Dans la question des accidents du travail, Eugène Rostand voit encore une fois un exemple de la supériorité de l’initiative privée sur l’action publique. Les systèmes étatistes d’assurance collective obligatoire sont remplis de périls pour l’avenir, et dès leurs premières années d’existence ils ont montré au monde l’ampleur de l’erreur théorique sur laquelle ils reposent. Pour résoudre les souffrances causées par les accidents du travail, il faut donc accepter de se tourner vers la liberté.
LES ACCIDENTS DU TRAVAIL MANUEL
[Eugène Rostand, L’action sociale par l’initiative privée, t. II, 1893, p. 697-701.]
L’APPORT DES INITIATIVES INDIVIDUELLES ET DE LA SCIENCE LIBRE AUX SOLUTIONS DU PROBLÈME
6 août 1897.
Il n’est pas de question plus complexe : plus les économistes, les actuaires, les savantes recherches du comité permanent qui s’y est voué, les débats des congrès internationaux depuis 1889 en étudient, en approfondissent les parties diverses[1], plus les solutions apparaissent difficiles, embarrassantes.
La trancher par le statu quo n’est pas malaisé, si l’on écarte avec M. Yves Guyot la notion nouvelle de ce qu’on a appelé dans la technologie spéciale le risque professionnel… Mais comment nier aujourd’hui les dangers inéluctables qu’ont créés pour l’ouvrier les conditions modernes de l’industrie ? La réparation forfaitaire et rapide des maux que l’accident du travail manuel cause dans la vie de l’ouvrier qui vit du salaire, c’est une idée qu’un sentiment de plus en plus répandu de justice et de solidarité humaines a introduite ou va introduire dans la plupart des législations européennes.
Du risque professionnel cependant aux systèmes étatistes d’assurance, il y a loin.
Dès le congrès de Berne, je résumais mon opinion en ces termes : obligation de l’assurance si la nécessité absolue en est démontrée, mais liberté du mode et de l’organe[2]. Cette formule, alors nouvelle (sauf peut-être en Belgique, où je crois qu’une commission l’avait entrevue en 1887), a fait fortune depuis : les projets de loi italiens s’en sont inspirés, et aussi les esquisses belges.
Je la crois toujours infiniment préférable, et je l’ai dit devant le congrès international de Bruxelles[3], à l’assurance par des organes officiels. Mais à observer les faits, loin d’être poussé du côté des combinaisons étatistes,je serais plutôt porté à me demander s’il est même nécessaire et bon d’aller jusqu’à l’assurance forcée.
Ce n’est pas qu’on puisse ne pas admirer l’énorme construction allemande, surtout le grand rôle qu’y a joué l’organisateur M. Bodiker. Mais elle a des aspects incertains.
A-t-elle contribué à augmenter les accidents ? A-t-elle été impuissante à supprimer les procès ? A-t-elle dégoûté les ouvriers du socialisme ? On a des réponses à ces doutes graves. Ces réponses sont souvent de celles dont le proverbe dit : qui veut trop prouver ne prouve rien. Car le Message impérial du 17 novembre 1881 avait bien le légitime espoir de servir l’apaisement social, et dans la marche ascensionnelle des accidents, il n’est pas admissible pour le sens commun qu’un certain relâchement de la prévoyance n’entre pas pour une part.
Ce qui pourtant me frappe davantage que ces objections, sur lesquelles M. Yves Guyot insiste surtout, le voici.
Le mécanisme est trop coûteux, en ce sens que la déperdition qui en résulte par l’excès des frais relativement aux indemnités est disproportionnée aux sacrifices imposés et au risque des insolvabilités des employeurs.
Le système engage trop l’avenir. Au moins, puisqu’il met les mathématiques dans les lois, y faudrait-il la certitude. Or sur presque tous les points, les techniciens se divisent. L’équivalence rigoureuse entre les bases de la prime et celles de l’indemnité manque en Autriche, et il s’en est déjà suivi des mécomptes[4] ; en Allemagne, on commence à peine, il faut modifier, on n’est pas d’accord sur les modifications, l’organisateur se retire, et un maître de la science actuarielle, l’éminent directeur général de la Caisse d’épargne de Belgique, M. Lepreux, a prouvé à Bruxelles qu’on ne sait où l’on va. Que de dangers à engager ainsi l’avenir sans des certitudes ! Comment parer d’ailleurs à celles que rend inévitables l’emploi de capitaux gigantesques, avec les mobilités du taux ?
Le système introduit, acclimate une notion que tous les défenseurs de la responsabilité humaine doivent redouter, surtout dans notre France centralisée à outrance, celle de l’État-providence ou tuteur, réglant tout, dirigeant tout, surveillant tout. Jusqu’où n’ira-t-on pas avec l’idée de l’assurance obligatoire d’État ? De la vieillesse, de la maladie, du chômage, on ira à tout. Un Suisse, M. Favon, a soutenu à Bruxelles qu’il fallait étendre le principe à tous les accidents de force majeure, même non professionnels. J’ai cité au congrès la proposition qu’au même moment MM. Frank, Keiffer et Maingie, savants distingués, présentaient pour l’assurance du repos des accouchées : la loi, disent-ils, a le devoir d’interdire le travail pendant les couches de l’ouvrière, ce qui est soutenable ; mais l’État contracte en même temps l’obligation d’assurer l’ouvrière contre les risques de ce chômage forcé[5]. Où s’acheminerait-on ainsi ? Quoi ! toujours l’État ? Jusqu’à quoi pousserait-on sa fonction d’assurance, avec les milliers d’agents qu’elle comporte ? L’État fait mal tout ce qu’il fait, même dans le cercle de ses compétences, et on étendrait sa main partout ? Comment pourrait-il tenir tête à tout ce qu’on lui demande, lui si lent déjà, si médiocre, si paperassier, si débordé ?
Le système ouvre une voie au cours de laquelle l’enchère politique est inévitable et périlleuse, dans l’abaissement des cotisations d’assurance et dans la hausse du taux d’indemnisation. Les hommes qui le manient en Allemagne et en Autriche, ou qui songent à le manier ailleurs, ne savent pas quels héritiers leur réserve le temps : or les politiques prévoyants pourraient se définir ceux qui ne font rien où les gouvernements mauvais trouvent une justification et des armes.
Enfin cette conception d’un seul des détails de l’organisation du travail est tellement compliquée (on en a une preuve dans l’immense littérature qu’elle a fait naître), elle exige une telle perfection scientifique, que peu à peu élargie, elle apparaît comme devant rendre l’existence d’un pays trop difficile, trop surchargée d’obligations, trop minutieusement réglementée, trop mécanique, trop stérilisée par l’automatisme. Que deviendrait la vie au milieu de ce réseau de coactions étroites, rigides, enchevêtrées, dans lequel on rêve de l’enserrer heure par heure ? Que deviendraient la responsabilité humaine, l’effort, le sentiment lui-même de la solidarité ? Pourquoi ne pas laisser opérer le perfectionnement spontané et continu des organisations sociales par l’action libre, la plus apte à réaliser du progrès, et qui, en fait, en a réalisé dans une mesure immense ? Que de lenteurs pour la moindre amélioration légale, quelles difficultés d’application, quelle pauvreté de résultats ! Quand on compare cela aux créations de l’initiative libre, quelle supériorité pour celles-ci !
Voilà par quelle série de réflexions je sens ma conscience résister de plus en plus aux solutions comme celles que l’Allemagne et l’Autriche ont données au problème des accidents du travail.
Peut-on le résoudre, quant à la réparation (car sur la prévention on est d’accord), par des moyens plus simples, n’offrant pas les inconvénients, les vices profonds que nous venons d’indiquer ?
Si oui, il faut en user ;
que ce soit l’obligation de s’assurer, avec la liberté du mode et le choix de l’assureur, mais une liberté complète, qui laisse une pleine égalité entre les organes libres et les organes officiels :
ou que ce soit l’indemnisation tarifiée du risque professionnel, avec procédures rapides, solution d’autant plus intéressante qu’elle multiplierait forcément l’assurance libre, la porterait jusqu’au maximum.
Procédons en France d’après ces vues, au lieu de repousser un progrès nécessaire, au lieu aussi d’ajourner sans cesse en édifiant projets de loi sur projets de loi entre chambres qui ne savent s’entendre. Il y a des parties, et les plus importantes, de la question qui vraiment sont mûres : concluons sur celles-là. Si la solution était expérimentalement insuffisante, nous pourrions ensuite la compléter, et nous serions d’autant plus à l’aise pour le faire qu’elle n’aurait pas enserré tout un pays, comme les systèmes étatistes, dans des situations inextricables.
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[1] Voir surtout la publication du Bulletin du Comité international permanent qui depuis huit années suit le mouvement avec un soin jamais en défaut, et le remarquable ouvrage de M. Maurice Bellom, Les lois d’assurance ouvrière à l’étranger (Paris, Rousseau), dont les proportions et la densité suffisent à révéler l’étendue, la gravité, les complications du problème.
[2] Le 25 septembre 1891 : v. mon dire, et notamment la conclusion, au volume de Comptes-rendus du congrès international des Accidents du travail à Berne (p. 710 a 713), Berne, impr. Karl Stampfli, 1891.
[4] L’année 1895, la plus récente dont nous ayons les résultats, a soldé par un déficit de 867 452 fl., et qui eût été plus fort si on n’avait surélevé le montant des primes. Tous les ans les dépenses excèdent les prévisions et les cotisations.
[5] V. l’Assurance Maternelle, par MM. L. Frank, Keiffer et Maingie (Bruxelles, Lamertin, 1897), contribution intéressante à l’étude d’une question qui doit émouvoir tout cœur sincère, mais où les auteurs ont eu le tort d’admettre une nouvelle intrusion de l’État dans le rôle d’assureur, et en un ordre de faits où le contrôle est si délicat !
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