Dans deux réunions de la fin de l’année 1906, la Société d’économie politique s’interroge sur la légitimité de l’intervention de la loi dans le contrat de travail. Face au silence légal de l’époque sur la question, certains membres réclament cette intervention ; d’autres, comme Courcelle-Seneuil, entendent laisser à la liberté des employeurs et des employés le débat sur les conditions du travail.
La législation doit-elle s’occuper du contrat de travail ?
1ère réunion : 5 octobre 1906
La réunion adopte comme sujet de discussion la question suivante, formulée par M. Ch. Lyon-Caen :
LA LÉGISLATION DOIT-ELLE S’OCCUPER DU CONTRAT DE TRAVAIL ?
M. Lyon-Caen, membre de l’Institut, processeur à Faculté de Droit de Paris, prend la parole dans les termes suivants :
M. Daniel Bellet, notre dévoué questeur-trésorier, a pensé qu’il importait que la Société d’économie politique examinât la question suivante : La législation doit-elle s’occuper du contrat de travail ? Il a bien voulu me demander de prendre le premier la parole. Aussi dois-je exposer le sujet comme je le conçois et indiquer mon opinion sur les principaux problèmes qu’il renferme. Je tâcherai de m’acquitter de cette mission le plus brièvement possible.
Il n’est pas de sujet qui, dans le domaine législatif, soit plus à l’ordre du jour. Des études assez nombreuses y ont été consacrées dans les dernières années et des sociétés ont rédigé des projets. On réclame ardemment de tous côtés une loi sur le contrat de travail et le ministère actuel qui, en arrivant au pouvoir, avait annoncé, dans sa déclaration, la présentation d’un projet, a tenu sa promesse au mois de juillet dernier, en déposant à la Chambre des députés un projet de loi sur le contrat de travail. Si la question est posée, c’est que nos lois ne s’occupent pour ainsi dire pas de ce contrat. Sans doute, il a été fait, surtout depuis 30 ans, déjà bien des lois sur le travail au point de vue de l’hygiène, de la durée du travail, de la sécurité des travailleurs, c’est-à-dire des lois de police. Mais sur les rapports contractuels des patrons ou employeurs et des ouvriers ou employés, il n’y a en France que quelques dispositions légales éparses et sans lien entre elles et quelques lois spéciales, comme la loi sur la responsabilité des accidents du travail de 1898.
Le Code civil qui traite assez longuement des contrats les plus usuels, comme la vente, le louage d’immeubles, le dépôt, le mandat, la société etc., ne renfermait que deux dispositions sur le louage de services qu’on appelle plus volontiers aujourd’hui contrat de travail.
L’une d’elles, relative à la preuve, s’en remettait à l’affirmation de l’employeur en cas de contestation sur le montant et sur le paiement du salaire. Elle a été abrogée en 1868. L’autre, toujours en vigueur se borne à proclamer le grand principe qu’on ne peut engager qu’à temps ses services. Cette disposition a été complétée en 1890 par une loi relative à la résiliation du contrat de travail à durée indéterminée par la volonté de l’une des parties. Il y a lieu de s’étonner que le législateur de 1804 ait ainsi gardé un silence presque complet sur un contrat aussi fréquent que le contrat de travail. On s’est souvent demandé comment ce silence peut s’expliquer. Plusieurs raisons peuvent en être données.
D’abord, au début du XIXe siècle, l’industrie n’avait pas reçu les énormes développements qu’elle a pris depuis une soixantaine d’années. Du reste, avec le système censitaire, les députés s’occupaient peu des travailleurs, par cela même qu’ils n’étaient pas au nombre de leurs électeurs. C’est avec le suffrage universel que sont nées les préoccupations des législateurs touchant les questions ouvrières. Puis, les rédacteurs du Code civil se sont presque toujours inspirés des précédents. Sur le contrat de travail, il y avait peu de chose dans le Droit romain à raison de l’existence du travail servile ; il n’y a pas de contrat entre le maître et son esclave. Enfin, les anciens auteurs que les rédacteurs du Code civil ont généralement pris comme modèle, ne disaient presque rien de ce contrat. En fait, sous l’Ancien régime, ce n’est pas des lois, mais de simples règlements de corporations ou de manufactures privilégiées qui réglaient les rapports contractuels des travailleurs et des patrons.
Quoi qu’il en soit, il y a là une lacune. Il n’y a pas de raison pour que le contrat de travail soit laissé en dehors du domaine législatif, alors que tant de contrats moins usuels que lui forment l’objet de nombreuses dispositions légales. Dans plusieurs pays étrangers, en Allemagne et en Belgique, notamment, il y a, sur le contrat de travail, des dispositions légales développées. Cette lacune de nos lois a des inconvénients qui ne semblent pas niables.
Les questions que le contrat de travail fait naître, sont nombreuses et variées. Elles donnent lieu à des contestations d’autant plus fréquentes que, pour les résoudre, il n’y a pas, en général, de règles précises et certaines. Sans doute, on peut se référer aux usages ; mais les usages sont parfois douteux et sur bien des points il n’en existe même pas.
Il est utile que la loi, en s’inspirant des usages qui existent, des besoins de la pratique et des considérations de l’équité, formule les règles principales qui doivent régir las rapports contractuels de l’employeur et de l’employé, au moins dans le cas où les parties n’ont pas exprimé la volonté d’en écarter l’application. Les contractants ne peuvent s’expliquer longuement sur les règles qui régiront leurs rapports. Il est utile que la loi supplée à leur silence. Ainsi, des dispositions légales, interprétatives de la volonté des parties sont utiles. Elles peuvent servir à éviter les incertitudes qui sont une source de dissentiments et de contestations.
Mais, pour dire toute la vérité, si, en réclamant une loi sur le contrat de travail, on entendait seulement demander au législateur d’édicter des dispositions interprétatives que la volonté des parties pourrait écarter à leur gré, il n’y aurait pas un mouvement aussi vif en faveur de la confection d’une pareille loi. En réalité, tous ceux qui, avec raison, selon moi, demandent une loi sur cet objet, se proposent un autre but. Ils estiment qu’au moins dans une assez large mesure, il y a lieu d’apporter dans une loi sur le contrat de travail des dérogations plus ou moins nombreuses au principe de la liberté des conventions, en édictant des dispositions légales qui ne seraient pas purement interprétatives, mais impératives ou prohibitives, de telle sorte que les parties ne puissent point y déroger.
À ce point de vue, une loi sur le contrat de travail me semble effectivement très utile. Cela demande quelques explications.
Sans doute ce contrat de travail, comme tous les autres contrats doit être dominé par le grand principe de la liberté des conventions formulée par le Code civil dans des termes souvent reproduits : le contrat fait la loi des parties. Mais ce principe n’est point absolu. Des dérogations y sont apportées en certains points dans un grand nombre de contrats.
Des dérogations au principe de la liberté des conventions se justifient particulièrement pour le contrat de travail. Quand, à raison de causes qui peuvent varier, les personnes qui concluent un contrat, ne sont pas dans une situation égale et que l’inégalité est telle, qu’il est à craindre que le plus fort abusant de sa force, supprime la liberté du plus faible, le devoir impérieux du législateur est de chercher à protéger celui-ci en édictant des règles légales qui s’imposent aux parties. Dans le contrat de travail, en général, une telle inégalité résultant de la situation même des contractants se rencontre. Elle provient de ce que l’un des contractants, l’employeur, a des capitaux accumulés, grâce à son travail, à son économie ou au hasard de sa naissance et peut, par suite, au besoin, rester un assez long temps sans travailler, tandis que le travailleur, n’ayant aucun capital, doit travailler sans cesse pour gagner son pain de chaque jour et celui de sa famille. Il est, par suite, dans la nécessité de subir les conditions que l’employeur lui propose ou lui impose.
Sans doute cette inégalité indiscutable est heureusement atténuée, grâce aux syndicats professionnels et au droit de coalition et de grève. Mais elle n’en subsiste pas moins avec d’heureuses atténuations et elle justifie plus pleinement, en principe, l’intervention de la loi.
On comprend que, tout en étant d’accord avec ces idées générales, on puisse arriver à des conséquences pratiques assez différentes.
L’une des principales difficultés de la confection d’une loi sur le contrat de travail, est, je le crois, de bien déterminer sur quels points le principe de la liberté des conventions doit conserver tout son empire et sur quels autres points, au contraire, il y a lieu de la supprimer et de la restreindre par des dispositions légales impératives ou prohibitives.
Il est difficile, impossible même de formuler à cet égard des règles directrices bien précises.
Je me borne à exprimer deux idées générales qui me paraissent exactes.
L’inégalité des contractants dans le contrat de travail exige quelques dérogations au principe de la liberté des conventions. Mais il ne faut pas oublier que le travailleur n’est pas un incapable dénué d’intelligence et d’expérience. Aussi c’est seulement après avoir constaté les abus les plus fréquents et les plus graves que la loi doit intervenir pour limiter la liberté des conventions, de façon à empêcher, autant que possible, ces abus. Ces généralités, quoiqu’un peu vagues, sont assurément utiles. Car il importe toujours que le législateur ait quelques principes arrêtés et ne légifère pas plus ou moins au hasard. Mais ces généralités ne suffisent pas pour faire apercevoir l’utilité d’une loi, la complexité du sujet et les grandes difficultés qu’il présente.
Les questions qui se posent sont en très grand nombre et il faudrait plusieurs séances pour les exposer d’une façon quelque peu complète.
Aussi, je me bornerai à mentionner ici, assez rapidement, quelques-unes des questions qui se présentent quand on a à faire une loi sur le contrat de travail et à indiquer les solutions proposées ou celles qui me paraissent les meilleures.
Une loi sur le contrat de travail doit s’occuper, cela va de soi, de la formation du contrat, de ses effets qui consistent dans les obligations réciproques des parties, des causes-diverses qui y mettent fin.
La formation du contrat a lieu souvent dans la grande industrie d’une façon un peu spéciale. Le patron arrête seul les conditions du travail (montant du salaire, durée, cautionnement, amendes, époques et lieu du paiement des salaires, etc.). Il réunit ces conditions dans un acte qu’on appelle règlement d’atelier. Les ouvriers qu’il engage sont considérés connus liés par ce règlement. Ils n’ont pas à en discuter les conditions. Le règlement d’atelier forme un seul tout indivisible, de telle façon qu’on a pu dire que pour l’ouvrier les choses sont à prendre ou à laisser.
Ce mode de formation du contrat n’a rien d’illicite. On le rencontre pour le contrat de transport et pour les assurances. Les conditions du contrat de transport sont arrêtées par les compagnies de chemins de fer, celles des assurances le sont dans les polices rédigées par les compagnies d’assurances.
Mais il n’est pas douteux que le règlement d’atelier peut donner lieu et donne lieu à des abus. Il n’est pas toujours connu des travailleurs. Il est juste et utile que des dispositions légales déterminent les formalités de publicité que le patron doit remplir pour que, tout au moins, le règlement soit porté à la connaissance de ceux qu’il engage, encore qu’ils n’aient pas participé à sa confection.
Peut-être même serait-il bon qu’un pareil règlement ne pût être mis en vigueur qu’après avoir provoqué dans des formes à déterminer par la loi, sans discussion, mais après examen les observations des travailleurs. C’est un système de ce genre qu’adopte le projet déposé par le gouvernement à la Chambre en juillet dernier, comme le fait déjà la loi belge.
Au sujet des conditions du contrat et de sa nullité, une question intéressante a été soulevée. Parfois, dans des circonstances exceptionnelles, une des parties abuse du besoin, de la légèreté, de l’inexpérience de l’autre pour lui imposer des conditions tout à fait désavantageuses. On demande que le juge saisi d’une demande à cet effet, soit autorisé à annuler de pareilles conventions. L’idée de cette disposition est empruntée à la législation allemande. Pour tous les contrats, l’article 138 du Code civil allemand admet qu’est spécialement nul l’acte juridique par lequel une personne, en exploitant les besoins, la légèreté ou l’inexpérience d’une autre, se fait promettre à elle ou à un tiers des avantages pécuniaires dépassant tellement la prestation fournie par elle que, d’après les circonstances, ces avantages pécuniaires sont en disproportion frappante avec sa prestation. Cette disposition est appliquée en Allemagne au contrat de travail. On dit qu’en ce cas le salaire est usuraire. Le projet de loi français contient une disposition de ce genre.
En ce qui me concerne, je ne suis pas partisan d’une telle disposition. Elle est contraire aux principes généraux de notre législation qui, d’ordinaire, par un juste souci de la liberté des parties, n’admet pas que le juge puisse avoir à s’inquiéter des rapports existant entre les avantages que les contractants se sont promis l’un à l’autre dans un contrat à titre onéreux. La nullité se comprend en présence de manœuvres frauduleuses qui détruisent la liberté du consentement de celui qui en est victime (dol). Mais c’est entrer dans une dangereuse voie que de confier au juge le soin d’apprécier si le contrat n’est pas désavantageux pour l’un des contractants. C’est lui donner l’appréciation du salaire stipulé, c’est l’investir du pouvoir de fixer un salaire minimum auquel il aura à comparer le salaire stipulé.
En ce qui concerne les effets du contrat de travail, des questions graves se posent notamment pour le cautionnement des travailleurs, pour les amendes, pour la participation aux bénéfices, pour le mode et le lieu du paiement des salaires.
Les ouvriers sont parfois obligés, en vue du dommage qu’ils peuvent causer dans leur travail (détériorations de machines, d’outils, etc.), de déposer un cautionnement qui est formé à l’aide de retenues faites sur les salaires : le cautionnement ne saurait être prohibé, mais il ne faut pas que la retenue opérée pour le constituer diminue le salaire d’une façon trop notable et l’on comprend que le maximum de la retenue pouvant être faite à ce titre, soit déterminé par la loi. Ce n’est pas tout : les sommes déposées à titre de cautionnement, peuvent être perdues en tout ou en partie par les ouvriers on cas de faillite ou de déconfiture du patron. On comprend que la loi exige que ces sommes soient déposées au nom des différents ouvriers par le patron, pour qu’ils puissent les recouvrer intégralement, sous déduction de celles auxquelles le patron a droit à titre d’indemnité.
La pratique des amendes pour violation des conditions du contrat a souvent été critiquée. Elle est, cependant, tout à fait naturelle et conforme au droit commun. Le mot amende est choquant, parce qu’il semble faire allusion à une infraction à la loi pénale. Mais la chose elle-même est légitime. Il y a là ce qu’on appelle une clause pénale, la fixation faite par avance, de dommages-intérêts, en vue du préjudice causé par la violation des clauses du contrat par l’une des parties.
Seulement, les amendes donnent lieu à des abus. Elles sont parfois élevées. Le patron les conserve pour lui. Je me rappelle une ville de l’Est, où les ouvriers appellent l’habitation luxueuse du patron le château des amendes, parce qu’elle a été construite, disent-ils, à l’aide des sommes formées par les amendes dont ils ont été frappés.
Il est difficile de supprimer la pratique des amendes. Je ne crois pas qu’on puisse, sans les dénaturer, en prescrire l’emploi au profit d’institutions ouvrières. Du moins, pourrait-on fixer dans la loi le maximum des sommes qui peuvent être retenues sur le salaire à titre d’amende.
Il n’est pas besoin de faire ici l’éloge de la participation aux bénéfices qui, si elle n’est pas destinée à opérer une transformation sociale, améliore au moins la situation d’un certain nombre de travailleurs. Quand la participation aux bénéfices forme l’objet d’une obligation du patron, il faut que cette obligation soit sérieusement exécutée et l’on ne saurait, par suite, tolérer que l’employé participant renonce au droit d’opérer ou de faire opérer par un tiers la vérification des comptes du patron. Ce droit de vérification doit être admis par la loi, à l’exclusion de toute convention contraire. C’est ce qu’admet le projet de loi du gouvernement (art. 19).
Le mode et le lieu de paiement des salaires ont donné lieu à des pratiques fâcheuses. En vertu du truck-system, le patron qui doit le salaire en argent, se libère en remettant à l’ouvrier des vêtements ou des objets de consommation, dont le patron fixe lui-même la valeur. Parfois, cette valeur est exagérée et, par suite, l’ouvrier ne reçoit pas le salaire promis. Il semble utile qu’au moins, en principe, le paiement en nature du salaire promis en argent soit prohibé par la loi.
De même, le salaire est parfois payé dans des cabarets et l’ouvrier se trouve ainsi facilement entraîné à dépenser immédiatement, en tout ou en partie, la somme qu’il vient de recevoir. La loi pourrait utilement intervenir pour défendre le paiement des salaires dans les cabarets et autres lieux du même genre. Des lois étrangères ont pris déjà des précautions de ce genre. Au sujet de la cessation et de la rupture du contrat de travail quelques questions importantes méritent aussi d’être signalées. Je mentionnerai seulement celle qui concerne le délai-congé.
Le délai-congé ou de préavis qui est imposé au patron et à l’ouvrier en cas de résiliation du contrat par la volonté de l’un ou de l’autre, a, pour tous deux, une utilité qu’il n’est pas besoin de justifier. Ce délai de préavis est aujourd’hui en France fixé par les usages. Il varie avec les localités et les professions. Ces usages peuvent être écartés librement par l’expression d’une volonté contraire. De plus, il y a des professions où le délai-congé n’existe pas. Quand un délai de ce genre est admis, celui qui ne l’observe pas, doit à l’autre des dommages-intérêts.
On se demande s’il faut que la loi intervienne en matière de délai-congé et il est des personnes qui pensent qu’elle doit fixer un délai applicable, à défaut d’usage, et qu’aucune convention ou usage contraire ne puisse exclure complètement, mais seulement réduire ou augmenter.
Sur ce point, je crois que la liberté des conventions et des usages doit être respectée. Il est possible que le patron trouve qu’il y a avantage à remplacer immédiatement l’ouvrier qu’il congédie et que l’ouvrier trouve avantageux de pouvoir quitter le patron chez lequel il ne veut pas rester, pour entrer immédiatement dans une autre maison.
Seulement, il semble que sur ce point la réciprocité est équitable et doit même s’imposer. Si le patron s’est réservé la faculté de congédier ses ouvriers avec effet immédiat, l’ouvrier doit avoir aussi le droit de quitter son patron sans le prévenir par avance.
Ces quelques questions que je viens d’indiquer, ne sont pas, à beaucoup près, les seules qu’une loi sur le contrat de travail donne à résoudre. Du moins, les indications que j’ai données peuvent faire apercevoir l’importance et l’utilité d’une loi sur ce sujet en même temps qu’elles suffisent pour faire comprendre les grandes difficultés qu’il présente.
J’ai intentionnellement laissé de côté des sujets qui se rattachent à celui que je viens de traiter, mais qui devraient, à raison de leur caractère spécial ou de leur importance, être l’objet de discussions spéciales. Ainsi, je n’ai pas parlé de la grave question de savoir s’il y a lieu d’admettre que le délai de préavis doit être observé en cas, soit de grève, soit de lock-out. Puis, on peut se demander si, pour protéger les travailleurs et réduire l’inégalité qui existe entre eux et l’employeur, la loi ne doit pas intervenir afin de faciliter la conclusion de contrats dits collectifs, conclus, non pas entre un patron et un ouvrier, mais entre un ou plusieurs patrons ou même un syndicat patronal, d’un côté, et un syndicat ouvrier de l’autre. Dans le même ordre d’idées, on peut examiner l’utilité de la constitution d’associations de travail, préconisées par notre honoré collègue, M. Yves Guyot[1].
En résumé, j’estime qu’une loi sur le contrat de travail est très utile. Elle peut servir à éviter les incertitudes, causes continuelles de contestations, en posant les règles régissant les rapports contractuels des parties en l’absence d’une convention contraire. Enfin, elle est indispensable pour protéger par des dispositions impératives ou prohibitives, les travailleurs contre les abus les plus graves, auxquels ils sont exposés quand ils engagent leurs services, à raison de l’inégalité existant entre eux et les patrons ou employeurs. Il y a là, sans doute, des restrictions à la liberté des conventions, dont nous sommes tous en principe, partisans, mais ces restrictions sont amplement justifiées, pourvu qu’en les édictant, le législateur, pour ne pas aller trop loin, dans la voie de la réglementation légale, n’oublie pas qu’on ne se trouve pas en présence d’incapables, mais de patrons et d’ouvriers, personnes majeures jouissant de la plénitude de leurs droits.
M. Groussier, député, est d’avis que c’est surtout là une question de méthode.
Il ne voudrait pas s’aventurer trop hardiment sur le terrain juridique, où M. Lyon-Caen se montre si éloquent et si persuasif ; mais il doit dire que, pour lui, il lui semble difficile de répondre négativement à la question telle qu’elle a été posée. Reste simplement à déterminer dans quelle mesure doit s’exercer l’intervention du législateur.
L’orateur montre alors par quelques exemples, portant sur les devis, sur les marchés, combien la législation actuelle est mal conçue et abonde en dispositions contradictoires.
Il montre encore combien il est difficile de déterminer la véritable nature du contrat liant certains travailleurs, dans les chemins de fer, par exemple. Pour plusieurs on a été jusqu’à dire qu’ils étaient investis d’un mandat…
Le législateur a commis une grave erreur, en assimilant le louage de travail au louage de chose. M. Groussier voudrait que, dans nos codes, le travail fût traité à part.
Le contrat de travail, du reste, peut comporter en lui-même des conditions participant à plusieurs autres contrats.
Mais doit-on parler du contrat de travail seulement dans le Code civil ? Oui, mais en édictant seulement sur lui des règles générales. Et il faudrait à cet égard plus de cohésion qu’on n’en observe au sujet de plusieurs contrats, du contrat de société, entre autres, dont il est parlé au Code civil et au Code de commerce ; il en est de même pour la vente et pour l’achat…
Donc, l’orateur voudrait voir dans le Code civil des dispositions générales applicables à toute personne qui exécute un travail pour une autre, et, dans un Code du travail, des dispositions spéciales relatives aux gens travaillant habituellement. Encore une fois, la question est une question de mesure, et il faudra aussi s’appliquer à bien définir les divers modes de contrats.
M. Biétry, député de Brest, est d’accord avec les précédents orateurs sur la nécessité d’une législation protégeant le travailleur désarmé, l’ouvrier vis-à-vis du patron. Cette protection, c’est le rôle de la loi.
Quant à une réglementation du contrat même, il n’est plus d’accord avec les autres orateurs. On ne peut pas formuler d’idées générales dans une matière où fourmillent les cas particuliers, où il faut des décisions précises : c’est là qu’on trouve en présence le principe de liberté et le principe d’autorité.
M. Biétry concevrait un Code du travail commençant ainsi :
Art. 1er. — Le Contrat de travail est obligatoire.
Art. 2. — Le Contrat de travail sera déterminé par les deux parties, en respectant les lois établies.
Si l’on fait une réglementation rigide et autoritaire, on favorisera l’intrusion d’intermédiaires, tels que les Compagnies d’assurances en matière d’accidents du travail, etc.
La loi sur le repos hebdomadaire a voulu décréter l’uniformité, et tout le monde sait à quelles difficultés elle a donné naissance. Il suffisait de dire : le repos hebdomadaire est obligatoire, et dans chaque industrie, dans chaque commerce on se serait arrangé.
Deux autres points de détail sont signalés par M. Biétry.
Ainsi, dit-il, le règlement d’atelier n’a rien à voir avec le Contrat de travail. Là, le législateur ne peut pas, ne doit pas intervenir : c’est une question d’ordre intérieur, absolument.
D’autre part, si l’on déclare le Contrat de travail obligatoire et si on le réglemente d’autorité, l’on va tout droit à la réglementation du salaire, et « c’est là, dit l’orateur, que je vous attend ! »
Comment espérer qu’on pourra régler alors la question sans toucher au principe même du capital ? Il faut que l’ouvrier soit intéressé au résultat même du travail.
Et ici, la législation est impuissante ; elle ne peut intervenir qu’en changeant la nature même du contrat de travail. Mais, en somme, ce qu’il faut, c’est faire des Ouvriers des Associés.
L’orateur rappelle alors cette loi sur les heures de travail, qui a décrété l’uniformité, sans souci de la diversité des travaux. Mais il y avait déjà beaucoup d’usines où l’on ne travaillait que huit heures.
Et M. Biétry conclut en disant : Reconstituez les anciennes corporations, alors vous aurez « fait quelque chose » !
M. Pierre Aubry se demande si le législateur peut intervenir utilement dans la question en discussion. Il y a, en effet, deux façons d’intervenir : soit par des règlements plus ou moins formels, soit par des modes de contrats suffisamment souples pour laisser encore une certaine latitude aux intéressés. Le législateur en intervenant avec autorité va gêner les conventions elles-mêmes entre les parties. En réalité, il suscitera de nombreux conflits.
Les syndicats professionnels, lorsqu’ils entrent en jeu, contribuent à faire établir des conventions nuisibles aux progrès économiques.
À l’Office central du travail, au Havre, M. Aubry a vu offrir aux ouvriers des conditions particulièrement avantageuses et qui ont été souvent dédaignées. Il y a là, depuis longtemps, la journée de huit heures ; elle est payée 5 francs par jour. Les heures supplémentaires et les dimanches sont payés à un taux plus élevé. Or, la réglementation imposée par le Syndicat est nuisible aux ouvriers eux-mêmes : certains d’entre eux, en effet, désireraient faire des heures supplémentaires au taux normal de la journée ordinaire mais les patrons étant obligés de payer 1 franc l’heure, ne font pas travailler, et les ouvriers y perdent.
Tous ces détails ne regardent pas le législateur : ce sont là des intérêts particuliers, et non des intérêts généraux à décider par des règles générales. Les principes posés par le Code civil sont amplement suffisants, il y en a même déjà trop. C’est aux particuliers à s’arranger entre eux. En réalité, la situation des patrons n’est vraiment pas enviable en ce moment.
M. Aubry, au Havre, avait proposé à six entreprises importantes de la ville de rédiger un projet de contrat général. Il n’a reçu aucune réponse : les entrepreneurs redoutaient le Syndicat.
Beaucoup de gens prêchent pour l’intervention de la loi, car, disent-ils, il n’y a pas moyen de faire autrement dans l’état actuel des choses. En réalité, ils veulent suivre le mouvement des idées. Il faut réagir, dit M. Aubry ; il ne faut pas se lasser de proclamer sa foi en la liberté.
M. Courcelle-Seneuil fait voir que deux routes s’ouvrent désormais devant nous, dans le monde social : l’une est celle de la liberté, l’autre, celle de l’autorité.
Sans doute Gambetta, Léon Say, d’autres encore dont la mémoire est chère aux économistes, se sont prononcés pour la liberté. Sans doute nos maîtres actuels sont aussi pour la liberté et la défendent par la parole et par la plume.
Mais ce n’est pas seulement devant eux que la question se pose. Elle se pose devant le Souverain, devant le Peuple.
La question est celle-ci : Faut-il augmenter encore la masse des lois, déjà si copieuse, si surabondante, ou laisser les contrats libres ?
C’est devant le Peuple qu’il faudrait porter la question, c’est à lui qu’il faudrait la soumettre, en lui en faisant comprendre la gravité et la portée, et, pour qu’il pût la résoudre en connaissance de cause, il faudrait l’éclairer, l’instruire, et ne pas se contenter de réunions fermées comme les nôtres, où nos discussions académiques n’ont qu’un retentissement fort limité, une action insuffisante.
Quand on vit un peu au milieu des ouvriers, particulièrement parmi les ouvriers de nos campagnes, on s’aperçoit qu’ils ne parlent jamais de tout cela ; même les jeunes générations déclarent qu’on ne leur a jamais parlé de ces questions.
Il faut donc les mettre au courant, les éclairer sur ces graves sujets. Mais qui le fera ? l’on manque de personnel pour faire cet utile enseignement. Sans compter qu’il y a deux socialismes l’un, libéral l’autre, autoritaire.
On a voulu classer la société en gens « possédants » et en gens « non possédants », et déterminer les intérêts des uns par rapport aux autres. Mais comment reconnaître les uns et les autres ? À quelles limites établir la classe des « possédants » ? Qu’est-ce que la « fortune » ? La « richesse » ? À force de former des catégories, pour en éliminer ensuite la plupart, on ne trouva plus que deux classes…
Non, ne cherchons pas à faire de tels dénombrements, à trouver les moyens de prendre aux uns au profit des autres : toute propriété est respectable, quand son mode d’acquisition a été légitime.
Que de choses n’a-t-on pas dites sur le salaire ? Qui n’en parle, plus ou moins sagement ? … On dit souvent que le Patron a trop, quand l’Ouvrier a trop peu. Il faut s’attacher à démontrer à l’ouvrier l’utilité, la nécessite des capitaux, source du salaire, et par conséquent la nécessité des capitalistes, des entrepreneurs, des patrons.
Il faut leur faire voir, à ces ouvriers, la vraie situation du patron, les conditions de son rôle social, ses avances, ses risques, ses responsabilités. Il faut enfin montrer comment le travailleur, dans un grand nombre de cas, s’il veut être sobre, économe, dur à la besogne, peut monter sûrement dans l’échelle sociale, et arriver lui aussi.
Non, déclare l’orateur, on ne peut régler par une loi, par une formule mécanique, ce qui est du domaine des conventions libres.
Quant aux Syndicats professionnels, sans doute leur œuvre est bonne et utile, louable, lorsqu’ils se bornent à renseigner l’ouvrier, à le documenter sur le marché du travail, à le mettre à même de discuter ses intérêts avec le patron.
Une législation telle que celle qu’on prépare sur le contrat de travail rencontrera les mêmes difficultés que celle sur les accidents et sur le repos hebdomadaire. Les exemples que nous avons sous les yeux devraient nous convaincre une fois de plus que la réglementation est une source de conflits et de malheurs pour les hommes.
Encore une fois, répète M. Courcelle-Seneuil, il faut trouver un moyen pour que ces discussions ne restent pas confinées entre nous ; il faut des réunions ouvertes, où le public soit admis à entendre débattre ces grands problèmes, dont l’étude l’instruira et dont les solutions l’intéressent si directement.
De nombreux orateurs sont encore inscrits. Mais l’heure est assez avancée, — il est onze heures, — et plusieurs assistants proposent de renvoyer la suite de la discussion à une séance postérieure. Cette proposition est adoptée.
M. Levasseur, président, la discussion n’étant pas terminée, n’a donc point à présenter de résumé du débat.
Il fait seulement remarquer, qu’en réalité, il y a deux questions : l’une, de principe : faut-il une loi ? L’autre : quelles sont les conditions ou règles à poser dans la loi ? conditions indiquées dans le projet dont on a parlé à plusieurs reprises. Dans la suite de la discussion ce second point de vue sera sans doute abordé.
La séance est levée à onze heures.
L’intervention de l’État dans le contrat de travail,
2ème réunion, 5 décembre 1906
Il y a deux mois, la Société d’Économie politique avait entamé une importante discussion sur :
L’INTERVENTION DE L’ÉTAT DANS LE CONTRAT DE TRAVAIL
La réunion décide de continuer cette discussion, pour laquelle de nombreux orateurs s’étaient inscrits.
M. Féolde a la parole :
Dans cette question délicate, dit-il, la première chose à faire, au point de vue strictement économique, est de rechercher les divers éléments qui entrent dans le travail que fournit l’ouvrier à son patron. Ces divers éléments sont : l’habileté professionnelle de l’ouvrier ; — l’application de son intelligence au travail ; — sa force musculaire : — son énergie au travail ; — son endurance.
Ces éléments concentrés sur le travail à produire peuvent être assimilés à des forces agissant sur un même point et ayant une résultante qu’on nomme la capacité de travail de l’ouvrier.
Quelle est la nature juridique du contrat de travail ? D’après les dispositions de notre Code civil et du Droit romain, ce contrat est une des formes du contrat de louage de services. L’ouvrier est donc le bailleur de sa capacité de travail et le patron en a la jouissance comme locataire.
On a dit, et les collectivistes répètent encore, que dans le contrat de travail, l’ouvrier vend au patron la marchandise travail. L’orateur n’aime pas cette explication donnée au contrat, à cause des conséquences auxquelles elle conduit ; en vertu du contrat, le patron acquiert alors la propriété de la capacité de travail de son ouvrier ; celui-ci, pendant tout le temps que dure son travail, perd sa liberté individuelle et se trouve ramené momentanément à la condition d’un esclave. Une telle conception du travail répugne à nos mœurs et à nos idées.
Nous entendons constamment dire que la situation des parties, au moment où se forme le contrat, n’est pas égale et que le patron, plus puissant que l’ouvrier, impose sa volonté à celui-ci.
Le patron a des capitaux à sa disposition, mais a besoin de main-d’œuvre pour exécuter les travaux qui lui ont été commandes. Dans presque toutes les professions, l’offre de la main-d’œuvre est supérieure à la demande, ce qui donne une situation favorable au patron pour imposer aux ouvriers qu’il embauche les conditions qui lui conviennent.
L’ouvrier n’a souvent pour tout bien que sa capacité de travail, ou, comme l’on dit couramment, son courage au travail et ses deux bras pour travailler. C’est suffisant pour l’ouvrier qui est embauché, mais c’est peu pour celui qui, privé de travail et ayant épuisé ses ressources, doit donner du pain à sa femme et à ses enfants. Voilà la faiblesse ouvrière qui accule le travailleur à ce dilemme terrible : ou subir les exigences patronales, ou laisser les siens privés du strict nécessaire.
Cette sombre situation n’existe que pour l’ouvrier isolé, pour celui qui ne fait pas partie d’une association assez puissante pour le secourir dans sa détresse et l’empêcher d’être réduit par la faim à subir des conditions inacceptables pour un homme qui n’attend pas, de son travail de la journée, le pain et le coucher du soir pour lui et pour les siens.
Les conditions imposées par le patron sont de natures différentes ; spécialement on doit considérer celles qui sont nuisibles à la santé de l’ouvrier et ont pour effet de diminuer sa capacité de travail après un temps plus ou moins long.
Si l’on admet que l’ouvrier a vendu sa marchandise-travail, la situation est fort simple : le patron a acquis cette marchandise : en l’épuisant même totalement, il ne fait qu’user du droit qu’a tout propriétaire sur la chose qu’il a achetée. Il n’a pas à s’inquiéter si, dans un avenir plus ou moins éloigné, l’ouvrier aura encore une marchandise-travail à pouvoir vendre. L’ouvrier moderne aurait une situation inférieure à celle de l’esclave de l’antiquité.
Si l’on considère les contrats de travail comme un louage et non comme une vente, on est amené à dire que le patron devient le locataire de la capacité de travail de l’ouvrier qu’il embauche et qu’il commet un abus de jouissance si, par le travail qu’il exige, il réduit la capacité de travail de son salarié. Pourquoi l’État n’interviendrait-il pas en pareil cas pour protéger l’ouvrier contre les exigences abusives du patron ? Par l’article 1728, la loi décide que le locataire devra jouir des biens loués en bon père de famille. L’État peut également intervenir dans les contrats qui se rapportent au travail. La capacité de travail des ouvriers est une propriété qui mérite autant de sollicitude que la propriété des maisons et des terres.
Dans l’état actuel de nos mœurs industrielles, l’intervention de l’État, dans le contrat de travail, est devenue une nécessité ; plus nous avançons, plus cette nécessité s’impose. Le développement de la grande industrie, fait de plus en plus sentir à l’ouvrier les inconvénients de son isolement.
Les anciennes coutumes ont pu se maintenir et nous les retrouvons encore aujourd’hui dans la petite industrie. Quand le patron travaille avec ses ouvriers, il est à même de connaître la valeur de chacun d’eux et d’apprécier ceux qu’il emploie ; le travail en commun a encore le grand avantage de faire naître des liens d’amitié qui apaisent les conflits possibles. Comme le patron ne commande jamais que ce qu’il est disposé à faire lui-même, les abus qui nous occupent sont rares.
À mesure que la grande industrie se développe, les anciennes coutumes disparaissent. Le patron a assez à faire de diriger son entreprise, de rechercher les commandes, de faire ses achats de matières premières, de s’occuper d’avoir toujours les fonds nécessaires pour ses échéances, etc. ; il ne peut travailler avec ses ouvriers. D’un autre côté, il embauche un trop grand nombre d’ouvriers pour pouvoir les connaître tous individuellement et, comme il n’a pas le temps de discuter, le cas échéant, sur la valeur de tel ou tel usage, il est obligé de soumettre son personnel à une discipline rigoureuse et nécessaire pour la bonne exécution du travail. Les usages font place à un règlement d’atelier, cause fréquente de conflits.
Si notre organisation industrielle nécessite l’intervention de l’État dans le contrat de travail, cela ne veut pas dire que ce soit une bonne chose ; cette nécessité est la meilleure démonstration des vices de notre organisation industrielle.
L’intervention de l’État, est presque toujours funeste, parce qu’elle se présente sous forme de règlements fixes, invariables, auxquels il faut se soumettre uniformément dans toutes les parties du territoire, sans tenir suffisamment compte des circonstances particulières.
La meilleure solution des conflits qui naissent du contrat de travail, se trouve dans un règlement amiable intervenu entre les syndicats patronaux et les syndicats ouvriers de chaque profession. L’intervention de l’État se manifeste par un acte de force qui, tantôt lèse le patron, tantôt comprime les revendications ouvrières, laissant presque toujours mécontente au moins l’une des deux parties. Le règlement intervenu entre les représentants autorisés des syndicats a cet avantage que chaque partie a le sentiment que l’accord intervenu lui a procuré tout ce qu’elle pouvait obtenir. Le seul obstacle, c’est que certains syndicats ouvriers poursuivent un but politique et que si les abus contre lesquels ils combattent venaient à disparaître, leurs chefs devraient reprendre le chemin de l’atelier.
L’orateur fait voir, par deux exemples, combien dangereuse est l’intervention de l’État, combien féconde est l’entente entre syndicats patronaux et ouvriers.
Ainsi l’État intervient et fixe une durée de travail uniforme pour toutes les industries.
Si le soin de fixer la durée des heures de travail, dans chaque industrie, était laissé aux syndicats, la durée du travail ne serait pas uniforme, elle varierait entre les diverses industries, et même entre les divers établissements d’une même industrie, de telle sorte qu’à la fin de la journée les ouvriers auraient, sans distinction de profession, une fatigue qui serait sensiblement la même pour tous. Le prix des heures supplémentaires serait établi, pour chaque établissement, de telle sorte que l’ouvrier pût, en plus du gain légitime de son travail, se donner un supplément d’alimentation compensant l’augmentation de fatigue.
La réglementation conventionnelle des syndicats pourra s’appliquer aux femmes et aux enfants, aussi bien qu’aux adultes, etc.
Pour le règlement d’atelier, c’est la même chose. Ce règlement est l’ensemble des conditions du contrat de travail dans un établissement industriel ; il est rédigé par le patron, et l’ouvrier n’est embauché que s’il se soumet à toutes ses prescriptions sans exception.
Un règlement d’atelier contient des clauses purement juridiques, des clauses économiques, des clauses techniques et des clauses locales.
Les clauses purement juridiques ne sont qu’une application des lois en vigueur ; la juridiction capable de voir si ces clauses ne renferment pas des illégalités est le Tribunal civil.
Les clauses économiques, comme les époques de paiement des salaires, ne paraissent pas à l’orateur pouvoir être, en général. soumises à un contrôle quelconque, si ce n’est celui des syndicats professionnels.
Les clauses techniques sont sensiblement les mêmes dans toutes les industries similaires, et sont de la compétence de professionnels, mais le mode de recrutement de nos Conseils de Prud’hommes laisse à désirer sur ce point ; les conseillers devraient appartenir tous à la profession exercée dans l’établissement dont ils examineraient le règlement d’atelier.
Les clauses locales sont relatives à l’outillage, à la disposition des ateliers, aux usages et coutumes du personnel ; elles comportent les mêmes observations que les clauses techniques.
Pour conclure, tant que notre personnel industriel ne sera pas fortement groupé en syndicats patronaux et en syndicats ouvriers ne s’occupant que de leurs intérêts professionnels, l’intervention de l’État, dans le contrat de travail continuera à être nécessaire, bien qu’elle soit un mal funeste.
M. Julien Hayem s’efforce, dans un exposé profondément étudié et fortement documenté, de bien faire saisir les inconvénients du texte de loi proposé ; il cherche à défendre la liberté des conventions et la liberté économique.
La question du travail a pris, depuis le 26 octobre dernier, une importance nouvelle et d’ordre exceptionnel par suite de la constitution du nouveau Ministère du Travail, qui est chargé de s’occuper de tout eu qui concerne les travailleurs envisagés comme tels, c’est-à-dire comme liés par un contrat de travail envers d’autres personnes.
Cela dit, pour montrer combien est de plus en plus vitale cette question du contrat de travail, et combien il est utile de s’en occuper à la Société d’Économie politique, M. Julien Hayem a divisé son étude en deux parties principales. Faut-il une loi ? Quelles sont les conditions ou règles à poser dans la loi ?
L’État doit-il intervenir dans l’organisation du travail, dans la réglementation de tous les organismes qui contribuent à la production ? Dans l’Antiquité, au Moyen âge, dans les temps modernes, les corps de métiers ont été assujettis à de nombreux règlements. C’est la Révolution qui a consacré la liberté du travail : c’est la Constitution des 13 et 14 septembre 1791 qui a affirmé ce principe libéral et libérateur. La Constitution du 5 Fructidor an III a indiqué d’une façon très nette ce que la Révolution entendait par ces mots : « Liberté du travail. » « La loi, dit-elle dans son article 356, surveille particulièrement les professions qui intéressent les mœurs publiques, la sûreté et la santé des citoyens, mais on ne peut faire dépendre l’admission à l’exercice de ces professions d’aucune prestation pécuniaire. » Ce droit restreint de l’État en matière d’intervention est donc justifié au point, de vue historique, et se conçoit surtout depuis que l’industrie et le commerce se sont développés et transformés, depuis que le travail est devenu une aspiration générale, une fonction nationale.
Le législateur qui s’occupe de la réglementation du travail, doit aujourd’hui se préoccuper du bien-être moral et matériel de tous.
En examinant les lois qui ont organisé l’intervention de l’État dans les rapports entre employeurs et employés, on doit reconnaître que cette intervention s’est produite, surtout au début, pour protéger les faibles, les femmes et les enfants. Parmi ces lois, la principale est celle du 2 novembre 1892 sur le travail des enfants, des filles mineures et des femmes dans les établissements industriels, qui indique l’âge d’entrée, la durée du travail, les règlements pour le travail de nuit, le repos hebdomadaire, la surveillance des enfants, etc.
Un grand nombre de décrets et de règlements d’administration publique ont complété ces différentes lois, qui, la plupart, ont été faites en faveur des ouvriers, entre autres une des plus récentes, celle du 21 mars 1884 sur les Syndicats professionnels, et aussi la loi du 9 avril 1898 sur les accidents du travail.
Cette énumération prouve que, depuis la rédaction du Code civil, et surtout depuis une cinquantaine d’années, les conditions auxquelles sont soumis les travailleurs ont été l’objet de l’attention du gouvernement et des législateurs. S’il est exact, comme l’a dit M. Lyon-Caen, que le Code civil n’a pas consacré au Contrat de travail des dispositions assez précises, il demeure cependant acquis que les relations entre patrons et ouvriers ont été l’objet de nombre de lois générales et particulières.
Avec le concours des usages, des titres IV et VIII du Code civil, des lois en vigueur, il est possible de résoudre toutes les hypothèses, toutes les difficultés, tous les conflits auxquels peut donner naissance le Contrat de travail. Est-il besoin de faire au Contrat de travail une situation à part, privilégiée à ce point qu’un ministère du Travail soit chargé d’en surveiller non seulement la formation, mais l’exécution ?
La Société d’Études législatives pense que la liberté des conventions produit de mauvais effets quand la situation des parties qui contractent est différente, quand l’une est forte, l’autre faible. Ce n’est pas le cas à notre époque, où les Syndicats et les Collectivités d’employés et d’ouvriers peuvent très bien résister aux demandes patronales et dictent souvent la loi, loin de la subir.
Comment en outre concilier le principe de l’indépendance avec des ordres législatifs formels ? La loi est partiale d’après son texte, elle fait pencher la balance en faveur des ouvriers et, par cette rupture de l’équilibre nécessaire, nuit autant aux uns qu’aux autres.
Des auteurs ont cherché diverses solutions de nature à donner satisfaction à la masse employée. Leurs théories sont neuves, si on veut, mais très discutables. M. Émile Chatelain émet le principe de l’association, conformément à l’article 1832 du Code civil, et supprime le salariat ; le salaire n’est que la vente par l’ouvrier de sa part dans le produit. M. Rome crée une action de travail, assimilable à l’action de jouissance des Sociétés, et donnant droit à une sorte de dividende ; lui, dans ces conditions, maintient le salariat, tout en le réduisant.
Après avoir donc estimé qu’une loi du Contrat de travail est inutile, il y a lieu d’apprécier dans tous ses détails, et de critiquer article par article le projet de loi du 13 juillet 1906. M. Julien Hayem réfute donc chaque article du projet, soit qu’il rentre dans le droit commun, soit qu’il fasse double emploi, soit qu’il soit inutile, soit qu’il présente des conséquences dangereuses.
Principalement, en ce qui concerne les règlements d’atelier, il fait remarquer que, à son avis, le contrat de travail est un acte bilatéral, un contrat synallagmatique dans toute la force du terme. Le patron n’exploite pas l’ouvrier, en vertu des règlements d’atelier ; c’est là une conception qui est incompatible de nos jours avec l’esprit de solidarité moderne qui existe entre employeurs et employés, et bon nombre de règlements d’ateliers peuvent être cités comme des modèles de droit et de tolérance.
L’art. 53 de la loi, au sujet des dommages-intérêts, est très critiquable. Il ajoute des dommages d’une espèce particulière, en cas de résolution abusive du contrat, à ceux déjà prévus par l’art. 52. Même observation à faire au sujet de l’art. 54. Dans l’article 56, il est question de la grève qui suspend le contrat, alors que, jusqu’à présent elle a entraîné la rupture ; c’est là une législation nouvelle, peu admissible, surtout étant donné qu’en matière de services de l’État, la grève rompt le contrat. La loi examinée, M. Julien Hayem se demande à combien de personnes elle pourrait s’appliquer ? En déduisant les ouvrières régies par des lois spéciales, les ouvriers d’État, les ateliers familiaux, les Syndicats professionnels, les travailleurs de l’agriculture, etc., on arrive à peine à 2 millions d’employés, minorité véritable par rapport au chiffre total de 9 700 000 travailleurs (5 600 000 commerce et industries, 4 100 000 agriculture).
Enfin, il ne suffit pas d’édicter des lois, il faut qu’elles puissent s’exécuter, et bien des dispositions législatives, mal conçues, sont vite tombées en désuétude. Il est généralement préférable de recourir à des conventions librement consenties. Des exemples démontrent leur efficacité. Tout récemment la loi sur le repos hebdomadaire a suscité des difficultés innombrables, et n’a réussi qu’à mécontenter les employeurs qui la jugent trop large et les employés qui l’estiment restrictive.
L’orateur donne lecture de quelques règlements spéciaux qui régissent les ouvriers et le personnel de l’État pour démontrer combien il est difficile de codifier d’une manière uniforme des règlements fort dissemblables, selon la nature des services auxquels ils s’appliquent.
L’orateur aboutit à ces conclusions qu’il y aurait intérêt à ce que les textes existants de lois, décrets, règlements d’administration publique, etc., soient groupés, classés et mis en ordre dans un corpus juris que l’on pourrait appeler Code du travail ; que c’est seulement dans ce Code du travail qu’il y aurait lieu de transporter les lois spéciales éparses dans nos Codes et visant les employeurs et les employés. Que jusqu’à ce que ce travail ait été réalisé, il convient de laisser les contrats de travail sous l’égide et la garde du droit commun.
L’intervention législative est inutile et dangereuse ; elle opprime l’individu et l’étouffe sous l’action toute-puissante et néfaste de la collectivité. La liberté absolue, sans limite, doit être l’élément essentiel de notre vie, l’objet de nos aspirations, le programme de notre génération, le fondement de la grandeur et de la prospérité matérielle et morale de notre pays.
M. Combes de Lestrade insiste sur ce fait, que la solution de la question en discussion peut influer non seulement sur notre essor industriel, mais sur la paix sociale dans notre pays. Elle ne peut être résolue par une demi-mesure. Si la loi édicte un contrat-type qui régira les rapports entre patrons et ouvriers, à moins qu’ils ne déclarent leur intention d’y déroger, en fait, elle imposera ce type de contrat non pas seulement en vertu de cette règle existante, qui fait d’un régime légal le régime normal, général, mais par suite des difficultés spéciales que trouveront la plupart des patrons pour s’y soustraire.
D’abord, il faut, avant de décider si l’on doit réglementer le contrat de travail, être sûr qu’on le peut.
L’essence d’un contrat, c’est, de lier les deux parties, de fournir à chacune d’elles un moyen de contraindre l’autre à en observer les clauses. On voit bien comment l’ouvrier s’essaiera à obliger le patron à exécuter les conventions ; on ne voit pas, dans l’état actuel, comment le patron pourra forcer l’ouvrier à s’acquitter des obligations assumées. À part des cas exceptionnels, les tribunaux pourront condamner le travailleur à exécuter : le contrat leurs jugements resteront inexécutés, inexécutables.
L’orateur cite le délai-congé, non observé par l’ouvrier, le cas d’une commande acceptée, à un certain prix, et laissée en souffrance au cours de son exécution par les ouvriers, etc.
Si l’on doit imposer à l’entrepreneur des obligations nouvelles envers ses ouvriers, ne lui donnons pas l’illusion qu’on lui donne des droits contre l’ouvrier. Mais il n’est pas sûr que ce soit impossible. Il faut chercher par quels moyens ce contrat peut acquérir la réalité.
En Allemagne, on a inséré dans la Gewerbe-Ordnung, un contrat-type, s’imposant à moins de dispositions contraires, et peu après on s’est heurté à la difficulté ci-dessus. On a tenté d’y parer par deux articles : 124 b et 125.
Les dérogations au contrat-type sont rares. Un a usé à 14 jours le délai-congé. Comment en garantir l’exécution ?
Voici l’article 124 b :
« Si un ouvrier ou un apprenti abandonne le travail en violation soit de la loi soit du contrat — (et encore ici, nous voyons confirmée cette possibilité restée inemployée de déroger à la loi) — le patron peut exiger à titre d’indemnité le salaire d’autant de jours qu’il en restait faire, à concurrence d’une semaine au maximum. Il n’a besoin de prouver aucun dommage. En revanche, cette réclamation éteint toute action ultérieure. Pareille faculté, sous pareilles restrictions, est adonnée aux ouvriers. »
On voit là le principe de l’indemnité pour rupture d’un contrat tacitement ou expressément conclu. L’application en est limitée, non pas selon l’équité, mais selon les possibilités. Le salaire de six journées, ou maximum de la pénalité, peut être tantôt égal, tantôt inférieur ou supérieur au dommage subi par le patron. Le législateur a cherché à régler des réalités et non pas à décider sur des désidérata chimériques. Reste à rendre sa volonté efficace. L’article 125 dit : « Un employeur qui incite un ouvrier ou un apprenti à quitter son patron avant le délai régulier est responsable de l’indemnité ci-dessus établie. De même si, sans avoir provoqué son départ, il embauche un ouvrier sachant qu’il doit cette indemnité. »
Nos voisins ont-ils trouvé la solution du problème ? En tout cas, ils ont vu ce problème et cherché la solution. L’orateur ne dit pas que nous puissions leur emprunter celle qu’ils ont adoptée. Elle nécessite tout un ensemble de règles qui s’associent mal à l’absolue indépendance dont nos ouvriers sont jaloux et qui seraient mal tolérées par ceux que nous cherchons à aider.
Or, la grève, dans une entreprise, a pour pendant, du côté patronal, la fermeture des ateliers ou des magasins dans un but de lutte. La grève dans une industrie répond au lock-out décidé par tous les patrons similaires. Dans les deux cas, si la fermeture ou le lock-out violent le contrat de travail, les ouvriers arrivent aisément à se faire allouer, à recevoir l’indemnité prévue. Au contraire, comment le ou les patrons récupèreront-ils les dommages que stipule la Gewerbe-Ordnung ?
Les employeurs allemands ont cherché ailleurs une garantie contre ce danger : ils tentent de constituer une mutualité puissante, afin d’annihiler les funestes conséquences d’une grève, en les éparpillant. Certains moyens qu’un patron isolé n’aurait pas osé adopter sont employés par la collectivité nouvelle. La Société Boyer, de Leeverkusen a des agents qui recrutent pour elle les ouvriers qu’il lui faut, en Pologne, en Russie, en Hongrie, en Italie, en Suisse, même dans la péninsule Scandinave.
On voit où conduit la nécessité pour les patrons de se grouper dès qu’on leur impose des obligations qu’ils doivent subir en leur donnant des droits qu’ils ne peuvent exercer. La réglementation incomplète sous cet aspect, du contrat de travail, a prévenu bien peu de petits conflits, a amplifié sans limites, en l’unifiant, le conflit général imminent.
De là la nécessité de faire précéder cette réglementation de la recherche des moyens de la rendre bilatérale, c’est-à-dire équitable, c’est-à-dire bienfaisante pour la paix sociale compromise.
M. Georges Paulet considère surtout, comme l’a fait M. Lyon-Caen dans la première partie de la discussion, la question au point de vue juridique.
D’abord, existe-t-il chez nous, oui ou non, une législation en matière de contrat de travail, dans notre Code civil ? Il y a une raison historique qui explique l’absence de dispositions détaillées à ce sujet dans le Code. Rien, en effet, en dehors de l’article 1780 et de l’art. 1781. C’était peu. Mais, si les rédacteurs du Code y ont laissé une pareille lacune, c’est qu’en 1804 survivait la législation du 22 germinal an XI, qui réglait toute la vie ouvrière, enserrant dans tout un réseau de prescriptions policières l’existence des ouvriers, réglant la question des grèves, celle du livret, etc.
En somme, M. Georges Paulet, à l’heure tardive où il prend la parole, se borne à faire observer qu’il ne faut pas confondre la réglementation du travail avec une législation sur le Contrat de travail, et à rappeler pour quelles raisons ce contrat ne se trouve point actuellement soumis à des dispositions législatives spéciales ; il montre que ce qu’on appelle « le droit commun » ne saurait suffire en la matière, et il conclut à la nécessité d’une législation nouvelle pour assurer aux ouvriers les garanties nécessaires, dans le respect commun des droits réciproques des parties.
Mme Méliot, à propos de ce qui a été dit par M. Biétry et M. Lyon-Caen, lors de la première discussion sur cette question, fait remarquer que ceux mêmes qui sont partisans d’une protection de l’ouvrier par voie législative, excluent généralement la femme, l’ouvrière, des mesures de protection dont elle aurait besoin, elle aussi, de bénéficier. On a été jusqu’à dire que, la femme ne votant pas…
Mme Méliot tient à protester contre un pareil état d’esprit, qui est cause que toutes ou presque toutes les lois tournent au préjudice de la femme.
M. E. Levasseur, président, ne résume pas la discussion qui a occupé deux séances. Il se borne à indiquer en quelques mots son opinion personnelle.
Les lois suivent la destinée de ceux qui les font. En ouvrant hier son cours du Collège de France, M. Levasseur expliquait à ses auditeurs qu’après la Révolution de 1789, qui a établi la société française sur des bases nouvelles en proclamant l’homme libre, la terre libre, le travail libre, les gouvernements qui se sont succédé jusqu’en 1848 avaient bien peu légiféré relativement à ce qu’on appelle aujourd’hui les questions ouvrières. Le Consulat et l’Empire, qui se proposaient de rasseoir sur des bases fixes l’organisation sociale troublée par les agitations révolutionnaires, ont promulgué la loi de germinal an XI et trois articles du Code pénal qui avaient pour objet de rétablir la discipline des ateliers en subordonnant l’ouvrier à son patron et en rappelant à cet effet plusieurs prescriptions de l’Ancien régime. La Restauration, qui s’appuyait sur l’aristocratie bourgeoise, a multiplié les lois protectionnistes de douane en faveur des propriétaires ruraux et des manufacturiers, mais n’a pas songé à proposer des lois ouvrières qui auraient gêné les patrons. Le gouvernement de juillet était, par son origine, plus près du peuple ; mais les intérêts manufacturiers dominaient encore et le système protectionniste fut maintenu ; une seule loi ouvrière (si l’on ne compte pas comme telles la loi de 1833 sur l’instruction primaire et la loi de 1835 sur les Caisses d’épargne) fut promulguée : la loi du 2 mars 1841 sur le travail des enfants dans les manufactures. C’est la première loi de ce genre, votée non sans résistance ; elle fut à peine appliquée.
Avec l’avènement du suffrage universel en 1848, l’état d’esprit des gouvernants a complètement changé : sous la Seconde République, qui n’a duré que quatre ans, les questions ouvrières ont été constamment à l’ordre du jour et il a été voté plus de lois ouvrières que pendant les quarante-huit années précédentes. Ces questions sont restées à l’ordre du jour sous le Second Empire, malgré la dictature napoléonienne et d’importantes lois ouvrières ont été faites sur l’initiative gouvernementale.
Il n’est pas étonnant que, sous la Troisième République, lorsque le suffrage universel, affranchi de toute tutelle, donne à la classe ouvrière la majorité et partant une influence prépondérante sur les affaires d’État, les questions ouvrières soient une des grandes préoccupations du Gouvernement et qu’elles soient résolues dans un sens particulièrement favorable à cette majorité.
Les législateurs cherchent à établir la justice. L’orateur ne connaît pas dans le passé ni dans le présent de la France ni dans l’histoire des autres États un gouvernement qui ait voulu faire une loi injuste. Les préambules des lois et ordonnances et les rapports sur les projets s’accordent unanimement à déclarer qu’ils améliorent l’état des choses dans le sens de la justice. Mais chaque époque et chaque gouvernement comprennent la justice à leur manière et la comprennent en général dans le sens des intérêts de la classe dominante.
Dans l’état actuel de la politique française, il est donc logique que le gouvernement se préoccupe beaucoup des lois ouvrières et partant que l’on s’occupe de réunir dans un Code du travail, les lois éparses, promulguées ou en élaboration sur la matière. Le Code civil s’est longuement étendu sur la propriété foncière et mobilière et sur la transmission des baux. Il n’avait consacré que deux articles, dont l’un a disparu, aux relations qui se forment par le travail entre salariants et salariés.
Mais, s’il peut être utile d’avoir un code du travail, comme il y a un code du commerce, il importe que les législateurs, s’ils trouvent la charrette légale penchée d’un côté, ne la renversent de l’autre sous l’influence d’une pression électorale. La loi, qui veut être l’expression de la justice, doit s’appliquer à maintenir l’équité, tout en précisant, dans la mesure du possible, c’est-à-dire sans porter atteinte à la liberté du travail et des contrats, les droits de chacun et en facilitant, surtout aux faibles, les moyens de les faire respecter.
La loi, dans une intention bienveillante, peut édicter de telles prescriptions qui étouffent ce qu’elle croyait favoriser. L’orateur n’en veut donner qu’un exemple tiré du projet sur le contrat de travail. Pour favoriser la participation aux bénéfices, le projet exige que, directement ou indirectement, les participants aient communication des livres des commerçants : un tel article de loi serait probablement un coup de mort à la participation qui n’est pas déjà en trop bonne santé.
La séance est levée à onze heures dix.
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[1] Yves Guyot, L’organisation commerciale du travail, conférence faite à Liège, le 24 avril 1900.
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