En 1883, une commission anglaise décide l’arrêt des travaux en cours pour la construction sous la Manche, à cause des dangers qu’elle y voit pour la sécurité de la Grande-Bretagne, qui perdrait l’insularité qui faisait sa force. À la réunion de la Société d’économie politique, l’heure est au dépit et aux regrets.
QUELS AVANTAGES LE COMMERCE, EN FRANCE ET EN ANGLETERRE, RETIRERAIT-IL DE L’OUVERTURE D’UN TUNNEL SOUS-MARIN ?
Réunion de la Société d’économie politique, 5 septembre 1883
M. L. SIMONIN a la parole pour exposer la question.
Il dit qu’il fera d’abord un court historique de tous les projets qui ont eu pour but l’exécution d’un tunnel sous la Manche, puis qu’il parlera des conditions géologiques qui rendent le projet absolument réalisable ; il décrira ensuite les travaux qui ont été poursuivis tant en Angleterre qu’en France ; il dira quels sont les avantages économiques d’un tunnel, et il finira par l’exposé des objections qui ont été soulevées en Angleterre et qui ont amené si malheureusement la suspension définitive des travaux.
L’idée de creuser un tunnel sous la Manche, surtout pour faciliter les relations de tout genre entre l’Angleterre et la France et même entre l’Angleterre et l’Europe continentale, n’est pas nouvelle ; elle remonte à 1802.
Sous le Consulat, un ingénieur français, Mathieu, proposa de creuser sous le détroit deux galeries, dont l’une servirait à l’asséchement, l’autre au parcours des hommes et des marchandises, au moyen d’un relais de chevaux. Peut-être que Mathieu, connaissant les visées du Premier Consul, tendait-il ainsi secrètement à lui faciliter par là l’invasion que celui-ci méditait en Angleterre. Quoi qu’il en soit, l’idée de percer un tunnel sous la Manche a toujours été une idée française, c’est-à-dire que des Français en ont toujours été les promoteurs, et ce, dans un but essentiellement pacifique, sauf peut-être dans le cas qu’on vient de citer plus haut.
Un autre Français, M. Thomé de Gamond, ingénieur civil, a consacré trente-six ans de sa vie, de 1833 à 1869, à chercher un moyen de passage sous le Pas-de-Calais. Un tunnel métallique immergé, fait de tubes rentrant les uns dans les autres à la façon des tubes d’un télescope, un pont en pierres sur le détroit, une sorte de bac flottant, un isthme créé artificiellement de Calais à Douvres, enfin un véritable tunnel sous-marin, tels sont les divers projets que M. Thomé de Gamond a successivement étudiés. Il a été, on peut le dire, le véritable inventeur du tunnel. Son dernier projet réduisait la dépense à 180 millions de francs et la durée totale des travaux à dix ans, avec une largeur du tunnel de 9 mètres sur 7 mètres de hauteur. Il espérait retirer une vingtaine de millions de l’exploitation du tunnel.
Quelques années avant la mort de Thomé de Gamond, en 1867, un ingénieur anglais, M. Low, qui avait imaginé le creusement de deux tunnels sous-marins pour les ventiler l’un par l’autre, vint trouver l’empereur, à Paris, pour l’intéresser à son projet. Enfin, en 1869, un autre ingénieur plus connu, sir John Hawkshaw, une des illustrations scientifiques de l’Angleterre, vint également à Paris faire des ouvertures au gouvernement français pour la construction d’un tunnel en commun.
La guerre de 1870 arrêta les pourparlers, qui étaient déjà en bonne voie ; mais l’idée était mûre et, en 1873, M. Michel Chevalier, désigné par son nom aux sympathies de l’Angleterre, s’entendait avec sir John Hawkshaw et lord Richard Grosvenor, l’un ingénieur, l’autre président du comité de patronage britannique qui s’était formé pour l’exécution d’un tunnel sous-marin.
En 1874, le Parlement autorisait la Compagnie du tunnel sous la Manche, Channel Tunnel Company, à entreprendre des travaux, et, en 1875, une loi de l’Assemblée nationale concédait à l’Association du chemin de fer sous-marin entre la France et l’Angleterre le droit d’ouvrir un chemin de fer sous le Pas-de-Calais.
À la tête de l’Association française était M. Michel Chevalier, que M. Léon Say a, depuis, remplacé. La maison Rothschild, la Compagnie du Chemin de fer du Nord, s’intéressaient à cette grande et patriotique entreprise, pour laquelle 400 parts de fondateur étaient souscrites au prix de 5000 francs la part.
Les sondages, les cartes de sir John Hawkshaw furent revisés ; MM. Delesse, Lapparent, Potier, ingénieurs des mines, pour la géologie ; M. Larousse, ingénieur hydrographe, pour l’hydrographie, firent, entre les années 1875 et 1876, 7671 sondages et rapportèrent 3267 échantillons.
Un ancien ingénieur du canal de Suez, l’éminent M. Lavalley, contrôlait toutes ces recherches et présidait à la direction technique.
Des puits étaient foncés pour une étude plus complète et définitive du terrain et pour l’amorce de galeries sous-marines, à Sangatte, à l’ouest de Calais, et à Margaret-Bay, à l’est de Douvres. On se plaçait malheureusement sur des roches perméables et l’on rencontrait beaucoup d’eau.
Au même moment, une nouvelle compagnie anglaise, la Submarine Continental Railway Company, ou Compagnie du chemin de fer sous-marin continental, se formait. Elle avait à sa tête sir Edward Watkin, membre du Parlement, directeur du chemin de fer du South-Eastern, tandis que le chemin de fer de London-Chatham and Dover était intéressé à l’œuvre de lord Richard Grosvenor et de sir John Hawkshaw.
Sir Edward Watkin, aidé de l’ingénieur Bary et du colonel Beaumont, inventeur d’une machine perforatrice très ingénieuse, creusa successivement trois puits à Abbot’s Cliff, puis à Shakespeare’s Cliff, au pied des falaises, à l’ouest de Douvres. C’est du pied du dernier puits qu’une galerie de 2000 mètres de long a été creusée jusque sous la mer.
Quelles sont les conditions géologiques particulières qui rendent le projet d’un tunnel sous-marin absolument réalisables ?
On sait que le terrain crétacé, dans lequel le tunnel doit être ouvert, est essentiellement composé de deux grandes assises : la première, celle dite de la craie blanche, qui forme les falaises qu’on voit si nettement dessinées à Calais et à Douvres ; la seconde, celle de la craie grise ou craie de Rouen. La craie blanche est tendre, fissurée, perméable à l’eau. La craie grise est compacte, sans fissures, argileuse, absolument imperméable à l’eau. C’est donc entièrement dans la craie grise que le tunnel doit être ouvert, c’est dans la craie grise que la compagnie que dirige sir Edward Watkin a creusé une galerie d’essai de 2 000 mètres, sans rencontrer, pour ainsi dire, aucune infiltration d’eau. Cette puissante couche a jusqu’à 60 mètres d’épaisseur. Elle s’étend sans discontinuité entre la France et l’Angleterre, et le tunnel, répétons-le, y sera creusé entièrement.
Tel est le phénomène géologique surprenant qui rend possible cette œuvre grandiose, laquelle, sans cela, n’aurait jamais pu être exécutée.
Quels travaux ont déjà été faits ? Les voici du côté de l’Angleterre, pour ne parler que de l’entreprise de sir Edward Watkin, la seule viable, la seule qui a donné de véritables résultats : ces travaux consistent essentiellement en un puits de 47 mètres de profondeur et en une galerie de 2000 mètres, ayant une section circulaire de 2 m 10 de diamètre. Cette galerie a été faite au moyen d’une machine excavatrice à air comprimé, de l’invention du colonel Beaumont, et qui, réduite à sa plus simple expression, est formée d’une plaque métallique mise en mouvement par une roue d’engrenage. Cette plaque est armée de quinze ciseaux ou fleurets qui creusent la roche à la façon d’une tarière et avancent de 5 centimètres par minute. On peut faire, par conséquent, avec cette machine, de 20 à 21 mètres de galerie par jour.
On calcule que le tunnel aura en tout 48 kilomètres, dont 16 pour les abords, 8 kilomètres de chaque côté. Avec une double machine excavatrice, l’une creusant la galerie d’axe, comme il vient d’être dit, et l’autre le tunnel tout entier, au diamètre de 4 m 20, il est facile de voir que tout le travail, en s’avançant à la fois du côté de la France et du côté de l’Angleterre, pourrait être achevé en trois ans.
Sir Edward Watkin estime le coût total de l’œuvre à 3 millions de livres sterling ou 75 millions de francs.
Quant à la ventilation du tunnel, elle se fait très aisément au moyen de l’air comprimé qui se détend après avoir agi sur le piston de la machine excavatrice, et rafraîchit et assainit l’atmosphère ambiante. Avec des locomotives marchant à l’air comprimé, on assurera de même la ventilation du tunnel. Pour l’éclairage, il se fera, comme il s’est fait déjà, au moyen de la lumière électrique, avec les lampes Swan, et par conséquent, de ce côté encore, aucune difficulté n’est à craindre.
En France, la galerie sous-marine de Sangatte était arrivée à la longueur de 1840 mètres, quand les travaux ont été suspendus au mois de mars 1883. Deux puits avaient déjà été creusés à une profondeur de 86 mètres.
En Angleterre, la galerie de Shakespeare’s Cliff était, on l’a vu, à 2000 mètres, quand l’ordre vint, à la fin du mois de juin 1882, de la cour de Chancery et en vertu de l’opposition faite par le Board of trade ou ministère du commerce d’avoir à cesser sur l’heure tous les travaux.
Au point de vue économique ou politique, jamais œuvre plus utile à l’humanité n’aurait été tentée que celle-ci. C’est avant tout une œuvre de civilisation et de paix, de fraternité internationale, qui aurait resserré à tout jamais les liens d’amitié et de sympathie entre la France et l’Angleterre. Au point de vue des transports, le tunnel aurait singulièrement augmenté les facilités, l’économie, la rapidité, la sûreté des communications. Plus de transbordements, plus d’assurances. On aurait gagné une heure pour le transport des voyageurs, deux heures pour le transport des marchandises. Sir Edward Watkin estime que l’économie réalisée par tonne aurait été de 25 francs. M. Wedgwood, le principal fabricant et expéditeur des poteries et des porcelaines du North-Staffordshire, dit que l’économie produite par le passage de ces matières dans le tunnel serait de 28 pour 100. Quant à la capacité du tunnel, on l’estime pour les voyageurs à 6 millions de passagers par an, et pour les marchandises à un million et demi de tonnes. La vitesse peut être calculée comme comprise entre 65 et 72 kilomètres pour les trains de voyageurs, et entre 35 et 38 kilomètres pour les trains de marchandises. Chaque train de voyageurs pourrait traîner 12 voitures avec 400 personnes, et chaque train de marchandises 20 wagons avec 100 tonnes, soit 5 tonnes par wagon. On pourrait faire circuler par jour 40 trains de voyageurs et autant de trains de marchandises. Les marchandises de prix, légères, fragiles, faciles à se détériorer, attendues à heure fixe, sont surtout celles qui useraient du tunnel.
Tout cela étant bien admis, on a peine à comprendre que l’Angleterre ait fait une telle opposition à ce magnifique projet qui est encore plus dans ses intérêts que dans ceux de la France, et que frappée de la peur stérile d’une invasion, elle ait fini par faire échouer cette grande et noble entreprise.
Dans le principe, l’Angleterre n’était pas aussi effrayée, aussi affolée qu’elle l’est aujourd’hui, bien au contraire. Quand Thomé de Gamond alla présenter son projet aux Anglais vers 1856, il n’eut en réalité contre lui que l’opposition de lord Palmerston, qui trouvait que la distance entre l’Angleterre et la France n’était pas encore assez grande et ne comprenait pas qu’on voulût la raccourcir ; mais le prince Albert, la reine Victoria, Cobden, Disraéli, Gladstone, lord Derby, John Bright, tous les hommes d’État, tous les publicistes, tous les hommes d’affaires de la Grande-Bretagne étaient alors pour le tunnel, et quelques-uns, comme Bright, en sont restés obstinément partisans.
« Annoncez à l’ingénieur français, disait la reine au prince Albert, en 1856, que s’il réussit dans son projet, je lui donne ma bénédiction en mon nom personnel et au nom de toutes les ladies anglaises. »
Cobden, de son côté, célébrait avec enthousiasme ce trait d’union, cette « arche d’alliance » entre les deux grandes nations. Il y voyait le moyen d’empêcher la possibilité d’un isolement commercial de l’Angleterre que l’on redoutait alors de la part des nations européennes. En cas de guerre possible avec les États-Unis ou quelque grand peuple d’Europe, les Anglais y entrevoyaient de plus les moyens d’être secourus et ravitaillés par la France autrement et d’une façon plus sûre que par mer.
Aujourd’hui, que les temps et que les idées sont changés chez nos voisins ! Non seulement quelques-uns crient contre le tunnel, parce que, disent-ils, il ruinera la marine et surtout le cabotage britannique ; mais d’autres vont plus loin et disent que, si l’Angleterre perd sa position insulaire, elle cessera d’être une grande nation défendue, protégée par le ruban d’argent de la mer et pourra être à tout instant envahie.
On a beau leur répondre que l’orifice du tunnel sera à Douvres, sous le feu des canons de la place et des cuirassés de la rade, que le tunnel pourra être en une minute inondé, pétardé, et au besoin rempli d’un gaz irrespirable, tels que l’acide carbonique, ce qu’a proposé Siemens, et qu’enfin ce n’est point par un étroit boyau de ce genre qu’une nation comme l’Angleterre peut être envahie ; on ne veut pas raisonner, on ne veut rien entendre. Les généraux eux-mêmes, lord Wolseley, le glorieux vainqueur des Achantis. des Zoulous et des Égyptiens, le duc de Cambridge, proche parent de la reine, généralissime de l’armée, enfin l’amiral lord Dunsany, tous se sont mis de la partie et ont si bien fait que le peuple s’est affolé et qu’une commission parlementaire, composée de dix membres, cinq de la Chambre des communes, cinq de la Chambre des lords, nommée au commencement de cette année pour examiner la question du tunnel, a fini par décider, au mois de juillet dernier, à la majorité d’une ou deux voix, il est vrai, qu’il y avait lieu de condamner cette œuvre et de l’arrêter à tout jamais. Le malheur veut, en cette affaire, que ce soit pour ainsi dire l’âme elle-même de la nation qui est en jeu. L’Angleterre semble s’être habituée maintenant à cette idée que sa position insulaire ne doit à aucun prix être entamée, que de là vient sa situation exceptionnelle dans le monde, sa force politique, son expansion maritime, industrielle et commerciale, et que si jamais elle cessait d’être une île, son grand rôle économique et social serait fini. Il faut respecter ces idées et attendre qu’elles se modifient.
M. Léon SAY, sans vouloir entreprendre une discussion technique sur certains points de l’exposé de M. Simonin, tient pourtant à dire que les ingénieurs qui se sont occupés d’une manière spéciale de la question du tunnel sous la Manche auraient à faire plus d’une réserve sur diverses assertions optimistes de l’orateur. Il y aurait ainsi, par exemple, à examiner d’un peu plus près le prix du travail complet, etc.
M. BRETON donne, à ce propos, quelques détails d’un intérêt tout pratique, en particulier sur les conditions géologiques grâce auxquelles les galeries déjà creusées sur la rive anglaise ne sont pas envahies par des infiltrations.
M. Léon SAY ramène la discussion sur le terrain économique, et voudrait voir examiner spécialement les conséquences probables de la création de cette nouvelle voie entre la France et l’Angleterre. Lui aussi, comme M. L. Simonin, admet que les Anglais, en s’opposant àcette œuvre, se laissent aller à un sentiment irréfléchi et cèdent à des préjugés absolument incompréhensibles pour nous autres Français.
M. SARTIAUX se bornera, dit-il, à compléter et à préciser, par quelques chiffres statistiques, les indications exposées par M. Simonin.
L’énoncé de l’importance du trafic en présence duquel se trouverait actuellement le tunnel, s’il existait déjà, fera bien comprendre à quel avenir il est réservé quand il sera terminé et qu’il aura donné aux transactions le coup de fouet qui en sera la conséquence immédiate.
Le trafic du tunnel se décompose naturellement, comme celui de toutes les voies de transport, en marchandises et en voyageurs.
1° Marchandises. — Le trafic actuel de l’Angleterre avec le reste du monde atteint, d’après les documents officiels de la douane anglaise, une valeur totale d’environ 18 milliards de francs, représentant un tonnage qu’on évalue plus ou moins différemment.
Un dépouillement approximatif que l’orateur a fait par nature et par point de provenance et de destination des marchandises susceptibles de prendre la voie du tunnel, c’est-à-dire dont la valeur est telle que le prix du transport soit un élément qui passe au second plan, et que l’avantage de la sécurité, de la non-rupture de charge, de la célérité, etc., soit au premier plan, lui fait penser que, sur les 18 milliards, il y a plus de 4 milliards de marchandises et environ 1 milliard de métaux précieux ou espèces, pour lesquels il est à peu près certain que l’avantage resterait à la voie du tunnel, si le service des trains et les tarifs sont bien organisés.
On peut citer parmi ces marchandises les colis postaux, les denrées, les chevaux et bestiaux, le thé, le café, la soie, les tissus, la laine, le coton, etc.
En admettant pour l’ensemble de ces marchandises l’hypothèse, résultat d’évaluations nombreuses, d’une valeur moyenne de 4 francs par kilogramme, le tonnage de marchandises, en grande, moyenne et petite vitesse, qui serait assuré aujourd’hui au tunnel est supérieur à 1 million de tonnes. C’est à très peu près le chiffre donné tout à l’heure par M. Simonin, auquel on arriverait si l’on prenait le trafic de l’Angleterre au moment où sera fait le tunnel et, bien entendu, sans tenir compte de l’impulsion qu’il donnera aux transactions.
2e Voyageurs. — En 1882, le mouvement des voyageurs ayant traversé la Manche est d’à peu près 600 000 :
Plus de 450 000 par Calais, Boulogne, Dieppe et le Havre
Près de 80 000 par Ostende et Flessingue
Environ 60 à 70 000 par les voies secondaires de Dunkerque, Cherbourg, Saint-Malo, Granville, etc., et les voies maritimes en provenance ou en destination de l’Extrême-Orient et de l’Australie.
Si le tunnel est fait dans dix ans, ces 600 000 seront 800 000, et le tunnel, malgré la concurrence active des bateaux, en prendra largement 600 000, sans compter, bien entendu, l’essor considérable que l’ouverture du tunnel donnera au mouvement des voyageurs.
Aujourd’hui, le mouvement des voyageurs entre l’Angleterre et l’Europe double dans une période de vingt ans. L’ouverture du tunnel peut réduire à dix et peut-être à beaucoup moins la durée de cette période de doublement, c’est-à-dire porter très vite le mouvement à plus de 1 million de voyageurs par an (3000 par jour).
On est là en présence de conjonctures difficiles si l’on veut préciser par des chiffres, mais il est évident que l’accélération du mouvement sera considérable.
Toutefois, il est peu probable que cette accélération fasse atteindre, au moins avant assez longtemps, le chiffre de 6 à 10 millions de voyageurs que M. Sartiaux a cru entendre énoncer par M. Simonin. Si j’ai bien compris, dit l’orateur, ce chiffre ne représente-t-il pas la capacité de transport maxima du tunnel ?
Avec deux voies en pente de 10 millimètres environ, en courbes de rayon suffisant et convenablement reliées à leurs extrémités par des gares bien aménagées avec les réseaux voisins, avec une bonne organisation de signaux, de block-système, etc., le tunnel pourra débiter chaque jour 100 à 125 trains dans chaque sens, soit 200 à 250 trains dans les deux sens.
Les marchandises prendront 40 à 50 trains ; il resterait donc disponibles plus de 150 à 200 trains pouvant transporter par jour 20 000 voyageurs et par an 7 millions. Si la capacité totale du tunnel était utilisée, la recette de ce tunnel ne serait pas inférieure à 800 000 francs par kilomètre et par an. Le chemin de ceinture de Paris, avec son immense transit (avant l’ouverture de la grande ceinture) ne faisait pas une recette de 400 000 francs par kilomètre et les sections les plus chargées des lignes françaises n’atteignent guère 200 000.
M. LAVOLLÉE, qui a été longtemps administrateur de la Compagnie des Omnibus, et qui est encore administrateur des Petites Voitures, essaie de se faire une idée des transformations que pourra apporter dans l’activité du trafic anglo-français l’ouverture du railway sous-marin. D’après son expérience personnelle, d’après l’observation même des phénomènes de la circulation dans Paris, il est convaincu que, sur ou sous la Manche, comme partout ailleurs, l’établissement de nouveaux moyens de transport donnera une vive impulsion au développement des besoins de circulation, dans des proportions peut-être énormes et en tout cas imprévues.
M. Achille MERCIER, laissant de côté la question commerciale, s’occupe de l’augmentation des relations en général entre les citoyens des deux pays, lorsque la mer, le ruban d’argent, comme disent les Anglais, sera pour ainsi dire supprimé par la construction du tunnel ; lorsque la traversée du détroit, qui répugne à beaucoup de monde, ne sera plus nécessaire, le voyage d’un pays à l’autre deviendra incessant. La distance virtuelle de Paris à Londres sera à peu près celle de Paris à Angers ou de Paris à un point situé entre Poitiers et Civray. Les conséquences de ce nouvel état de choses seront incalculables.
On voit souvent, par des annonces dans les journaux français et anglais, une famille anglaise, par exemple, demandant à se charger, pour un temps déterminé, d’un enfant de famille française et offrant de laisser en échange et pour ainsi dire comme en otage, un enfant de famille anglaise. Ces choses ont lieu couramment, elles facilitent l’étude des deux langues et nous montrent quels germes d’intimité se développeront, lorsque Londres et Paris seront plus près l’un de l’autre que Vienne et Berlin, deux capitales situées pourtant en pays allemand.
Notre Société, dit M. Mercier, a donné l’hospitalité parfois, ici même, à des hommes appartenant à l’aristocratie intellectuelle de la Grande-Bretagne. D’autre part, la France a envoyé au Cobden-Club l’élite de ses hommes d’État. Ces intimités intellectuelles deviendront plus nombreuses par la suppression de l’isolement causé par ce bras de mer qui n’exista pas toujours. La science contemporaine donnera un démenti à cette assertion de Shakespeare : « L’Angleterre est un nid de cygnes au milieu d’un étang. »
M. BROCH, moins optimiste que M. Simonin, pense que le percement du tunnel sous-marin présentera bien plus de difficultés qu’on ne l’a dit. Mais les obstacles viendront moins de l’insuffisance des ressources de l’art de l’ingénieur ou des conditions matérielles du travail, que de l’embarras où l’on se trouvera pour réunir les capitaux nécessaires.
Mais l’œuvre, une fois réalisée, donnera des avantages énormes, et l’on verra le nombre des voyageurs, comme la quantité de marchandises transportées entre les deux pays, se développer rapidement. C’est surtout à l’extension du petit commerce que profitera, dit-il, le tunnel. Sans discuter les préférences que peuvent montrer les ingénieurs pour ce moyen de faire communiquer plus aisément la France et l’Angleterre, M. Broch aurait voulu voir étudier aussi un autre moyen qui lui paraît également très avantageux : c’est celui qu’avait proposé M. Dupuy de Lôme, un bac pouvant prendre, à toutes marées, des trains entiers de chemin de fer.
M. Jules PAIXHANS,après ce qui vient d’être dit jusque là, voudrait seulement examiner deux points : 1° quel est, d’après le trafic actuel par bateau, le trafic probable par un tunnel ? 2° Puisque, suivant le mot de M. Simonin, c’est l’âmeanglaise qui résiste au tunnel, et cela par suite de ce que M. Bright appelait une panique militaire, dans un charmant discours présent à tous les esprits, que faut-il dire aux Anglais pour faire cesser cette panique et ramener au tunnel l’âme essentiellement insulaire de nos voisins ?
Quant au trafic probable : la ligne directe entre Paris et Londres est Dieppe-Newhaven, et pourtant 80 000 voyageurs seulement passent par Dieppe, tandis que 350 000 à 400 000 font le détour de 150 kilomètres par Calais et Boulogne ? Pourquoi ? Pour éviter trois à quatre heures de mer. On dépense ainsi annuellement 5 à 6 millions pour diminuer le mal de mer. Ce seul fait indique l’énorme accroissement de trafic que produirait sa suppression totale. Accroissement tel que, sans entrer dans le détail, il est raisonnable de prévoir une recette nette de 10 à 15 millions pouvant rémunérer un capital de 250 à 300 millions.
Quant à la panique militaire et aux répugnances de l’âme anglaise, sans reproduire les excellentes raisons de M. Bright contre la panique, il est facile de démontrer que, loin de les compromettre, le tunnel servirait la puissance et surtout la sécurité de l’Angleterre.
Quels étaient, en 1846, les deux obstacles au vote de la loi sur les céréales ? C’était d’abord la constitution aristocratique de la propriété foncière, qui enrichissait une classe privilégiée par la cherté des subsistances ; cet obstacle était jugé et condamné ; mais il y en avait un autre qui a fait hésiter jusqu’au dernier moment les hommes de guerre et les hommes d’État, Wellington et Robert Peel lui-même. C’était la crainte du blocus des ports en temps de guerre, blocus qui affamerait l’Angleterre si, par suite de la réforme, elle avait à recevoir de la production étrangère la moitié, par exemple, de son blé.
La grande réforme n’en a pas moins été votée. L’Angleterre a accepté, avec son bon sens et sa fermeté habituels, les nécessités économiques que lui faisait l’exubérance de sa population et l’exiguïté de son territoire. Elle vit et vivra de plus en plus dans ces conditions d’unité économique du globe terrestre et de division territoriale du travail, que les physiocrates et Turgot avaient pressenties au dix-huitième siècle, et que le dix-neuvième réalise avec une puissance de moyens qui dépasse les prévisions les plus hardies.
Mais quel a été le résultat ? C’est que, sur une importation de 14 millions de tonnes en Angleterre, 9 à 10 millions de tonnes, et plus de la moitié de la consommation du blé, consistaient en denrées alimentaires ; cette importation supprimée, l’Angleterre mourrait de faim. Ainsi, les faits qui motivaient les appréhensions de 1846, appréhensions bien fondées et nullement chimériques comme celles sur lesquelles M. Bright a jeté un ridicule si mérité, ainsi ces faits se sont aggravés.
C’est non par l’invasion, mais par la disette, que le mauvais génie de la guerre menace l’Angleterre.
Quelle a été, en effet, à l’époque des graves difficultés diplomatiques qui se sont élevées au Congrès de Berlin entre la Russie et l’Angleterre, lorsque M. de Bismarck parlait d’un duel entre l’éléphant et la baleine, quelle a été la première démarche du patriotisme russe à Moscou, là où est le quartier général du panslavisme ? Ç’a été l’armement de cinquante rapides corsaires qui auraient fait contre la marine commerciale anglaise ce qu’avaient fait, pendant la guerre de la Sécession, l’Alabama et autres corsaires contre celle des États-Unis.
Si puissantes que soient les marines militaire et commerciale de l’Angleterre, égales à elles seules à toutes les marines réunies, l’Angleterre n’est jamais sûre de ne pas perdre, au moins pour quelques mois, la suprématie des mers ; et si elle la perdait, que deviendrait-elle avec une situation économique qui rend cette suprématie nécessaire ?
Et alors qu’elle ne la perdrait jamais, cette suprématie ne préserverait pas sa marine commerciale contre des corsaires pareils à ceux que voulait armer le patriotisme russe en 1879, ou à ceux qui, pendant la guerre de la Sécession, ont fait disparaître le pavillon étoilé dans l’Atlantique et dans la Manche.
Aussi, loin d’avoir à redouter une communication sous-marine indépendante des incertitudes de la mer, l’Angleterre doit-elle être la première à la désirer comme un complément et un correctif nécessaires des lacunes et des dangers de sa situation et de son régime économiques, et comme l’unique moyen d’ôter à ses ennemis la tentation de la prendre par la famine et de la réduire à merci par la suppression des subsistances.
M. G. DE MOLINARI fait remarquer que le peuple anglais est particulièrement sujet aux paniques, et il rappelle qu’à l’époque de l’introduction de la navigation à vapeur, l’opinion publique accueillit fort mal le projet d’établissement d’un service régulier de bateaux à vapeur entre Douvres et Calais. Le projet n’en fut pas moins mis à exécution et la panique se calma. Il en sera de même pour le tunnel. Il faut s’adresser au bon sens du peuple anglais, lui démontrer que le tunnel ne compromettra point sa sécurité et qu’il deviendra un des facteurs nécessaires de sa prospérité commerciale. Les Anglais, dit-il, se font de «l’âme française » une idée fausse et arriérée ; préoccupés des anciennes luttes entre les deux pays, ils s’imaginent qu’elle est dominée par les passions guerrières et l’appétit des conquêtes, tandis qu’en réalité c’est une âme des plus pacifiques, infiniment plus pacifique et moins avide de conquêtes que l’âme anglaise elle-même. L’orateur convient que l’Angleterre a été conquise par les Normands, mais cela date de loin, et depuis cette époque, les Anglais, à leur tour, ont conquis et occupé une grande partie de la France, et, pendant des siècles, Calais a été une forteresse anglaise. Il nous a fallu l’héroïsme de Jeanne d’Arc pour nous débarrasser de ce peuple belliqueux et conquérant. On trouverait certainement des Jeanne d’Arc en Angleterre, mais l’orateur doute que l’humeur envahissante de la France rende jamais leurs services nécessaires. Il suffit, au surplus, de jeter un coup d’œil sur la carte du monde pour s’assurer que des deux peuples le plus avide de conquêtes n’est pas celui qu’on pense. Les Français ont subi, à la vérité, l’entraînement qui a poussé la plupart des peuples de l’Europe à s’emparer des autres parties du globe, mais ils n’y ont pas mis, à beaucoup près, la même passion et la même âpreté que les Anglais ils ont abandonné, sans faire de grands efforts pour les conserver, la plupart de leurs conquêtes, tandis que les Anglais ont gardé les leurs, et les augmentent tous les jours, témoin l’Égypte. C’est que les Français n’ont que des velléités d’ambition conquérante ; chez les Anglais, au contraire, c’est une vraie passion, et l’orateur conclut de là qu’en admettant que le tunnel fût un engin de guerre aussi redoutable que le prétendent les amiraux et les généraux anglais, la France aurait de meilleures raisons de craindre pour la sûreté de Calais que l’Angleterre pour celle de Douvres.
Examinant la question au point de vue des relations de peuple à peuple et des intérêts commerciaux et même maritimes, l’orateur constate que si, comme la chose est incontestable, le tunnel doit être avantageux aux deux nations, il le sera cependant beaucoup plus à l’Angleterre qu’à la France. D’abord, il est bien certain qu’il viendra dix fois plus d’Anglais en France par le tunnel qu’il n’ira de Français en Angleterre. La quantité de mal de mer qui sera épargnée ainsi à nos voisins et à nos voisines sera au moins décuple de celle dont nous ferons l’économie. Mais c’est surtout au point de vue de son commerce que l’Angleterre est intéressée et le sera de plus en plus au percement du tunnel. Aujourd’hui, la plus grande partie des matières premières qui alimentent l’industrie de l’Europe, le coton, la laine, etc., sont dirigées sur les ports anglais, où les attirent, avec la liberté du commerce, la facilité des communications et l’importance du marché ; mais cette espèce de monopole pour les approvisionnements de l’industrie dont l’Angleterre jouit n’est pas inattaquable, et les nations continentales s’efforcent de le lui enlever, en améliorant leurs grands ports de commerce. La Belgique a fait des dépenses considérables à Anvers, qui est devenu le grand marché des laines ; la Hollande s’efforce de développer le commerce d’entrepôts à Rotterdam et à Flessingue, l’Allemagne à Hambourg et à Brème, la France au Havre. Ces tentatives de concurrence aux ports de Liverpool et de Londres sont contrariées actuellement par les douanes qui continuent de morceler le grand marché continental, mais les douanes ne seront pas éternelles ! L’orateur, pour sa part, caresse depuis longtemps l’utopie d’une union douanière de l’Europe centrale, qui permettrait aux marchandises aussi bien qu’aux voyageurs de circuler librement dans la plus grande partie du continent. Alors quelle sera la situation des ports anglais ? Déjà, malgré l’obstacle des douanes intérieures qui rétrécissent les marchés et par conséquent la clientèle des ports continentaux, Londres et Liverpool, pour ne parler que des principaux, sont menacés par la concurrence d’Anvers, de Rotterdam, etc. ; que sera-ce quand une marchandise entreposée dans l’un ou l’autre de ces ports pourra être dirigée, sans aucune formalité, sans avoir affaire à deux ou trois variétés de douaniers, vers toutes les parties du marché continental ? Londres et Liverpool ne resentiront-ils pas alors beaucoup plus vivement qu’aujourd’hui les désavantages de leur situation insulaire ? Le seul moyen efficace qui leur restera d’affronter cette concurrence ne sera-t-il pas de supprimer l’obstacle qui empêche une balle de coton entreposée à Liverpool d’être transportée directement, sans transbordement d’un navire dans un wagon, aux ateliers du manufacturier français, belge, suisse ou allemand ? Un moment viendra, et ce moment n’est peut-être pas éloigné, où l’établissement du tunnel de la Manche sera considéré comme indispensable au commerce et à la navigation de l’Angleterre, pour lutter avec le commerce et la navigation des grands ports continentaux. C’est pourquoi l’orateur a confiance dans l’avenir du tunnel, car l’Angleterre a un intérêt vital — et qu’elle finira bien par comprendre — à ne pas demeurer plus longtemps isolée du continent.
M. CIEZKOWSKI pense que l’obstination des Anglais sur ce point sera bien longue à vaincre.
En tout cas, il considère comme fort éloignée l’exécution du tunnel. Il ne le déplore pas, d’ailleurs, car il est de ceux qui pensent que, dans l’intérieur même de notre pays, il reste à accomplir des œuvres plus urgentes, plus utiles et surtout plus lucratives. On n’a qu’à regarder autour de soi, en France, pour trouver, aux capitaux exigés pour l’établissement du tunnel sous-marin, des emplois bien plus profitables et plus conformes au patriotisme des Français. L’orateur cite entre autres le grand plan Freycinet, œuvre dont on a critiqué à juste titre l’exécution trop éparpillée, mais qui, une fois mieux reliée, manifestera d’autant plus sa fécondité qu’elle avancera ; il cite l’exemple de la petite Belgique qui dépense tant de millions pour l’amélioration de ses ports, et il demande ce que la France pourrait faire dans cette proportion ; il cite surtout l’œuvre si urgente du reboisement qui avance, hélas ! si lentement, et qui aurait pu, depuis qu’on la réclame, épargner en désastres, en frais de barrages inefficaces et en secours portés aux inondés, plus qu’elle n’aurait coûté, etc.
Admettant d’ailleurs volontiers tout ce qui a été dit sur le rendement probable des capitaux employés au tunnel sous-marin, M. Cieszkowski appelle l’attention sur la sécurité de ces capitaux dans une œuvre dont on a déjà indiqué tant de moyens de destruction, avant qu’elle soit née ; ce qui rappelle le mot que Gœthe met dans la bouche de son Méphisto. Mais, abstraction faite même de toute chance de destruction par la volonté des hommes, les éléments, les accidents naturels, géologiques ou autres, n’en présentent que trop. Aussi, autant M. Cieszkowski applaudit à de grandes œuvres indiquées par la nature elle-même, comme le canal de Suez ou celui de Panama, autant les œuvres contre nature, comme la mer du Sahara, ou bien des aventures comme le tunnel sous-marin, le laisseront toujours froid.
M. LIMOUSIN est persuadé que l’ouverture du chemin de fer sous la Manche rendrait cette fois définitive et indissoluble l’union de la France et de l’Angleterre.
Reste à triompher, il ignore absolument par quels procédés, de l’opposition systématique des gens qui vivent précisément de ce manque d’union, qui ont intérêt à maintenir le trouble entre les peuples : les politiciens et les journalistes.
M. Fernand WORMS estime qu’après la discussion à laquelle on vient de se livrer, on voit bien comment et pourquoi le tunnel sous-marin doit être creusé. Les ingénieurs nous disent, au point de vue technique : « Cela peut se faire ». Au point de vue du commerce et de l’industrie, ce n’est qu’un cri unanime : « L’entreprise doit se poursuivre ! »
Mais quand ? Là, semble-t-il, est le nœud du problème ; car enfin des capitaux considérables ont été engagés déjà, et il ne serait pas juste qu’ils restassent improductifs.
Qu’oppose l’Angleterre à la continuation des travaux ? La crainte d’un envahissement possible, l’absence de sécurité, la fierté de son isolement géographique !
Et quelques-uns des orateurs s’imaginent que le temps aplanira toutes les difficultés. Mais si cet espoir était vain ?
N’y a-t-il pas dès aujourd’hui possibilité d’agir, et d’agir sans retard ?
Un jurisconsulte anglais, M. Coulson, a traité la question au point de vue légal, et M. Worms résume en quelques mots son opinion.
Suivant M. Coulson, la Société privée qui s’est mise à la tête de l’entreprise peut se passer de permission pour continuer les travaux.
La mer appartient à tout le monde, et s’il est admis que le territoire anglais s’étende jusqu’à la limite des plus basses eaux (c’est-à-dire à 3 milles vers la haute mer), la juridiction anglaise n’a d’empire que par rapport à la surface des eaux, et non à la couche de craie grise dans laquelle est percé le tunnel. (Hovering Act de 1736. Customs consolidation Act de 1876. Territorial waters Act de 1878.)
Rien n’empêcherait, dès lors, de continuer à creuser sous la mer. Mais, parvenu à la côte, sera-t-on arrêté par une décision de justice, une motion du Parlement ou l’intervention même du gouvernement ? Pas davantage, si la Compagnie achète le point de la côte anglaise où elle a le projet de déboucher ; car, aux termes d’un act de 1870, tous particuliers, étrangers ou anglais, sont autorisés à s’approprier le littoral.
L’intervention des pouvoirs publics ne s’expliquerait qu’en présence d’un danger imminent, et les Anglais respectent trop la lettre de la loi pour ne pas s’incliner en fin de compte devant un état de choses, dont l’interprétation saine des textes rend la réalisation possible.
C’est ce qu’a pensé aussi sir Sherton Baker, dans un article qu’il a publié en mai 1883 dans le Law Magazine.
M. Léon SAY résume les opinions émises par les différentes personnes qui ont pris successivement la parole et qui ont examiné la question d’un tunnel sous-marin entre la France et l’Angleterre à tant de points de vue intéressants. On a parlé de la possibilité technique. Les ingénieurs et les géologues sont d’accord pour reconnaître qu’il existe une couche de craie imperméable qui s’étend de France en Angleterre. Tout le monde ne croit pas aux 60 mètres d’épaisseur dont a parlé M. Simonin, et les ingénieurs français ne comptent guère que sur la moitié de cette épaisseur ; mais la couche imperméable existe et son existence a été constatée ; c’est un fait scientifiquement établi. On a de toutes parts reconnu le mérite des machines perforatrices essayées tant en France qu’en Angleterre ; il est difficile néanmoins de calculer, même approximativement, le prix de revient du travail. Le capital de 75 millions de francs mis en avant par M. Simonin comme le capital probable de l’exécution serait insuffisant, si l’on en croit les ingénieurs de la Société française. Mais c’est une question qui, tout importante qu’elle soit, constitue néanmoins un détail. L’entreprise est possible, et le capital nécessaire n’atteindra pas des chiffres qui pourraient la rendre impraticable. Voilà le principal.
M. Cieszkowski croit que la dépense ne sera pas rémunérée, et si tel devait être le cas, il trouverait malheureux d’employer dans cette opération un capital qui pourrait avec fruit être consacré à d’autres entreprises productives.
On a répondu aux doutes de M. Cieszkowski par des statistiques, et ces statistiques ont été présentées à deux points de vue très différents, établies d’après deux méthodes très dissemblables. Les uns ont cherché à connaître l’étendue actuelle du trafic international et à tirer de cette connaissance un aperçu du trafic qui pourrait emprunter dans l’avenir la voie du tunnel ; on est arrivé à des chiffres considérables ; d’autres personnes croient qu’il est impossible d’arriver à la connaissance du trafic, après que le tunnel aura été ouvert, par la connaissance du trafic actuel, et ils pensent que le tunnel pourra donner tout ce que sa capacité comportera. Ce sera, suivant eux, un écoulement de marchandises et de voyageurs qui n’aura d’autre limite que le nombre de trains possibles en vingt-quatre heures. C’est la puissance de production qu’il leur paraît important de déterminer, et cette puissance est énorme.
Mais le côté le plus intéressant, pour la Société, des considérations qui ont été produites devant elle, a été la discussion des conséquences économiques qu’aurait l’ouverture de cette voie nouvelle. On a montré que la facilité des communications entre la France et l’Angleterre, ou plutôt entre le continent et l’Angleterre, aurait pour conséquence d’augmenter le commerce de détail qui se ferait sans le concours des intermédiaires et pourrait, par l’économie qui en résulterait, prendre d’énormes développements. On a dit aussi que le tunnel, avec les communications rapides qu’il permettrait d’établir, serait le seul moyen que l’Angleterre aurait de maintenir sa situation commerciale le jour où les nations de l’Europe, comprenant leur intérêt, formeraient une union douanière fondée sur des principes libéraux. Ce jour-là, en effet, l’Angleterre serait comme un port de réception des objets de consommation destinés à l’Europe, qui serait plus éloigné des consommateurs que tous les autres ports, et ce port anglais le plus distant de tous des centres d’affaires n’aurait plus pour lui cet avantage d’être, comme aujourd’hui, une sorte de port franc qui attire par cela même une grande partie du commerce dans ses entrepôts et dans ses bassins.
La Société a entendu avec un très vif intérêt tous ces développements les côtés techniques, légaux et économiques ont été mis en lumière, mais le côté politique est resté dans l’ombre. On n’a pu émettre que des conjectures. Il y a là une inconnue qui ne peut être dégagée qu’avec le temps. Passion naturelle ou préjugé d’éducation, il y a chez l’Anglais une âme insulaire qui répugne à l’idée de faire de l’Angleterre comme une portion de ce grand continent européen dont la nature l’a séparé. M. Léon Say pense que la question du tunnel sous-marin va sommeiller pendant des mois et peut-être pendant des années. C’est un malheur au point de vue économique comme au point de vue politique. Il y a là un avenir qu’on ne peut encore éclaircir et sur lequel on ne peut pas faire de pronostics ; on ne peut faire que des souhaits.
M. L. SIMONIN ajoute quelques mots pour repousser l’interprétation donnée, au point de vue du droit britannique, par M. F. Worms, des limites jusqu’auxquelles s’étend la propriété du domaine public le long des côtes anglaises. M. Simonin soutient que ce domaine va jusqu’à une distance de 3 milles à partir de la ligne des plus basses eaux, et que là seulement cesse la juridiction du gouvernement de la reine.
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