Le philosophe et universitaire Dominique Lecourt (université Denis Diderot) fera le 25 octobre à Nantes une conférence intitulée : “L’égoïsme selon Ayn Rand”. Il signe ces jours-ci un article en forme d’hommage à Ayn Rand dans le journal La Croix. Le fait est suffisamment rare pour être souligné… et salué !
La Croix du 24 octobre 2011
Par DOMINIQUE LECOURT (1)
La Grève (2) est la première traduction française de l’imposant roman Atlas Shrugged , publié avec un succès fracassant en 1957 par la romancière et philosophe américaine d’origine russe Ayn Rand (1905-1982). Sa pensée va-t-elle susciter quelque écho dans notre pays alors qu’un recueil de textes philosophiques (3) au titre provocateur a été publié, il y a bientôt trois ans, et qu’une monographie vient de lui être consacrée (4) ?
Aux États-Unis, son succès est immense depuis les années 1940, les chiffres de vente sont époustouflants et l’engouement du public ne s’est jamais démenti. Atlas Shrugged serait même considéré par les Américains comme l’ouvrage le plus influent après la Bible. C’est aujourd’hui une référence courante des militants du Tea Party.
Pourquoi, dans notre pays, un si long silence sur une telle œuvre ? Pourquoi, outre-Atlantique, Rand a-t-elle fait figure d’« icône de la vie publique américaine » (A. Laurent) au point d’avoir un timbre à son effigie ?
Pour répondre à ces deux questions, c’est vers sa philosophie qu’il faut se tourner. On peut en avoir une vision simpliste. N’a-t-elle pas tiré de sa jeunesse russe une passion anti-collectiviste qu’il l’a amenée à s’exiler aux États-Unis en 1926 et à se faire l’apologiste du capitalisme ? Son éloge de l’égoïsme relèverait du pur cynisme. Alan Greenspan n’a-t-il pas figuré parmi ses plus proches disciples ? Et Ronald Reagan – qu’elle avait connu à Hollywood – parmi ses admirateurs ?
Comment a-t-elle pu soutenir que l’égoïsme (selfishness ) est une vertu, et même la mère de toutes les vertus ? C’est que l’individualisme classique de l’« agent rationnel » et de la « main invisible » ne lui suffit pas. Tocqueville lui-même n’a-t-il pas montré que cet individualisme menait au conformisme, c’est-à-dire à une version hypocrite et insidieuse du collectivisme ? Elle s’en prend par avance au « politiquement correct » des libéraux. Elle veut « que chacun pense et agisse pour soi indépendamment des autres » . Elle s’élève contre toute conception sacrificielle de soi.
Comment éviter, alors, la « guerre de tous contre tous » ? En posant pour chacun le principe du non-recours à la force. Mais au nom de quel absolu l’imposer ? Au nom de l’égoïsme qui devient ainsi une « nouvelle foi » enracinée dans une éthique de la vie, substitut d’une religion (le christianisme) à laquelle elle aura opposé de tout temps une fin de non-recevoir.
Ayn Rand fascine ou bien rebute. Ses références philosophiques sont approximatives. Scénariste et romancière de grand talent, elle demandait qu’on s’affranchît de toutes passions et sentiments pour obtenir le bonheur ! Elle a laissé beaucoup de place aux émotions dans ses grandes fresques, comme dans sa vie amoureuse chaotique. Cette tension est peut-être paradoxalement la clé de son succès.
Philosophiquement, elle aura eu le mérite d’explorer le couple égoïsme-altruisme en deçà de l’opposition entre individualisme et collectivisme, la morale en amont de la politique. Elle nous invite à repenser la notion d’individu. Comment l’ouvrir à une dimension de transcendance qui puisse éviter à l’égoïsme de virer à la barbarie, sans verser dans l’anarchisme libertaire ? Mais elle s’est, pour sa part, refusée d’emblée à cette « repensée » par très précoce parti pris athée. Sans doute un dernier héritage, à son corps défendant, du matérialisme marxiste de sa jeunesse soviétique.
(1) Philosophe, Professeur à l’université Paris 7 et directeur général de l’Institut Diderot.
(2) A. Rand, La Grève , traduit par S. Bastide-Foltz, Les Belles Lettres, 2011.
(3) A. Rand, La Vertu d’égoïsme , traduit par M. Meunier et A. Laurent, Les Belles Lettres, 2008.
(4) A. Laurent, Ayn Rand ou la passion de l’égoïsme rationnel , Les Belles Lettres, 2011.
Le philosophe Dominique Lecourt (université Denis Diderot) fera le 25 octobre à Nantes une conférence intitulée : “L’égoïsme selon Ayn Rand”, et présentée comme suit : “Au moment où l’oeuvre romanesque et philosophique d’Ayn Rand fait l’objet d’une attention toute nouvelle en France, cette pensée qui a connu un succès immense aux Etats-Unis appelle une réflexion approfondie sur les fondements anthropologiques de l’affrontement entre libéralisme et collectivisme”.
L'”égoïsme rationnel”, on le trouve déjà chez Aristote, et même chez Auguste Comte l’inventeur du mot “altruisme” qui, croyez-le ou non, avait historiquement défini celui-ci comme une forme d’intérêt personnel bien compris dans un cadre social.
C’est “Objectivisme” que Ayn Rand appelait sa philosophie, et n’aurait jamais songé à la réduire à l'”égoïsme rationnel” :
celui-ci n’est qu’un aspect secondaire de sa pensée, la réfutation nécessaire mais accessoire d’un unique sophisme, si catastrophiquement malfaisant soit-il.
De même de son athéisme, qui ne se saurait se déduire de sa philosophie puisqu’il est métaphysiquement incompatible avec son individualisme, aussi bien qu’avec sa reconnaissance du libre arbitre et du progrès humain : chez Ayn Rand le matérialisme par défaut est encore plus incohérent que celui d’Aristote, et encore bien plus complètement réfuté qu’à son époque.
Il s’explique simplement par son incapacité à comprendre la distinction entre le nécessaire et le contingent, qu’elle confondait avec la distinction, toute aussi essentielle mais catégoriquement différente, entre ce qui est causé par les lois naturelles et ce qui l’est par les actes de la pensée humaine.
L’athéisme randien n’est donc qu’un accident, qui révèle les lacunes de sa formation en métaphysique ; mais qui n’en a pas depuis que le réalisme est réduit à une tradition parmi d’autres de la philosophie ?
Il n’est pas facile de trouver des experts dans une discipline que tant de supposés “philosophes” ne reconnaissent même plus.
A ce propos, cependant, Ayn Rand se rachetait en partie parce que, sans pour autant la maîtriser, elle avait de nouveau prouvé que la métaphysique est possible et nécessaire.
C’est d’ailleurs pour cela que c’est grâce à elle que le Père Sirico, ayant par la suite fréquenté de meilleurs métaphysiciens, a pu redécouvrir Dieu et devenir prêtre catholique.
En effet, c’est sa tentative pour réhabiliter la preuve philosophique dans son intégralité qui est la contribution essentielle de Ayn Rand à la pensée, et c’est pour cela qu’elle appelait “Objectivisme” sa vision du monde.
Elle l’a fait grâce à une théorie des concepts comme fondés sur l’expérience de la réalité et construits à partir de celle-ci
//docs.google.com/Doc?id=dc2m8p62_5f5w8f9
Celle-ci permet d’ancrer fermement la preuve philosophique dans la réalité objective, ce que les autres philosophes réalistes –ceux qui n’y ont jamais renoncé– semblent faire moins complètement, surtout quand leur point de départ est la philosophie plutôt que la science expérimentale.
//www.claude-tresmontant.com/article-claude-tresmontant-nous-parle-du-neo-positivisme-83190409.html
Elle permet aussi de réfuter une fausse opposition entre la logique et l’expérience, née d’une incapacité tout aussi accidentelle –elle ne date que de deux siècles seulement et tous n’en ont été frappés– à comprendre l’origine des abstractions
//docs.google.com/Doc?id=dc2m8p62_432gvrw98fh
Cette fausse opposition, il suffit aux gens ordinaires de se rappeler que deux et deux font toujours quatre pour comprendre ce qu’en vaut l’aune ;
Cependant les philosophes, chez qui elle est née, la prennent au sérieux tant qu’on ne leur a pas appris que la science des définitions est possible, nécessaire, et conditionne la validité de leurs énoncés, faute de quoi ils commettront :
– des “abandons de contexte” (“context-dropping”),
– des “amalgames” (package-dealing”),
– des “définitions par des traits secondaires” (“definitions by non-essentials”)
ou des “vols de concepts” (“concept stealing”)
//docs.google.com/Doc?id=dc2m8p62_431r57pzghf
et ils se retrouveront à manier des “abstractions flottantes” (“floating abstractions”) qui sont autant d'”anticoncepts” sans rapport avec la réalité objective.
Par exemple, les nominalistes sont les “voleurs de concepts” par excellence :
ils sont bien obligés de se servir de mots, mais c’est par définition du nominalisme qu’ils nient leurs fondements philosophiques, avec leur interdépendance fondée sur leur ancrage possible et nécessaire dans les lois observées de la réalité ;
de sorte que seule l’inconséquence dans la poursuite de leur préjugé peut leur permettre de distinguer les “anticoncepts” de ceux qui n’en sont pas
— il est vrai que cette inconséquence est fort répandue, l’absurdisme pratique impliquant une économie de la contradiction, une ladrerie dans l’antinomie, faute de quoi votre absurdisme est par trop patent et tout le monde hausse les épaules à vous entendre ou à vous lire, comme Atlas avec son globe terrestre.
C’est pourquoi la pseudo-opposition entre la logique et l’expérience, dont ils sont les auteurs et les champions, est mortelle pour la pensée,
parce qu’elle disqualifie les démonstrations logiques
et jette un soupçon permanent sur les résultats de la science expérimentale, surtout quand ceux-ci contribuent à réfuter les fausses métaphysiques
//www.claude-tresmontant.com/article-etudes-de-metaphysique-biblique-86782271.html
Elle est aussi mortelle pour la civilisation dans la mesure où elle cautionne les absurdismes jumeaux du subjectivisme et du pseudo-expérimentalisme dans les sciences morales dont le socialisme est né, et se nourrit encore aujourd’hui.
//fr.liberpedia.org/Pseudo-exp%C3%A9rimentalisme
Pour comprendre cela, il faut connaître un minimum de la tradition philosophique réaliste, et ce n’est pas à quoi l’université française invite le plus souvent.
//www.claude-tresmontant.com/article-le-dogme-de-la-philosophie-moderne-82330657.html
Il semble que cet auteur n’ait même pas compris le caractère central de la raison chez Ayn Rand.
Quand donc trouvera-t-on, parmi ces Français qui enseignent la philosophie, de vrais philosophes, c’est-à-dire des logiciens qui ne passent pas à côté de sa pensée et ne la définissent pas, comme elle le disait des anti-concepts, “par des traits secondaires” ?