité de la traite ; il s’est attaché à démontrer dans celui-ci, qu’elle est aussi formellement réprouvée par la politique que par la morale.
Il divise son ouvrage en deux parties. Dans la première, il cherche à établir, d’une part, que la traite des nègres n’offre aucun avantage à la Grande-Bretagne, qu’elle n’est point profitable à ses habitants, qu’elle est le tombeau de ses matelots ; et, de l’autre, que la traite des productions naturelles de l’Afrique, substituée à celle de ses habitants, serait d’un égal avantage pour la nation et pour les particuliers, en même temps qu’elle offrirait le meilleur moyen de former des matelots à l’État. Il s’attache à prouver, dans la seconde partie de son travail, que l’abolition de la traite des esclaves, loin d’être pour les colonies, et par suite pour la métropole, la cause d’un détriment quelconque, deviendrait au contraire pour elles un moyen infaillible de prospérité, et le principe de grands avantages pour l’avenir.
Telles sont les propositions que renferme cet ouvrage. Elles sont appuyées sur des faits nombreux, et qui paraissent avoir été recueillis avec beaucoup de soin et d’exactitude. Les vérités que l’auteur s’est proposé d’établir, ressortent de ces faits avec évidence. Ils prouvent d’une manière qui nous a semblé tout à fait péremptoire, que l’Angleterre doit trouver plus de profit à faire la traite des productions de l’Afrique, que celle de ses habitants ; qu’elle doit perdre infiniment moins de matelots dans cette traite que dans celle des nègres ; et enfin, qu’elle n’a nullement besoin de celle-ci pour entretenir la population de ses Antilles. L’auteur a conclu victorieusement de ces preuves que la Grande-Bretagne, en ne consultant que les intérêts de sa politique, devait se hâter d’abolir la traite des nègres.
Cette conclusion, qui est très juste relativement à l’Angleterre, le serait-elle également à l’égard de la France ? Plusieurs conditions nous semblent indispensables pour cela. Il faudrait d’abord que nous pussions faire la traite des productions de l’Afrique avec le même avantage et la même liberté que l’Angleterre. Il faudrait, en outre, que nous pussions aussi facilement qu’elle nous passer du secours de la traite des nègres pour la prospérité de nos colonies. Or, sous ces deux points de vue, notre position diffère essentiellement de la sienne. Elle a, sur la côte d’Afrique, des établissements considérables, et la France n’y possède rien. Elle y règne avec despotisme, comme partout où elle est établie, et il est fort douteux qu’elle nous permît de nous y établir à côté d’elle. On n’a pas oublié sans doute les excès qui furent commis par des Anglais en 1792, contre l’établissement qu’un capitaine français, nommé Landolphe, avait fondé à Ouaré. « Trois marchands négriers de Liverpool, dit M. Malte-Brun, s’enflamment de rage à l’idée de voir la philanthropie et le commerce français s’établir sur une côte où l’on ne connaissait jusqu’alors que leur affreux trafic ; ils arment, en pleine paix, une petite escadre, surprennent la colonie française, incendient les maisons, pillent les magasins, et massacrent les nègres cultivateurs. M. Landolphe échappa seul aux fureurs de ces assassins ». Pense-t-on que l’abolition de la traite des nègres serait aujourd’hui un motif suffisant pour que les Anglais se conduisissent avec plus d’honneur à l’égard des colonies que nous pourrions essayer de fonder sur la côte d’Afrique ? Certes, nous ignorons d’où pourrait naître une telle confiance.
D’un autre côté, tandis que les îles que l’Angleterre possède en Amérique sont toutes pourvues d’un nombre suffisant de cultivateurs, celles de nos Antilles qu’elle nous a restituées, vont chaque jour dépérissant faute des bras nécessaires à leur culture. Il paraît en outre démontré que, si la France voulait rentrer en possession de Saint-Domingue, elle ne pourrait relever cette colonie qu’en y remplaçant, au moins en majeure partie, le nombre immense de cultivateurs qu’elle a perdus depuis vingt-cinq ans, remplacement qui ne pourrait évidemment s’effectuer, au moins de longues années, sans le secours de la traite. Il est donc certain que les raisons politiques qui pourraient rendre l’abolition de ce trafic avantageuse à la Grande-Bretagne, selon M. Clarkson, n’existent point pour la France, et que nous nous trouvons, à cet égard, dans une position beaucoup moins avantageuse que les Anglais.
Ce n’est pas tout : quand nous pourrions faire aussi librement que l’Angleterre le commerce des productions de l’Afrique, et essayer de rétablir nos colonies, sans y transporter de nouveaux cultivateurs, nous serions loin encore de nous trouver dans une position aussi favorable que l’Angleterre pour renoncer à la traite des Africains, et son exemple ne serait, toujours politiquement parlant, qu’une très faible raison pour nous déterminer à abandonner ce commerce. Autant, en effet, nos Antilles sont importantes pour nous, autant celles de l’Angleterre le sont peu pour elle, de sorte que, quand même ses colonies d’Amérique souffriraient autant que les nôtres de l’abolition de la traite, elle se trouverait cependant perdre très peu, tandis que nous aurions tout perdu.
On sait en effet les immenses possessions qu’elle a dans l’Inde. Les ressources qu’elles offrent à son commerce et à son industrie sont tellement considérables, qu’elle peut aisément se passer de celles qu’elle tire de ses Antilles. Ses îles d’Amérique, si l’on en excepte la Jamaïque, ne sont d’aucune importance pour elle, relativement à son commerce et à son industrie. La plupart ne lui sont nécessaires que comme des points de rafraîchissement et de relâche, ou comme des positions qui la rendent maîtresse des communications entre les métropoles du continent européen et leurs colonies d’Amérique. Ainsi, quand, par l’effet de l’abolition de la traite, la prospérité de ses Antilles viendrait à décroître, ses intérêts n’en recevraient pas la moindre atteinte, tandis que la même cause serait mortelle pour les nôtres.
On voit donc que l’Angleterre ne s’impose aucun sacrifice en abolissant le commerce des noirs. Elle peut se promettre, au contraire, d’en retirer de grands avantages. Elle donne au monde, sans qu’il puisse lui en rien coûter, un grand exemple de désintéressement et d’humanité ; elle met ainsi la dernière main à sa réputation de philanthropie, et ajoute beaucoup, par conséquent, à la popularité qu’elle aspire à acquérir parmi les peuples de l’Europe. Mais ces avantages ne sont rien encore en comparaison de ceux qu’elle peut attendre de cette grande mesure, si elle parvient à obtenir des autres métropoles de l’Europe qu’elles imitent son exemple, et renoncent au commerce des esclaves africains. Elle seule alors, en effet, pourra faire ce commerce, sans qu’on puisse l’accuser de faire la traite, puisqu’elle seule a des possessions sur la côte d’Afrique ; et ses établissements du Sénégal et de la Guinée en prospéreront d’autant plus. D’un autre côté elle aura probablement la satisfaction de voir dépérir les colonies de tous les États de l’Europe, ou du moins celles de la France, tandis que la prospérité de ses possessions dans l’Inde et de ses établissements an Afrique ira toujours croissant. Ainsi elle trouvera à la fois dans cette mesure son avantage et notre ruine, et l’objet fondamental de sa politique sera rempli de tout point.
Il nous semble que ces considérations doivent jeter un grand jour sur les écrits qu’on publie en ce moment en Angleterre, relativement à la traite des esclaves, et particulièrement sur ce que les journaux de Londres contiennent à ce sujet. Les sentiments qu’on y étale sont admirables sans doute ; mais le moyen de croire qu’ils sont sincères ? Et comment s’empêcher de voir l’égoïsme et l’ambition qui percent de toutes parts à travers le voile de philanthropie dont l’Angleterre affecte de se couvrir ? La puissance de cette nation s’étend par d’immenses ramifications dans les quatre parties du monde ; elle compte près de mille vaisseaux de guerre ; son pavillon flotte sur toutes les mers et dans tous les ports du monde connu ; et cependant son ambition n’est pas satisfaite, et elle semble nous porter encore envie, et elle s’irrite de voir que nous voulions rentrer en possession des colonies qu’elle nous a rendues, et que nous puissions espérer de les voir renaître et offrir quelques faibles ressources à notre commerce et à notre industrie. Elle ressemble à un avare qui, assis sur des monceaux d’or, convoiterait un écu qu’il verrait dans les mains d’un malheureux. Toute prospérité étrangère excite sa haine et sa jalousie ; tout bonheur qui n’est pas le sien, devient une calamité pour elle. Elle voudrait être le centre unique du commerce du monde, la seule puissance manufacturière du monde : elle voudrait pouvoir aller partout, puiser à vil prix les objets nécessaires à son industrie ; pouvoir, de plus, inonder toute la terre de ses marchandises fabriquées, attirer insensiblement à elle, de cette manière, les trésors de tous les peuples, et avoir toujours ainsi à sa disposition le moyen de les corrompre, de les diviser, de les affaiblir les uns par les autres, et de les tenir tous dans la dépendance et l’avilissement.
Tel est l’esprit avide, cruel, immoral que cache la politique de la Grande-Bretagne. Il faudrait être bien aveugle pour ne pas voir qu’elle n’a entendu nous rien céder en nous rendant nos colonies ; et qu’elle est disposée à user de sa puissance pour nous empêcher de les relever et de nous en assurer la possession. Si l’article 12 du traité du 30 mai pouvait laisser quelques doutes à cet égard, les dispositions manifestées depuis par le parlement britannique ont dû achever de dissiper nos incertitudes.
Dans ce triste état de choses, la question de la traite des nègres s’offre à nous sous un aspect tout particulier. Il ne s’agit point de savoir si elle est réprouvée par la morale, ni si elle est approuvée par la politique ; il se présente une question préalable beaucoup plus pressante à résoudre. Nos colonies, dans l’impuissance où nous place le traité de paix, de rien faire pour leur défense, et dans l’état de délabrement où se trouve notre marine, ne sont-elles pas entièrement à la discrétion de la Grande-Bretagne ? N’est-il pas possible que nous ayons de nouveau la guerre avec cette puissance, et, si cela arrive, avons-nous quelque moyen d’empêcher qu’elle nous les ravisse de nouveau ? Comment donc pourrait-on avoir la pensée d’extraire, à grands frais, des cultivateurs de l’Afrique pour les transporter dans nos Antilles ? En faisant une pareille dépense aurait-on quelque espoir d’en recueillir le fruit ? On augmenterait sans doute les richesses et la prospérité de nos colonies ; mais ajouterait-on à leurs forces et à leurs moyens de défense ? Ne craignons pas de le dire, s’il est un moyen de les conserver, ce n’est point d’y porter de nouveaux esclaves ; c’est, au contraire, d’y détruire l’esclavage ; c’est d’affranchir les cultivateurs, de leur donner une patrie, et de les intéresser à la défendre. C’est ainsi seulement que Saint-Domingue a pu être préservé de la domination des Anglais ; c’est en l’affranchissant que nous l’avons conservé ; c’est en voulant lui faire reprendre ses chaînes que nous l’avons perdu ; et il est difficile de croire que l’on parvienne à le recouvrer, si l’on ne renonce à l’asservir.
D……R
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