À la toute fin du XIXe siècle, la question de la population, dont le ralentissement est un sujet de préoccupation en France, se joint à celle de l’immigration, conçue et pratiquée comme un palliatif. Pour Gustave de Molinari, l’immigration n’est pas un danger, ni un mauvais calcul. Les données de la reproduction française étant ce qu’elles sont, quelles que soient les mesures pour parvenir à la faire évoluer, le recours à l’immigration est légitime. Elle est d’ailleurs un bénéfice économique, dit-il, car elle fait obtenir des hommes faits, et économise ainsi les frais qui sont ailleurs employés pour l’enfance ou l’éducation. Quant à la crainte d’une détérioration de la population par le mélange des cultures et des races, il la conçoit comme chimérique, car tout prouve, selon lui, que ce mélange renforce plutôt qu’il affaiblit un pays.
Gustave de Molinari, La viriculture (1897)
CHAPITRE XI. — L’ÉMIGRATION ET L’IMMIGRATION
Sans nous arrêter au rôle considérable que l’émigration a joué dans le passé de l’humanité, nous nous bornerons à en examiner les effets économiques dans l’état actuel des sociétés civilisées. Longtemps retardée dans son développement par des obstacles tant naturels qu’artificiels, elle a pris depuis un demi-siècle, sous l’influence du progrès des moyens de communication, un essor extraordinaire, et elle est devenue un facteur important de la mise en équilibre de la population avec les moyens de subsistance. Quels sont ses effets d’abord sur les pays d’où elle exporte des créatures humaines, ensuite sur ceux où elle les importe ? Voilà ce que nous avons à rechercher.
Ce qui différencie l’exportation des hommes, la traite des esclaves exceptée, de celle des produits, c’est qu’elle n’est point compensée par une importation équivalente. Des émigrants qui abandonnent sans espoir de retour leur pays natal emportent le capital investi dans leur force productive, autrement dit leur capital personnel, auquel se joint un capital mobilier plus ou moins considérable sous forme de monnaie, de vêtements, d’outils, d’approvisionnements, sans que la nation à laquelle ils appartenaient en reçoive la contre-valeur. Cette exportation de forces productives et de produits constitue ce qu’on pourrait appeler le passif de l’émigration. Les créatures humaines qu’elle enlève représentent la somme qui a été dépensée pour les nourrir, les entretenir et les rendre aptes à exercer une profession ou un métier. Cette somme varie d’un pays et d’un individu à un autre, mais les statisticiens s’accordent à évaluer en moyenne à 3 500 francs environ les frais de production d’un adulte. Les émigrants étant, pour le plus grand nombre, des hommes dans la force de l’âge, on pourrait évaluer à 3 milliards au moins la perte causée à un pays par l’émigration d’un million d’individus. Sans doute, au point de vue de l’intérêt général de l’espèce, cette perte est compensée et au-delà par la plus-value qu’acquiert communément le travail de l’émigrant dans les pays où il apporte ses facultés productives, mais en ce moment nous n’avons à considérer que l’intérêt particulier de la nation dont il se sépare.
Deux cas différents peuvent se présenter ici. Si la population n’est pas à l’état de surcroît, si l’offre des intelligences et des bras ne dépasse pas la demande, l’émigration, en entamant le personnel nécessaire aux entreprises agricoles, industrielles et autres, aura pour conséquence la diminution du nombre et de l’importance de ces entreprises, partant celle de la production et de la richesse. En ce cas, la nation sera menacée de la déperdition successive de ses moyens de subsistance si elle ne remédie point aux causes déterminantes de l’émigration. Ces causes résident dans l’insuffisance de la productivité de l’industrie ou bien encore dans l’excès des charges qu’elle supporte et l’infériorité des services que ces charges servent à rétribuer. En provoquant une hausse des salaires, autrement dit de la part du capital personnel et en abaissant ainsi celle des autres facteurs de la production jusqu’à la faire tomber au-dessous du taux nécessaire, l’émigration agit comme un stimulant énergique du progrès industriel, de l’amélioration des services publics et de la réduction du prix dont on les paye. Sous peine de décadence, la nation attardée est obligée de se mettre au niveau du progrès des pays qui attirent les émigrants. L’émigration agit donc pour précipiter sa ruine si elle est incapable de l’effort qu’exige l’élimination des causes qui l’affaiblissent, pour la relever, au contraire, si elle est capable de cet effort. Dans l’une et l’autre hypothèses, soit qu’elle détache de l’arbre de l’humanité une branche en voie de se dessécher, soit qu’elle y fasse remonter la sève, elle est « utile ».
Si la population est à l’état de surcroît, s’il y a, par le fait de la surabondance de la reproduction, un excédent de bras et d’intelligences sur les emplois disponibles, l’entretien improductif de cet excédent causera à la société une perte proportionnée à sa quantitéet àsa durée. Cette perte sera supportée exclusivement par le capital personnel, quelle que soit la source où l’on puisera les frais d’entretien du surcroît. Car il déprimera les salaires de tout son poids, en fournissant aux classes moyenne et supérieure qui en supportent directement la charge, au moins pour la plus grande part, la compensation des sacrifices que leur impose la charité privée et publique. En soulageant la société de ce poids mort, l’émigration lui épargne une perte certainement fort supérieure à celle qu’elle lui cause. Mais, soit que l’excès de population subsiste, soit que l’émigration le fasse disparaître, la nation subit une perte égale au montant de la somme dépensée pour le produire. Ajoutons que dans un pays où la reproduction est surabondante, où l’offre des intelligences et des bras dépasse continuellement la demande et déprime les salaires, l’élève des nouvelles générations s’opère dans des conditions essentiellement défavorables à la qualité de la population. Les enfants trop nombreux ne reçoivent ni la nourriture, ni l’entretien, ni les soins et l’éducation nécessaires pour en faire des hommes vigoureux et aptes au travail. Ceux qui échappent à une mort prématurée ne livrent à la production que des coopérateurs de moins en moins capables, un nombre croissant d’entre eux va grossir le caput mortuum des incapables et, pour ainsi dire, des pauvres par destination. La condition la plus favorable au développement général et permanent de la puissance et de la richesse d’une nation est celle d’une reproduction équivalente à la demande, avec un surplus qui lui permette d’agrandir son domaine et d’étendre au dehors son commerce et son influence, sans les lui faire acheter par une augmentation de frais d’élève hors de proportion avec ses ressources.
De même que l’émigration cause toujours une perte égale au montant des frais de production des émigrants, sauf les compensations dont elle peut être la source, l’immigration procure toujours un gain égal au montant du capital personnel des immigrants et du capital mobilier qui s’y ajoute. Toutefois, ici encore se présentent des situations différentes.L’immigration peut être temporaire ou permanente. Dans le premier cas, les immigrants retournent d’ordinaire dans leur pays natal, en emportant l’épargne qu’ils ont pu accumuler dans le pays où ils ont porté leurs forces productives. Mais ils n’ont pas moins contribué à l’accroissement de sa richesse, car on n’emploierait pas leur travail, s’il ne produisait point une somme de valeur dépassant celle qui leur est fournie sous forme de salaires ; de plus, une partie de celle-ci va alimenter les industries qui pourvoient à leur consommation. Ils n’emportent que le surplus qu’ils ont pu économiser, et ce surplus est peu de chose en comparaison de la somme de richesse qui a été créée avec leur coopération, et qui n’aurait pu l’être ou l’aurait été dans une moindre proportion sans leur concours. Si l’immigration est permanente, elle peut être plus ou moins avantageuse, selon qu’elle a lieu dans un pays où l’offre des bras et des intelligences dépasse la demande, ou, ce qui est le cas ordinaire, où la demande dépasse l’offre, mais elle est toujours avantageuse.En effet, la première éventualité ne peut se présenter que lorsque l’excédent de l’offre est plus considérable dans le pays d’émigration que dans le pays d’immigration, et pèse par conséquent davantage sur la rétribution du travail ; d’où une inégalité plus ou moins grande des salaires. Aussi longtemps qu’elle subsiste, l’industrie tend à abandonner le pays où les salaires sont plus élevés pour se porter dans celui où ils sont plus bas, les autres conditions de la production étant d’ailleurs supposées égales. L’émigration prévient ce déplacement en déterminant le nivellement successif de la rétribution du travail.
Mais l’émigration se porte généralement des pays où l’offre des bras et des intelligences dépasse la demande dans ceux où la demande dépasse l’offre, et elle procure à la nation qui reçoit cet afflux de capitaux personnels, un avantage d’autant plus considérable que l’excédent de la demande de travail sur l’offre est plus grand. C’est l’émigration qui a été le facteur principal de l’accroissement si rapide de la puissance et de la richesse des États-Unis. C’est elle qui a contribué, plus peut-être qu’aucune autre cause, au relèvement de la France après les désastres de 1870.
Depuis 1820, les États-Unis ont reçu de l’Europe l’énorme contingent de 15 millions d’émigrants, pour le plus grand nombre arrivés à l’âge productif[1]. À raison de 3 500 francs par tête, c’est une somme de 50 milliards sous forme de « capitaux personnels » que l’Union américaine a pu appliquer à l’exploitation de son sol, de ses mines et de ses autres sources de richesse. Dans le même intervalle, l’Europe lui a envoyé une quantité probablement non moins considérable — quoique la statistique ne nous fournisse à cet égard que des données conjecturales — de capitaux mobiliers qu’elle a employés à construire des chemins de fer, à élever des manufactures, etc., et cet afflux colossal de moyens de production explique l’accroissement sans précédents dans le monde de sa population et de sa richesse. Si, après la proclamation de leur indépendance, les États-Unis avaient fermé leurs frontièresà l’immigration, il y a grande apparence que le Far-West et même une grande partie de l’Est seraient encore aujourd’hui des déserts parcourus par les Peaux-Rouges, et que l’insuffisance de leur épargne, amoindrie par la nécessité d’élever et de former la totalité du personnel de la production aurait singulièrement ralenti le développement des industries qui fournissent à la population ses moyens d’existence, en marquant la limite qu’elle ne peut dépasser. Selon toute apparence, les États-Unis ne compteraient pas actuellement plus d’une dizaine de millions d’habitants et le taux d’accroissement de leur richesse n’aurait pas dépassé celui de leur population. On peut conjecturer même qu’il eût été moindre dans quelque mesure. Car l’importation des capitaux mobiliers augmente moins la richesse d’un pays que celle des capitaux personnels qu’apporte l’émigration. Tandis que les émigrants, en s’établissant aux États-Unis d’une manière permanente, y consomment ou y emploient la totalité de leurs gains, les capitalistes européens qui y ont investi leurs fonds dans les chemins de fer, les mines ou les manufactures perçoivent, chaque année, sous forme d’intérêts, de profits ou de dividendes, une part des produits de l’industrie américaine à l’avantage des pays où ils dépensent leurs revenus ; remarquons encore, à ce propos, que le système protecteur, en élevant artificiellement, avec le prix des produits, le taux des profits industriels, a augmenté la part des commanditaires européens des industries protégées au détriment des consommateurs indigènes et diminué d’autant la richesse nationale que ce système a pour objet d’accroître.
En France, l’immigration causée par l’insuffisance croissante de la reproduction s’est opérée dans des proportions beaucoup moindres ; elle a toutefois épargné à la population une somme qui peut être évaluée sans exagération de 3 à 4 milliards, et contribué, en conséquence, au développement de l’épargne sous forme de capitaux mobiliers. Employés soit en France soit à l’étranger, ces capitaux ont accru la richesse nationale bien qu’ils aient été pour une forte part absorbés par des entreprises malheureuses et plus encore par les emplois improductifs de l’État. Quoiqu’elle ait payé à l’Allemagne une indemnité de 5 milliards et employé une somme au moins égale à reconstituer son appareil de guerre, on a constaté non sans surprise que la richesse de la nation vaincue se développait plus rapidement que celle de la nation victorieuse. La différence entre la taux de la reproduction dans les deux pays donne, en partie du moins, l’explication de ce phénomène. Tandis que l’insuffisance de la natalité indigène provoquait une immigration qui procurait à la France une économie de plusieurs milliards, l’émigration enlevait à l’Allemagne un surcroît de population qui lui avait coûté une somme plus forte dans le même intervalle. Dans une guerre entre la France et l’Allemagne, celle-ci pourrait mettre sur pied une armée plus nombreuse, mais celle-là pourrait prolonger davantage la lutte grâce à la supériorité de ses ressources. [2]
L’économie résultant de l’immigration, dans les frais de renouvellement de la population, serait toutefois compensée et au-delà par un abaissement de la valeur du personnel de la production si les immigrants étaient d’une qualité inférieure à celle des produits de l’élève. Mais l’immigration n’apporte généralement que les individus les plus entreprenants et les plus vigoureux, et l’on ne saurait prétendre que les émigrants belges, suisses ou allemands qui viennent combler les vides de la natalité française soient inférieurs aux éléments indigènes de la population.
Cela ne veut pas dire qu’une nation puisse trouver avantage à se recruter d’une manière continue par la voie de l’immigration. En premier lieu, l’insuffisance persistante de l’élève révèle un affaiblissement de certains éléments de moralité qui jouent un rôle nécessaire dans le développement de la puissance et de la richesse d’une nation ; en second lieu, la continuité de l’immigration implique un déficit permanent à combler et, par là même, l’impossibilité de pousser des rejetons au dehors, c’est-à-dire un état de stagnation qui aboutit à la décadence. L’immigration procure des bénéfices immédiats en atténuant les effets nuisibles des causes qui ralentissent l’essor naturel de la population, mais elle demeure presque toujours sans action sur ces causes, car les immigrants subissent l’influence des mœurs indigènes ; elle est un palliatif et non un remède.
Les gouvernements n’ont pas manqué d’intervenir tantôt pour empêcher l’émigration et l’immigration, tantôt pour les encourager, mais en cela comme en bien d’autres choses leur intervention est en opposition avec l’intérêt des sociétés et de l’espèce. Il en est des hommes comme des produits : ils vont où ils peuvent trouver le placement le plus profitable, où ils sont, par conséquent, le plus utiles. C’est pourquoi tout obstacle ayant pour objet d’entraver la liberté de leurs mouvements ou même tout encouragement destiné à les attirer dans une direction différente de celle qu’ils auraient prise d’eux-mêmes ne peut produire que des effets nuisibles ou moins utiles.
Si, dans un pays où le défaut de sécurité et de liberté ou bien encore l’excès des impôts et des autres charges, au prix desquels la sécurité et la liberté s’achètent, retardent le développement de la production, partant l’extension du débouché qu’elle offre à la population, le gouvernement empêche l’émigration du surcroît de la reproduction, quels seront les résultats de cette mesure prohibitive ? Ce sera, d’une part, de mettre à la charge de la partie de la population qui occupe les emplois disponibles celle qui demeure inoccupée et, à mesure que celle-ci s’accroît, de rendre la charge plus lourde jusqu’à ce qu’elle devienne insupportable ; ce sera, d’une autre part, de retarder la réforme des pratiques vicieuses qui font obstacle au développement de la production et, en rendant la nation de moins en moins capable de soutenir la concurrence de ses rivales, précipitent sa décadence. De nos jours, heureusement, la facilité de plus en plus générale des communications va diminuant, malgré tout, l’efficacité des mesures directes ou indirectes par lesquelles les gouvernements essaient d’empêcher l’émigration. En revanche, les entraves et même les prohibitions qu’ils opposent à l’immigration sont plus efficaces sans être plus utiles. Ces entraves ont pour objet soit de protéger les ouvriers nationaux, soit d’arrêter l’introduction d’une catégorie inférieure ou vicieuse d’émigrants. Elles ne peuvent se justifier que dans un seul cas, savoir quand un gouvernement essaie de se débarrasser du rebut de sa population en pourvoyant à ses frais d’émigration et en s’exonérant ainsi de cette charge aux dépens d’un autre. Mais, ce cas excepté, les restrictions à l’importation du travail ne sont pas moins nuisibles que les entraves à celle des produits. À la vérité, dans les pays où sévit le système prétendu protecteur du travail national, et où, par parenthèse, le travail est le seul article qui ne soit pas protégé, les ouvriers peuvent se plaindre justement d’être obligés de le vendre au prix du libre-échange tandis qu’ils achètent la généralité de leurs articles de consommation aux prix de la protection, mais l’application du système protecteur au travail n’en aurait pas moins pour effet d’aggraver les maux qu’il est dans sa nature de causer, en élevant les frais de la production et en rétrécissant d’autant les débouchés de l’industrie, au détriment final des ouvriers eux-mêmes.
Aux États-Unis, où le système protecteur est aujourd’hui prépondérant sous toutes ses formes, on a commencé par l’appliquer au travail chinois.Le résultat de ce système a été d’abord d’augmenter les frais de construction des chemins de fer dans le Far-West, et d’élever d’autant le prix du transport des hommes et des choses, ensuite de priver les Américains d’une foule de services, parmi lesquels il faut citer ceux de la domesticité auxquels les Chinois sont particulièrement aptes et auxquels répugnent les individus de souche européenne ou qu’ils remplissent à un prix hors de proportion avec la valeur de leurs services. Cette branche du système a été étendue plus tard aux émigrants européens eux-mêmes.On a interdit l’importation des ouvriers engagés par contrat, c’est-à-dire des ouvriers dont la coopération est la plus utile à l’industrie, en réduisant les industriels à employer un travail de moindre efficacité; d’où une augmentation des frais de la production et un rétrécissement du débouché de la consommation, déterminant à son tour un ralentissement dans le développement de la production et dans la multiplication des emplois disponibles, —ralentissement qui diminue l’étendue du débouché du travail national dans une proportion sensiblement plus forte que la prohibition du travail étranger engagé par contrat ne l’avait accrue et aboutit à un abaissement final des salaires protégés. Enfin, cette prohibition, à laquelle sont venues s’ajouter d’autres entraves réglementaires, a contribué à décourager l’immigration des travailleurs les plus capables et les mieux pourvus de ressources ; ils ont pris d’autres directions et laissé la place à une immigration de qualité inférieure. Tel a été jusqu’à présent le résultat le plus clair de la protection du travail américain.
Aux protectionnistes se sont associés les hygiénistes pour réclamer un surcroît de mesures restrictives de l’immigration des individus à constitution affaiblie ou maladive. Il se peut que ces mesures empêchent l’importation d’un petit nombre de non-valeurs, quoique les individus affaiblis ou atteints de maladies incurables soient peu disposés à endurer les fatigues et à courir les risques attachés à l’immigration, mais elles entravent du même coup l’apport du travail d’un plus grand nombre d’individus valides, qui auraient grossi le contingent des forces productives auxquelles l’union américaine est redevable du merveilleux accroissement de sa puissance et de sa richesse.
***
Note U. — L’immigration étrangère est-elle nuisible à la France ?
Quel est, disions-nous il y a dix ans dans le Journal des Économistes, quel est, au point de vue économique, c’est-à-dire au point de vue du développement de la richesse et de la puissance, la situation d’un pays où la production de l’homme ne suffit pas aux besoins du marché et où le déficit est comblé par l’immigration ? Cette situation est-elle plus mauvaise ou meilleure que celle des pays où la production de l’homme est surabondante et où l’excédent est enlevé annuellement par l’émigration aidée d’un surcroît de mortalité ? À cette question les politiciens et même un bon nombre de statisticiens auxquels se joignent des médecins n’hésitent pas à répondre que l’insuffisance de la production de l’homme est le plus grand des maux et que l’immigration est le pire des remèdes. « Du grand rôle que la France a joué dans le passé, dit M. de Nadaillac, de l’influence souvent décisive qu’elle a exercée sur la direction des peuples, que lui restera-t-il ? On ne peut se faire illusion sur l’intensité des luttes qui attendent les générations qui nous remplaceront ni sur les efforts qui incomberont à chaque nation pour maintenir sa suprématie politique et économique. La grandeur de la France, cet héritage sacré que nous avons reçu de nos pères et que nous devons, sous peine de forfaiture, transmettre à nos enfants, est en cause : elle paraît compromise au milieu des progrès menaçants de nos voisins et de nos rivaux. Serions-nous véritablement condamnés à baisser la tête devant d’orgueilleuses prédictions qui montrent notre patrie réduite dans l’avenir au rôle effacé que joue de nos jours la Grèce, autrefois si glorieuse ? » — « C’est l’étranger qui comble nos vides, dit à son tour le docteur Rochard, et cette introduction parmi nous d’éléments le plus souvent hostiles, c’est une invasion déguisée, c’est une menace pour l’avenir.Un peuple qui se recrute à l’étranger perd vite dans ce commerce son caractère, ses mœurs, ses forces propres. Il y perd avec le temps ce qu’il a de plus précieux : sa nationalité ». Sans prétendre que l’insuffisance de la production de l’homme soit un bien, et qu’il faille s’applaudir des obstacles auxquels elle est due et les entretenir avec soin, nous inclinons à croire qu’elle est un mal moindre que la surabondance ; nous ajouterons que l’immigration qui en est la conséquence nous paraît plus favorable que l’émigration au développement de la richesse et de la puissance d’un pays.
Dans les pays d’immigration tels que la France et les États-Unis, la masse de la population est évidemment plus à son aise que celle des pays d’où partent les émigrants qui viennent combler son déficit, car on ne quitte point d’habitude son pays en vue de vivre moins bien à l’étranger ; on le quitte en vue de se placer dans un milieu plus favorable à la mise en valeur de ses facultés et de ses capitaux. Quels sont les effets de ce déplacement au point de vue des intérêts des pays d’émigration et d’immigration ? Ou, pour restreindre la question, l’immigration étrangère occasionne-t-elle àla France une perte ou un gain ?
Nous ne possédons point la statistique par âge et profession du million d’étrangers dont les uns apportent leur travail et leurs capitaux en France et les autres viennent y dépenser leurs revenus. Mais nous savons que l’immense majorité se compose de travailleurs ayant atteint l’âge adulte : ce sont des ouvriers ou des artisans belges, suisses, allemands, italiens, espagnols. Les étrangers oisifs qui séjournent avec leur famille à Paris, à Nice, à Pau, etc., ne constituent qu’une minorité relativement insignifiante, et les adversaires les plus radicaux de l’immigration ne se plaignent pas plus que les hôteliers et les marchands de la préférence que ces étrangers anglais, américains ou suisses accordent à la France pour y dépenser leurs revenus.
C’est l’invasion de la masse des travailleurs adultes qualifiés par un écrivain socialiste, M. Jules Guesde, de « voleurs du travail national »qui excite les inquiétudes de M. le DrRochard. Eh bien ! supposons qu’au lieu d’importer ce million de travailleurs adultes qui sont venus combler le déficit de sa population, la France les eût élevés elle-même, que lui auraient-ils coûté ? Pour obtenir un million d’hommes âgés de vingt ans, il faut mettre au monde environ 130 000 enfants. Or, veut-on savoir ce que coûtent en moyenne l’élève et l’éducation d’un enfant et d’un adolescent jusqu’à l’âge de vingt ans ? D’après une évaluation de M. Maurice Block, « chaque enfant au-dessous de 5 ans coûte à la société 400 francs par an, chaque adolescent de 5 à 20 ans, compensation faite du produit de son travail, 100 francs, tandis que chaque individu (homme ou femme de 20 à 50 ans) est censé produire pour 1000 francs, et chaque individu de 50 ans et au-dessus, défalcation faite de ce que coûtent à la société les vieillards de plus de 70 ans, 200 francs[3]». En négligeant même de tenir compte de la somme pourtant considérable qu’ont coûtée les 300 000 enfants morts à différents âges avant la vingtième année et totalement perdus, en se bornant à compter les frais d’élève et d’éducation du million d’adultes, on arrive au total énorme de 3 milliards 500 millions. C’est donc une somme de 3 milliards et demi que la France a épargnée en important des travailleurs tout élevés au lieu de les élever elle-même, et cette épargne n’a-t-elle pas contribué pour sa bonne part à « l’expansion de la richesse publique et privée telle que le monde ne l’a jamais connue » que M. de Nadaillac lui-même se plaît à signaler ? Sans vouloir établir une comparaison peu flatteuse entre l’espèce humaine et l’espèce bovine, n’est-il pas évident que si la France avait reçu gratis des pays avoisinants un million de bœufs, destinés à pourvoir à l’insuffisance de sa production herbagère, elle aurait bénéficié de toute la dépense faite en Belgique, en Suisse, etc., pour les élever et les amener à « l’âge productif » ?
À la vérité,un certain nombre de ces émigrants retournent ensuite dans leur pays — ils y retourneraient probablement moins si les lois sur la naturalisation étaient plus libérales— mais ils ne s’en vont pour la plupart qu’au déclin de leurs facultés productives et, en attendant, ils ont créé en France une somme de richesses supérieure à la somme des salaires qu’ils y ont gagnée. Supérieure, disons-nous, sinon on se serait bien gardé de demander et de payer leur travail. Peut-on les accuser, en revanche, de détériorer la population indigène en lui faisant perdre « son caractère, ses mœurs, ses forces propres » ? Le mélange des races n’a jamais été considéré, que nous sachions, comme une cause de détérioration, et on ne saurait prétendre que l’invasion des Francs dans la Gaule et des Normands en Angleterre ait compromis l’avenir de ces deux pays.Est-il nécessaire d’ajouter qu’une des causes principales de la supériorité de l’industrie parisienne résulte, pour une bonne part, dans l’affluence des travailleurs de toute nationalité qui apportent à ce grand foyer de production le concours de leurs aptitudes particulières et de la diversité de leur génie ?
Comparons maintenant à cette situation celle d’un pays d’émigration tel que l’Allemagne. L’émigration allemande pour les pays transatlantiques s’est élevée, de 1871 à 1884, à 1 309 272 individus, tandis que l’immigration en Allemagne est insignifiante. Sans doute, dans un pays où la production de l’homme est surabondante, où cette production excède les besoins du marché intérieur, l’émigration est utile ; elle emporte l’excédent de bras qui pèsent sur le marché et dépriment les salaires. C’est un remède au mal de la surabondance, mais c’est un remède coûteux. D’après l’évaluation que nous avons reproduite plus haut, 1 300 000 émigrants représenteraient, en frais d’élève et d’éducation, un capital de 4 milliards 550 millions, auquel il faut ajouter les sommes que les émigrants emportent avec eux et qu’on évalue au minimum à 100 francs par tête. Ce serait donc une somme de près de 6 milliards dont l’émigration aurait appauvri l’Allemagne en quatorze ans. Sans doute, un certain nombre d’émigrants sont âgés de moins de vingt ans, mais il faut remarquer, d’un autre côté, que le chiffre de 1 300 000 individus ne comprend que l’émigration transatlantique ; que des milliers d’Allemands — ceux-ci ayant presque tous atteint l’âge adulte — émigrent chaque année dans les pays avoisinants, en France, en Belgique, en Hollande, en Angleterre ; il faut remarquer encore qu’une masse de 1 300 000 émigrants implique un nombre de naissances supérieur de plus d’un quart (sur 100 individus qui naissent en Prusse, pays de population surabondante, il en meurt 26,11 avant l’âge de vingt ans, tandis qu’en France, pays de population insuffisante, la mortalité n’est que de 21%), et qu’en tenant compte de la différence générale du taux de la mortalité, et, par conséquent, du capital dépensé pour chaque enfant mort et perdu pour la société, on arriverait à un chiffre bien supérieur à 6 milliards… Ajoutons qu’au point de vue de l’extension de l’influence et même du commerce, il y a une émigration qui est plus féconde que celle des hommes : c’est l’émigration des capitaux. Or, tandis que la production des capitaux est en Allemagne plutôt à l’état de déficit, elle est, en France, à l’état d’excédent. La France, comme la Hollande et la Suisse, exporte plus de capitaux qu’elle n’en importe ; et en acquérant ainsi des propriétés au dehors, avec l’influence qui est naturellement attachée à la propriété, en participant à l’administration des chemins de fer, des mines et des autres entreprises industrielles qu’elle contribue à fonder dans les pays étrangers, elle y acquiert certainement plus d’influence et s’y crée des relations plus avantageuses que si elle se bornait, comme l’Allemagne, à leur envoyer le surcroît de sa population.
On insiste cependant et on affirme qu’au point de vue de la puissance militaire, tout au moins, la supériorité du taux d’accroissement de la population allemande procure à l’Allemagne un avantage indiscutable sur la France. Est-ce bien avéré ? Tandisque l’immigration étrangère a procuré à la France une épargne qui doit être évaluée au plus bas mot à 3,5 millards en frais d’élève et d’éducation, la saignée permanente de l’émigration a enlevé à l’Allemagne, depuis une quinzaine d’années, plus de 6 milliards. Tandis que la France recevait, sans avoir à supporter les frais nécessaires pour le constituer, le tribut annuel des forces vives des pays avoisinants, l’Allemagne, au contraire, pourvoyait aux frais d’élève et d’éducation des centaines de milliers de travailleurs valides qui allaient augmenter la puissance productive des pays étrangers. Elle s’appauvrissait de 6 milliards, pendant que la France s’enrichissait de 3,5. Et, si elle n’en a pas été affaiblie davantage, cela tient à ce qu’elle a possédé, dans l’intervalle, un gouvernement peu dépensier et soucieux de ménager les ressources des populations ; mais il faut remarquer qu’elle est actuellement en train de perdre cet avantage atténuatif : la politique protectionniste de M. de Bismarck a augmenté les charges de la généralité de la population au profit d’une petite catégorie de propriétaires et d’industriels. L’accroissement du contingent en temps de paix ne manquera pas de produire un effet analogue. — Mais quoi ! dira-t-on, n’est-ce pas avec des hommes qu’on fait la guerre, et l’expérience n’est-elle pas là pour attester que la victoire finit toujours par demeurer aux gros bataillons ? — Sans doute, mais pour mettre sur pied de gros bataillons, pour les instruire, les entretenir et les munir du coûteux appareil des guerres modernes, que faut-il ? Il faut de gros capitaux. C’est par exception que les luttes de nation à nation se décident en quelques semaines ou en quelques mois. Dès qu’elles se prolongent, la victoire se range du côté du capital. Napoléon possédait de plus gros bataillons que les Anglais, le czar Nicolas disposait de plus d’hommes que la France et l’Angleterre, les sécessionnistes des États du sud avaient, au début, des armées plus nombreuses que les États du nord. Cela n’a pas empêchéNapoléon, le czar Nicolas et les États du sud d’être vaincus. Ils l’ont été par le capital ! Il vaut donc mieux produire plus de capitaux et moins d’hommes, et voilà pourquoi, même au point de vue militaire, les pays où la population est en déficit, et où ce déficit est comblé par l’immigration, sont dans une situation plus favorable que ceux où la population est à l’état d’excédent et où cet excédent est enlevé par l’accroissement du taux de la mortalité et l’émigration.
Le ralentissement de la population en France, par G. de Molinari. Journal des Économistes du 15 décembre 1886.
Si l’Allemagne avait une fécondité aussi faible que la nôtre, dit M. Bertillon, elle produirait, chaque année, 560 000 enfants de moins qu’elle n’en a.
Sur ces enfants, il est vrai que beaucoup meurent en bas âge ; les tables de mortalité nous apprennent que, sur ce demi-million de nouveau-nés, il en survit 343 000 environ à l’âge de vingt ans. Or, c’est certainement rester au-dessous de la vérité que d’estimer à 4 000 francs ce qu’a coûté depuis sa naissance un homme de vingt ans. Dès lors, le problème se réduit à une simple multiplication : 343 000 x 4 000 = 1 376 000 000. Telle est la somme que coûte chaque année à l’Allemagne l’excédent de sa natalité sur la nôtre. Ce milliard trois cents millions, au lieu de l’employer comme les Allemands à avoir et à élever des enfants, nous l’entassons dans nos coffres ou bien nous le plaçons dans des entreprises françaises ou étrangères.
Si les Français n’ont pas assez de naissances, il est permis de croire que les Allemands en ont trop et que leur nation perd ainsi une partie de ses ressources. Et la preuve c’est que, pendant longtemps, un quart environ des 343 000 adultes qu’ils ont de plus que nous renonçaient à trouver place en Allemagne et allaient se perdre dans la république américaine, où ils devenaient désormais inutiles à la patrie allemande. Peut-être donc doit-on taxer d’excessive la natalité allemande.
J. Bertillon. La statistique humaine de la France, p. 88.
——————
[1] Le chiffre exact est de 17 428 407, mais les retours, dont le nombre est inconnu, réduisent probablement ce chiffre à environ 15 millions. Voir à l’Appendice. Note T. L’immigration aux États-Unis de 1820 à 1894.
[2] Appendice. Note U. L’immigration étrangère est-elle nuisible à la France ?
Laisser un commentaire