Brouillé avec le ministère de son pays et laissé sans ressources après l’intendance en Martinique, le physiocrate Lemercier de la Rivière connut une gloire littéraire immense avec la publication de L’ordre naturel et essentiel des sociétés politiques (1767). Recommandé par Diderot, il fut invité à la cour de Russie par Catherine II pour participer à la réforme des lois. Ce fut un échec, dont on s’est longtemps mal expliqué les causes, et qu’un récent livre tâche d’examiner. Sa conclusion est que Catherine II, qui se piquait de philosophie et de modernisme, recula vite devant l’énergie réformatrice du physiocrate ; en politique avisée, elle se voulait avant tout pragmatique et méfiante.
L’énigme de l’échec russe de Lemercier de la Rivière
par Benoît Malbranque
Sergey Zanin, Utopisme et idées politiques. Visite de Pierre-Paul Joachim Henri Lemercier de la Rivière à Saint-Pétersbourg, avec la publication des inédits, éditions Classiques Garnier, 2018, 497 pages.
En ouverture de son analyse de la physiocratie (ou « système agricole ») dans la Richesse de Nations, Adam Smith fait remarquer avec une certaine condescendance et de manière quelque peu erronée que « ce système, qui représente le produit de la terre comme la seule source du revenu et de la richesse d’un pays, n’a jamais, autant que je sache, été adopté par aucune nation, et n’existe à présent qu’en France, dans les spéculations d’un petit nombre d’hommes d’un grand savoir et d’un talent distingué ». [1] Les réformes libérales enregistrées en France et l’enthousiasme que la physiocratie provoqua chez quelques princes d’Europe suffisent à contredire cette affirmation. Mais si l’examen des différentes opérations ministérielles d’inspiration physiocratiques, à travers l’Europe et même le monde, est curieux et digne d’intérêt, leur place dans l’histoire leur semble assurée plus par leur réunion en faisceau, où l’union faisant la force on n’en vient à croire à une ère proprement physiocratique, qu’à l’importance des manifestations singulières. Même en France, où Turgot, un disciple direct, obtint l’une des meilleures occasions de mettre en pratique les idées de l’école, un renvoi rapide et le démantèlement successif de ses premières réformes clôturèrent assez vite une expérience qui n’a plus dans les livres d’histoire que valeur d’avertissement ou d’expérimentation en petit de ce que la Révolution, dans sa phase libérale, allait accomplir et assurer pour l’avenir.
Eût-elle été fructueuse et durable, l’expérience physiocratique en Russie, au cours de l’année 1767, aurait été de nature à transformer ce diagnostic et à figurer, seule, pour une fois, comme la mise en application de référence des principes physiocratiques. De ce point de vue, les raisons de l’échec méritent de nous arrêter, non pour rembobiner spirituellement l’histoire et la tisser à nouveau selon nos goûts, dans un accès maladif de constructionnisme, mais plutôt pour mesurer, en historien, le caractère de cette occasion manquée.
Sur la base de documents inédits, Sergey Zanin a publié l’année passée une enquête pleine d’ambition sur le voyage de Lemercier de la Rivière en Russie et les évènements rocambolesques auquel celui-ci donna lieu. L’auteur entend y confronter les différents récits qui furent faits de ces aventures et surtout du renvoi du physiocrate en France. Dans le présent article, après avoir rappelé, avec lui, les circonstances de l’invitation de Lemercier de la Rivière en Russie puis de son voyage, nous exposerons les causes probables de la dispute qui causa son écartement. Il sera alors temps de porter un jugement d’ensemble sur ce livre de Sergey Zanin.
Un voyage en forme de consécration
C’est l’une des gloires de Catherine II de Russie, aux yeux de la postérité, que celle d’avoir été mêlée intimement à la scène littéraire et philosophique européenne, et plus spécifiquement française. Admiratrice de l’Encyclopédie, correspondante de Voltaire, la tsarine a aussi entretenu avec Denis Diderot une longue amitié. Le maillage de ces liens nombreux se manifesta à de fréquentes occasions dans des voyages de quelques-uns de ces grands esprits du temps à la cour de Russie, pour des travaux d’agrément, des conseils d’ordre législatif ou de simples visites.
Par ce moyen, Catherine II, dont la prétention au trône avait été fragile, espérait s’agglomérer une élite intellectuelle qui puisse sanctifier et légitimer, comme par ricochet, sa propre domination sur la Russie. C’était un moyen, raconte Sergey Zanin, « d’assurer la succession au pouvoir de son fils et de contrebalancer l’influence des gentilshommes à qui elle était redevable de son avènement au trône. » [2] Naturellement, l’entourage de ces grands esprits, parfois méprisés par les gouvernements de leur propre pays, flattait aussi son amour-propre.
Étant donné que, pour citer à nouveau Adam Smith, « rien n’est plus difficile à déplacer que l’homme »[3], la tsarine engageait aussi ce commerce intellectuel à distance, par la lecture. Sérieuse et appliquée, elle prenait des notes des grands ouvrages dont elle entreprenait la lecture. Quand L’ordre essentiel et naturel des sociétés politiques (1767), de Lemercier de la Rivière, lui passa entre les mains, elle se nota pour elle-même des passages tels que celui-ci : « Une grande abondance de productions ne peut avoir lieu sans une grande liberté. Il est impossible de concevoir un droit de propriété sans liberté. » [4]
Cet économiste physiocrate aux leçons assez peu courantes dans l’entourage des princes, Catherine II ne le connaissait pas encore lorsque ses intermédiaires en France, Stakelberg puis Diderot, en vantèrent les mérites. L’ayant rencontré à la fin de 1766, tandis que son grand livre était en cours de préparation, Otto Magnus von Stakelberg en sortit avec la conviction que l’homme était prêt à servir.
« Dans les entretiens que j’ai eus avec M. de La Rivière, écrit-il, j’ai démêlé qu’il était mécontent du ministère et qu’il a entièrement renoncé aux affaires, qui, il en faut convenir, sont conduites depuis la paix d’une manière pitoyable. Cette découverte m’a fait naître une idée que je crois très utile au service de Votre Majesté Impériale. Ce serait d’attirer cet habile homme à sa Cour. Toutes les parties de l’administration lui sont familières ; il a tant de sagesse et de modération ; il a une si grande habitude au travail, et il est avec tous les gens cultivés de ce pays-ci pénétré de tant d’admiration pour la personne de Votre Majesté Impériale, que je suis persuadé qu’il ne se refuserait pas à une ouverture honorable. L’abbé de Raynal auquel je me suis ouvert et qui est son ami intime est du même sentiment. Il l’aura sondé vraisemblablement quoiqu’il ne me l’avoue point. » [5]
Diderot, un autre des protégés de la tsarine, fut également élogieux. Dans le paysage intellectuel, Catherine II admirait avant tout Montesquieu, qu’elle avouait en s’en flattant avoir pillé, et comme premier choix d’un conseiller pour l’entreprise de réforme législative qu’elle avait particulièrement en vue, elle songea d’abord à Cesare Beccaria, lequel, nouveau professeur d’économie politique, refusa l’invitation. Toutefois Diderot prétendait avoir trouvé en France un homme qui puisse être mis « à côté et même au-dessus de Montesquieu »[6] et présentait son nouveau livre comme une véritable révélation. À son ami Falconet, intermédiaire de Catherine II en Russie, il chanta les louanges du physiocrate :
« Il a reçu de la nature une belle âme, un excellent esprit, des mœurs simples et douces. La méditation assidue sur les plus grands objets et l’expérience des grandes affaires ont achevé de perfectionner l’ouvrage de nature. Ah ! si Sa Majesté Impériale a du goût pour la vérité, quelle sera sa satisfaction ! Je la devine d’avance et la partage. Nous nous privons de cet homme pour vous. Il se prive de nous pour elle. Il faut que nous soyons tous étrangement possédés de l’amour du genre humain. Il sera précédé d’un ouvrage intitulé : De l’ordre naturel et essentiel des sociétés policées. C’est l’apôtre de la propriété, de la liberté et de l’évidence. De la propriété, base de toute bonne loi ; de la liberté, portion essentielle de la propriété, germe de toute grande chose, de tout grand sentiment, de toute vertu ; de l’évidence, unique contre-force de la tyrannie et source du repos. Jetez-vous bien vite sur ce livre. Dévorez-en toutes les lignes comme j’ai fait. Sentez bien toute la force de sa logique, pénétrez-vous bien de ses principes, tous appuyés sur l’ordre physique et l’enchaînement général des choses ; ensuite allez rendre à l’auteur tout ce que vous croirez lui devoir de respect, d’amitié et de reconnaissance. Nous envoyons à l’impératrice un très habile, un très honnête homme. Nous vous envoyons à vous un galant homme, un homme de bonne société. Ah ! mon ami, qu’une nation est à plaindre, lorsque des citoyens tels que celui-ci y sont oubliés, persécutés et contraints de s’en éloigner, et d’aller porter au loin leurs lumières et leurs vertus ! Nos premières entrevues se sont faites dans la petite maison. Nous nous y retrouverons aujourd’hui pour la dernière fois. Lorsque l’impératrice aura cet homme-là, et de quoi lui serviraient les Quesnay, les Mirabeau, les de Voltaire, les d’Alembert, les Diderot ? À rien, mon ami, à rien. C’est celui-là qui a découvert le secret, le véritable secret, le secret éternel et immuable de la sécurité, de la durée et du bonheur des empires. C’est celui-là qui la consolera de la perte de Montesquieu. » [7]
Désormais bien convaincue, Catherine II prépara avec soin le départ de Lemercier de la Rivière pour Saint-Pétersbourg, en s’assurant que celui-ci se fasse dans un certain secret, afin que le pouvoir français ne puisse s’y opposer. Elle écrit à son correspondant, M. Panin, pour l’inviter à la plus grande prudence :
« Monsieur Panin. Je vous conjure d’écrire à Stakelberg et, s’il n’est plus en France, au prince Galitzin, pour qu’ils entrent en négociations avec ce M. de la Rivière pour transporter cet homme en Russie. Souvenez-vous surtout de ne point compromettre son nom, afin que le ministère de la France ne l’empêche pas de venir ici. Ayant été longtemps employé à La Martinique, il y a de très bonnes idées dans son mémoire, et il nous sera plus utile qu’à eux qui ne savent pas s’en servir. » [8]
La tsarine débloqua 12 000 livres pour financer le transport de notre physiocrate, qui ne tarda pas à accepter l’offre. Il le fit d’autant plus que comme le rappelle Zanin (p. 12, puis p. 68-69), la seconde gouvernance de celui-ci en Martinique l’avait proprement ruiné et qu’il attendait en vain auprès du gouvernement français un rétablissement de son sort. Quand il reçut l’invitation de Catherine II, Lemercier de la Rivière venait de procéder à la vente de tous ses appartements en Tourraine, vente destinée à le libérer financièrement.
Huit jours après la parution de son livre et au milieu des premières attentions de la gloire littéraire, Lemercier de la Rivière entreprit donc son voyage vers Saint Pétersbourg.
Une aventure qui tourne court
Ce voyage, qui réclama davantage de temps que prévu, le fit d’abord attendre, puis manquer l’impératrice, attendue à Moscou et qui devait y rester jusqu’à la fonte des glaces. Forcé de patienter et de s’occuper comme il pouvait, au sein d’une nation dont il ne parlait pas la langue, Lemercier de la Rivière se livra à des observations et à des réflexions. Leur contenu, sévère pour l’empire qui l’accueillait, est précisé dans sa correspondance à ses amis. À l’abbé Raynal, il écrit ainsi :
« Mon cher abbé, tout est à faire dans ce pays. Pour parler mieux encore, il faudrait dire : tout est à défaire et à refaire. Vous sentez bien qu’il est impossible que le despotisme arbitraire, l’esclavage absolu et l’ignorance n’aient pas planté des abus de toute espèce qui ont jeté des racines très profondes, car il n’y a point de plante si féconde, si vigoureuse que les abus. Ils croissent partout où l’ignorance les cultive. […] Vous voyez que j’ai lieu d’espérer que mon voyage ne sera pas infructueux à l’humanité. » [9]
Les mêmes mots se retrouvent dans sa lettre à François Quesnay :
« Quels que soient les grands talents de l’impératrice, ils n’ont point un effet rétroactif, elle ne peut donc empêcher qu’il n’y ait une foule d’abus enracinés, et tels que vous pouvez les imaginer, quand ils sont plantés par l’ignorance dans le sein du despotisme arbitraire d’un côté, et d’un esclavage absolu d’un autre côté. Ici tout est à refondre, à défaire d’abord et à refaire ensuite. Quel travail énorme, mon cher Docteur ! Je serais tenté de revenir sur mes pas, si l’idée qu’on m’a donnée de l’Impératrice ne servait pas de contrepoids à celle que je me forme de la besogne que j’entrevois. » [10]
Lemercier de la Rivière écrivait avec la même franchise qu’il affichait dans les salons et qui faisait rechercher sa présence. Seulement, il était peu méfiant. Ses lettres étaient interceptées et lues ; elles donnèrent mauvaises opinion de lui.
Le physiocrate rêvait de réformes audacieuses, allant jusqu’à l’abolition du servage. Catherine II, au demeurant, tenait peu à cette forme barbare d’asservissement, mais elle craignait que l’enthousiasme de son invité ne pousse à un renversement de l’ordre établi et à une fragilisation de son autorité. Elle se piquait de philosophie et de modernisme mais en politique avisée elle était avant tout pragmatique et méfiante.
Armé de ses observations et de propositions de réformes assez vigoureuses, si ce n’est cavalières, Lemercier de la Rivière considéra sa rencontre prévue avec Catherine II comme un sujet d’éternelle excitation. Tandis qu’en France les succès de la physiocratie étaient encore difficiles à déceler et que l’autorité des vieux maîtres, comme Quesnay, Mirabeau ou lui-même, était peu à peu rognée par les exploits de nouveaux combattants aguerris, tels Dupont de Nemours ou Turgot, voilà que lui, revenu de la Martinique sans beaucoup d’éloges, s’apprêtait à appliquer les idées de l’école de Quesnay à une nation de plus de 20 millions d’âmes.
Cet enthousiasme, cette excitation, servirent à donner corps au récit alternatif que plusieurs proches de la tsarine firent circuler pour expliquer le renvoi final du physiocrate dans son pays. D’après ce récit, à peine la tsarine rentrée à Saint-Pétersbourg, Lemercier de la Rivière se présentait à elle comme un être supérieur, qui allait enseigner à de pauvres ignorants la manière dont il convient de gouverner. Le comte de Ségur raconte notamment :
« M. de La Rivière, me dit l’impératrice, se mit en route avec promptitude ; et, dès qu’il fut arrivé, son premier soin fut de louer trois maisons contiguës, dont il changea précipitamment toutes les distributions, convertissant les salons en salles d’audiences, et les chambres en bureaux.
M. Le philosophe s’était mis dans la tête que je l’avais appelé pour m’aider à gouverner l’empire, et pour nous tirer des ténèbres de la barbarie par l’expansion de ses lumières. Il avait écrit en gros caractères sur les portes de ses nombreux appartements : département de l’intérieur, département du commerce, département de la justice, département des finances, bureaux des impositions, etc. ; et en même temps il adressait à plusieurs habitants russes ou étrangers, qu’on lui indiquait comme doués de quelque instruction, l’invitation de lui apporter leurs titres pour obtenir les emplois dont il les croirait capables.
Tout ceci faisait un grand bruit dans Moscou, et comme on savait que c’était d’après mes ordres qu’il avait été mandé, il ne manqua pas de trouver bon nombre de gens crédules, qui d’avance lui faisaient leur cour.
Sur ces entrefaites j’arrivai, et cette comédie finit. Je tirai ce législateur de ses rêves ; je m’entretins deux ou trois fois avec lui de son ouvrage, sur lequel j’avoue qu’il me parla fort bien ; car ce n’était pas l’esprit qui lui manquait. La vanité seule avait momentanément troublé son cerveau. Je le dédommageai convenablement de ses dépenses. Nous nous séparâmes contents ; il oublia ses songes de premier ministre, et retourna dans son pays en auteur satisfait, mais en philosophe un peu honteux du faux pas que son orgueil lui avait fait faire. »
Ce fut en faisant allusion à cette anecdote que l’impératrice écrivit à Voltaire : ‘M. de La Rivière est venu ici pour nous législater. Il nous supposait marcher à quatre pattes, et très poliment il s’était donné la peine de venir de la Martinique pour nous dresser sur nos pieds de derrière.’ » [11]
Dans la même veine, Dieudonné de Thiébault raconte l’entretien de Lemercier de la Rivière avec Catherine II dans ces termes :
« Monsieur, lui dit l’impératrice, en venant à lui, pourriez-vous m’indiquer le meilleur moyen de gouverner un État ? — Madame, il n’y en a qu’un, celui d’être juste, de maintenir l’ordre et de faire suivre les lois. — Mais sur quelle base convient-il d’appuyer les lois d’un empire ? — Il n’y a qu’une seule base, madame, la nature des choses et des hommes. — Fort bien. Mais quand on veut donner les lois à un peuple, quelles règles peuvent plus sûrement indiquer celles qui conviennent le mieux ? — Donner ou faire des lois, madame, c’est une tâche que Dieu n’a laissée à personne. Eh ! Qu’est-ce que l’homme, pour se croire capable de dicter des lois à des êtres qu’il ne connaît pas, ou qu’il connaît si mal ! Et de quel droit imposerait-il des lois à des êtres que Dieu n’a point mis en sa main ! — À quoi donc réduisez-vous la science du gouvernement ? — À bien étudier, à reconnaître et à maintenir les lois que Dieu a si manifestement gravées dans l’organisation même des hommes lorsqu’il leur a donné l’existence. Vouloir aller plus loin, serait un grand malheur et une entreprise destructive. — Monsieur, je suis bien aise de vous avoir entendu : je vous souhaite le bonjour. L’impératrice fut tellement surprise et comme troublée par les réponses qu’on vient de lire, qu’elle se hâta de rompre l’entretien. » [12]
L’histoire réécrite
De ceci, Lemercier de la Rivière offrit un récit différent, et dit : « Je n’ai point eu la présomption de me regarder comme quelqu’un qui apporte dans sa robe le bonheur de la Russie ». [13] D’après sa version des faits, il n’avait voulu dans tout cela que contribuer à l’œuvre de Catherine II, mettre ses connaissances et son expérience à son service, puisqu’on lui en fournissait l’occasion. Malheureusement, force avait été pour lui de constater qu’au-delà du paraître, ses propositions n’étaient pas désirées.
C’est à cette dernière version — bien éloignée, il est vrai, du sensationnel répandu par les proches de la tsarine et par la tsarine elle-même — que sur la base des documents inédits il faut accorder crédit.
Il est certain que Catherine II avait d’abord fait preuve d’ouverture et considérait positivement la démarche réformatrice des physiocrates. Mais l’accentuation de celle-ci, mêlée à des menées contre son représentant Lemercier de la Rivière, emportèrent finalement sa conviction et lui firent mettre un terme au rapprochement.
Dès avant son arrivée en Russie, une cabale, menée notamment par Grimm, qui le détestait, avait insinué à la tsarine que Lemercier de la Rivière était « le plus terrible déraisonneur qu’il y ait dans toute l’Europe lettrée », un utopiste, et adepte du matérialisme. [14] Au-delà de ces premières accusations, il est certain qu’autour de la tsarine, tous n’étaient pas enthousiasmés par les idées du physiocrate. L’un des rares convertis raconte à ce propos, en se référant à L’ordre naturel et essentiel : « ce livre n’étant pas applicable aux maux d’une société gangrenée, telle que celle-ci, et ne leur étant applicable que peu à peu, ne peut pas plaire à des têtes impatientes qui voudraient qu’on les tire en un instant d’un gouffre, dans lequel ils ont employé cent ans à se plonger ; ce livre étant infiniment contraire à l’intérêt de ceux qui trouvent leur bonheur dans la misère publique ; et ce nombre étant d’autant plus grand qu’une société est plus misérable, ne peut manquer de trouver beaucoup de critiques ; ce livre n’étant vraiment utile qu’à une société naissante, dont on peut faire la législation à neuf, doit être rejeté par des sociétés vieilles, décrépites, qui ne voient aucune réforme à leur État. » [15]
La potion physiocratique s’avérait ainsi trop rude pour Catherine II, réformatrice de bonne volonté, mais dont l’attention se portait avant tout sur la consolidation de son pouvoir, ainsi que pour sa cour, qui, à l’image de celle de France, n’embrassait le modernisme qu’à condition qu’il ne l’étouffe pas elle-même.
Un livre riche mais déstructuré
Sur le fond, l’ouvrage de Sergey Zanin s’avère bien à la hauteur de ses promesses, dans la mesure où l’auteur renouvelle entièrement l’étude de cet épisode, sur la base de documents inédits, issus pour la plupart des fonds d’archives russes, et qu’il a la bonne idée d’insérer en entier dans son livre, en annexe.
En ce qui concerne la forme, toutefois, je me vois contraint d’émettre quelques réserves, toutes subjectives soient-elles. L’ouvrage m’a paru écrit d’une manière un peu déroutante, avec un usage assez étendu d’un corpus philosophique et sociologique dont personnellement je fais peu de cas et qui ne m’a pas autant distrait que le roman quasi policier de la découverte de la vraie trajectoire de Lemercier de la Rivière en Russie.
Les très nombreux renvois à Jean-Jacques Rousseau — l’auteur en est un spécialise, mais chaque livre a son objet — et à toute une littérature philosophique qui n’avait peut-être pas sa place, m’a quelque peu gâché le plaisir de l’enquête. Ce défaut, si c’en est un, apparaît dès l’introduction, laquelle parle finalement assez peu de Lemercier de la Rivière, ne pose les questions que par à-coup, au milieu de développements menés parallèlement sur des thèmes variés et avec des renvois récurrents à Rousseau. Le premier chapitre, à l’inverse, est plus direct, plus intéressant, par là prometteur, en posant bien les bases. Par la suite, ce n’est qu’alternance sans fin d’examens précis sur le voyage de Lemercier de la Rivière en Russie, et de développements sur la nature et le sens de l’utopie, de l’histoire, du récit, etc.
Quant à moi, j’aurais personnellement préféré que l’auteur maintienne l’ambiance très agréable, qu’on ressent à certains moments, celle d’un roman policier, avec une intrigue, une enquête sur pourquoi Lemercier de la Rivière a été renvoyé après avoir été invité dans l’euphorie, où l’on suit l’examen des pièces justificatives, la plupart nouvelles, l’une après l’autre. Tout ceci est plaisant mais malheureusement ne dure pas, ne se maintient pas.
Au final donc, ce travail méritant, riche, assez poussé, contenant des inédits très précieux, apparaît un peu gâché par des discussions étendues sur des notions philosophiques qui ne me paraissent pas nécessaires, même pour les lecteurs aguerris et courageux. Alors courage ! puisqu’il en faut. La découverte de ce petit mystère historique ne sera qu’à ce prix.
Benoît Malbranque
——————————
[1] Adam Smith, Richesse des Nations, Livre IV, chap. IX ; trad. Garnier, éd. Guillaumin, 1843, t. 2, p. 309.
[2] Sergey Zanin, Visite de Lemercier de la Rivière à Saint-Pétersbourg, op. cit., p. 79.
[3] Adam Smith, Richesse des Nations, op. cit., I, p. 103.
[4] Ordre naturel, 1767, p. 31 ; Notes de Catherine II citées par Zanin, op. cit., p. 86
[5] Lettre du baron Otto Magnus von Stakelberg à Catherine II, 31 décembre 1766, citée par Zanin, op. cit., p. 329.
[6] Charles de Larivière, « Mercier de La Rivière à Saint-Pétersbourg en 1767 d’après de nouveaux documents », Revue d’histoire littéraire de la France, 4e année, n°4, 1897, p. 581
[7] Denis Diderot, Lettre à Falconet, juillet 1767 ; édition J. Assézat et M. Tourneux, Garnier, 1875-77, t. XVIII, pp. 229-251.
[8] Lettre de Catherine II à Panin, Recueil de la Société impériale historique russe, t. XX, p. 240
[9] Cité dans Edmund Richner, Le Mercier de La Rivière: ein Führer der physiokratischen Bewegung in Frankreich, Girsberger, 1931, p. 58
[10] Lettre de Lemercier de la Rivière à François Quesnay, 4 octobre 1767 ; Zanin, op. cit., p. 280.
[11] Mémoires du comte de Ségur ; Œuvres complètes de M. le comte de Ségur, Paris, 1826, pp. 39-40
[12] Dieudonné de Thiébault, Mes souvenirs de vingt ans de séjour à Berlin, 1805, t. III, p. 167-168 ; cité par Zanin, op. cit., p. 165
[13] Lettre de Lemercier de la Rivière au comte de Panine, 15 novembre 1767 ; Zanin, op. cit, p. 316
[14] Correspondance littéraire, éd. Tourneux, 1879, vol. VII, p. 446 ; Zanin, op. cit., p. 147
[15] Lettre de Dimitri Galitzine à Alexandre Galitzine, 26 novembre 1767 ; Zanin, op. cit., p. 346-347
Laisser un commentaire