En 1861, les États abolitionnistes du Nord des États-Unis sont en conflit ouvert avec les États esclavagistes du Sud. L’issue que prendra la lutte qui s’engage, Henri Baudrillart la devine : l’institution de l’esclavage est une plaie morale et économique qui rendra le Sud finalement impuissant dans la bataille, dans une guerre qui n’en sera pas pour autant la moins coûteuse en hommes et en capitaux. Il note toutefois que les États du Nord ne recherchent pas l’abolition de l’esclavage partout en Amérique par égard pour les Noirs, mais d’abord pour des raisons économiques : car quant à la fraternité des races, elle y est encore bornée à quelques individus d’exception.
La crise américaine, par Henri Baudrillart. Journal des économistes, Juin 1861.
LA CRISE AMÉRICAINE
La crise américaine préoccupe tous les esprits. La rupture de l’Union, si elle se consomme définitivement, comme tout aujourd’hui l’annonce, sera un des grands événements du XIXe siècle, un des plus féconds en conséquences de tout genre, immédiates ou lointaines. Parmi ces conséquences, il n’est pas douteux qu’il faille placer la disparition de l’esclavage des contrées où il garde ses dernières positions, que les vingt-cinq dernières années semblaient avoir fortifiées. Avant que les événements aient fait un pas de plus, pas qui paraît devoir être prochain et décisif, nous voudrions indiquer sommairement quelques-unes des grandes questions économiques, quelques-uns des graves intérêts qui se trouvent impliqués dans la lutte dont les États-Unis sont le théâtre dès aujourd’hui. Il y a là, pour la science attentive à recueillir les expériences qui se poursuivent sur la scène du monde, devant les yeux souvent éblouis des spectateurs absorbés par les péripéties du présent à mesure qu’elles se déroulent, d’utiles leçons à mettre en lumière ; il y a là, pour elle, comme une vérification de ses principes, dont c’est son droit et même son devoir de se prévaloir à la face des sceptiques qui la nient et des indifférents qui la dédaignent.
La position prise par l’économie politique à l’égard de la question de l’esclavage a cela de particulier et de vraiment remarquable, qu’elle a été exempte de toutes les incertitudes et de toutes les contradictions qui ont marqué les jugements qu’en ont portés les autres sciences morales et politiques. La religion elle-même a douté, en dépit de la pensée de fraternité et d’égalité déposée dans l’Évangile. S’il est vrai que, comprise comme elle doit l’être, elle ait inspiré à un Channing son admirable livre sur l’Esclavage, il ne l’est pas moins qu’elle fournit encore des armes aux esclavagistes du Sud par la voix autorisée des pasteurs protestants, occupés à démontrer à l’esclave la sainteté de ses chaines. La philosophie, si hardie d’ordinaire, a douté aussi : Platon, dans sa République, Aristote, dans sa Politique, ont justifié la vieille et inique institution, tout comme saint Thomas d’Aquin l’avait légitimée dans le De regimine principum, tout comme Mgr Bouvier, évêque du Mans, persistait à la trouver conforme à la loi divine dans ses Instructions théologiques naguère enseignées au séminaire du Saint-Esprit de Paris. La science du droit a douté de son côté, ainsi que l’attestent les nobles combats livrés à leurs émules en science juridique par Jean Bodin au XVIe siècle, par Montesquieu au XVIIIe. La politique a été pleine enfin des tâtonnements qui signalent habituellement sa marche dans toutes les questions imaginables. Seule, l’économie politique a envisagé d’emblée le problème par le bon côté et a déclaré, sans la moindre hésitation, à l’unanimité de ses adeptes, depuis cent ans, l’esclavage inique, funeste, fatal aux sociétés qui le prennent pour base, non moins contraire aux intérêts bien entendus des nations qu’opposé aux principes de la dignité humaine, de l’égalité, de l’éternelle morale en un mot méconnue et foulée aux pieds par un égoïsme brutal s’affublant après coup de sophismes d’emprunt fournis par des docteurs complaisants, comme les mauvaises causes n’en manquent jamais.
Les États-Unis sont restés le vivant témoin de la vérité de cet enseignement taxé aujourd’hui encore, par bien des gens surnommés pratiques, de vaine théorie, et leur dissolution, qu’on a longtemps considérée comme un fantôme chimérique agité par de dangereux utopistes, atteste si le danger que l’esclavage faisait courir à la sécurité de la grande république était réel ou non. Depuis que Benjamin Franklin, Washington, Jefferson ont accompli l’œuvre de l’émancipation politique, qu’a fait des États-Unis l’institution de l’esclavage ? Quel est le principe de la science économique, quel est le pronostic fâcheux de ceux qui cultivent ses enseignements comme le résumé authentique de l’expérience acquise, comme l’expression de la théorie la plus éclairée, qui n’ait été justifié tristement par l’histoire de cette institution déplorable dans cette partie du monde ? Ne parlons même pas de la honte infligée à une république qui se dit chrétienne, à un des principaux États d’un âge de civilisation, par la flétrissure morale de l’esclavage, par les mauvais traitements infligés à des hommes qui, fussent-ils traités d’ailleurs avec tous les égards possibles, n’en seraient pas moins mis au rang des animaux. N’insistons pas sur ce qu’il y a de monstrueux dans cet interdit de la propriété et même, chose horrible ! de la famille, jeté avec une insolence sans pareille par une race sur une autre réputée inférieure, comme si cette infériorité équivalait à l’effacement des droits et des besoins de l’humanité, comme si ce qui s’est passé à la Martinique et à la Guadeloupe depuis l’émancipation de ces colonies ne prouvait pas que les nègres libres sont, aussi bien que les blancs, nés pour la vie de famille, et savent en apprécier les joies comme en pratiquer les devoirs ! Laissons à d’autres le soin de montrer l’immoralité inévitable que l’esclavage engendre parmi les maîtres américains qu’il dégrade à son niveau. Le mot d’institution domestique, mis en avant par les Américains du Sud, n’est-il pas étrangement trouvé ? Singulière institution domestique que celle qui corrompt les maris et les fils, et qui se traduit, pour l’édification des familles, par des naissances illégitimes formant plus du septième de la population, sans compter les avortements et les pratiques vicieuses qui rendent presque morale, par comparaison, l’illégitimité des naissances elle-même ! Qu’il ne soit question que de population et de capitaux : or, qui peut douter que si, dans la lutte actuellement engagée, le Sud se présente devant le Nord avec une infériorité marquée, c’est à l’institution domestique et aux défauts, qui en sont le vice originel, qu’il le doit ? qui peut en douter sachant qu’au début de la confédération, la supériorité du Midi n’était pas contestable. Partout presque la supériorité du nombre, des lumières, de l’intelligence se manifestait de son côté sans équivoque. Cette forte et fine race, qui a fourni à l’Union la plupart de ses présidents, paraissait née pour dominer et pour ajouter les splendeurs des arts comme l’éclat de la politique à l’ascendant du commerce. Elle semblait faite pour mêler la fleur de la civilisation à ses fruits savoureux. Mais, d’un côté, était le travail libre, progressif dès lors ; de l’autre, le travail esclave. Voilà pourquoi la Virginie n’atteint qu’à 1 600 000 âmes, tandis que la Pennsylvanie, délivrée de l’esclavage peu de temps après la guerre de l’indépendance, n’est pas loin de monter à 3 millions d’âmes, de 434 000 qu’elle avait alors ; exemple concluant, car il se reproduit partout, dans la comparaison des États libres aux États à esclaves, pour l’État de New York, pour l’État de l’Ohio, pour l’Illinois, dont la population s’accroît avec l’aisance si rapidement d’année en année, mis en présence de la Caroline du Nord, du Maryland et d’autres contrées, retardataires, malgré plus d’un avantage naturel. M. de Tocqueville a fait ressortir déjà le contraste de ces deux États limitrophes, séparés par un fleuve, le Kentucky, dont la richesse de terroir est proverbiale en Amérique, peuplé, constitué un des premiers, et l’Ohio, qui ne comptait que 45 000 habitants en 1800, en face des 221 000 de l’État voisin. Le recensement de 1860 en a constaté 2 378 000 dans l’Ohio, contre 1 160 000 dans le Kentucky. L’industrie, le commerce sont le lot du Nord. Les grands centres intellectuels sont au Nord. Le crédit appartient au Nord. Quand le Midi a besoin de capitaux, c’est au Nord qu’il s’adresse. Que fait le Midi ? Il se livre à la culture ; il se contente d’être agricole ; avec les facultés les plus multiples, avec les aptitudes les plus diverses, il jouit de la vie, tandis que la masse sans cesse accrue des esclaves, se livre à un labeur écrasant au profit des planteurs indolents ou dont l’activité intermittente ne saurait lutter contre les prodiges de patience et de persévérance du Nord.
Depuis longtemps un engagement entre le Nord et le Sud paraissait inévitable. Il fallait que l’esclavage désormais reculât ou qu’il avançât, qu’il gagnât des États nouveaux ou qu’il se retirât des États où il règne. On a vu la question se poser ainsi, surtout depuis une vingtaine d’années. La lutte était devenue imminente. Avec M. Buchanan, l’esclavage semblait appelé à gagner du terrain ; l’élection du président Lincoln a tranché la question en sens inverse, et l’explosion a eu lieu. Les progrès mêmes de l’esclavage, qui résultaient de l’augmentation de la consommation du coton et de l’abolition de cette institution dans les colonies anglaises et françaises hâtaient l’instant où il fallait en venir à une décision. Au nord, l’abolitionnisme comptait des adeptes de jour en jour plus nombreux et plus ardents, enrôlés sous sa bannière. Un mobile noble et généreux, celui auquel Mme Beecher Stowe a servi d’organe éclatant, s’unissait à un mobile beaucoup plus intéressé et plus commun dans des contrées où il s’en faut que l’on voit un frère dans un noir, où le nègre est abreuvé de mépris, exclu des écoles des blancs, privé du suffrage s’il n’a pas quelque propriété, et d’où quelquefois il s’est vu expulsé ignominieusement sans la moindre pitié, avec défense de remettre le pied sur le territoire national ; ce dernier mobile, c’est la rivalité du travail des blancs contre le travail des noirs. D’un autre côté, les opinions du Sud s’exaltaient davantage à mesure que ses intérêts s’engageaient plus avant dans l’esclavage et que le Nord s’enfonçait lui-même davantage dans le système protecteur si contraire à l’écoulement des produits du Midi. Le capital-esclave en est venu à représenter une valeur énorme. L’élève du bétail humain, accomplie coûteusement, mais avec un succès qui a fait décroître sensiblement la mortalité, maintenant que la traite est devenue plus difficile par suite de l’interdiction légale, a tout à la fois multiplié les esclaves et augmenté leur prix dans une proportion considérable. Les États du Sud comptent environ 20 millions d’esclaves, et c’est par milliards qu’il faut compter la valeur que représente l’esclavage. C’est d’ailleurs le malheur des mauvaises causes que leurs conséquences aillent s’aggravant avec le temps et qu’elles deviennent plus hautaines à mesure que s’approche pour elles l’heure de la défaite. Jadis les hommes du Sud admettaient que l’esclavage est un mal. L’abolition, à les entendre, n’était qu’une question de temps ; il fallait dès lors marcher vers ce but désirable. En 1832 la législature de la Virginie — la même qui a pris une si triste part dans l’affaire de John Brown — en adoptait le principe avec une sorte d’enthousiasme. Sur trente-six sociétés abolitionnistes qui existaient dans les États-Unis, vingt-huit étaient composées de propriétaires d’esclaves. Quelque chose de l’esprit des Mason, des Jefferson, ces planteurs abolitionnistes, se retrouvait dans l’esprit de leurs compatriotes. Combien les temps sont changés ! L’esclavage, dont on repoussait le principe, est aujourd’hui devenu une institution de droit divin. Les arrêts des cours déclarent que la propriété de l’esclave est un immeuble comme un autre. L’esclavage, selon une philosophie politique et historique de circonstance, est représenté par Calhoun et par d’autres écrivains ou orateurs comme la « base la plus sûre et la plus stable des institutions libres dans le monde », et « comme la plus grande bénédiction morale, sociale et politique pour le maitre et pour l’esclave ». M. Fizhugh écrivait récemment, à l’applaudissement général, dans un langage qui renchérit sur Aristote, avec le paganisme de moins comme circonstance atténuante et une brutalité de termes qu’aucune réserve faite en faveur de l’humanité ne tempère : « Il est des hommes qui naissent tout bâtés, il en est d’autres au contraire qui naissent armés du fouet et de l’éperon. Toute société qui veut changer cet ordre de choses institué même, est condamnée d’avance à la destruction. Non seulement il est bon, logique, humain, de réduire les nègres en esclavage, mais encore il serait raisonnable d’étendre les bienfaits du même système aux pauvres émigrants irlandais et allemands aussitôt qu’ils mettent le pied sur le sol des États à esclaves. Ils seraient les premiers intéressés à ce qu’on eût l’attention de les vendre aux enchères de New Orléans et Charlestown au plus offrant et dernier enchérisseur. En effet, la liberté doit être le lot du petit nombre. Quant à la masse, jamais elle n’échappe à l’esclavage qui se présente sous mille formes diverses, et dont la plus hideuse est sans contredit celle qui est déguisée sous un faux vernis de liberté. Les doctrines des philosophes modernes sont autant de non-sens et de lieux communs ; on doit les remplacer par des doctrines plus larges, plus morales, plus chrétiennes, fondées sur l’observation des faits. Le monde reviendra à l’esclavage domestique lorsque toutes les autres formes artificielles inventées par les sophistes auront disparu. L’heure de la régénération du genre humain par l’asservissement universel de tous les prolétaires ne saurait être éloignée. » Lorsque le défi au sens commun, à la morale, au progrès, a pris un tel caractère de provocation insultante, le moment des crises n’est pas loin. Il faut ajouter que la haine contre le Nord, dès longtemps existante, est montée au même diapason, sous l’influence de cette question brûlante qui met le feu en ce moment aux quatre coins de l’Union. Un correspondant du Times lui adressait ces jours derniers une lettre sur l’état des esprits dans la Caroline du Sud qui présente à ce sujet les détails les plus curieux dans les termes les moins ménagés. « Pour un étranger, écrit le correspondant de Charlestown, pour un étranger qui essaie de se maintenir dans un certain esprit d’impartialité et de neutralité, la violence des expressions dont on fait usage contre le Nord paraît au plus haut point étrange : ‘Si le a maudit vaisseau qui a apporté ces damnés pèlerins en Amérique avait pu sombrer en route ! s’écrie l’un. — Nous aurions pu nous tirer d’affaire avec ces fanatiques s’ils étaient seulement des chrétiens ou des gentlemen, dit un autre, car ils auraient eu de la charité ou bien ils se seraient battus après nous avoir insultés ; mais il n’y a parmi eux ni un chrétien ni un gentleman. — Qu’on nous donne tel gouvernement qu’on voudra, dit un troisième, la tyrannie même et le despotisme ; mais rien au monde ne nous obligera à rester unis avec les canailles brutales et fanatiques de la Nouvelle-Angleterre ; nous mourrons plutôt tous jusqu’au dernier, hommes, femmes et enfants !’
« Imaginez-vous ces expressions sortant de la bouche d’hommes bien élevés et polis, qui observent avec beaucoup d’attention les formes et l’étiquette de la société et qui n’arrivent à ce degré d’exaspération que lorsqu’ils parlent du Nord ; vous comprendrez la violence de la haine des Caroliniens pour les États libres.
« Il y a en Europe des antipathies naturelles assez vigoureuses et opiniâtres. La haine des Italiens pour les Allemands, des Grecs pour les Turcs, des Turcs pour les Russes, sans compter quelques petites aversions entre puissances alliées et même entre les différentes parties d’États homogènes ; tout cela n’est que de l’indifférence en comparaison de l’animosité qu’éprouve l’aristocratie de la Caroline du Sud pour le Nord. Les luttes des ‘Cavaliers’ et des ‘Têtes-Rondes’, des Vendéens et des républicains n’ont été que des joutes élégantes et courtoises en comparaison des actes que le Nord et le Sud sont prêts à commettre, s’il faut les en croire sur parole. La haine, la vengeance dirigeront chacun de leurs coups. Il n’y a rien de plus cruel et de plus mortel que l’aversion que les Caroliniens portent aux Yankees. Cette haine s’est accrue pendant les dernières années au point d’être devenue la vie même de cet État. La Caroline du Sud s’est préparée et a organisé ses ressources pour une lutte qu’elle voulait provoquer dans le cas où l’événement ne serait pas survenu de lui-même, et je ne doute pas qu’il n’y ait eu un dessein préconçu déjà ancien de se séparer de l’Union. »
Nous avons indiqué que l’issue de cette lutte terrible jusqu’ici suspendue, malgré de formidables armements de part et d’autre, et les premiers engagements qui ont fait couler le sang, ne nous paraissait point douteuse. Le gouvernement du Sud installé à Montgomery est loin de posséder en hommes et en capitaux les ressources du gouvernement que représente M. Lincoln, qui a avec lui, dans le général Scott, la première illustration militaire du pays. Le Sud, privé du moyen de l’emprunt, qu’il ne saurait plus demander au Nord et que l’Europe se montrerait peu disposée à lui accorder, en est réduit à vivre sur lui-même et à recourir aux moyens les plus violents dès le début, comme la délivrance de lettres de marque, c’est-à-dire le rétablissement de la course maritime, dont le congrès de Paris a déclaré l’existence incompatible avec les exigences de la civilisation moderne. Combien de temps cet état violent pourra-t-il durer ? Ce qui paraît certain, c’est que le Sud, qui avait espéré voir le Nord se diviser, se divise lui-même à l’heure qu’il est en face du Nord, plus uni et plus compacte que jamais. On assure que la portion occidentale de la Virginie se montre portée vers le Nord. Le Kentucky s’y est rallié finalement. Quelle que soit l’attitude hostile au Nord de plusieurs États intermédiaires entraînés vers le Sud malgré leurs plus vrais intérêts ; quelque puissantes que soient les ressources d’un État comme le Tennessee, qui vient de consommer législativement son adhésion aux séparatistes du Sud ; quelque énergie de résistance que présentent la Caroline et les autres États séparés, le groupe du Nord possède, outre les avantages matériels, l’avantage moral, de représenter le droit dans la question de l’esclavage, et de demeurer le symbole légal et vrai aux yeux du monde de l’Union américaine. Ne faudra-t-il pas aussi que les États du Sud distraient une partie de leurs forces pour veiller de près sur leurs esclaves, dont le nombre, dans plusieurs États, l’emporte de beaucoup sur celui des hommes libres ? Faut-il en effet voir autre chose qu’une bravade dans la menace de quelques États séparés d’enrôler leurs esclaves pour combattre avec eux contre les abolitionnistes du Nord, qui viennent si malencontreusement troubler la félicité de la population servile et interrompre l’agrément de ses travaux forcés dans les plantations ?
Si l’issue de la lutte nous paraît certaine, non pas, hélas ! peut-être sans des torrents de sang et sans d’incalculables malheurs, est-il besoin de dire que nos vœux non plus ne sont pas douteux, malgré l’intérêt que nous porterions à la race si intelligente et si sympathique du Sud dans d’autres circonstances ? Le recueil dans lequel nous écrivons n’a pas à faire ici sa profession de foi sur cette question de l’abolition de l’esclavage, but qu’il n’a pas cessé de désirer et de poursuivre. Mais il n’est peut-être pas inutile qu’il s’explique ici sur le désaccord prétendu entre les intérêts économiques de la France et la cause de l’abolition, désaccord sur lequel insistent beaucoup, depuis quelque temps, dans leurs journaux et dans des brochures dont plusieurs ont été publiées à Paris, les défenseurs des États du Sud. Vous voulez donc, nous disent-ils avec un concert des plus touchants, vous voulez donc par négrophilie sacrifier vos manufactures de coton, qui tirent des États du Sud la plus grande partie de leur matière première nouvellement affranchie ? Et ces pauvres consommateurs, ces consommateurs qui attendent en ce moment le bon marché des récentes mesures commerciales, vous ne craignez pas de les immoler ! En vérité, peu s’en faut qu’en lisant ces apologies nous ne nous sentions pris de remords ; peu s’en faut que nous ne nous accusions de dureté de cœur, tant les rôles y paraissent retournés ! Les partisans de l’esclavage ont des larmes dans la voix. Ils s’apitoient sur notre sort de telle façon qu’ils ne nous laissent que l’alternative d’êtres cruels ou dupes. Et cependant nous nous rassurons contre nos propres scrupules ! N’avons-nous pas assez souvent témoigné de notre sympathie pour les consommateurs nos compatriotes ? Mais, qu’ils nous le pardonnent, notre humanité ne saurait s’émouvoir pour toutes les situations au même degré. Entre le blanc qui regrette de ne pouvoir compléter sa douzaine de mouchoirs ou de renouveler un peu plus souvent le nombre de ses chemises, et le nègre tenu dans l’abrutissement, exclu de la famille ou pouvant l’être à chaque caprice, roué de coups, si cela plaît au maitre, c’est vers le nègre que vont et notre pitié et notre sentiment du juste. Ce n’est pas notre faute si nous nous indignons à la pensée que les bénéfices de nos filateurs et les économies que peuvent réaliser dans leurs achats les consommateurs de coton seraient prélevés sur la mise hors la loi de 4 millions d’hommes. Que les États du Sud jugent que ce n’est pas payer trop cher l’avantage de fournir le monde de coton que de l’acheter au prix de l’esclavage, nous sommes moins accommodants. Nous ne pensons pas que le développement du coton vaille un crime social et une souillure de l’humanité. Un écrivain esclavagiste, cherchant à nous piquer d’honneur, nous citait dernièrement les journaux anglais. « La presse anglaise, écrivait-il, la presse anglaise, qui se loue du progrès incroyable des richesses de la nation et du bien-être du peuple provenant de la consommation qui s’accroît chaque jour, ne se plaint plus aujourd’hui de ce que, sur chaque centaine de livres importées en Angleterre, quatre-vingt-trois sont le produit du travail d’esclaves. Elle avoue pleinement qu’il n’est pas possible, au moins pendant quelques siècles, d’avoir pour les besoins généraux assez de coton par le travail libre, ou du coton autre que le nôtre. » Il n’est pas exact que la presse anglaise présente cette respectable unanimité qui rendrait une arme terrible à ceux qui, dans la question de l’abolition de l’esclavage, où elle s’est montrée si résolue, ne craignaient pas de traiter d’hypocrites ses protestations de désintéressement. Non, l’Angleterre ne mentait pas quand elle attestait l’Évangile et qu’elle poursuivait partout l’esclavage au nom du christianisme. Lorsque l’Angleterre payait au prix de 500 millions l’émancipation des esclaves qui devait lui coûter encore d’autres sacrifices, elle obéissait sincèrement à l’inspiration généreuse qui animait les Wilberforce et les Canning. Quelques journaux dissidents ou renégats ne sauraient inculper l’opinion anglaise, dont l’irrésistible courant a tout fait pour renverser l’esclavage dans les possessions britanniques, et qui recommencerait encore aujourd’hui sa tâche glorieuse, si c’était à refaire, nous n’avons aucun doute à cet égard.
Grâce au ciel, cette incompatibilité de la culture du coton avec la liberté de 4 millions d’hommes n’existe pas. On peut encore espérer, en France comme en Angleterre, se procurer les étoffes qui ont pour base le coton sans acheter cet avantage par une des plus grandes abominations qui soient devant Dieu et devant les hommes. La possession de manufactures florissantes n’implique pas la nécessité d’un genre de propriété qu’on ne peut admettre un instant sans nier du même coup le droit, la justice, la dignité humaine et la légitimité même de la propriété fondée sur le travail et sur l’inviolable liberté de l’individu, noir ou blanc. Car quelle chose pourra nous appartenir légitimement si nous ne nous appartenons pas d’abord nous-mêmes de plein droit ? Pourquoi respecterai-je l’effet, si je ne respecte pas la cause ; les fruits du travail, si je me crois le droit d’accaparer le travail lui-même ? Soutenir qu’il faut pour cultiver le coton s’approprier et les fruits du travail d’autres hommes, et leur travail, et leur personne, est une de ces propositions tellement énormes qu’elles révoltent avant tout examen. Heureusement l’examen ne les laisse pas subsister davantage. Non que nous songions à nier ni les difficultés particulières de l’émancipation aux États-Unis, ni la solidarité qui unit cette question aux intérêts européens. C’est le caractère et la grandeur de notre temps, que rien, en bien ou en mal, ne s’y opère isolément. Nous profitons ou nous souffrons de ce qui se passe à des distances qui eussent été autrefois un abîme infranchissable. L’esclavage aux États-Unis, c’est aujourd’hui un bras qui contribue à nous servir ; ce n’en est pas moins un bras malade. S’il doit demain être amputé, nous subirons le contrecoup de cette opération douloureuse.
Ainsi, que cela soit bien entendu, il ne s’agit pas de savoir pour nous si les pays importateurs de coton ne se trouveront pas compris dans la crise américaine. Cela, malheureusement, ne saurait faire question, et déjà l’Angleterre se sent atteinte, dans ses grands centres manufacturiers, par des souffrances que quelques-unes de nos villes d’industrie ressentent aussi, quoiqu’à un moindre degré. Nul doute qu’une guerre qui ensanglanterait les États-Unis et qui se prolongerait n’eût pour effet de porter ces maux à un degré extrêmement triste. Mais ce serait l’affaire de peu d’années de rétablir l’équilibre, et non de plusieurs siècles, comme on n’a pas craint de le dire ; de peu d’années au bout desquelles le coton serait aussi abondant et même plus, et qui nous rendraient en outre le bien inappréciable de la sécurité. Certes, la question est grave et compliquée. Si l’esclavage disparaît des États du Sud, il faudra quelque temps pour y introduire le travail libre, destiné, comme dans les colonies affranchies, à devenir plus fructueux. S’il subsiste dans un petit nombre d’États, définitivement séparés, de gré à gré avec la grande république, ce que quelques personnes espèrent encore, et ce qui vaudrait mieux qu’une guerre sanglante ayant peut-être pour terminaison une insurrection d’esclaves, il est probable que l’esclavage ainsi confiné s’usera assez vite, que les germes d’indépendance fermenteront, et il est certain que les États qui peuvent devenir producteurs de coton engageront désormais la lutte contre le travail esclave. L’Angleterre est en train d’y aviser avec la prévoyance et la persévérance qui la distinguent, et la Société de Manchester, si puissante déjà par l’étendue de ses capitaux, ne sera pas la seule à entrer dans cette carrière. Le Brésil, l’Algérie, l’Égypte, l’Inde surtout, l’Australie enfin, sont loin d’avoir dit leur dernier mot, et n’attendent, quelques-uns surtout de ces pays, qu’une occasion favorable pour développer leurs productions dans des proportions qui, sur beaucoup de points, peuvent aller jusqu’au quintuple ou au décuple. Nous ne fournirons pas ici les chiffres et les recherches sur lesquels s’appuie cette opinion que soutenait récemment l’Economist, en avançant peut-être un peu trop l’échéance. De ce travail, qui remplirait à lui seul plusieurs pages, il résulterait que le coton peut se passer de l’esclavage, et qu’il gagnera à s’en passer. Quant à l’étrange solidarité que les États du Sud prétendent établir entre la cause de la liberté commerciale et celle du maintien de l’esclavage, nous ne pouvons que la repousser avec énergie. Nous savons que, sous l’empire d’intérêts réels ou prétendus, et que nous osons dire mal compris, lorsqu’on étend son horizon au-delà des courtes vues du moment, un parti qui veut être une école se montre à la fois partisan de l’esclavage et ennemi des prohibitions. La liberté du commerce offre à ses yeux ce merveilleux avantage d’ouvrir de nouveaux débouchés aux produits du travail esclave. Tel serait donc le résultat définitif de chaque pas accompli dans la voie de la civilisation générale ! Tout progrès de l’aisance dans le monde n’aboutirait qu’à multiplier le nombre des esclaves par celui des consommateurs, qu’à river leurs chaines, qu’à en alourdir le poids. Ah ! c’est justement pour cela que l’esclavage doit disparaître ! Comment ne repousserions-nous pas l’alliance que nous proposent les partisans de l’esclavage au nom de la liberté commerciale ? Nous voulons le développement du travail libre sous toutes les formes, et ils traitent le travailleur lui-même comme une bête de somme, ils suppriment la liberté de l’intelligence qui conçoit, du bras qui exécute. L’alliance qu’ils imaginent entre la cause de la liberté du commerce et celle de l’esclavage peut trouver des prétextes dans les calculs égoïstes d’intérêts passagers. Mais elle répugne à tous les principes ; elle est un démenti donné à la logique, aux meilleurs sentiments du cœur humain, qui ont leur logique aussi ; elle est contraire aux intérêts permanents des États-Unis et du monde entier.
À nos yeux, toutes les libertés se tiennent, s’enchaînent les unes aux autres, et, tôt ou tard s’appellent comme compléments ou garanties réciproques. Le lien qui les unit à la sécurité n’est pas moins étroit. Les planteurs ont rendu l’indemnité impossible par la masse de capitaux engagés dans l’exploitation esclave. Que les nègres soient renvoyés sur la côte d’Afrique pour fonder des cultures, ou qu’ils restent affranchis, ce qui paraît désormais difficile, sur le lieu même où ils sont encore esclaves, ou qu’ils reçoivent toute autre destination, la fortune des planteurs, à force de s’asseoir exclusivement sur un fondement ruineux, subira des perturbations, et tout le monde en pâtira. C’est ainsi que les principes se vengent ; mais ce n’est pas du moins sans avoir averti. Vainement on croit les détruire en les niant ; ils persistent pour le châtiment de ceux qui s’en écartent. Dieu veuille que ce châtiment ne soit pas terrible ! Quant au mal fait, il n’y a que le retour aux principes qui puisse, autant que possible, le réparer. Que le XIXe siècle, qui a accompli de si grandes choses déjà, ne s’écoule pas du moins sans avoir fait disparaître cette lèpre de dessus la face de la terre, sans que tous les membres de l’humanité soient affranchis jusqu’au dernier, et sans que les yeux consolés de ceux qui assistent aujourd’hui à de déplorables luttes se reposent sur le spectacle de la prospérité générale unie à la liberté de tous, devenue le patrimoine inaliénable de la race humaine, affranchie enfin de cette première et lamentable étape de la barbarie honteusement attardée en pleine civilisation !
HENRI BAUDRILLART.
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