Devant la Société d’économie politique (1883), le socialiste Charles Limousin détaille les raisons pour lesquelles, selon lui, l’industrie des chemins de fer doit échapper à la fois à la liberté absolue et à la mainmise absolue de l’État, qui serait du communisme (qu’il repousse), et il finit par recommander des dispositions spéciales pour les employés actuels de la régie des chemins de fers français. Le reste de l’assemblée ne se prononce pas sur le premier point, malgré les oppositions connues de certains ; mais sur le second, le droit commun est préféré.
SOCIÉTÉ D’ÉCONOMIE POLITIQUE
RÉUNION DU 5 NOVEMBRE 1883.
DISCUSSION : Des tarifs de chemins de fer dans leurs rapports avec la liberté du commerce. — Les chemins de fer ne constituent-ils pas un monopole naturel et n’y a-t-il pas lieu de déroger à leur égard à la loi économique ?
L’ordre du jour appelle la discussion de deux questions posées, l’une par M. Chérot, l’autre par M. Limousin.
La première, ainsi conçue :
DES TARIFS DE CHEMINS DE FER DANS LEURS RAPPORTS AVEC LA LIBERTÉ DU COMMERCE,
n’a pu être traitée à fond, son auteur ayant été empêché, par une indisposition, d’assister à la séance.
La seconde était ainsi formulée :
LES CHEMINS DE FER NE CONSTITUENT-ILS PAS UN MONOPOLE NATUREL ET N’Y A-T-IL PAS LIEU DE DÉROGER À LEUR ÉGARD À LA LOI NATURELLE DE L’INDUSTRIE ?
M. Limousin dit qu’il a été fait une erreur, probablement par lui, dans le libellé de la question. Il n’a pas voulu dire : « loi naturelle », mais « loi économique », loi d’expérience. En effet, s’il y a lieu, ainsi qu’il le croit, de faire exception, au profit de l’industrie des chemins de fer, à la loi de la liberté du travail, c’est évidemment en vertu d’une loi naturelle ; tandis que la loi économique s’applique à la généralité des industries.
L’exception proposée est fondée sur cette constatation : que l’industrie des chemins de fer fait exception au régime habituel des industries en ce sens qu’elle constitue un monopole naturel, c’est-à-dire un monopole qui résulte de la force des choses, et qui ne peut être supprimé par l’action humaine.
La constatation de cet état de choses résulte d’abord de l’examen logique ; ensuite de l’observation des phénomènes dans les pays où l’industrie des chemins de fer est traitée comme une industrie libre, et placée sous le régime de la liberté. Ces pays sont les États-Unis et l’Angleterre.
Dans ces pays même, l’industrie des chemins de fer n’est pas absolument une industrie libre ; en ce sens que pour établir des voies ferrées, il faut obtenir, comme ailleurs, des concessions de la puissance souveraine, laquelle permet d’user du droit d’expropriation pour cause d’utilité publique, laquelle donne parfois des subventions sous des formes diverses, même en Amérique. Dans ces pays également, on a imposé des cahiers des charges aux compagnies. Mais ces cahiers sont très larges dans leurs clauses, et même on n’observe pas toutes celles qui y sont inscrites. On a pensé, en effet, dans ces deux pays, que le régime du droit commun était le meilleur pour les chemins de fer comme pour toutes les autres industries. Cependant, en Angleterre et en Amérique, un mouvement de réaction s’est produit. En Angleterre, les chambres de commerce ont mené une vigoureuse campagne qui a abouti à une enquête parlementaire ; de plus, le Parlement a fait des lois pour obliger les compagnies à établir des trains pour les ouvriers à raison d’un penny le mille. En Amérique, les protestations sont de tous les jours ; une association, qui fut un moment puissante, celle des Grangers ou Patrons de l’agriculture, est un ordre maçonnique qui mit un moment en danger les compagnies.
Que reproche-t-on aux compagnies de chemins de fer aux États-Unis et en Angleterre ? De posséder des monopoles. En Angleterre, les compagnies s’entendent par l’organe de leur Clearing house pour établir des tarifs communs, ce qui supprime la concurrence et donne les résultats du monopole. Aux États-Unis, il n’existe pas d’entente permanente, et quelquefois la concurrence se manifeste ; mais cette concurrence a pour objet la suppression de l’adversaire, sa ruine, la baisse de ses actions à la bourse de Wall street. Quand l’un des deux adversaires a ruiné l’autre, il achète ses actions à vil prix, puis, fusionnant les deux entreprises, il en fait un monopole et relève les prix. D’autres fois, les adversaires se réconcilient et, formant un ring ou coalition, relèvent leurs prix d’un commun accord à un taux qui leur permette de réparer les pertes subies pendant la lutte.
Pendant que l’orateur se trouvait en Amérique, en 1876, on voyait sur les carreaux des boutiques de marchands de billets des affiches avec ces mots : War in the West, Guerre dans l’ouest. On allait alors de New York ou de Philadelphie à Chicago, à 60 heures de voyage, pour 13 dollars papier, c’est-à-dire pour 62 fr., moins qu’on ne paye en France pour faire, en neuf heures, le voyage de Paris à Lyon. L’orateur voulut profiter de ces prix et demanda si l’on donnait des billets d’aller et retour. Il lui fût répondu que non. Il s’abstint alors parce qu’un accord entre les concurrents eût pu se produire brusquement et qu’il lui eût peut-être fallu dépenser 60 dollars pour revenir.
Les choses se passent, en un mot, avec les chemins de fer américains, comme autrefois en France avec les diligences et les bateaux, à l’époque où une compagnie de navigation sur la Saône, pour répondre à une concurrente qui transportait de Lyon à Châlon pour 50 centimes, fit le même service gratuitement, en offrant, en outre, un bon dîner aux voyageurs. Le but des compagnies rivales était de s’emparer du monopole, de façon à pouvoir traiter ensuite marchandises et voyageurs à leur guise.
Voilà les enseignements de l’expérience. Quant à la logique, elle nous dit que chaque fois que les concurrents sont peu nombreux, il se doit produire de deux phénomènes l’un : ou l’un des concurrents devra supprimer l’autre ou les autres, moins riches que lui, ou les concurrents s’entendront ; dans l’un et l’autre cas, il y aura monopole.
C’est pour empêcher ces inconvénients que l’on a établi en France le système des compagnies, exploitant les chemins de fer, conformément aux clauses d’un cahier des charges, qui fixe notamment les prix maxima et n’autorise les diminutions que sous la condition de l’approbation par l’État, avec une durée minimum d’un an pour les tarifs réduits.
Il y aurait un moyen plus radical, ou que, du moins, certains hommes estiment tel, de supprimer les inconvénients de la concurrence : ce serait de mettre le monopole des chemins de fer entre les mains de l’État lui-même. Pour juger ce système, il faut également se placer au point de vue des déductions logiques, fruits de l’observation de phénomènes analogues, et à celui de l’expérience pratiquée dans d’autres pays et en France même.
La logique nous apprend que l’État est un mauvais industriel pour deux raisons : 1° parce que personne n’est intéressé à la bonne et économique administration de ses entreprises ; 2° parce que le personnel ne se recrute pas, comme celui des entreprises particulières, en raison du mérite des travailleurs, mais d’une façon spéciale : en raison des recommandations que possède chaque candidat. Les industries monopolisées par l’État constituent un système déplorable d’exploitation du public ; exemple : la régie des tabacs, qui nous fait fumer d’exécrables cigares qu’elle nous vend très cher. Exemple : la poste, qui fait de plus en plus mal son service depuis qu’elle est dirigée par un ministre si aimable envers les membres du Parlement qu’aucune crise ministérielle n’ébranle sa position.
On invoque à l’appui de la thèse de l’exploitation des chemins de fer par l’État, ce principe : que cette industrie est un service public. Cette théorie est soutenue par quelques économistes qui ne sont pourtant pas partisans de l’exploitation par l’État. Elle est pourtant insoutenable en économie politique. Qu’est-ce qu’un service public ? C’est un service payé par l’impôt et dont tous les citoyens usent tant qu’ils veulent en échange de leur contribution aux frais généraux. La police est un service public, la création et l’entretien des rues et des routes, leur éclairage constituent un service public ; la justice est un service public, bien qu’en fait et par une étrange anomalie, existent les frais judiciaires ; l’instruction générale des enfants a été récemment élevée, chez nous, au rang de service public ; les cultes sont et resteront un service public jusqu’au jour de la séparation des Églises et de l’État.
Mais ni l’industrie des tabacs, ni celle de la poudre ne constituent des services publics ; la poste pas davantage. Ce sont des industries monopolisées par l’État pour des raisons fiscales ou politiques ; mais qui ne présentent aucun des caractères qui constituent un service public. Leur donner ce caractère, c’est s’exposer à glisser sur la planche savonnée du communisme. La formule la plus récente de cette doctrine socialiste est, en effet, la transformation de toutes les industries en services publics, et celle de tous les travailleurs en fonctionnaires. Plus conséquents même que ceux qui veulent voir un service public dans une industrie qui vend ses produits, les partisans de ce système déclarent que tout le monde doit pouvoir consommer à discrétion, à la condition de payer une certaine contribution en travail. C’est bien là le véritable service public, le service public ancien, c’est-à-dire combiné avec la corvée.
La logique nous apprend donc que l’État, qui est un mauvais industriel, ne serait pas un meilleur exploitant des chemins de fer. L’expérience nous montre, en France, l’État en déficit sur son réseau. Mais on peut dire que ce réseau est mal composé. Eh bien ! prenons l’exemple du pays type : de la Belgique. La Belgique a eu l’année dernière un déficit de 12 millions sur son exploitation. Pour le combler, le gouvernement a proposé la création d’impôts nouveaux montant à 22 millions. Il y a un an, le ministre des travaux publics déclarait que les influences parlementaires avaient fait établir trois cents trains de trop. Il y a quelques mois, le Comité central des chambres syndicales de Bruxelles entendait un rapport de M. Scailquin, dans lequel il était dit que le réseau de l’État belge, qui offre une grande analogie avec celui du Nord français, était exploité dans des conditions bien moins bonnes. Il était constaté que, sur le premier de ces réseaux, les trains coûtaient 3 fr. 83 le kilomètre et sur le second 2 fr. 52. Cela provient de ce qu’il y a, pour 150 fonctionnaires sur le Nord français, 746 fonctionnaires sur le réseau belge ; 30 ingénieurs sur le premier et 150 sur le second.
Il est difficile de connaître les résultats financiers de l’exploitation des chemins de fer par l’État en Allemagne, en Italie et partiellement en Autriche, par suite de la singulière manière dont est tenue, dans ces pays comme chez nous, la comptabilité publique. Il a été dit à l’orateur, en Autriche, un mot applicable partout : « C’est la bouteille à l’encre. »
Donc, l’exploitation par l’État doit être condamnée aussi bien que la liberté absolue. Reste, maintenant, le système des compagnies concessionnaires. Ce système affecte deux formes principales : les compagnies fermières et les compagnies propriétaires temporaires. Le système des compagnies fermières est théoriquement le meilleur, et c’est certainement celui qu’il conviendra d’appliquer, en France, quand, à l’expiration des concessions, dans soixante-quinze ans, les lignes reviendront à l’État, sans qu’il ait à débourser un centime.
Mais, pour le moment, ce système est inapplicable en France, en fait et en théorie. Il est inapplicable en fait, parce qu’il faudrait au préalable faire le rachat ; or, le rachat aux termes, parfaitement légitimes, des conventions de 1859 et années suivantes, ne pourrait se faire que moyennant le paiement, aux compagnies actuelles, d’une rente égale au revenu moyen des deux dernières années, les deux plus faibles écartées, et sans que cette rente puisse être inférieure au revenu de la dernière année. Par suite, les prix de transports ne pourraient pas être diminués. Ils devraient même être augmentés, puisque l’État devrait en outre racheter le matériel roulant estimé entre 1 500 millions et 2 milliards ; ce serait donc un revenu supérieur de 87 à 90 millions qu’il faudrait obtenir, sans parler de la prétention légitime qu’auraient les compagnies fermières de gagner de l’argent.
Le système des compagnies fermières est mauvais théoriquement pendant la période de création du réseau, parce que, comme cela s’est fait en Hollande, l’État est alors obligé de construire lui-même, et il est non moins mauvais constructeur qu’exploitant. De plus, cette construction grèverait la dette publique d’une façon perpétuelle, car — nous en avons encore la preuve en ce moment — l’État suspend l’amortissement avec une facilité déplorable.
L’orateur arrive ensuite au système des compagnies concessionnaires, qui est le système français, autrichien et espagnol. Ce système est, non le moins mauvais, celui qu’on doit prendre faute d’autres, mais, au contraire, le meilleur qui se puisse concevoir et appliquer pendant la période de création. D’abord, il a cet avantage de créer une fortune dont l’État deviendra possesseur à l’expiration des concessions, et qu’il ne peut pas gaspiller par anticipation. Ensuite, ce système combine, autant que celui des compagnies fermières, la triple action du producteur, c’est-à-dire du transporteur ; du consommateur, c’est-à-dire de celui qui fait transporter ; du juge qui résout les conflits qui peuvent se produire entre les deux intérêts, c’est-à-dire de l’État.
Les adversaires de ce système lui adressent divers reproches, notamment celui de faire payer les transports à un prix élevé. Dans un récent article publié dans le Rappel, un député, M. Édouard Lockroy, s’est fait le porte-parole de cette opinion. Il a notamment affirmé que les transports étaient à meilleur marché en Allemagne qu’en France. Eh bien, la vérité est que les compagnies françaises frappent la grande vitesse d’un prix sensiblement semblable à celui de l’Allemagne : 36 centimes par tonne et par kilomètre, au lieu de 35. Mais en Allemagne, en outre, l’État n’est responsable que jusqu’à concurrence de 150 fr. pour 100 kilog., pour les pertes et avaries ; tandis que nos compagnies le sont indéfiniment.
En ce qui concerne la petite vitesse, la vérité est que nos compagnies transportent à meilleur marché que l’État allemand. Celui-ci a un prix unique : 16 centimes par tonne et par kilomètre ; tandis que nos compagnies ont des prix qui varient entre 16 cent. au maximum et 5 centimes au minimum.
On fait aussi le procès au mode de tarification de nos compagnies et l’on demande son remplacement par le système allemand dit « tarif naturel », ou par le système belge dit « tarif kilométrique à base décroissante ». Le « tarif naturel » transporte toutes les marchandises au même prix sans s’occuper de leur valeur, en limitant la responsabilité du transporteur et en obligeant l’expéditeur à payer une prime d’assurance s’il veut une garantie complète. Le tarif belge demande un prix décroissant pour les distances parcourues au-delà d’une certaine distance initiale.
Le système français ou commercial taxe les marchandises à la valeur, leur demandant tout ce qu’elles peuvent payer, mais exclusivement ce qu’elles peuvent payer, facilitant ainsi les transports, et par suite la consommation et la production. Le tarif commercial a pour complément les tarifs spéciaux, les tarifs à prix ferme, et les tarifs de gare à gare. Ces trois genres de tarifs ont pour principe commun la diminution des prix portés au tarif général. Ce sont des tarifs de concurrence ; car la concurrence existe dans les transports nonobstant le monopole. Elle existe entre les chemins de fer et la batellerie, qui fait des prix que ne peuvent pas atteindre les voies ferrées, et qui transporte encore 60% du tonnage. Il y a également concurrence entre chemins de fer, quelquefois pour desservir les mêmes points, le plus souvent pour approvisionner un grand marché, Paris notamment, de produits similaires, venant de régions ou de pays différents.
Les Belges et les Allemands, qui avaient affiché la prétention de tout résoudre par leurs systèmes mathématiques, ont dû, eux aussi, recourir aux tarifs spéciaux et de gare à gare.
Théoriquement, on peut dire que la fonction du transporteur est, non de supprimer, mais d’égaliser les distances économiques entre le marché où se vendent les produits et les divers points de production. Toutes les industries de transport sont soumises à cette loi. C’est pour cette raison que l’on établit des prix fermes communs pour le transport d’une marchandise recueillie sur divers points d’un réseau en destination d’un autre point. C’est l’intérêt du transporteur. Le système kilométrique à base décroissante a l’inconvénient d’être trop méthodique et point assez empirique ; de ne pas établir l’égalité de situation entre divers centres de production placés à des distances différentes du marché où s’écoulent leurs produits.
On reproche aux compagnies de faire des bénéfices énormes et de devoir en faire de plus énormes plus tard. Or, il existe, dans les conventions de 1859, une clause qui stipule que l’État recevra 50% des bénéfices, lorsque ces bénéfices donneront aux actions plus d’un certain revenu. Les conventions votées par la Chambre et actuellement pendantes devant le Sénat portent cette part à 66%.
C’est là une clause regrettable, en ce sens qu’elle fera de l’État, lorsqu’elle recevra son application, un adversaire acharné des diminutions de prix qu’il doit homologuer. Il eût bien mieux valu stipuler que les 66% en question seraient employés en abaissements des tarifs. C’est d’ailleurs ce qu’on eût dû faire dès à présent, en amenant les compagnies à abaisser leurs tarifs à l’aide de leurs plus-values, au lieu de les leur faire capitaliser pour construire un troisième réseau qu’on pourrait appeler un réseau électoral, car son utilité la plus évidente sera de maintenir les bonnes relations entre les députés et leurs commettants.
Le système appliqué en France est donc le meilleur qui existe au monde ; s’ensuit-il qu’il ne puisse pas être perfectionné ? M. Limousin n’est pas de cet avis. On peut y apporter deux modifications principales. La première consisterait à transférer le service du contrôle commercial du ministère des travaux publics à celui du commerce, qui représente les plus intéressés. On devrait, en outre, instituer dans ce dernier ministère une commission supérieure composée de représentants élus des entreprises de transport et du commerce qu’un représentant de l’État présiderait, — une sorte de Parlement des transports.
La deuxième réforme est déjà en cours et a les sympathies particulières de l’orateur, dont on connaît les opinions socialistes. Elle consiste à faire intervenir l’État pour protéger le personnel des chemins de fer, comme il protège déjà le commerce, contre les abus possibles du monopole. Cette réforme est en cours en ce sens qu’une proposition de loi, présentée par l’honorable M. Raynal, actuellement ministre des travaux publics, a été votée par la Chambre des députés, et est soumise à l’examen du Sénat. M. Limousin appelle en terminant la bienveillance des sénateurs membres de la Société d’économie politique sur cette proposition, qui a simplement pour objet d’établir que les employés de chemins de fer ne pourront pas être congédiés sans motifs légitimes, à moins d’une indemnité à déterminer par un magistrat. Le système des chemins de fer français sera alors complet.
M. de Labry fait observer que les idées exprimées par M. Limousin sont conformes à la doctrine administrative pure. M. de Franqueville aurait certainement parlé dans le même sens, sauf peut-être sur le dernier point relatif à la loi proposée pour régler les rapports entre les compagnies de chemins de fer et leurs employés. On peut même penser que l’esprit de M. de Franqueville aurait suivi le courant actuel, et se serait associé à la présentation de la loi dont il s’agit. Il en sera de cette loi comme de bien d’autres : son utilité dépendra beaucoup de la manière dont elle sera appliquée.
M. Frédéric Passy n’est pas convaincu qu’il y ait lieu de créer une situation particulière aux employés de chemins de fer. Il ne voit vraiment pas l’utilité d’établir, de par la loi, des catégories spéciales de travailleurs, même lorsqu’il s’agit de grandes administrations de ce genre.
M. de Labry fait encore remarquer, à ce propos, que, si l’on enlève aux compagnies une partie des droits supérieurs et plus ou moins stricts qu’elles possèdent sur leur personnel, on peut compromettre gravement, en somme, le salut public. La moindre irrégularité de conduite, chez un mécanicien, peut avoir les plus graves conséquences, et il est indispensable qu’une discipline fort sévère soit appliquée dans des services chargés d’une aussi lourde responsabilité.
M. Limousin dit que l’intervention de l’État en faveur du personnel a le même caractère que l’intervention en faveur du commerce ; l’une et l’autre constituent une application restreinte, mais suffisante, du principe fondamental du socialisme. Le système français des chemins de fer est essentiellement socialiste.
En ce qui concerne le bien-fondé de cette intervention, l’orateur fait observer qu’en écartant même la clause de la retenue pour la caisse de retraite, il y a un contrat en vertu duquel l’employé consent à recevoir un salaire moindre que dans l’industrie ordinaire, tout en accomplissant un travail souvent fort pénible, en échange de la promesse d’une pension de retraite sur ses vieux jours. Eh bien, il ne faut pas que cette pension puisse lui être retirée sans motif jugé légitime. D’autre part, la clause de la retraite a fait limiter à trente ans l’âge maximum de l’entrée au service des compagnies, ce qui rend impossible à un employé congédié après cette âge de trouver une nouvelle fonction. On assure que les compagnies ne renvoient jamais personne sans motifs légitimes, l’orateur l’admet ; mais alors quelles raisons peut-on avoir pour ne pas vouloir leur commander ce qu’elles font spontanément ?
On dit que le droit commun suffit ; si l’on veut appliquer ce principe, il suffira de borner le Code civil et le Code pénal au seul article qui dit que l’on doit réparation du dommage que l’on a causé. Cet article n’a pas paru suffisant et l’on a fait des articles spéciaux pour prévoir les cas spéciaux, en en augmentant le nombre quand de nouvelles espèces se produisaient ; c’est le cas présent.
Quant à l’application de la loi, elle serait d’autant plus facile que chaque compagnie possède un véritable code pénal, visant toutes les infractions que peuvent commettre les employés. Il suffirait de faire décider par le tribunal si l’employé a bien commis l’infraction qui doit entraîner la révocation.
M. le Dr Lunier ne voudrait pas soulever, accessoirement, la question des pensions de retraites ; mais il ne peut s’empêcher de faire remarquer qu’il serait temps de chercher, tout en maintenant le principe d’autorité, à régler d’une manière plus équitable qu’aujourd’hui les principes suivis en matière de retraites, surtout avec le système actuel des retenues.
M. Frédéric Passy, à cette occasion, rappelle que, à la Sorbonne, cette année même, au Congrès des sociétés savantes, il a fortement scandalisé une partie de l’assistance au milieu de laquelle il parlait, en disant que le meilleur système, en matière de retraites, c’était : « Pas de retraites du tout. » C’est encore son avis, et il sera évidemment intéressant de soulever un jour la question devant la Société d’économie politique.
M. Ernest Brelay fait observer que l’état de choses qui existe entre les chemins de fer et l’État ne peut être qualifié de monopole que par un artifice de langage, et qu’il a plutôt le caractère d’une sorte de régie intéressée, analogue, dans une certaine mesure, aux conventions de la ville de Paris avec les Compagnies des Eaux, du Gaz et des Omnibus. On y remarque en tout cas un pacte où l’État a joué le rôle législatif qui lui appartient, tandis que les chemins de fer sont chargés de l’exécutif. Or, on sait quel est le danger qui peut résulter des conflits d’attributions, et dans l’espèce il ne s’agit de rien moins que de nos membres et que de notre vie. S’il y a immixtion de la part d’une autorité exceptionnelle, la responsabilité est déplacée, et c’est ce qu’il importe d’éviter. Les ouvriers et employés des chemins de fer sont dignes d’intérêt, sans doute, et si la proposition de M. Limousin a été peu combattue, c’est qu’il a fait appel à la sensibilité de ses collègues ; mais beaucoup d’autres catégories d’employés pourraient demander qu’on les traitât de même. Il semble donc peu équitable d’invoquer, sous prétexte de socialisme, une juridiction exceptionnelle, et le droit commun doit être suffisant.
M. le Dr Lunier répète que, en pareille matière, il suffirait bien d’appliquer le droit commun. Seulement, la réforme utile, raisonnable, à obtenir, ce serait une loi obligeant les Compagnies, comme l’État et les grandes administrations, à restituer, aux employés congédiés, le montant des retenues subies par eux en vue de la retraite.
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