Pour les écologistes, les économistes libéraux français du passé seraient les partisans d’une vision marchande de la nature et les défenseurs aveugles du dogme du marché. Plusieurs d’entre eux ont cependant été animés d’une véritable fibre écologique, comme Jean-Baptiste Say, qui dans un chapitre oublié de son Cours complet d’économie politique (1832), affiche ses craintes et ses scrupules face à l’épuisement des espèces animales et des ressources naturelles, que le développement économique récent a traîné à sa suite.
L’épuisement des espèces animales et des ressources naturelles
par Jean-Baptiste Say
(Cours complet d’économie politique pratique, volume 1, partie III, chapitre VII)
CHAPITRE VII.
Des pêcheries et des mines.
Nous avons vu quels sont les résultats qu’une nation obtient des différents modes de culture des terres. C’est la principale branche de l’industrie que les économistes sont convenus d’appeler industrie agricole ; mais ce n’est pas la seule ; et vous savez qu’ils comprennent sous la même dénomination l’exploitation des pêcheries et des mines, dont les produits sont analogues à ceux de l’agriculture proprement dite, en ce qu’on les recueille immédiatement des mains de la nature, sans qu’aucun producteur antérieur ait commencé l’œuvre de leur créer de la valeur.
Quoique les hommes n’aient pris aucune peine pour la formation des minéraux et des poissons, ce ne sont point là des produits dont on puisse user gratuitement. Ils coûtent la valeur des soins qu’il faut prendre pour les tirer du lieu où la nature les a mis, et pour les placer sous la main du consommateur. La concurrence des producteurs empêche ceux-ci de porter le prix du produit au-delà de ce que vaut, de ce que coûte la façon qu’ils donnent à ce produit.
Ainsi, le prix du merlan ou du turbot, au bord de la mer, est le remboursement des avances, des frais de production qu’il a fallu faire pour amener ce poisson sur le rivage ; comme le prix des choux et des pommes de terre est le remboursement des frais de production qu’il a fallu faire pour mettre ces légumes sur le marché.
Il y a des pays, comme la Norvège, où la pêche produit en somme totale, plus de valeurs que l’agriculture proprement dite. Cette production devient plus importante encore quand les hommes trouvent le moyen d’étendre le marché du poisson ; c’est-à-dire, d’aller chercher des consommateurs autres que ceux qui habitent les côtes. Les relais établis de nos côtes jusqu’à Paris, en permettant aux Parisiens de manger de la marée fraîche, ont beaucoup augmenté l’importance de cette industrie dans nos départements maritimes. On estime que Paris seul consomme, chaque année, pour plus de quatre millions de marée fraîche.
Mais la production et la consommation du poisson ont reçu leur principale importance de l’art de le sécher et de le saler, qui a permis de le conserver à peu de frais et de le transporter à de grandes distances. C’est à cet art que la Hollande doit sa liberté et l’origine de ses richesses. Du moment qu’elle sut encaquer le hareng et le vendre en Allemagne et en Espagne, elle put résister à l’Autriche. Faut-il être surpris que la reconnaissance nationale ait élevé un monument à Buckel, qui découvrit, ou du moins qui perfectionna ce procédé, vers l’année 1450 ?
Une manipulation manufacturière se lie ici, comme on voit, à l’industrie de la pêche, pour opérer la conservation du produit ; d’autres fois il s’y joint des opérations commerciales lorsque le poisson se prend dans des parages éloignés. Les armateurs qui font pêcher la baleine dans les mers du Nord, ou la morue sur le banc de Terre-Neuve, exercent une industrie complexe.
Les Anglais ont même lié à leurs pêcheries des opérations commerciales qui n’en font pas réellement partie, mais qui s’y joignent avec avantage, et attestent un esprit éminemment hardi et industrieux. Ils vont pêcher des phoques jusque sur les îles qui entourent cette cinquième partie du monde, que les géographes ne nomment plus Nouvelle-Hollande, mais Australasie. La plupart de ces îles sont inhabitées et inhabitables. Les phoques s’y rendent dans une certaine saison de l’année pour satisfaire au vœu de la nature et y mettre bas leurs petits. Cet animal est amphibie ; il vient souvent sur la plage ; mais il s’y traîne difficilement, et n’a presque aucun moyen de défense. On les surprend, on les dépouille de leur peau ; on fait fondre leur graisse qui se transforme en huile ; on en remplit des barils qu’on rapporte en Europe, où elle est employée dans plusieurs arts sous le nom d’huile de poisson.
Les navigateurs anglais, pour faire cette pêche avec avantage et tirer parti d’un voyage aussi long, se chargent, moyennant un marché conclu avec leur gouvernement, de transporter au Port-Jackson, près de Botany Bay, les condamnés à la déportation, qui sont nombreux en Angleterre, comme vous savez. Leurs navires se rendent d’abord au détroit de Bass, et débarquent sur quelque île déserte, leurs pêcheurs, ou plutôt leurs chasseurs de phoques. On les munit de provisions, de barils, et l’on poursuit sa route. Les mêmes navigateurs, après avoir débarqué au Port-Jackson leur cargaison de criminels, et avoir reçu du gouverneur leur paiement en traites sur Londres, font quelque trafic avec des insulaires de la mer du Sud ; puis ils vont reprendre leurs pêcheurs qui, pendant 6 à 8 mois de séjour dans une île déserte, ont fait un affreux carnage de phoques et rempli d’huile tous leurs barils. Ils chargent aussi les peaux de ces animaux, qui se vendent fort bien en Chine.
En conséquence, ils font voile pour Canton, vendent leurs peaux, négocient leurs traites sur Londres, et chargent des denrées de Chine qu’ils rapportent en Europe, en faisant les relâches accoutumées.
Ces opérations de pêche et de commerce, liées ensemble, occupent de gros capitaux dont il faut que les armateurs se passent pendant deux ou trois ans, avant d’en avoir les retours ; mais elles sont probablement fort lucratives, car je connais des maisons de Londres qui y ont acquis de grandes fortunes.
Les profits que les Hollandais, et ensuite les Anglais, ont faits par le moyen de la pêche de la baleine dans les mers du Nord, et de la morue sur le grand banc de Terre-Neuve, ont été enviés par plusieurs nations qui se sont en conséquence réservé, par des traités, le droit de pêcher dans les mêmes endroits. On y a mis peut-être trop d’importance. Si les entrepreneurs français ont de l’industrie et des capitaux, ces moyens de production ont bien d’autres emplois ; et le commerce intérieur, quand il n’est pas fondé sur le privilège et le monopole, donne des profits qui ne sont pas plus que ceux du commerce lointain, levés aux dépens de nos concitoyens, à qui l’on donne, dans les deux cas, des produits pour leur argent.
L’avantage des pêcheries pour la grande société humaine, est de jeter dans le monde de nouveaux produits, de nouveaux objets d’échange qui satisfont un plus grand nombre de besoins. Du reste, que ce soient des Français ou des Anglais qui attrapent le poisson, ce point importe peu pour les intérêts nationaux. Si nous ne prenons pas le poisson au moyen de nos armements, nous l’aurons au moyen des produits que nous ferons pour l’avoir ; car on ne nous le donnera pas pour rien. Nos capitaux, nos travaux et notre intelligence, produiront ce que nous serons obligés de donner en échange du poisson ; et ces produits-là ne nous coûteront point de prime.
Il paraît au surplus que les merlans, les phoques, les morues, les baleines, et les autres habitants de l’Océan, se lassent d’être tyrannisés et décimés par l’homme. Le nombre des baleines a considérablement diminué, de même que celui des phoques, qu’une distance de 6 000 lieues n’a pu mettre à l’abri de notre rapacité ; et ces grandes transmigrations de harengs dans lesquelles ce poisson voyageur passait par bancs de plusieurs lieues d’étendue, près des côtes d’Europe, paraissent avoir pris, du moins en partie, une route moins dangereuse. En cela, comme dans beaucoup d’autres occasions, nous aurons peut-être tout perdu en voulant trop gagner.
L’industrie qui tire les minéraux du sein de la terre, est plus importante que celle qui tire les poissons du sein des eaux. Elle comprend non seulement l’exploitation des métaux, mais encore les travaux qui nous procurent des pierres, des marbres, des sels gemmes, et surtout de la houille, ou charbon de terre.
Il y a quelques mines d’argent qui sont des entreprises considérables. Celle de Valenciana, au Mexique, est la plus grande entreprise de ce genre que l’on connaisse. Elle occupait, lorsque M. de Humboldt la visita, en 1803, 3 100 ouvriers. Les frais annuels d’exploitation coûtaient 5 millions de notre monnaie. On y dépensait, en poudre à canon seulement, 400 000 francs par an. Le produit était de 360 000 marcs d’argent, procurant 3 millions de francs de bénéfice net à ses actionnaires. Les troubles de l’Amérique espagnole ont un peu dérangé ces produits ; mais, d’après les derniers renseignements obtenus, cette langueur momentanée sera probablement suivie d’une activité plus grande, parce que des méthodes d’exploitation plus nouvelles et plus puissantes finiront par s’organiser partout.
Les mines sont, en Amérique, des propriétés particulières, sur lesquelles le gouvernement, quel qu’il soit, perçoit un droit. L’Amérique entière, suivant Humboldt, fournissait chaque année,
17 000 kilogrammes d’or,
800 000 dito d’argent,
valant environ 198 millions de notre monnaie.
Toutes les mines de métaux précieux du reste du monde fournissent à peu près le 10e de cette somme.
Les mines de fer fournissent une valeur en somme fort supérieure au produit des mines d’or et d’argent ; mais il est difficile d’en faire le calcul, parce que les mines de fer sont répandues dans presque tous les pays du monde, et exploitées dans des multitudes d’entreprises dont quelques-unes assez petites.
Le premier et le plus important des minéraux que nous tirons actuellement du sein de la terre, n’est cependant ni l’argent, ni le fer ; c’est la houille ; et son importance ne cessera d’aller en croissant. La chaleur est le plus puissant des agents dans les arts. Sans elle, nulle production, nulle civilisation n’est possible. Outre que, sans chauffer nos demeures et nos ateliers, je ne sais pas trop comment nous supporterions les hivers dans nos latitudes au-dessus du 45r degré, le combustible est encore nécessaire pour préparer presque tous nos aliments ; et, si l’on pensait que l’espèce humaine pût à toute rigueur subsister de végétaux et de viandes crus, je ferais remarquer que, pour faire pousser ces végétaux avec une abondance qui suffise aux besoins d’une société un peu nombreuse, il faut des outils aratoires, et que ces outils ne peuvent être fabriqués sans modifier les métaux par le moyen du feu. Comment, sans amollir le fer et le transformer en acier, ferait-on les ciseaux pour tondre les brebis ? comment fabriquerait-on les rouets pour filer leurs toisons, les métiers pour tisser, les aiguilles pour coudre même de grossiers vêtements ? Il n’est aucun art industriel où l’on puisse se passer complètement de feu, et par conséquent de combustible.
Quand le monde était neuf, il était presque entièrement couvert de bois. Il suffisait (du moment qu’on a su faire du feu) de casser des branches d’arbres pour l’entretenir. Mais le bois ne se reproduit pas aussi facilement qu’il se consume. Aussi voyons-nous les pays se dépeupler de forêts, à mesure qu’ils se peuplent d’habitants. Les plus anciennement civilisés sont les plus dépouillés. Sur les bords de l’Euphrate, il n’y a d’arbres que dans les jardins. En Égypte, on se sert de fiente de chameau desséchée pour faire du feu. La Grèce, l’Italie et l’Espagne, quoique moins anciennement civilisées que l’Orient, le sont plus anciennement que les autres États de l’Europe, et ont par cette raison beaucoup plus épuisé leurs forêts dans tous les lieux accessibles.
Nous savons par les historiens que notre Gaule était couverte de bois lorsque les Romains en firent l’invasion. Il en était de même de l’Angleterre, de l’Allemagne. Les États-Unis, qui ne formaient naguère qu’une seule forêt, abattent chaque jour des multitudes d’arbres et les remplacent par du blé. C’est une loi de la civilisation de faire disparaître les bois.
Heureusement que la nature a mis en réserve, longtemps avant la formation de l’homme, d’immenses provisions de combustibles dans les mines de houille, comme si elle avait prévu que l’homme, une fois en possession de son domaine, détruirait plus de matières à brûler, qu’elle n’en pourrait reproduire. Mais enfin ces dépôts, quoique riches, ont des limites. Nous creusons, nous minons, et tantôt une fois, tantôt une autre, nous atteignons le terme des filons. Nous en découvrirons d’autres que nous épuiserons à leur tour. Déjà nos voisins, dans les houillères de Newcastle, vont chercher jusque sous la mer, les charbons de terre, qui, voguant ensuite sur sa surface, vont féconder les usines de Londres et les distilleries de la Jamaïque. Les foyers, les forges, les manufactures en absorbent d’effrayantes quantités ; et, quoiqu’on ait calculé par la puissance des mines, qu’elles contiennent encore du combustible pour plusieurs générations, même en supposant, comme il est probable, une consommation progressivement croissante, que deviendront les générations suivantes quand les mines seront épuisées ? car elles le seront inévitablement un jour. On en découvrira d’autres qui seront épuisées à leur tour : que deviendront alors nos descendants ? Il y a des gens qui craignent que le monde ne finisse par le feu ; on doit plutôt craindre qu’il ne finisse faute de feu.
Comme nous avons, par bonheur, le temps de nous reconnaître, faisons toujours usage, d’une manière bien entendue, des provisions que la nature a mises à notre portée ; ce sont elles qui commencent et qui continueront à favoriser notre industrie encore pendant plusieurs siècles. L’industrie anglaise serait déjà tombée sans la houille, et elle ne prend un grand développement que dans le voisinage des houillères : à Birmingham, à Manchester, à Sheffield, à Glasgow. On pourrait tracer une carte industrielle de l’Angleterre, au moyen d’une carte minéralogique qui indiquerait l’abondance et la qualité des mines de bouille.
En France, quoique nous ayons des houillères puissantes dans le département du Nord et dans le Forez, qui provoquent de très grands développements d’industrie dans leur voisinage, puisque la ville de Saint-Étienne a doublé depuis quelques années, cependant nous paraissons loin de savoir encore tirer parti des vastes dépôts que la nature nous a ménagés. On assure qu’il existe dans le département de l’Aveyron, par exemple, une mine de houille fort près de la surface du sol, de trois cents pieds d’épaisseur et de plusieurs lieues carrées d’étendue, qui pourra suffire à la consommation de la France entière pendant plusieurs siècles, du moment qu’on aura appris à en tirer parti.
Mais, pour avoir la houille dans tous les lieux où le besoin s’en fera sentir, c’est-à-dire partout, à mesure que les bois diminueront, il ne faut pas seulement que le monde possède des houillères considérables ; il faut que leur produit puisse être transporté partout à peu de frais. L’usage de la houille est absolument interdit aux lieux où les transports sont difficiles, et conséquemment dispendieux. Le chauffage ni l’industrie ne peuvent s’accommoder d’un combustible cher ; il renchérit les produits des arts, et des produits d’un prix élevé ne trouvent point de consommateurs. Cherté et disette sont une même chose. Voyez ce qui arrive pour le blé : quand il s’élève à quatre fois son prix d’origine, on est témoin d’une famine épouvantable. Les moyens de transport faciles, sont donc aussi indispensables que les houillères elles-mêmes, pour tous les pays qui en sont éloignés de quelques lieues seulement. Le génie des peuples devra de plus en plus s’exercer sur les moyens de faciliter les transports, par des canaux navigables, par des chemins de fer, par tout autre moyen dont on pourra s’aviser ; ils devront en même temps préserver tous les moyens de transport des frais imposés par le fisc et par une mauvaise administration. Les gênes imposées par la police, les longueurs dans les réparations sont des obstacles positifs qui peuvent toujours être représentés par des frais, et qui, s’élevant à un certain degré, rendent nulles les créations du génie de l’homme, aussi bien que les dons de la nature.
Laisser un commentaire