En 1894, Yves Guyot revient dans la Revue politique et parlementaire sur les discussions qui viennent d’avoir lieu, lui présent, au congrès de Milan sur les accidents du travail. Venu sans préjugé, Guyot a pu étudier les effets de l’assurance obligatoire par l’État instaurée en Allemagne, et il en est revenu plus favorable que jamais à l’assurance libre et aux prescriptions existantes du Code civil.
Yves Guyot, « Les accidents du travail et le Congrès de Milan », Revue politique et parlementaire, t. II, 1894.
LES ACCIDENTS DU TRAVAIL ET LE CONGRÈS DE MILAN [1]
I. — LE CONGRÈS
Le Troisième Congrès international des accidents du travail vient d’avoir lieu à Milan. Le premier avait eu lieu à Paris, en 1889, le second à Berne, en 1891[2]. Dans le premier, les représentants de l’Office impérial des assurances allemandes étaient absents. C’était fâcheux : car toutes les discussions roulaient ou sur le maintien de la responsabilité civile telle qu’elle est établie par l’article 1382 du Code civil ou sur sa transformation en assurance obligatoire, d’après les principes de la loi allemande du 6 juillet 1884.
Au congrès de Berne et de Milan, M. Bœdiker, le président de l’Office impérial des assurances, est venu, accompagné de fonctionnaires allemands, de représentants du système allemand et de fonctionnaires autrichiens. Il a présenté son système, en a vanté les avantages et se trouvait tout prêt à répondre aux critiques. Il a foi dans son œuvre, et est doué d’un ardent esprit de prosélytisme. Nous pouvons donc dire que, lorsqu’il n’a pas répondu aux critiques produites, du reste, d’après les renseignements fournis par lui-même, c’est qu’il ne pouvait rien répondre.
Sur cette grave question des accidents du travail, ayant lu beaucoup de documents écrits, je dois dire que j’allais au congrès de Milan dans le seul but de me renseigner. Je n’avais aucune idée préconçue, je savais que contre le système de la responsabilité du code civil, on peut invoquer des situations cruelles[3]. Si je pouvais trouver un meilleur système, je ne demanderais pas mieux que de l’adopter, d’autant plus que je suis pour le libre échange des idées encore plus que pour le libre échange des produits.
Quel a été le résultat de cette enquête, de l’étude des nombreux et importants rapports présentés au congrès de Milan par MM. Bœdiker, président de l’Office impérial des assurances à Berlin ; Von Mayr, ancien sous-secrétaire d’État de l’empire allemand ; Westerouen van Mæteren, ancien président de l’Association néerlandaise pour prévenir les accidents du travail ; Kaan, inspecteur au département des assurances du ministère de l’intérieur à Vienne ; Luzzatti, ancien ministre du trésor en Italie; Cheysson, inspecteur général des ponts et chaussées ; Auguste Fontaine, sous-directeur de l’Office du travail ; Dory, Delafond, Bellom, ingénieurs des mines?
Le Congrès avait nommé parmi ses présidents d’honneur M. Léon Say, quoique faisant partie de la minorité, et pour président effectif, M. Linder, président du conseil général des mines. Les discussions ont été courtoises ; les rapports personnels très convenables ; mais il ne s’agissait pas d’amabilités, il s’agissait de discuter une question, de l’envisager sous toutes ses faces et d’en montrer toutes les conséquences.
Toute affirmation pouvait provoquer une critique, toute critique une réponse. Je reviens du congrès de Milan avec une conviction d’autant plus forte qu’elle a été plus martelée.
II. — LA RESPONSABILITÉ CIVILE.
On sait que, dans le droit civil français, tout fait, même non intentionnel, mais dommageable à autrui, comporte réparation ; l’article 1382 du Code civil pose ce principe dans les termes suivants : « Tout fait de l’homme qui cause à autrui un dommage oblige celui par la faute duquel il est arrivé à le réparer ».
L’article 1383 n’est que la doublure du précédent : « chacun est responsable des dommages qu’il a causés, non seulement par son fait, mais encore par sa négligence et par son imprudence ». L’article 1384 ajoute : « On est responsable, non seulement du dommage que l’on cause par son propre fait, mais encore de celui qui est causé par le fait des personnes dont on doit répondre ou des choses que l’on a sous sa garde. Les maîtres et les commettants sont responsables des dommages causés par leurs domestiques et préposés dans les fonctions auxquelles ils les ont employés. » D’après l’article 1385, « le propriétaire d’un animal, ou celui qui s’en sert, pendant qu’il est à son usage, est responsable du dommage qu’il a causé, soit que l’animal fût sous sa garde, soit qu’il fût égaré ou échappé ».
L’article 1386 déclarant que « le propriétaire d’un bâtiment est responsable du dommage causé par sa ruine, lorsqu’elle est arrivée par suite du défaut d’entretien ou par le vice de sa construction » était inutile ; car la responsabilité qu’il prévoit se trouve nettement déterminée dans l’article 1382.
III. — LE SYSTÈME ALLEMAND.
L’Allemagne avait le même système de responsabilité que la France, toutefois avec une restriction : le patron n’était pas responsable, en principe, des accidents causés par ses représentants.
En cas d’accident, un ouvrier devait donc prouver que l’accident était le résultat de la faute directe du patron. La loi du 7 juin 1871 établit ce qu’on appelle le renversement de la preuve pour les accidents de chemins de fer, et, à l’égard de tout homme tué ou blessé dans l’exploitation d’un chemin de fer, elle déclara l’entrepreneur responsable à moins qu’il ne prouvât que l’accident avait été causé par la faute de la victime ou par un cas de force majeure. Elle déclara également que, dans les fabriques, mines, usines et carrières, lorsqu’un fondé de pouvoirs, ou représentant, chargé de la direction ou de la surveillance de l’exploitation des ouvriers amènerait un accident par une faute dans son service, l’entrepreneur était responsable du dommage causé par cet accident.
Il y avait donc en Allemagne trois systèmes différents, qui prouvent une singulière confusion juridique.
En Prusse, la loi du 10 avril 1854 avait obligé « les ouvriers des mines, salines et carrières à se réunir en associations minières », et avait fixé le minimum de secours que l’association devait donner dans chaque cas particulier. Les patrons devaient contribuer au moins pour moitié à ces secours. Cette législation passa dans les autres États de l’Allemagne.
L’idée de l’assurance obligatoire pour tous les autres ouvriers fut mise en avant, en 1869, dans la discussion de la loi industrielle du 21 juin 1869 par un grand exploitant de mines, M. Stumm. Il la reprit en 1878, dans la discussion de la loi contre les socialistes et fit adopter, le 21 janvier 1879, une résolution qui en posait le principe. Un industriel de Bochum, M. Baare, publiait, en 1881, un projet de loi qui devint la base de celui que déposa le gouvernement le 8 mars 1881. Il fut repoussé. Le gouvernement lui substitua le projet qui devint la loi actuelle du 6 juillet 1884. Les entreprises sont groupées en corporations réunies par genres d’exploitation. L’État ne participe pas à l’assurance, les ouvriers ne payent aucune contribution. Le paiement des secours ne commence qu’à la quatorzième semaine. Pendant les treize premières semaines, les frais de traitement de l’accident sont supportés par la caisse des maladies.
En principe tous les ouvriers et les employés gagnant moins de 2 000 marcs (2 500 fr.) par an sont assurés : la loi ne définit pas l’employé ; l’office des assurances ne tient pour assurés que les employés ayant la direction ou la surveillance de l’entreprise ou des ouvriers ; il exclut l’employé de bureau. Les ouvriers et employés de l’État sont placés sous le régime de la loi du 15 mars 1886 et ne sont pas assurés. Il y a aussi des exceptions pour les travaux dépendant des États ou des communes.
Le système de l’assurance en Allemagne est constitué par la loi du 15 juin 1883 contre les maladies, du 6 juillet 1884 contre les accidents et du 22 juin 1889 contre l’invalidité et la vieillesse.
Je ne m’occuperai ici que de la question des accidents.
IV. — LES PRÉTENTIONS DU SYSTÈME ALLEMAND ET LES FAITS.
Le système allemand émet quatre prétentions :
Diminuer le nombre des accidents ;
Être moins onéreux pour l’entrepreneur ;
Supprimer les litiges ;
Établir la paix sociale.
D’abord je fais une première constatation. L’assurance obligatoire n’est pas générale : car les entreprises commerciales, excepté les transports, n’y sont pas soumises ; la pêche qui, de tous les métiers, comporte le plus de risques, est en dehors ; les ouvriers occupés passagèrement sont en dehors ; enfin, les employés gagnant plus de 2 000 marcs (2 500 francs).
Je compare maintenant les prétentions et les faits.
Diminution du nombre des accidents ? On s’est efforcé d’atteindre ce résultat par les inspections multipliées des agents des corporations et des agents de l’Office des assurances. Ces agents ont le droit d’augmenter le tarif de la prime à payer, par tel ou tel industriel qui ne se conforme pas à leurs injonctions, dans une proportion qui s’élève jusqu’à 500%.
Chaque corporation a deux organes : l’assemblée générale et le Conseil. Le Conseil est le pouvoir exécutif de la corporation. Il paie les indemnités, répartit entre les entrepreneurs les charges annuelles, et ses membres ont le droit d’entrer librement dans toutes les usines, manufactures, ateliers, de prendre connaissance de leurs livres, de soumettre leurs concurrents aux investigations les plus complètes. Si un des exercés ne se montre pas suffisamment docile, il peut être frappé par le Conseil d’une amende de 1 000 marks (1 250 francs).
C’est un moyen commode pour certains industriels de persécuter leurs concurrents gênants. On paraît toujours supposer que, dans ces corporations, chacun ne cherche que l’intérêt commun de ses coassociés, mais ce sont des rivaux qui les forment. L’avantage n’est-il pas considérable pour les grandes et puissantes maisons contre les petites ? Ne trouvent-elles pas, dans cette organisation, un nouveau point d’appui pour augmenter leur importance ?
La loi allemande spécifie que les membres du conseil qui violeraient des secrets de fabrique seraient punis d’une amende de 1 500 M. et d’une condamnation pouvant aller jusqu’à trois mois de prison, si cette publication avait lieu sans intention de nuire. Si elle a lieu avec intention de nuire, la pénalité peut s’élever jusqu’à 3 000 M., et la loi ne fixe pas de maximum pour la prison. Ces pénalités ne sont prononcées que sur la plainte de l’inspecté. Mais la loi est trop naïve pour que cette naïveté ne soit pas volontaire. Si un concurrent veut abuser d’un secret surpris, c’est non point au profit du public, mais au sien. Quelle est la pénalité, s’il se l’approprie et en use ? La corporation crée des espions et des espionnés et place ses simples membres dans la dépendance des membres du conseil.
À ce point de vue, la loi allemande n’établit pas d’harmonie de relations entre industriels et provoque des inquiétudes et des méfiances justifiées.
Ces inspections ont-elles donc eu pour résultat de supprimer les accidents ?
D’après les statistiques des seules corporations industrielles allemandes, M. Dejace, professeur à l’université de Liège, a dressé le tableau suivant qui indique le nombre des accidents et leur nature, de 1886 à 1892 inclusivement[4].
Ce qui ressort de ce tableau, c’est, avec l’accroissement du nombre des accidents déclarés, s’élevant pendant cette période de 145%, et des indemnisés s’élevant de 211%, cette double constatation : que les catégories d’accidents figurant aux colonnes C et D témoignent de variations peu sensibles, malgré la promulgation de minutieux règlements préventifs contre les accidents, l’action énergique de nombreux inspecteurs, et la manière de plus en plus stricte dont les infirmités permanentes totales ont été entendues, tandis que, au contraire, il se produit une augmentation continue dans les catégories relatives aux accidents légers (Colonnes E et F.)
Les chiffres approximatifs pour l’exercice 1893, fournis par l’Office impérial, accusent une progression de plus en plus notoire des cas d’invalidité partielle permanente et d’incapacité momentanée.
Cette augmentation n’est pas due à ce qu’il y a un plus grand nombre d’ouvriers assurés, appartenant à des industries qui n’avaient pas été tout d’abord comprises dans la loi. Elle est proportionnelle. M. Auguste Fontaine[5], en ne prenant comme point de départ que la seconde année du fonctionnement de l’assurance, 1887, constate que, par 1000 assurés, l’incapacité de 13 semaines à 6 mois s’est élevée de 0,44 à 1,08 ; que la progression des accidents motivant indemnité, y compris la mort, s’est élevée de 3,72 à 5,24.
En Autriche, même phénomène.
Le nombre des accidents qui ont donné lieu à une indemnité, conformément à la loi, de 8 784 pour l’année 1891, s’est élevé à 9 422 l’année suivante.
Le rapport de M. Kaan, inspecteur supérieur au département des assurances au ministère de l’intérieur à Vienne, dit :
« Tandis que pour les accidents suivis d’invalidité peu grave, c’est-à-dire donnant droit à une rente d’invalidité inférieure à 20% du salaire annuel, les cas d’indemnité à payer furent de 89% plus nombreux en 1892 qu’en 1890, les accidents graves, c’est-à-dire ceux qui donnaient droit à plus de 20% du salaire annuel, subirent seulement une augmentation de 20% et, dans les cas suivis de mort, l’augmentation fut seulement de 5%. »
Il résulte de ces chiffres que le système allemand de l’assurance, chez certains ouvriers, diminue le sentiment de la responsabilité et même, chez d’autres, provoque l’accident volontaire.
Ce système est-il moins onéreux, pour l’entrepreneur, que celui de la responsabilité civile ?
Le grand industriel envisageait comme fort commode le système de l’abonnement. Il le met dans ses frais généraux. C’est la sécurité et la tranquillité. Que les accidents se produisent ensuite, il peut s’en désintéresser au point de vue économique, sinon au point de vue humain. La prime est payée et l’abonnement fonctionne.
Soit : mais cet abonnement ne reste pas fixe.
La progression des accidents a provoqué une première conséquence : l’élévation de la prime à payer.
[Primes, ou tant pour cent du salaire assuré, payées aux corporations professionnelles allemandes, exception faite de la corporation minière.]
1886 0,49
1887 0,73
1888 0,90
1889 1,00
1890 1,00
1891 1,14
1892 1,17
Soit une progression en six ans de 138% et on prévoit qu’elle peut doubler.
En Autriche, la cotisation est de 1,37% du salaire assuré.
Les industriels n’ont donc pas trouvé dans l’assurance obligatoire l’avantage qu’ils cherchaient : la fixité du risque.
La troisième prétention du système allemand est la suppression du litige et du juge.
Il en revient à la tarification qu’on trouve dans les lois des Visigoths et des Burgondes. Est-ce là un progrès juridique ?Tant un bras coupé, tant une jambe enlevée, tant une dent, tant un doigt : rien de plus simple et rien de plus barbare.
Les auteurs et les protagonistes du système allemand peuvent-ils du moins dire : — ce qui nous importe, c’est la suppression des litiges ; c’est la sécurité pour l’ouvrier, victime d’un accident, d’être sans inquiétude sur son avenir, celui des siens et de sa famille ?
Voici les faits.
Tandis que le tarif de l’assureur augmentait, on diminuait le taux de l’indemnité de l’assuré. Donc, double déception, puisque le premier donne plus et que le second reçoit moins.
C’est l’assureur qui fixe l’indemnité. Si l’assuré n’est pas content, il a le droit d’en appeler d’abord à des tribunaux arbitraux et enfin à l’Office impérial des assurances, juridiction administrative, substituée à la juridiction de droit commun.
L’assuré use de plus en plus de son droit d’appel.
La dernière statistique nous apprend que les frais d’enquête et de justice arbitrale ont quintuplé de 1886 à 1892.
Les 1 248 tribunaux arbitraux ont été saisis de 14 879 affaires en 1890, 18 423 en 1891, 22 249 en 1892, 25 348 en 1893 : c’est-à-dire, en prenant pour base les décisions des bureaux de corporation, qu’une affaire sur cinq est soumise au tribunal arbitral.
Chaque année, le nombre des affaires nouvelles soumises à l’Office impérial, comme tribunal suprême pour les questions d’assurance, augmente également. Ainsi, pour ne prendre la statistique que des trois dernières années :
En 1891, il avait été introduit 3 378 affaires ;
1892, 4 240
1893, 5 304
Le nombre des affaires augmente donc de plus de 1 000 par an.
Chaque année, les trois quarts des recours sont introduits par les assurés et un quart seulement par les corporations.
Mais étant donnée la théorie du système allemand, pourquoi des litiges ? Comment peuvent-ils se produire, puisque l’indemnité doit être tout à fait indépendante de la cause de l’accident et qu’elle est due dans tous les cas où il n’a pas été intentionnellement provoqué ? M. Bœdiker a déclaré au congrès de Berne, conformément à l’esprit et à la loi de 1884, que, si l’accident provenait de « la faute lourde » de l’ouvrier, celui-ci n’en avait pas moins de droits que s’il avait été victime d’un cas fortuit. « J’affirme, a-t-il dit, que ce n’est pas seulement sage et politique, c’est également chrétien de ne point laisser sans indemnité les ouvriers coupables de faute grave et de ne pas risquer d’abandonner à la misère eux et leur famille[6]. »
M. Bœdiker transforme l’assurance en un devoir d’assistance et de charité. Mais, en dépit des généreux sentiments de M. Bœdiker, les corporations se défendent et examinent chaque cas et ne considèrent pas que l’assurance obligatoire implique l’indemnité obligatoire. Sur les 25 318 affaires litigieuses de 1893, 11 027 étaient motivées par un refus de pension.
L’ouvrier blessé, et assez grièvement, puisque l’accident n’est compté qu’au bout de treize semaines de traitement, n’est donc pas toujours sûr de toucher l’indemnité tarifée que semblait lui assurer la loi de 1884 ?
Alors qu’en 1891 M. Bœdiker déclarait qu’il devait toujours, quel que fût le motif de l’accident, avoir droit à l’indemnité, il oubliait l’arrêt de l’Office impérial du travail du 20 janvier 1890 : cet arrêt refuse l’allocation d’une rente aux ouvriers victimes d’un accident qu’ils avaient provoqué par l’inobservation d’un règlement. Jusqu’alors l’Office impérial n’avait refusé la rente qu’aux ouvriers qui avaient cherché, avec préméditation, à produire l’accident : cette jurisprudence était conforme, d’une part, à l’article 5, §7, de la loi du 6 juillet 1884, et, de l’autre, aux principes développés dans l’exposé des motifs qui déclarait que, sauf le cas de préméditation, « la rente ne peut être refusée à la victime, même si elle a été, par sa faute, la cause de l’accident ».
Voici l’espèce. Un établissement industriel, faisant partie de la corporation du fer et de l’acier du N. E. de l’Allemagne, contenait un monte-charge exclusivement réservé au transport des marchandises, et dont l’usage était interdit au personnel. Un apprenti, qui s’en servit, fut blessé. L’Office impérial repoussa la requête introduite par le père par le motif que « l’interdiction de se servir de ce monte-charge était connue de tout le personnel».
Je constate, une fois de plus, que la pratique est en contradiction avec la théorie ; ici même nous allons plus loin : la jurisprudence de l’Office impérial des assurances est en contradiction non seulement avec les déclarations de son président, mais avec l’exposé des motifs et le texte de la loi de 1884. M. Bœdiker, du reste, répondant, dans le congrès de Milan, à M. Flamand, qui avait cité cet arrêt, ne put s’empêcher de dire : « Si on écoutait toutes les prétentions des ouvriers, il n’y aurait pas de limites ».
Soit, vous ne les écoutez pas ; donc vous n’avez pas supprimé les litiges et vous supprimez toute indemnité à un jeune homme blessé parce qu’il avait violé un règlement de fabrique dont la sanction était une amende de quelques marcs.
Les autres affaires litigieuses, au nombre de 14 321, étaient motivées par une réclamation sur la quotité de l’indemnité.
Donc vous jugez, vous appréciez, vous donnez ou vous refusez : votre mécanisme n’est pas automatique ; vous êtes obligés de faire intervenir le juge ; seulement, un juge administratif, un juge suspect, qui a moins à juger le cas qu’à défendre l’institution.
L’enquête sur les causes de l’accident n’est pas dirigée par les assureurs-assurés, mais par la police ; et l’enquête sur les conséquences au point de vue de la victime n’est faite que par les médecins des corporations, payés par elles ; les assurés n’ont pas confiance.
Voici ce que dit à ce sujet M. Lange : « L’ouvrier blessé voit dans la corporation son adversaire et pense que celle-ci tâchera de lui faire le moins de bien possible. Les efforts que l’on fait pour détruire cette méfiance sont vains. Les membres ou les employés de la corporation viennent-ils amicalement visiter le blessé, celui-ci croit à un espionnage. S’efforcent-ils de lui procurer le travail dont son état le rend encore capable, il voit là des tentatives pour diminuer sa rente. La bonne volonté des membres ou des employés devient réellement ce que les employés voient dans les corporations : de simples fédérations d’entrepreneurs qui cherchent d’abord à protéger les intérêts des entrepreneurs et que les ouvriers doivent considérer comme des ennemis[7]».
Les ouvriers blessés n’ont pas seulement à les considérer comme tels pendant les premières périodes de leur traitement, mais sur le nombre des affaires anciennes pendantes, on voit cette mention, 9 264 cas à propos de réductions opérées sur le chiffre de la pension. En France, où existe la responsabilité civile, une fois que le juge a prononcé, l’indemnité, qu’elle soit en rente ou en capital, est acquise d’une manière définitive ; en Allemagne, la rente n’est que provisoire : elle est toujours révisable. Le conseil de la corporation suit les progrès de la guérison, de manière à dire le plus tôt possible à l’assuré : « Ton doigt est maintenant bien cicatrisé, tu sais te servir de ton bras mécanique, tu peux marcher avec ta jambe de bois : je vais réduire ou supprimer ta pension ».
La rente n’est ainsi acquise qu’à titre précaire. Se figure-t-on l’état psychologique du malheureux toujours placé sous le coup de cette menace et amené à considérer que son intérêt serait de ne pas guérir ?
On lui interdit de se reconstituer une existence ; car, si, ayant perdu le bras droit, il apprend à se servir de la main gauche, il risque de voir disparaître ou réduire sa pension.
En admettant qu’il soit suffisamment estropié pour qu’il ne court aucun risque à cet égard, on l’empêche, en lui servant une rente au lieu d’un capital, d’essayer de se refaire une existence, de monter un commerce, un petit atelier, et un des orateurs allemands au Congrès de Milan en a dit naïvement un des motifs : — Non, car ce serait créer des concurrents !
M. Bœdiker nous a parlé sur tous les tons de ses assurés allemands : comment n’en avait-il pas amené un seul pour nous dire qu’il se trouvait bien du système ? J’aurais voulu voir un de ces 11 000 assurés qui réclament des indemnités qu’on leur refuse ; un de ces 9 000 indemnisés qui réclament contre des réductions ou des suppressions de pension. Il eût été intéressant de pouvoir vérifier, par son appréciation du système, si ce système avait produit les résultats au point de vue de la paix sociale, dont s’était vanté M. Bœdiker.
Dans une des discussions relatives à cette loi, M. de Bismark avait dit : « Nous voulons diminuer le socialisme qui excite les masses, en lui enlevant les justes motifs qu’il peut invoquer. » M. Bœdiker a répété cette phrase et a menacé l’Angleterre, dans la personne de M. Drage, de l’invasion du socialisme, si elle ne se hâtait pas d’adopter le système allemand. J’ai été obligé de lui répondre que la chambre des Communes ne comptait que onze socialistes, dont presque tous encore fort éloignés de Karl Marx, sur 670 membres, tandis que le Reichstag en comptait 46 sur 397. Cette proportion prouve que le socialisme bureaucratique n’a pas arrêté le socialisme révolutionnaire.
Liebnecht, au congrès socialiste de Berlin de 1892, disait : « La démocratie sociale n’a rien de commun avec le prétendu socialisme d’État, un système de demi-mesures, de concessions et de palliatifs dictés par la crainte. La démocratie sociale n’a jamais dédaigné de les mettre en avant et de les approuver, mais elle ne les compte que comme de petites étapes, qui ne peuvent arrêter sa marche vers la régénération de l’État et de la société sur les principes socialistes. La démocratie sociale est essentiellement révolutionnaire : le socialisme d’État est conservateur. Ce sont donc des adversaires irréconciliables. »
Seulement le socialisme révolutionnaire a un grand avantage sur le socialisme d’État : il est logique et le socialisme d’État ne l’est pas. Le socialisme d’État est l’outil du socialisme révolutionnaire.
En France, est-ce que les essais de législation ouvrière, inspirés plus ou moins par la législation allemande, ont retardé le progrès du socialisme ? Ils lui ont servi de force motrice. En essayant de prendre les théories d’un parti, on ne le combat pas, mais on se fait absorber par lui, et, loin de l’affaiblir, on lui donne de la force.Ce n’est point pour M. de Bismarck, qui a fait voter ces lois d’assurance, que les assurés ont de la reconnaissance. Ils se disent que c’est un os à ronger qu’il leur a jeté pour les amuser, parce qu’il avait peur d’eux. Les 25 348 assurés en litige de 1893 ne jurent point par M. Bœdiker : c’est à Bebel qu’ils adressent, avec leurs récriminations indignées, toutes leurs sympathies.
Au point de vue de la paix sociale, le système allemand a fait une faillite aussi complète qu’au point de vue de ses calculs.
Au congrès de Milan, le principal intéressé, la victime de l’accident, était absent. En revanche, il y avait beaucoup de fonctionnaires de tous pays. Les fonctionnaires, comme leur nom l’indique, voient avec une certaine sympathie l’organisation de nouvelles administrations, l’extension des attributions de l’État. Ce sont de nouvelles situations en perpective ; et enfin, de très bonne foi, il y a un certain nombre qui ont le plus profond mépris pour l’initiative privée et qui croient que l’humanité ne peut marcher que grâce à eux. Ils manifestaient la plus vive sympathie pour l’Office impérial allemand et ne dissimulaient pas que leur vœu le plus cher était d’y amener l’industrie française.
Un Anglais, secrétaire de la labour-commission, M. G. Drage, a montré les dépenses administratives augmentant et les rentes promises diminuées. Il a fait une charge à fond très humoristique contre la bureaucratie héréditaire et socialiste allemande, trop heureuse d’avoir à sa disposition cette belle organisation qui a forcé de bâtir des maisons à Berlin pour loger les fiches des assurés. Il a montré les juges administratifs, jugeant et déterminant les accidents du travail.
Plus d’un fonctionnaire des pays non allemands sentait, en écoutant cette critique, augmenter son estime et sa considération pour M. Bœdiker, président de l’Office des assurances.
Ces fonctionnaires me paraissent se faire les mêmes illusions que M. Bœdiker lui-même : ce n’est point à leur profit définitif que peut se faire l’organisation de l’assurance obligatoire, mais au profit du socialisme révolutionnaire.
En France, nous avons un instrument politique que les gouvernements ont trouvé très commode : c’est celui de la centralisation. Il paraît parfait. Il suffit que les ministres ou mieux le chef de l’État mettent la main sur la manivelle ; et tout doit marcher avec une remarquable régularité.
Mais il est arrivé, en 1830, en 1848, en 1870 que ceux qui tenaient la manivelle ont été jetés de côté ; et le mécanisme a continué à tourner au profit des adversaires de ceux qui le faisaient tourner la veille.
Les résultats que la centralisation française a produits au point de vue politique, le socialisme bureaucratique allemand le produira au point de vue social. Les socialistes bureaucratiques, chrétiens et conservateurs allemands, organisent le mécanisme à l’aide duquel les socialistes révolutionnaires essaieront de renverser un jour l’état social de l’Allemagne.
En France, nous avons conservé l’instrument politique : n’y ajoutons pas l’instrument social.
V. — CONSÉQUENCES.
Cette expérience si décisive ne décourage pas les fonctionnaires allemands qui sont à la tête du service des assurances.
En dépit de leurs propres chiffres, de leurs propres arrêts, et de quelques-uns des aveux que la force des choses leur a arrachés, ils ont maintenu que tout était parfait, tout en avouant que beaucoup de personnes demandaient la révision de la loi et en reconnaissant qu’il fallait lui faire subir de nouvelles modifications. Ils ont un esprit de prosélytisme qui a trois mobiles : d’abord l’amour-propre de l’œuvre qu’ils ont fondée et organisée ; le désir d’étendre l’influence germanique, en montrant les autres peuples obligés de leur emprunter leurs institutions ; enfin le désir de forcer les concurrents étrangers à assumer une charge égale à celle qu’ils font peser sur leur industrie et qui augmente avec rapidité : en 1886, 0,49% ; en 1892, 1,17% du salaire, et on prévoit qu’elle augmentera encore.
Pour des produits dans le prix de revient desquels la part du salaire entre pour 60, 70, 80%, ce n’est pas un chiffre insignifiant.
Les Allemands, au congrès de Milan, ont posé avec une grande netteté le principe que « tout citoyen doit être assuré contre les risques de la vie ». Vraiment ? Mais il y en a qui proviennent beaucoup de sa faute : intempérance, prodigalité, débauche. L’assurerez-vous et assurerez-vous sa famille contre eux ? Et l’assureur n’aura-t-il pas alors le droit d’atténuer ces risques en s’érigeant en censeur de chaque acte de l’individu ?
Si on assure l’ouvrier, pourquoi pas aussi l’industriel et le commerçant ? Ne court-il pas des risques de ruine et et de faillite qui ont leur répercussion sur la main-d’œuvre ? L’État n’aura-t-il pas le droit de dire à l’un qu’il produit trop, à l’autre qu’il ne doit pas fonder tel établissement industriel, parce qu’il y en a déjà trop appartenant au même genre d’industrie, à un troisième qu’il ne doit pas employer telle ou telle invention parce qu’elle provoquerait une crise dans tel ou tel corps de métier ou chez tels ou tels de ses concurrents ? Mais cette substitution de l’État, ou directement ou indirectement par l’intermédiaire de la corporation, au patron, qu’est-ce ? sinon la marche en avant vers le collectivisme.
Déjà la main-mise du socialisme bureaucratique est faite sur chaque Allemand. Il doit l’être obligatoirement. Il n’a pas le droit de choisir son genre d’assurance. Il n’a pas le choix, par exemple, en achetant un champ, de s’assurer des revenus pour lui et sa famille. Il doit être assuré à une caisse organisée par l’État, d’après une formule déterminée par l’État.
C’est l’assuré malgré lui. Outre l’assuré malgré lui, il y a l’assureur malgré lui. C’est tout patron, petit ou grand. Tout homme qui emploie un salarié, le petit agriculteur, le petit propriétaire, la femme qui fait garder une vache par une pastoure doit assurer son salarié.
Le congrès de Milan a voté des résolutions insignifiantes ; mais il a constaté que l’assurance sur les accidents du travail devait s’étendre au travail agricole.
Habituellement en France on ne considère pas le travail agricole comme un travail. Il y a ce préjugé que les ouvriers que l’État veut protéger ne sont intéressants que lorsqu’ils sont agglomérés en grand nombre autour d’une machine à vapeur et d’engrenages. Il résulte de cette conception que, tandis que des orateurs s’écrient à la tribune avec désespoir que « l’agriculture manque de bras », ils s’ingénient à procurer à ceux qui la quittent des avantages qu’ils refusent à ceux qui y restent attachés. Ces hommes logiques considèrent qu’il y a des dangers pour celui qui se trouve à côté de roues dentées, marchant régulièrement, qui n’ont pas de caprices ni d’impulsions, qui sont indifférentes au printemps ; mais qu’il n’y en a pas pour celui qui vit au milieu des taureaux ou des chevaux.
Cependant les compagnies d’assurance prélèvent la plus haute prime, au-dessus de 40 pour1000 unités de salaires, pour les charretiers conduisant à pied plusieurs chevaux.
Le principe de l’assurance obligatoire une fois admis il doit être étendu à tous les travaux de la campagne ; défense au petit fermier, au petit propriétaire, d’employer un ouvrier, s’ils ne l’ont assuré, et eux-mêmes, en nous plaçant au point de vue allemand, ne doivent travailler qu’après s’être assurés ; car ils courent des risques, eux aussi ; et s’ils subissent un accident, l’assurance prévoyante doit être là.
Un socialiste italien, M. Lazzari, a signalé les déplorables résultats qu’avaient pour les ouvriers agricoles les pieds mouillés, la tête et les yeux exposés au soleil.
La conclusion logique, c’est qu’il faudra des inspecteurs qui interdisent aux travailleurs des champs de labourer des terres humides, de marcher dans la boue, à moins qu’ils ne soient munis de bottes dont l’imperméabilité sera dûment constatée par eux.
Au moment de la fenaison et de la moisson, faneurs et faneuses, moissonneurs et moissonneuses devront être munis de lunettes à verres fumés, d’une forme particulière, emboîtant hermétiquement l’orbite pour préserver leurs yeux des rayons du soleil. Ils devront porter des chapeaux de paille ou des ombrelles de types déterminés, pour préserver leur tête des insolations et autres accidents de ce genre. Le propriétaire ou le fermier, l’employeur quel qu’il soit, sera responsable de la non exécution de ces prescriptions. Si une faneuse quitte ses lunettes sous prétexte qu’elles la gênent, procès-verbal contre elle.
Si un ouvrier se jette dans l’eau quand il est en état de transpiration, ou si, au contraire, il se lave peu, s’il prend un repas sans se laver les mains, M. Belloc, inspecteur du travail en Italie, est tout prêt à intervenir et à rendre le patron responsable de ces négligences[8].
Les législateurs français feront bien de réfléchir que l’inspection du travail industriel s’étendra logiquement au travail agricole. Sont-ils décidés à aller jusque-là ?
Le patron doit être encore plus responsable de la maladie que de l’accident : car, si tout ouvrier n’est pas fatalement voué à l’accident, il lui est beaucoup plus difficile d’échapper à la maladie professionnelle. Sans parler des industries, comme celle du phosphore, il faut reconnaître que nous mourons tous du métier qui nous fait vivre. L’employé de bureau sédentaire est soumis aux hémorrhoïdes, à la gravelle, à la goutte et au risque de l’apoplexie. Pourquoi ne pas l’assurer contre ces maladies professionnelles ?
VI. — INCONSÉQUENCES
En dépit de la faillite du système allemand, M. Luzzatti, député, ancien ministre du Trésor italien, et M. Cheysson, professeur d’économie politique à l’École des mines de Paris, « subissent ou admettent », selon leurs expressions, le principe de l’assurance obligatoire et essaient de le concilier avec la liberté pour l’assureur de choisir librement les caisses auxquelles il pourra s’assurer, tout en organisant des caisses officielles ayant pour mission de servir de types ; M. Luzzatti propose de faire organiser ces caisses par les caisses d’épargne.
Les Allemands ont montré les inconséquences du système de MM. Luzzatti et Cheysson ; et M. Luzzatti l’a d’ailleurs fait lui-même. Ainsi il a reconnu que, pour les soufrières de Sicile, la caisse des assurances italiennes avait calculé intentionnellement les risques à courir au-dessous du taux véritable, et que cette charge était supportée par le capital de la caisse : c’est une forme de protectionnisme en faveur des industries les plus dangereuses et les plus malsaines. M. Luzzatti a dit que ce privilège était une question d’humanité. Il y aurait peut-être plus d’humanité à ne pas contribuer à développer, en leur donnant des avantages, des industries si dangereuses.
MM. Luzzatti et Cheysson n’ont pas pu expliquer comment, en acceptant à la fois le point de départ et le point d’arrivée du système allemand, ils n’acceptaient pas en même temps l’obligation de son organisation d’État.
Si je m’assure moi-même, l’administration me répondra que je ne présente pas de suffisantes garanties, qu’une usine peut toujours disparaître, ce qui est vrai. Si je m’assure à une compagnie, elle déclarera que cette compagnie est bonne, suspecte ou mauvaise à son choix. Si je forme un groupe indépendant, elle aura la tendance naturelle qu’elle a toujours manifestée à l’absorber. À quoi bon insister pour montrer la contradiction existant entre le principe de l’assurance obligatoire et la liberté de l’assureur ?
L’article 37 de la loi sur les accidents votée par la Chambre des députés français le 10 juin 1893 autorise les chefs d’industrie à être leurs propres assureurs ou à se syndiquer ; autrement ils sont obligatoirement réunis en circonscriptions comprenant un ou plusieurs départements. Voilà la conséquence.
M. Richter, au nom des progressistes, avait eu la faiblesse d’accepter dans le Reichstag le principe de l’assurance obligatoire et la liberté de l’assureur. Qu’est devenue cette liberté ? Cette expérience aurait dû faire réfléchir M. Luzzatti.
VII. — CONCLUSION.
— Quelle est votre conclusion ?
— Il me semble que les faits que j’ai exposés l’indiquent suffisamment. Je repousse le système allemand.
— Mais cependant il faut bien faire quelque chose.
— Il vaut mieux ne rien faire que de faire une sottise. Un médecin, du temps de Molière, appelé auprès d’un malade, se serait considéré et aurait été considéré comme indigne de toute confiance, s’il n’avait pas fait quelque chose : prescription du ressort de M. Purgon, boulette de mie de pain ou potion d’aqua simplex. Les docteurs en science sociale jouent actuellement le rôle des médecins de Molière. Ils font des diagnostics aussi alarmants que sont décevants leurs pronostics, et ils veulent faire quelque chose à tout prix, sans même savoir exactement ce qu’ils feront, et alors que l’expérience a prouvé l’échec de ceux qui ont « voulu faire quelque chose ».
— Alors votre solution est négative ?
— Si un chercheur de mouvement perpétuel venait vous proposer un système, vous lui diriez que ce n’est pas la peine qu’il insiste auprès de vous, car la méthode scientifique a depuis longtemps prouvé qu’il se butte à une impossibilité. Si un chercheur de pierre philosophale venait vous demander de vous associer à lui, vous lui répondriez par un refus aussi catégorique. Vos réponses seraient négatives. Pourquoi vous trouvez-vous obligé d’entrer dans les vues des chercheurs actuels de la pierre philosophale en science sociale ? Serait-ce parce que la science sociale est encore à l’état où se trouvaient les sciences physiques du temps de Nicolas Flamel ? Je la crois plus avancée. Serait-ce parce que, dédaignant la science, vous voulez donner satisfaction à des préjugés, flatter des passions, amuser les pauvres gens qui vont encore en pèlerinage vers l’État et croient que la loi et le gouvernement peuvent faire des miracles ? Prenez garde, car, en entretenant ces illusions, vous provoquerez des déceptions d’autant plus dangereuses qu’elles seront plus profondes. Ce qu’il y a de pis, c’est que rien n’est plus difficile à démolir qu’une mécanique, comme la machine des assurances allemandes. On la modifie, on l’arrange tous les jours ; mais on a beau constater que son effet nuisible dépasse de beaucoup son effet utile, on la conserve.
Ce n’est point seulement par un patriotisme jaloux que je combats le système allemand, quoique je sois effrayé de cet effort de pangermanisation socialiste qui suit les efforts de la pangermanisation politique ; mais parce que je considère, comme de beaucoup supérieur, le système de la responsabilité civile, tel qu’il est établi par notre législation, à celui de l’abonnement allemand.
Ce système implique la question du risque professionnel, mais qu’est-ce ?
Il est évident que, quoique la sécurité soit à peu près absolue, sur les chemins de fer français, pour les voyageurs, si vous montez dans un train, vous avez plus de risque d’être victime d’un accident de chemin de fer, que si vous étiez resté chez vous. Si vous vous servez d’allumettes, vous avez plus de chance de vous brûler quesi vous restiez sans feu et sans lumière. Si vous vous servez de pétrole, vous courez plus de risques que si vous vous serviez de chandelle de résine. Des couteaux de table peuvent vous couper et des ciseaux vous piquer. Ce sont là les risques professionnels de tout consommateur. Si vous montez en voiture, vous courez des dangers, et, si vous allez à pied, vous pouvez être écrasé par un omnibus. C’est un risque professionnel qui n’est point à dédaigner pour un piéton parisien. Quand vous passez sous les maisons, vous êtes exposé à recevoir une tuile sur la tête. C’est le risque professionnel de tout passant. En réalité, tout acte de la vie, si insignifiant qu’il soit, implique un risque.
Toute profession implique donc des risques. D’abord un risque de maladie professionnelle, de beaucoup le plus imminent et le plus dangereux. Voulez-vous en rendre l’employeur responsable ? C’est la logique du système allemand. Ensuite vient le risque d’accident auquel échappe la plus grande majorité des ouvriers ; mais il est évident que le pêcheur a plus de chance de faire naufrage que le terrien qui ne quitte pas le sol. Le charretier a plus de chance d’être blessé par des chevaux que celui qui s’éloigne prudemment de ces animaux forts, maladroits et capricieux. Allez-vous déclarer que, par cela même qu’un homme fait un métier quelconque, tout accident qui lui arrive est le résultat de son occupation et que, par conséquent, il doive recevoir une indemnité ? C’est le principe de la législation allemande. Et, nous avons vu qu’il aboutissait à de telles conséquences que, loin d’être appliqué, il est ouvertement violé par la jurisprudence de l’Office impérial des assurances.
Je préfère la loi de l’offre et de la demande qui agit tranquillement et sûrement. Il n’y a qu’à la laisser faire, nous ne ferons pas mieux. Avec elle, une part des dangers de telle ou telle profession est comprise dans le taux du salaire : de même, telle ou telle industrie malsaine est adoptée, par des personnes qui ne trouveraient pas d’occupations ou d’occupations rémunérées à un taux aussi haut.
J’ai assimilé moi-même, autrefois, le risque de l’ouvrier de l’industrie au risque du soldat sur le champ de bataille en disant : « Quand blessé, on lui règle sa pension, lui demande-t-on s’il a été imprudent ? » C’est là, je le déclare, après de nouvelles et mûres réflexions, une erreur d’analogie. Le rôle du soldat et le rôle de l’ouvrier sont complètement différents. Le soldat a une tâche spéciale : c’est de défendre la sécurité générale de tous ses concitoyens au risque de sa vie : son objet est donc de blesser et de tuer au risque d’être blessé et tué lui-même.
En est-il de même dans l’industrie ? L’ouvrier n’a pas une mission qui lui soit confiée dans l’intérêt des autres ; il a une tâche qu’il remplit dans son propre intérêt, en vue d’un gain. Il n’a à blesser ni à tuer personne ; son devoir, au contraire, le plus étroit, est de prendre toutes les précautions possibles pour qu’il ne cause aucun accident aux autres ni à lui-même. Il n’y a donc pas à essayer d’identifier le cas du soldat et le cas de l’ouvrier ; et si l’Allemagne a essayé de le faire en principe, elle ne le fait pas en pratique.
Avec le système du risque professionnel, qui doit s’étendre non seulement à l’accident, mais aussi à la maladie, l’employeur est toujours supposé responsable. Par conséquent, si l’ouvrier est blessé, c’est de la faute du patron. Dans ce cas, c’est au patron de prouver qu’il n’a pas commis de faute.
Ce système, soutenu souvent, s’appelle le renversement ou l’interversion de la preuve.
Aujourd’hui, c’est à celui qui a reçu le dommage qu’incombe l’obligation de fournir la preuve que ce dommage est imputable à celui à qui il demande réparation. Dans le système de renversement de la preuve, c’est celui à qui la réparation serait réclamée qui serait tenu de prouver qu’il n’a pas commis de faute.
En un mot, au point de vue du droit civil, c’est exactement comme si, en droit criminel, on posait en principe que ce n’est pas à l’accusation de prouver la culpabilité du criminel.
Cependant, quand on invoque la difficulté pour l’ouvrier blessé de prouver que sa blessure est le résultat d’une faute de l’employeur ; quand on le montre malade, souffrant, agonisant, dévoré des inquiétudes pour son avenir, celui de sa femme et de ses enfants ; quand on voit les lenteurs de la procédure, les hommes d’affaires qui se jettent sur lui, la dureté avec laquelle ses réclamations sont reçues, on a une tendance à se dire — je l’ai eue moi-même quelquefois — pourquoi pas ?
C’est là une erreur, et une grave erreur.
En fait, la procédure allemande qui ne commence qu’après la treizième semaine ne nous paraît pas plus rapide que la procédure française avec sa succession d’appels. En droit, le renversement de la preuve est le renversement de tout notre système de législation.
Avec l’assistance judiciaire, qu’on ne refuse jamais à l’ouvrier blessé, celui-ci n’a pas à supporter de frais de justice.
Le magistrat français me paraît plus indépendant que le juge administratif allemand.
Il n’y a donc qu’une question de délais : mais cette question doit être considérée comme faisant partie de la refonte de notre code de procédure civile.
Évitons les procédures exceptionnelles et spéciales. Maintenons fermement l’unité de notre législation et complétons l’unité de juridiction, au lieu de créer des juridictions nouvelles. Soutenons avec fermeté et vigueur les principes de notre droit moderne, qui, quoi qu’on en ait dit, ont fait leurs preuves depuis un siècle, non seulement en France, mais dans tous les pays avancés en évolution. Développons-les, fortifions-les, et n’abdiquons pas devant le socialisme allemand, qu’il soit bureaucratique ou révolutionnaire, représenté par M. Bœdiker ou par Bebel.
YVES GUYOT.
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[1] (Note de la Rédaction.) Le congrès de Milan a eu une importance exceptionnelle à cause des principes qui étaient engagés dans ses discussions. Il sera facile au lecteur d’apprécier avec quelle vigueur et quelle fidélité à ses principes M. Yves Guyot défend une opinion d’autant plus considérable qu’elle est celle de notre législation actuelle. Une autre doctrine a été soutenue par un de nos collaborateurs, M. E. Cheysson. Nos lecteurs en trouveront l’exposé dans le prochain numéro de la Revue.
[2] Les comptes rendus de ces congrès ont été publiés avec un grand soin par M. Gruner, secrétaire général de ces congrès (3 vol. in-8).
[3] Yves Guyot. La Science économique, 2e éd., p. 326.
[4] De la faute lourde en matière d’accidents de travail.
[5] Données statistiques sur les résultats des assurances ouvrières.
[7] Lange. Sozialpol, Centralblalt, p. 474, cité par M. Sauvain Jourdan. De l’Assurance obligatoire, 1894.
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