Courcelle-Seneuil, Les agriculteurs et le crédit, Journal des économistes, juin 1869.
LES AGRICULTEURS ET LE CRÉDIT
SOMMAIRE. — I. État du crédit agricole en France. — II. Comment, par des réformes de la loi, on peut améliorer les habitudes. — III. Du régime établi par les lois de la Révolution et de la réaction qui l’a détruit. — IV. Impuissance des moyens mécaniques. — V. Nécessité de revenir au droit commun.
Un grand nombre d’agriculteurs français, recommandables par leurs lumières et par leur position, se réunissaient récemment à Paris pour étudier en commun les réformes qui pourraient être utiles à l’agriculture. Nous les avons entendus réclamer, comme toutes les réunions d’agriculteurs qui les avaient précédés depuis soixante ans, le crédit qui les fuit et se plaindre de ne pouvoir emprunter qu’avec peine, à des conditions onéreuses et peu courantes.
Est-ce que réellement tous les efforts qu’on a prétendu faire pour donner à de bonnes conditions le crédit aux agriculteurs français ont été inutiles ? Quoi ! l’on aurait, après avoir versé des flots d’encre et d’éloquence, fondé deux grandes compagnies financières, répandu en abondance promesses, programmes et prospectus, distribué tant de dividendes et de jetons de présence, rempli les comptes-rendus de félicitations de toute sorte, et il resterait encore quelque chose à faire ? Hélas ! oui : si nous en jugeons par la vivacité des plaintes, tout serait à faire et le problème resterait intact, comme il y a trente ans. Que cette considération nous serve d’apologie auprès du lecteur et nous fasse pardonner de venir, après tant d’orateurs et d’écrivains de toute sorte, lui parler encore d’un sujet rebattu !
I
Nos prédécesseurs ont pris la question par le côté spécial, cherché des topiques et des privilèges, à la manière de l’Ancien régime. Considérons le problème par le côté général, comme les réformateurs de la fin du XVIIIe siècle : peut-être, par cette voie, trouverons-nous plus facilement une solution.
Quelles sont les conditions auxquelles le crédit se fonde et se développe ?
Le capitaliste accorde du crédit tantôt en considération des qualités personnelles du prêteur, ou de sa fortune, tantôt en considération d’un gage qui lui est offert. Il persiste à accorder du crédit et le fournit à des conditions d’autant plus libérales qu’il est moins frustré dans les espérances que lui fait concevoir le contrat de prêt.
Pour que le crédit se développe, dans quelque partie de la société que ce soit, il faut d’abord et avant tout que le prêteur soit capable d’apprécier les qualités de l’emprunteur et la valeur du gage. Il faut ensuite que l’emprunteur se montre capable de conserver et d’augmenter les capitaux prêtés, de manière à pouvoir payer exactement les intérêts et rembourser le capital au terme convenu ; il faut qu’il ait la ferme volonté de payer et de rembourser à jour fixe, le sentiment de l’échéance. Il faut, enfin, quant au crédit accordé sur gage, que la garantie du prêteur soit certaine, d’une réalisation prompte et facile en cas de non paiement.
Telles sont les conditions incontestées et incontestables de l’existence et du développement du crédit. Remarquons qu’elles dépendent à la fois des mœurs et des lois, et voyons jusqu’à quel point elles se rencontrent, en France, chez les agriculteurs.
L’agriculteur français, considéré en général, est-il très capable de conserver et d’augmenter les capitaux qui peuvent lui être confiés ? En d’autres termes, est-il un agriculteur très habile, très instruit, très actif, très vigilant, désireux d’améliorer sa culture au moyen des capitaux empruntés ? Nous voudrions le croire ; mais nous ne l’osons, ni ne le pouvons en présence du témoignage des hommes les plus éclairés qui se prononcent tous pour la négative, d’un bout de la France à l’autre. On accuse généralement l’agriculteur français de manquer d’instruction, de ne savoir pas calculer quand il s’agit d’emploi reproductif des capitaux, d’être routinier et lent, d’emprunter pour acquérir de la terre, opération qui est presque toujours mauvaise, de songer plus à s’étendre et à paraître qu’à améliorer sa culture.
L’agriculteur français a-t-il le sentiment de l’échéance ? Songe-t-il longtemps à l’avance, lorsqu’il a des ressources, à se ménager des rentrées, de manière à faire face à ses engagements à jour fixe, comme le commerçant ? Tout le monde nous dit : « Non. »
Enfin ceux qui prêtent ou peuvent prêter à l’agriculteur sont-ils en état d’apprécier les qualités personnelles que nous venons d’indiquer, lorsque, par exception, elle se manifestent chez certains individus ? Quels sont-ils ? Des capitalistes isolés qui ont épargné une partie de leurs revenus, ou des notaires qui ont reçu ces épargnes. Les premiers sont, en général, plus âpres au gain qu’éclairés : le notaire est un homme de loi étranger à l’agriculture, que son intérêt propre pousse à obtenir le plus grand nombre possible d’actes authentiques par des placements en acquisitions de terres ou en prêts hypothécaires.
Par conséquent l’agriculteur français se trouve dans de très mauvaises conditions pour obtenir le crédit personnel, qui est le meilleur et le plus fécond. Voyons s’il se trouve placé dans de meilleures conditions pour obtenir le crédit sur gage.
Quels gages peut-il offrir ? Du bétail, du mobilier agricole, des récoltes, s’il est fermier ; et en outre le sol lui-même, quelquefois des bois sur pied ou coupés, s’il est propriétaire.
Eh bien ! notre loi civile, qui exige la remise effective du gage pour reconnaître le nantissement et qui établit le privilège du propriétaire, ne permet d’engager à la sûreté d’un prêt ni bétail, ni mobilier agricole, ni récoltes pendant ou non par racines, ni bois sur pied ou coupés. Reste le sol. Nos lois hypothécaires sont telles : 1° qu’il n’y a pas d’hypothèque absolument sûre ; 2° que pour offrir au prêteur une hypothèque à peu près sûre il faut que l’emprunteur fasse des frais énormes ; 3° que la réalisation de la créance par vente de l’immeuble hypothéqué est très lente et très coûteuse.
L’agriculteur français se trouve ainsi placé, quant au crédit sur gage, dans des conditions aussi mauvaises ou pires que quant au crédit personnel. Il ne faut donc pas nous étonner des plaintes que nous entendons ni les accuser d’injustice ou même d’exagération. Il s’agit de chercher les moyens les meilleurs de combattre un mal très réel dont les causes sont nombreuses, complexes et profondes, puisqu’elles résident, soit dans les mœurs, soit dans des lois qui jouissent d’une grande autorité sur l’opinion et favorisent des intérêts privés éclairés et puissants, les intérêts des gens de loi.
II
Puisque nous avons abordé le problème par les généralités, ne craignons pas de toucher en passant une question plus générale encore que celle du crédit, celle que soulève une conclusion hâtive que nous devons formuler : « Puisque, nous dit-on, les obstacles qui s’opposent au développement du crédit agricole se trouvent principalement dans les mœurs, on ne peut les attaquer que par les moyens qui agissent directement sur les mœurs, savoir : l’enseignement et la prédication. Il y a donc beaucoup à prêcher et peu à faire, solution d’autant plus triste qu’on a enseigné quelque peu et prêché beaucoup, sans résultat sensible. »
Autant que qui que ce soit, nous respectons la liberté des individus et répugnons à toute action coercitive de la loi sur les mœurs. Mais nous ne saurions pour cela méconnaître que, les mœurs étant déterminées par l’ensemble des conditions que les arrangements sociaux font à l’individu, peuvent et doivent nécessairement être modifiées chaque fois que ces conditions sont changées. Les mœurs sont modifiées, nous le savons, et de la manière la plus favorable à la production, chaque fois qu’on fait tomber les obstacles que des lois trop réglementaires opposaient à l’initiative individuelle.
En effet, à mesure que l’initiative individuelle s’étend, la responsabilité individuelle s’étend aussi, de telle sorte que celui qui agit bien grandit, tandis que celui qui agit mal s’abaisse dans l’échelle sociale. De là résulte un enseignement plus efficace que celui des livres, des journaux et des prédicateurs les plus éloquents. Par conséquent, il est légitime d’espérer qu’en abolissant des restrictions qui limitent la liberté et la responsabilité des agriculteurs, on les mettrait en situation et en demeure de modifier celles de leurs habitudes qui s’opposent à la diffusion du crédit parmi eux.
Avant d’examiner ce qu’il convient de faire dans cette voie, étudions l’histoire et voyons ce qui a été fait.
Remontons à la Révolution et cherchons ce qu’elle a imaginé pour la solution du problème qui nous occupe.
III
La Révolution avait débuté par décréter l’abolition des privilèges, la liberté du travail et des contrats, particulièrement des contrats de crédit. Dès lors, le premier venu pouvait fonder une banque et émettre des billets payables à vue et au porteur ; d’autre part, chacun pouvait prêter et emprunter à tel taux d’intérêt qui lui convenait, sans restriction ni règlement d’aucune sorte.
Sous l’empire de cette législation libérale, plusieurs banques de circulation se fondèrent à Paris et, lorsque l’on connaît les lois économiques qui régissent ces établissements, on sait que ces banques se seraient en peu d’années répandues dans les départements. La liberté du prêt favorisait les développements du crédit dans l’agriculture, comme dans toutes les autres branches de l’industrie. Le taux de l’intérêt était élevé, parce que les capitaux étaient rares et aussi parce que les emplois lucratifs abondaient. J’ai connu des fortunes, modestes il est vrai, fondées par l’agriculture de 1795 à 1804 au moyen de capitaux empruntés à 10% et employés en achat de bétail.
La liberté ne pouvait suffire qu’à la condition que le législateur facilitât les contrats de crédit. Dans ce but, la Convention nationale, éclairée par l’exemple du commerce et par le sentiment de la liberté, sentit que les restrictions au moyen desquelles la loi civile prétendait protéger la propriété foncière s’opposaient au développement du crédit hypothécaire, et elle rédigea le Code du 9 messidor an III, qui fut bientôt rectifié et remplacé par les lois du 11 brumaire an VII.
Cette législation, sans être parfaite, contenait plusieurs principes excellents et susceptibles d’imprimer aux transactions hypothécaires une grande et salutaire impulsion. Nous n’en signalerons ici que trois principaux :
1° La suppression de l’hypothèque occulte qui permettait d’offrir au prêteur un gage de toute sécurité dont il lui était facile d’apprécier la valeur réelle ;
2° Une procédure d’expropriation rapide, sûre et peu coûteuse, grâce à laquelle on pouvait compter sur la réalisation du gage en cas d’inexécution du contrat ;
3° La faculté accordée au propriétaire par le Code de l’an III d’hypothéquer son immeuble, non à telle ou telle personne déterminée, mais à sa propre signature inscrite sur des lettres de gage ou cédules, transmissibles par voie d’endossement, sans responsabilité des endosseurs, de manière à rendre facile la négociation au détail des créances hypothécaires.
Les résultats des lois nouvelles furent prompts et énergiques : le crédit hypothécaire prit sur tout le territoire un développement rapide et donna lieu par suite à de nombreuses et foudroyantes expropriations. Un grand nombre d’entre les emprunteurs, en effet, avaient, comme il arrive toujours en pareil cas, mal employé les capitaux empruntés et ne se trouvaient pas, à l’échéance, en mesure de remplir des engagements contractés à la légère. Ils élevèrent leurs cris jusqu’au ciel, de concert avec les hommes de loi auxquels une procédure trop simple faisait perdre des profits dont ils avaient l’habitude depuis un temps immémorial.
Telle fut l’œuvre de la Révolution. Il est facile de prévoir les résultats qu’elle aurait eus, si elle avait duré. Les banques de circulation se seraient répandues, comme en Écosse, sur tout le territoire et auraient placé dans leurs succursales des directeurs capables de bien apprécier les qualités des agriculteurs distingués par leur aptitude pour les affaires. Ces succursales auraient, comme en Écosse, reçu en dépôt les capitaux épargnés et seraient devenues les agents principaux, sinon uniques, de placement : les crédules hypothécaires leur auraient fourni un instrument de négociation facile, acceptable et commode pour le capitaliste. Il est vrai que, comme en Écosse, la liberté aurait fait son œuvre, châtiant par l’expropriation et la ruine les imprévoyants, les prodigues, les incapables, en même temps qu’elle aurait favorisé et enrichi les agriculteurs capables, vigilants et laborieux, aux mains desquels le sol tout entier se trouverait aujourd’hui.
Mais, en matière de crédit agricole, comme en bien d’autres, les lois de la Révolution étaient trop libérales et trop simples pour les populations qui les subissaient à regret. Aussi, dès qu’un soldat avide et vain eût mis à néant les grandes libertés publiques, la restauration de l’Ancien régime commença et fut poussée avec une passion active. Il fut convenu que la Révolution avait été le désordre et que l’ordre consistait à revenir simplement à l’Ancien régime. On procéda dans les lois et institutions de crédit comme en toutes les autres.
La première attaque vint du gouvernement, non de l’opinion, et fut dirigée contre la liberté des banques. On se proposait de créer un établissement qui concentrât et mît à la disposition du pouvoir les fonds de caisse du commerce parisien et qui fournît en même temps une part à la curée qui suit habituellement les usurpations contre la liberté. On fonda la Banque de France, et comme le public regardait cette résurrection de la Caisse d’escompte d’un œil soupçonneux et continuait sa confiance aux banques de circulation existantes, on viola sans plus de façon la propriété que leur assurait le droit commun d’émettre des billets à vue et au porteur, et on les dépouilla par un acte d’autorité de cette propriété.
Notons en passant que ces banques avaient rendu de grands services sans donner lieu à aucune plainte. Non seulement elles n’avaient pas cessé un seul instant de remplir leurs engagements, mais elles avaient résisté à plusieurs tentatives déloyales dirigées contre leur crédit depuis l’établissement de la Banque de France. Notons, en outre, qu’en conférant à cet établissement le privilège exclusif d’émettre des billets à vue et au porteur, à Paris et dans les villes où il aurait des succursales, la réaction consulaire et impériale dépassait l’Ancien régime, qui avait bien conféré à la Caisse d’escompte un privilège, mais non par un privilège exclusif, c’est-à-dire un monopole.
Le monopole de la Banque de France fut le premier pas fait dans le sens de la restauration de l’ordre, c’est-à-dire de l’Ancien régime, en matière de crédit. On ne tarda guère à faire un pas nouveau et très important par la destruction des lois hypothécaires de l’an VII.
Ces lois, nous l’avons dit, facilitaient les expropriations, et, à ce titre, mécontentaient beaucoup les hommes toujours nombreux qui aiment à emprunter, mais qui n’aiment pas à payer ; elles mécontentaient aussi les gens de loi, qui ne pouvaient plus exploiter cette riche mine à procès des expropriations. Une occasion favorable se présentait pour renverser ce monument de la Révolution : on rédigeait ce Code civil destiné à prendre avec tant de pompe le nom de « Code Napoléon », et il devait contenir les règles d’un régime hypothécaire. Les habiles et rusés praticiens auxquels la rédaction de ce Code était confiée firent adroitement valoir les intérêts des mineurs et des femmes mariées pour introduire des hypothèques occultes : la transcription des actes de vente cessa d’être obligatoire sans que le privilège du vendeur fût entamé, de telle façon que la sûreté de l’hypothèque disparut. Le propriétaire d’immeubles avait cessé de pouvoir hypothéquer ses biens à sa signature, et les fonctions comme la responsabilité des conservateurs des hypothèques étaient réduites de moitié sans que leurs émoluments souffrissent la moindre diminution. L’œuvre de réaction fut couronnée par le Code de procédure, qui compliqua, au grand avantage des gens de loi et des emprunteurs de mauvaise foi, les formalités nécessaires pour l’expropriation.
Grâce à la législation impériale, l’emprunteur hypothécaire put rester pendant de longues années en possession de ses biens à la barbe de ses créanciers non payés ; il put détériorer par une administration inhabile, négligente et précaire, l’immeuble hypothécaire qui était leur gage, susciter des incidents sans fin et amonceler sans mesure les frais de justice, toujours privilégiés sur le prix de l’immeuble. C’était ce qu’on appelait alors « défendre la propriété foncière contre les pièges des usuriers et des agioteurs ».
Peut-être est-il vrai, comme on l’a dit, qu’un grand nombre de propriétaires fonciers applaudirent à ce changement, surtout en voyant les anciens prêteurs, frustrés dans leurs légitimes espérances, réduits à perdre une partie tout au moins de leurs créances, à subir des tracas infinis et des délais interminables. Mais cette joie ne fut pas de longue durée : les prêteurs disparurent bientôt, et le crédit se retira pour longtemps de la propriété foncière.
La secousse causée par cette retraite fut rude et suscita des plaintes amères, mais ces plaintes, au lieu d’être dirigées contre les restrictions déplorables qui venaient d’être introduites, s’élevèrent contre ceux qui en avaient été victimes, contre les capitalistes, qui, tout naturellement, exigeaient un taux d’intérêt d’autant plus élevé que leurs sûretés devenaient moindres. On réclama contre eux des restrictions nouvelles, et on aboutit à la loi de 1807, qui limita le taux de l’intérêt à 5% en matière civile, à 6% en matière commerciale. Bientôt la loi pénale vint punir le fantastique délit d’usure. Alors on put triompher et proclamer le rétablissement de l’ordre : l’œuvre de la Révolution, en matière de crédit, était détruite ; la législation de l’Ancien régime se trouvait rétablie tout entière et aggravée.
Cette législation subsiste encore. Vainement le mouvement libéral de la Restauration enfanta quelques banques départementales : le monopole de la Banque de France se renforça et s’étendit sous le gouvernement de Juillet et sous la République ignorante de 1848. Les lois limitatives du taux de l’intérêt ont de même reçu, en 1850, un nouveau perfectionnement que l’on peut considérer comme le dernier terme de la réaction.
Quant à la législation hypothécaire, elle a été l’objet de réclamations nombreuses et constantes qui n’ont abouti qu’avec peine et bien tard à des réformes tout à fait insignifiantes. Comme il y a pour les capitalistes un danger très grand et chaque jour mieux connu à prêter à l’agriculture, les cultivateurs ne trouvent que des prêteurs aventureux, plus ou moins hommes de loi, et des conditions de prêt très onéreuses. Bien souvent, au lieu des cédules hypothécaires autorisées par la loi de messidor an III, on les a vus souscrire des lettres de change en blanc qui les mettaient à la discrétion d’agents d’affaire de mauvaise foi, et ils ont été surpris plus d’une fois, au mépris de toutes les conventions, par des échéances imprévues.
En effet, s’il convenait au prêteur de négliger un moment la garantie hypothécaire pour s’attaquer à la personne, il remplissait la lettre de change en tirant sur un débiteur imaginaire, la faisait protester faute d’acceptation et revenait contre le tireur au moment où celui-ci y songeait le moins. C’est là un tour que j’ai vu faire et auquel des milliers d’emprunteurs hypothécaires ont été exposés pendant de longues années, auquel des milliers peut-être sont encore exposés aujourd’hui.
Le crédit des agriculteurs a souffert une nouvelle et grave atteinte, lorsque la multiplication des emprunts et titres des sociétés anonymes a offert aux capitalistes des moyens plus tentants que le prêt hypothécaire pour placer leurs fonds à la Bourse de Paris et pour se ruiner.
Il est bien remarquable que personne n’ait songé à apprécier dans leur ensemble les réformes opérées en matière de crédit par la Révolution et supprimées par les restaurateurs de l’Ancien régime. La réaction a poursuivi son œuvre d’instinct, sans vues d’ensemble, et ceux qui l’ont combattue ne se sont pas élevés beaucoup plus haut qu’elle. Si l’on réclame, c’est parce que l’on souffre plutôt que parce que l’on pense, et jamais on n’a vu une application plus manifeste de la maxime de Franklin : « si vous ne voulez pas écouter la raison, elle ne manquera pas de se faire sentir. »
On a beaucoup écrit et parlé, depuis trente ans, sur la manière de procurer du crédit aux agriculteurs. On a fait aussi dans ce but des propositions nombreuses que nous n’entreprendrons pas de discuter. Quelques écrivains ont fait connaître les associations de grands propriétaires allemands empruntant au public, sous leur garantie solidaire, et ont proposé de les imiter. Mais cette combinaison ne pouvait convenir aux petits propriétaires. D’ailleurs nos institutions politiques et administratives nous tiennent depuis si longtemps dans une sorte de système cellulaire que nous ne nous connaissons plus les uns les autres et n’osons même pas concevoir l’idée d’une action collective libre. Aussi les projets tendant à associer dans une solidarité commune des groupes de propriétaires emprunteurs n’ont pas eu de suite.
Ceux qui ont proposé d’organiser le crédit hypothécaire au moyen d’une grande compagnie autorisée par le gouvernement ont été plus heureux. Dès qu’il y avait des primes à gagner sur les émissions d’actions et d’obligations, bien des difficultés devaient être vaincues. Aussi la compagnie du Crédit foncier de France a-t-elle obtenu le privilège d’une législature hypothécaire de faveur, dont le commun des prêteurs ne profitait pas. On n’a pas laissé de trouver cette création magnifique, très libérale, et d’emboucher en son honneur toutes les trompettes de la renommée.
Toutefois, sans prétendre juger, ni même mentionner ici les opérations de cette compagnie, nous pouvons dire que son action s’est exercée de préférence sur les affaires de toute sorte, auxquelles les démolitions et constructions, entreprises sur une échelle immense, ont donné lieu à Paris et dans quelques grandes villes.
M. d’Esterno a raconté avec une naïveté fort instructive et non sans malice comment quelques agriculteurs éclairés, ayant eu l’idée d’une institution qui, à défaut du Crédit foncier, procurât des capitaux à l’agriculture, cette idée prise au vol et transformée par des gens habiles, avait donné lieu à la création d’une nouvelle compagnie financière qui, si elle prête peu aux campagnes, attire à elle en compensation les capitaux qui y restaient encore disponibles. Faut-il s’en étonner ? Nullement. On ne peut pas exiger que des hommes, pouvant se faire une grande position par les avantages de toute sorte que leur procure la fondation d’une compagnie privilégiée, les négligent pour servir une idée abstraite et trop générale pour aboutir à des résultats d’utilité publique par des moyens purement financiers, l’idée de l’établissement d’un crédit spécialement agricole.
IV
Avant d’aborder l’étude des moyens pratiques d’obtenir pour les agriculteurs le plus grand crédit possible, il convient de rechercher les causes qui ont rendu stériles les réclamations et les tentatives qui ont été faites dans ce but depuis une trentaine d’années.
Remarquons que les études publiées, les réclamations formulées sont en général marquées du caractère que la restauration de l’Ancien régime a imprimé à notre époque. On a cherché des privilèges particuliers, des expédients spéciaux, de petits mécanismes bien ingénieux, des organisations, pour employer le mot à la mode. Cette inclination, qui est aussi la mère du socialisme, naît de la facilité avec laquelle on comprend et approuve les combinaisons que l’on a soi-même imaginées sans trop d’étude, en se bornant à ne pas tenir compte des habitudes générales des hommes. Les mécanismes exercent une autre séduction plus positive : ils aboutissent à la création de fonctions officielles largement honorées et payées. Comment ne tenteraient-ils pas les imaginations et les appétits ? Acquérir, d’un seul coup, la gloire et la richesse, devenir en même temps un bienfaiteur de l’humanité et un puissant de la finance ! Quel rêve !
Ce n’était pas ainsi que procédaient les réformateurs de la fin du siècle dernier. Leur méthode était plus générale, plus simple, et aussi plus désintéressée. Ce ne sont pas eux qui auraient imaginé d’introduire dans les institutions sociales une réforme importante sans toucher à la condition générale de l’individu, à ses idées, à ses calculs, à ses habitudes, ni de séparer l’étude du crédit sous telle ou telle forme de l’étude du crédit sous toutes les formes. Ils croyaient que, pour réformer utilement, il fallait d’abord observer et apprendre, puis s’adresser à l’homme tout entier et le mettre en position d’améliorer sa destinée par lui-même, au moyen d’un effort soutenu de son intelligence et de sa volonté.
Rentrons dans cette voie féconde et observons tout d’abord que les entreprises agricoles sont très nombreuses, très dispersées, puisqu’elles occupent toute la superficie du territoire et que chacune d’elles est peu étendue. De là nous pourrons tirer directement une conséquence nécessaire et importante, savoir : que les agriculteurs en général n’obtiendront un crédit régulier et considérable qu’autant que les administrateurs des capitaux à prêter seront très nombreux et dispersés sur toute la superficie du territoire.
Cette simple considération nous montre que l’agriculture ne peut attendre un crédit un peu étendu et bien administré d’aucune grande compagnie financière, quelle qu’elle soit ou puisse être. En effet, une grande compagnie ne peut se maintenir que par un règlement rigide et bien observé, qui ne tient compte ni des situations personnelles, ni des circonstances locales, par des employés assez peu nombreux, procédant uniformément, ou par des délégués. Si elle procède directement et par employés, elle ne peut s’étendre et couvrir ses frais ; si elle procède par délégués, elle court des risques qu’il faut couvrir par une prime ; cette prime, ainsi que le salaire des délégués, sont payés par les emprunteurs.
Non seulement une grande compagnie privilégiée ne peut pas procurer aux agriculteurs un crédit convenable, mais elle les prive de celui qu’ils pourraient obtenir sans elle en attirant à Paris et en précipitant à la Bourse les capitaux des campagnes.
Donc toute grande compagnie financière privilégiée est par sa nature même impuissante à servir le crédit agricole et elle lui nuit.
V
L’ensemble des mesures propres à donner au crédit agricole tout le développement dont il est susceptible est facile à indiquer, et nous allons essayer d’énumérer rapidement les principales. Ce sont des réformes de droit commun qui consisteraient toutes à supprimer des restrictions imposées à la liberté du travail et des contrats.
Ces réformes sont :
1° L’abolition du monopole de la Banque de France et la liberté des banques d’émission ;
2° L’abolition des lois limitatives du taux de l’intérêt ;
3° Le retour au régime hypothécaire des lois de brumaire an VII ;
4° L’abolition des dispositions du Code civil qui exigent dans le contrat de nantissement la remise du gage ; qui créent des immeubles par destination et établissent un privilège de droit, au profit du propriétaire, sur les bestiaux, récoltes et instruments agricoles du fermier ;
5° L’abolition de tout privilège accordé aux sociétés du Crédit foncier et du Crédit agricole.
Essayons maintenant d’exposer les motifs principaux de ces propositions.
Sans revenir sur les considérations que nous avons exposées dans ce journal et ailleurs en faveur de la liberté des banques, rappelons les traits principaux du régime qu’elle a établi en Écosse, et voyons ce qui résulterait de l’établissement en France d’un régime semblable.
L’Écosse possède 12 banques et 642 succursales. Prenons pour base de nos comparaisons le chiffre de la population. Nous trouverons pour la France 152 banques et 8 132 succursales.
Le capital réuni des banques d’Écosse est de 9 355 000 livres sterling ; leur circulation de billets s’élève en moyenne à 4 367 983 livres, et les sommes déposées chez elles à 60 millions sterling[1]. On pourrait donc espérer de voir en France, sous l’empire de la liberté, le capital des banques s’élever à 2 962 410 000 francs, leurs billets à 1 milliard 383 184 616 fr., c’est-à-dire à quelques millions de plus seulement que ceux de la Banque de France, et leurs dépôts à 19 milliards.
Ces chiffres, qui semblent si remarquables lorsqu’il s’agit de la France, ne sont pourtant que l’expression d’un état de choses réalisé dans un pays peu éloigné, qu’on peut visiter sans peine et à peu de frais. Nous avons montré ailleurs comment la liberté des banques avait, par un développement logique et nécessaire, contribué à créer cette merveilleuse extension du crédit.
Certes, s’il y avait, en France, 8 000 succursales de banque, administrées par autant de praticiens d’une habileté reconnue et éprouvée, disposant du capital de 2 962 410 000 fr., des 1 383 194 000 fr. de billets et des 19 milliards de dépôts, c’est-à-dire en tout d’une somme de plus de 23 milliards, on peut assurer que le crédit serait abondant et réparti avec toute l’intelligence désirable, dans les campagnes comme dans les villes. Que peuvent faire, en comparaison, les mécanismes organisés les plus ingénieux, avec leurs chétives ressources et leurs petites brigades d’employés abêtis par la hiérarchie, et disposant avec crainte de la confiance hésitante de quelques capitalistes ?
Il est vrai que, si les capitaux épargnés allaient se placer dans les banques, ils n’afflueraient peut-être pas autant dans les entreprises de toute sorte qu’on lance à la Bourse de Paris, où les pertes constatées depuis quinze ans ne s’élèvent guère à moins de 50% des sommes placées !
Mais ces capitaux resteraient auprès de l’agriculteur, entre les mains d’un homme tout disposé à les lui prêter, et aussi capable que possible d’apprécier les garanties personnelles aussi bien que les garanties matérielles qui pourraient lui être offertes.
Resterait à étendre ces garanties, car si les restrictions législatives demeuraient telles quelles sont aujourd’hui, la liberté des banques ne saurait suffire à donner aux agriculteurs français un crédit comparable à celui de l’agriculteur écossais.
Il faudrait donc abolir d’abord les lois limitatives du taux de l’intérêt, qui créent un délit imaginaire, présentant le prêteur comme une sorte de malfaiteur, ou tout au moins d’homme de proie, malhonnête et suspect, placé hors du droit commun, dont le magistrat doit limiter les gains, lorsqu’il ne limite ni ceux du propriétaire de terres ou de maisons, ni ceux du fermier, ni ceux de l’ouvrier.
Il faudrait ensuite, et surtout, réformer d’une façon radicale le régime hypothécaire. En Écosse, l’engagement hypothécaire est très sérieux, car il confère au prêteur le droit de vendre sans délai l’immeuble hypothéqué. C’est certainement le régime le plus favorable au développement du crédit. Mais nos préjugés ne nous permettent pas d’aller jusque-là. On pourrait se contenter de faire disparaître l’hypothèque occulte, le privilège non inscrit, d’accélérer la vente et de simplifier la procédure relative à l’ordre.
Et les mineurs ! et les femmes mariées ! s’écrie la routine. Pourquoi ne définirait-on pas le chiffre de leur créance éventuelle et n’obligerait-on pas, sous peine corporelle, en cas de préjudice causé à des tiers, les tuteurs et les maris à faire inscrire l’hypothèque établie par la loi ? Pourquoi, puisque nous avons un ministère public, qui ne sert guère qu’à augmenter les frais et les lenteurs des procédures, ne pas le charger de l’inscription de ces hypothèques ? Ce sont là des difficultés qui n’ont rien de sérieux et que l’on vaincra le jour où on le voudra.
Quant à la rapidité des exécutions que l’on redoute, et dont on s’est plaint sous le régime des lois de la Révolution, c’est la condition sine qua non du crédit hypothécaire. Tout crédit repose sur l’exécution exacte et inévitable du contrat qui le constitue. Si l’on craint l’exécution, il ne faut pas emprunter ; mais si l’on veut avoir des facilités d’emprunter, c’est-à-dire du crédit, il faut se soumettre à l’exécution rapide et à ses conséquences. Il y a de la mauvaise foi à vouloir emprunter et être couvert, ou, comme on dit, protégé par la loi contre les conséquences d’un contrat librement consenti : cette mauvaise foi est nuisible à ceux surtout qui en sont animés et au pays ensuite. Qui peut dire ce que serait aujourd’hui l’agriculture française si les lois de la Révolution, ayant agi jusqu’à nos jours, avaient constamment éliminé les incapables et appelé des hommes actifs et intelligents à les remplacer ? On ne l’a pas voulu ; on a préféré persister dans l’ignorance et la routine ; on n’a pas le droit de se plaindre de ce qu’elles règnent aujourd’hui.
Nous demanderions encore une autre réforme de la législation civile qui reconnût le nantissement sans remise effective du gage. Par ce contrat, l’emprunteur prendrait l’engagement solennel de ne pas disposer du gage, soit par un nouvel emprunt, soit par la vente, sans l’intervention du prêteur, et toute violation de cet engagement serait punie comme une escroquerie. Le prêteur serait juge de la confiance qu’il lui conviendrait d’accorder à un engagement de ce genre. — Mais il faudrait, pour rendre ce contrat fécond, effacer de nos Codes les dispositions arbitraires qui définissent les meubles et les immeubles et celles qui réglementent arbitrairement aussi et contre raison presque tous les contrats qui intéressent l’agriculture[2].
Il conviendrait en outre, quoique cela importe moins, d’abolir les privilèges qui peuvent conférer aux sociétés financières existantes un avantage quelconque sur leurs concurrents en dehors du droit commun.
À ces conditions, il serait facile d’introduire et de développer en France le crédit agricole, au point de pouvoir atteindre, avec le temps, toute la perfection que l’on peut espérer en pareille matière. Mais, si l’on veut sortir des réformes de droit commun, imaginer des privilèges, des organisations, des mécanismes particuliers, on pourra servir l’intérêt de quelques personnes, obtenir des fonctions, la fortune et peut-être même la popularité ; mais on ne réalisera rien de grand et d’utile soit à la masse de la population, soit à l’intérêt spécial des agriculteurs.
COURCELLE-SENEUIL.
—————————
[1] Ces chiffres sont empruntés au livre de M. Wolowski intitulé : la Banque d’Angleterre et les Banques d’Écosse. Nous avons pris pour base des calculs les chiffres ronds de 25 fr. pour le change de la livre sterling, de 3 millions pour la population de l’Écosse, et de 38 millions pour celle de la France.
[2] La plupart de ces réformes du Code civil ont été demandées par M. d’Esterno dans une brochure aussi spirituelle que sensée : La crise agricole et son remède, le crédit agricole.
Laisser un commentaire