L’enseignement de l’économie politique libérale juste avant 1848, d’après des documents inédits 

À l’aube de la Révolution de février 1848, les partisans du libéralisme économique voient s’ouvrir quelques belles perspectives pour enseigner leurs principes. Ils sont toutefois contraints de composer avec des corps académiques privés ou publics particulièrement méfiants face à l’audace de leur laissez-faire, laissez passer.


Avant-propos : Tenue encore éloignée des cursus officiels d’enseignement, la jeune science de l’économie politique n’avait guère d’autre ressource, au milieu du XIXe siècle, que de creuser des sillons individuels dans le sein d’institutions privées. Si alors, l’époque des pionniers était définitivement achevée et si, dans la forme comme dans le fond, rien ne semblait plus digne d’être inventé, il restait à la nouvelle génération de professeurs d’économie politique bien des défis à relever.

Le nombre des positions ouvertes était encore extrêmement réduit : on ne comptait guère alors que Blanqui (École supérieure de commerce), Chevalier (Collège de France) et Garnier (École des ponts et chaussés). Les difficultés rencontrées par ce dernier, que nous illustrons ci-dessous avec des documents d’archives, témoignent des bornes dans lesquelles un professeur d’économie politique devait encore se resserrer, même au sein d’institutions privées.

En 1846 Garnier était entré à l’École des ponts et chaussés, dont la tradition colbertiste était assumée et défendue par ses directeurs. Ceux-ci posèrent des bornes sévères à l’exposition d’une pensée radicalement libérale. Lors de son recrutement, Garnier s’était ainsi vu recommander explicitement la circonspection sur les sujets controversés : on attendait de lui qu’il édulcore sa conception de l’économie politique et qu’il se cantonne principalement aux abstractions du calcul économique. Aussi sa promotion éhontée du libre-échange, lors des premières leçons, fut-elle mal accueillie. Le conseil de l’école tira la sonnette d’alarme. On lit dans le second procès-verbal du bureau de l’école que nous publions : « Malgré les efforts faits par le professeur pour se conformer aux recommandations qui lui ont été adressées de se montrer circonspect en traitant les questions sujettes à controverses, ses opinions sympathiques au principe du « laisser-faire, laisser-passer » et aux doctrines libre-échangistes se manifestent et percent comme en dépit de lui-même dans toutes les parties de son enseignement. » Garnier tâcha par la suite de donner des gages à ses directeurs. 

B.M.


Joseph Garnier professeur d’économie politique à l’École des Ponts et Chaussées

Deux pièces inédites

(Registre des procès-verbaux des séances du Conseil de l’Ecole des Ponts et Chaussées commencé le 20 novembre 1839, f°204-205, et 206-209). École nationale des ponts et chaussées, Archives 9562-02

 

École royale des ponts et chaussées

Procès-verbal de la séance du Conseil de l’École du 30 décembre 1846

 

La séance est ouverte à midi, sous la présidence de

M. Cavenne, Inspecteur général, directeur de l’École.

 

Sont présents :

MM. Fèvre, Inspecteur général ;

Kermaingans, Inspecteur général ;

Frissard, Inspecteur divisionnaire, professeur suppléant de constructions maritimes ;

Dufrenoy, Inspecteur général des Mines, professeur de minéralogie et de géologie ;

Belanger, Ingénieur en chef, professeur de mécanique appliquée ;

Cotelle, professeur de droit administratif ;

Boummars, Ingénieur en chef, Inspecteur de l’École, faisant fonction de secrétaire.

 

 

Le procès-verbal de la séance du 27 novembre est lu et adopté.

Il est donné lecteur de trois lettres de M. le Sous-Secrétaire d’État.

Par la première de ces lettres, en date du 1er décembre, M. le Sous-Secrétaire d’État informe M. le directeur de l’École que les exigences du service ayant mis l’administration dans la nécessité de donner par anticipation une destination définitive à huit élèves qui avaient été primitivement placés à titre provisoire dans des arrondissements, ces élèves, MM. Grimmeo, Leferme, Marx, Puquière, Bertin, Gardieu, Darcel et Bernard, ne rentreront pas à l’École et devront être inscrits sur les contrôles comme élèves de 1ère classe hors de concours, à dater du 1er décembre 1846.

Par la seconde, en date du 8 décembre, M. le Sous-Secrétaire d’État informe M. le Directeur que, d’après le désir manifesté à plusieurs reprises par le Conseil de l’École, M. le Ministre des Travaux Publics vient de décider que des leçons d’Économie politique seront faites à l’École des Ponts et Chaussées pendant la session de 1847 ; que M. Joseph Garnier, jeune économique, auteur de quelques publications qui ont mérité le suffrage du public, a été désigné pour faire ces leçons, et qu’en conséquence M. Garnier a été invité à rédiger un programme qui sera définitivement arrêté par l’administration, après avoir été soumis à l’examen du Conseil de l’École.

Par la troisième, en date du 23 Décembre, M. le Sous-Secrétaire d’État transmet à M. le Directeur le programme qui lui a été adressé par M. Garnier et l’invite à soumettre immédiatement ce programme à l’examen du Conseil.

M. le Directeur annonce que l’objet spécial de la présente séance est l’examen du programme rédigé par M. Garnier.

Il est donné lecture de ce programme.

Plusieurs membres font remarquer que le texte qui vient d’être lu ne comprenant que les titres des divisions et subdivisions d’un cours d’Économie politique, sans aucune indication de l’esprit dans lequel les diverses questions devront être traitées, et se prêtant en conséquence à des développements conçus dans les systèmes les plus différents, il est impossible que le Conseil exprime en ce moment aucune opinion précise en connaissance de cause. Ils pensent que dans cette situation il convient d’accepter le programme de confiance, en réservant au Conseil le droit et le devoir d’examiner à la fin de la session, d’après le compte qui lui sera rendu des leçons qui auront été faites, les modifications à introduire, s’il y a lieu, dans le programme d’Économie politique à adopter ultérieurement.

Cette proposition obtient l’assentiment général.

Le Conseil est en conséquence d’avis que le programme rédigé par M. Garnier peut être quant à présent accepté ; sous la réserve toutefois que les leçons qui seront faites sur les matières de ce programme devront être développés avec une grande circonspection, et de telle manière que, dans toutes les questions controversées, les faits seuls soient présentés sous une forme affirmative, et les arguments en faveur des divers systèmes impartialement exposés, à l’exclusion de toute conclusion formelle que l’opinion commune n’aurait point définitivement sanctionnée.

Sur la proposition de M. le Directeur, le Conseil arrête ensuite que, transitoirement, la première partie du cours comprenant l’explication des principes généraux de la science économique devra être suivie simultanément par les élèves de la 1ère et de la 2e classe ; et que la deuxième partie qui a principalement pour objet l’application de ces principes aux questions de travaux publics ne sera obligatoire que pour les élèves de 1ère classe.

Conformément aux prévisions de M. Garnier et aux propositions de l’Inspecteur de l’École, il y aura deux leçons par semaine jusqu’à la fin de la session.

L’ordre du jour étant épuisé, la séance est levée à 1 heure 1/2 .

Le Directeur de l’École.

Signé Cavenne

L’Inspecteur de l’École,

Signé Boummars.


École royale des ponts et chaussées

Procès-verbal de la séance du Conseil de l’École du 9 Mars 1847.

 

La séance est ouverte à onze heures, sous la présidence de

M. Cavenne, Inspecteur général, directeur de l’École.

 

Sont présents :

MM. Fèvre, Inspecteur général ;

Frissard, Inspecteur divisionnaire, professeur suppléant de constructions maritimes ;

Mary, Ingénieur en chef, professeur de construction ;

Belanger, Ingénieur en chef, professeur de mécanique appliquée ;

Reynaud, Ingénieur en chef, professeur suppléant d’architecture ;

Boummars, Ingénieur en chef, Inspecteur de l’École, faisant fonction de secrétaire.

 

 

Le procès verbal de la séance du 30 décembre 1846 est lu et approuvé.

Il est donné lecture de deux lettres de M. le Sous-Secrétaire d’État, toutes deux à la date du 12 Janvier.

Par la première, M. le Sous-Secrétaire d’État approuve les propositions faites par le Conseil, dans la séance du 27 Novembre 1846, à l’effet d’introduire divers changements dans l’échelle des degrés ;

Par la seconde, il décide, conformément aux propositions faites par le Conseil dans la séance du 30 décembre, 1°. que la première partie des leçons sur l’Économie politique, comprenant l’exposition des principes généraux de cette science, sera suivie simultanément par les élèves de 1ère et de 2e classe ; et que la deuxième partie qui a principalement pour objet l’application de ces principes aux questions de travaux publics sera obligatoire pour les élèves de 1ère classe seulement ; 2°. qu’il y aura deux leçons par semaine jusqu’à la fin de la session.

À l’occasion de la lecture de cette seconde lettre, M. le Directeur informe le Conseil qu’il a suivi assidument les leçons de M. Garnier et qu’il a reconnu que malgré les efforts faits par le professeur pour se conformer aux recommandations qui lui ont été adressées de se montrer très circonspect en traitant les questions sujettes à controverse, ses opinions sympathiques aux principes de laissez-faire et de laissez-passer et aux doctrines libre-échangistes, se manifestent et percent, comme en dépit de lui-même, dans toutes les parties de son enseignement. — M. le Directeur ajoute qu’en ce qui regarde la deuxième portion du cours, celle qui a pour objet les applications aux travaux publics, M. Garnier est venu lui exposer que non seulement il n’était point en mesure de donner cette année cette partie de son enseignement, mais que l’état présent de ses études ne lui permettait pas d’en arrêter le programme ; et qu’il le priait de le guider à cet égard. Après s’en être entendu avec l’Inspecteur de l’École, le Directeur a invité M. Garnier à examiner s’il ne pourrait pas adopter, sauf à proposer des modifications ou additions, le programme arrêté en 1837 pour l’École du Génie civil de Gand ; et il l’a en même temps informé qu’il soumettrait au Conseil et à M. le Sous-Secrétaire d’État la proposition de renoncer, pour cette session du moins, à la partie du cours concernant les applications.

Le Conseil reconnaît que dans l’état des choses, il n’y a point d’autre parti à prendre ; et qu’en conséquence il y aura lieu de terminer le cours quand le professeur aura achevé le développement des principes théoriques.

Suivent des développements sur la discipline et le règlement intérieur de l’École, qui ne concernant plus Garnier, ne nous ont pas paru mériter d’être reproduits ici.

La séance est levée à 1 heure.

Le Directeur de l’École.

Signé Cavenne

L’Inspecteur de l’École,

Signé Boummars.

 

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