« Prodiguer les deniers des contribuables pour parvenir à imposer de force tel ou tel enseignement aux enfants que leurs familles pourraient et voudraient instruire, soit par elles-mêmes, soit par des maîtres délégués, c’est toujours, quelque pure intention qu’on ait, se permettre une exaction pour faire de la tyrannie. »
L’ÉDUCATION DOIT-ELLE ÊTRE LIBRE ?
Par Charles Renouard
(Revue Encyclopédique, octobre 1828, pages 15 à 35 ; novembre 1828, pages 265 à 283.)
Cette dissertation, à laquelle l’Académie française a décerné une mention honorable dans sa séance publique du 25 août 1828, était écrite lorsqu’ont paru les fameuses ordonnances qu’une partie du clergé a voulu parodier en édits de persécution. Alors on a entendu invoquer à grands cris la liberté d’enseignement, la liberté d’éducation, par des voix dont on s’est effrayé ; et beaucoup se sont dit que ces libertés devaient être mauvaises, puisque les ennemis habituels de tant d’autres libertés les appelaient à leur aide. La question toutefois n’était pas changée.
D’autres personnes, sans se prononcer contre la liberté, se rabattent à la trouver inopportune, et craindraient, en convenant qu’elle est bonne, d’ôter au gouvernement quelque chose de la force dont il a besoin pour faire plier les jésuites sous le joug des lois universitaires. Qu’il soit permis à l’auteur de cette dissertation de se citer lui-même, et de rapporter la réponse qu’il faisait à cette objection, au mois d’août 1826, en motivant son adhésion à la consultation délibérée en faveur de la dénonciation de M. de Montlosier. Il s’agissait, alors comme aujourd’hui, d’appliquer contre les jésuites une legislation hostile à la liberté. L’auteur s’exprimait ainsi :
« Voici maintenant une difficulté sérieuse, une objection de conscience. Il n’appartient, dira-t-on, qu’à ceux qui consentent à approuver cette législation de la déclarer applicable. Mais comment admettre que ceux qui la blâment puissent, avec quelque convenance, pousser à son application ?
« À cette objection il est facile de faire une réponse franche et claire.
« Il y a quelque chose de plus fâcheux encore que l’existence d’une mauvaise loi : c’est qu’à la faveur d’un silence qui en tolère l’inexécution, et qui échappe à toute responsabilité, elle puisse peser sur les uns et épargner les autres. Il ne faut pas qu’une partie considérable des citoyens soit dupe tout à la fois de l’existence d’une loi et de son inapplication. Conserver une mauvaise loi dans nos codes, sauf à ne pas l’appliquer, c’est un grand mal ; conserver cette loi pour l’appliquer arbitrairement, c’est la plus intolérable des calamités judiciaires.
« Il faut que les jésuites subissent notre législation, ou qu’ils la combattent ouvertement.
« On s’expose à un grand danger en fournissant aux congréganistes et aux jésuites des prétextes spécieux pour se soustraire aux poursuites de notre loi, à l’aide d’interprétations forcées. Qu’arrivera-t-il de là ? Après s’être dégagés, pour leur compte, des liens de la loi, ils feraient leurs efforts pour la maintenir afin d’y enlacer le reste des citoyens. On leur dirait vainement ensuite qu’ils l’ont interprétée en leur faveur dans le sens de la liberté ; la loi n’en subsisterait pas moins avec son texte et son vice d’origine.
« Au lieu de favoriser ainsi la marche naturelle des jésuites et de les laisser échapper en entr’ouvrant la porte des interprétations, il est bon qu’emprisonnés avec nous dans la législation, ils ne puissent devenir libres qu’en la brisant pour leur avantage et pour le nôtre.
« Quiconque a examiné attentivement la marche des affaires publiques depuis quelques années conviendra que nous devons au côté droit l’acquisition de beaucoup de liberté politique. L’exemple est encourageant. Il permet d’espérer que la position actuelle des jésuites nous vaudra quelque chose pour la liberté religieuse, pour la liberté d’association, pour la liberté d’enseignement. »
La question grave que l’auteur de cette dissertation n’a fait qu’effleurer mérite de bien autres développements. D’excellents articles ont paru à ce sujet dans le Globe. Trois Sociétés de Paris, les Sociétés d’Instruction élémentaire, de la Morale chrétienne et des Méthodes d’enseignement, se sont réunies pour ouvrir un concours sur la liberté d’éducation. Il est donc permis d’espérer que cette importante matière ne tardera pas à être convenablement traitée. On annonce aussi que le gouvernement s’occupe de préparer un projet de loi sur l’instruction publique. Puisse la présentation en être retardée jusqu’à l’époque où l’on sera enfin généralement détrompé sur le monopole !
***
Nos droits nous ont été donnés
comme moyens d’accomplir nos devoirs.
Il existe des opinions fort diverses sur la nature des relations qui doivent s’établir entre l’éducation et l’État. Ces opinions se rangent sous trois systèmes principaux.
L’un est celui de la liberté ; il part du principe que l’éducation est le droit et le devoir de la famille, et il ne fait intervenir l’autorité publique que pour exercer un rôle de surveillance et de répression. Un second attribue l’éducation à l’État. Enfin, dans un troisième ordre d’idées, on se place entre les deux autres systèmes, et l’on emprunte quelque chose à chacun d’eux : c’est ainsi que notre régime actuel combine le monopole universitaire avec la liberté absolue de l’éducation domestique.
Cherchons à apprécier successivement ces trois systèmes.
Si le choix à faire entre eux n’était qu’un calcul de convenance et d’utilité, variable suivant les circonstances ; si le droit et le devoir ne s’y trouvaient point engagés ; si l’on pouvait indifféremment, sans blesser aucune conscience, décréter que l’éducation sera libre, ou qu’elle ne le sera pas, la question n’offrirait qu’un assez médiocre intérêt et se réduirait à une simple affaire de prudence administrative.
Mais si la liberté d’éducation est un droit ou détruit un droit ; si elle est nécessaire à l’accomplissement des devoirs de famille, de patrie, d’humanité, ou incompatible avec ces devoirs ; si enfin elle est ou juste ou injuste, et importe aux consciences autant qu’à la police des cités, il faut bien qu’on y voie une des plus sérieuses applications de la morale à la politique ; et c’est à la philosophie qu’il appartient de déclarer si le respect dû à la liberté veut que ses principes généraux reçoivent cette application spéciale.
PREMIÈRE PARTIE.
Tant qu’il ne s’agit que de l’éducation physique, les droits et les devoirs sont facilement aperçus et fort peu contestés.
La conformation même de l’enfant démontre la nécessité des soins qui lui sont dus, et sans lesquels sa vie serait impossible.
C’est aussi l’évidence des faits naturels qui désigne les instituteurs physiques de l’enfant. La mère qui l’a porté dans son sein, qui l’a enfanté au milieu des douleurs, qui a reçu du lait pour le nourrir, est sa première protectrice. Le père sent le besoin d’obéir à un instinct de devoir et de tendresse qui lui commande de subvenir à l’existence de l’enfant et de la mère placés sous sa sauvegarde.
La mère est maîtresse de déléguer à une nourrice ses soins de maternité. L’État ne s’interpose pas au milieu de cette délégation ; il ne s’occupe pas de choisir et de diriger les nourrices.
Ce serait tuer les enfants que de les délaisser sans secours. Àdéfaut des pères et mères, le reste de la famille leur doit un appui. Autour des familles au centre desquelles les enfants sont placés s’étend le cercle plus vaste de la patrie, qui lui-même est enfermé dans la circonférence de l’humanité tout entière. Si la mère meurt ou languit, si le père manque à son enfant, si l’indigence ou le crime ont brisé la famille, tous les devoirs n’ont pas cessé envers l’être faible qui vient d’arriver au monde, et dont le sort ne doit pas être de périr par l’isolement. C’est alors à la patrie, à l’humanité à le recueillir.
Le sentiment de ce devoir a fondé les pieux asiles qui s’ouvrent aux enfants abandonnés. Il serait hors de propos d’entrer ici dans l’appréciation des reproches que l’économie politique adresse à ces institutions. Quelle que soit la divergence des avis sur le choix des moyens, l’idée fondamentale reste la même ; c’est toujours le respect pour la vie des hommes. Quelques précautions que l’on recommande contre cette bienfaisance meurtrière, qui, en prodiguant avec indiscrétion les remèdes incomplets, multiplie les maux qu’elle croit guérir, on s’accorde pour convenir que la société entière serait coupable si, après qu’un enfant est né, elle aimait mieux le condamner à la mort que de lui donner des secours.
L’existence des enfants est sacrée ; et cependant la loi s’abstient de déterminer et de prescrire les soins qui doivent être pris d’eux, bien convaincue que ces soins regardent les parents et non pas elle. C’est ainsi que, par exemple, elle s’est toujours considérée comme incompétente pour commander le bienfait de la vaccine. Elle ne se reconnaît un droit d’intervention dans l’éducation physique des enfants que pour les cas, heureusement très rares, où leur existence est mise en péril par des délits.
Sortons de l’éducation physique, et examinons si les droits qui la gouvernent ne se retrouvent pas entièrement les mêmes dans le reste de l’éducation.
On n’est pas quitte de tous devoirs envers un enfant quand on a rempli l’obligation de l’allaiter, de le nourrir, de le protéger contre l’intempérie des saisons, contre les chocs extérieurs, contre l’invasion des maladies. Lui conserver la vie et le laisser manquer d’une nourriture intellectuelle et morale, ce serait bien souvent ne lui avoir rendu qu’un triste service.
Les hommes les moins clairvoyants, les moins généreux, reconnaissent la nécessité de l’éducation physique. Pourquoi si souvent, et même sans que la conscience en fasse reproche, se dispense-t-on de donner des soins au développement de l’intelligence et de la moralité de ses enfants ? C’est une inconséquence qui peut s’expliquer sans peine.
Àcôté de l’éducation proprement dite, qui résulte de l’action volontaire des hommes sur les hommes, vient se placer cette éducation de la nature qui agit par les événements et les choses, et par ces mille frottements inaperçus qu’amènent toutes les relations de la vie. L’entendement et la volonté grandissent sous cette double influence. La raison de l’enfant très imparfaite, mais très active, impatiente de se suffire à elle-même, mais cependant souple et confiante, fera dès son premier éveil un choix à sa mode parmi les enseignements volontaires qu’on lui donnera, et parmi les enseignements accidentels de la nature et de la société. Si les directions d’une éducation attentive lui manquent, elle ne cessera pas pour cela de se développer ; mais elle ne le fera qu’au hasard, et en s’abandonnant aux caprices de l’instinct et aux inspirations fortuites que lui apporteront les événements.
Cette considération explique, sans l’excuser, le trop fréquent abandon de l’intelligence et de la moralité des enfants. On se repose sur le hasard du soin de les élever. On se révolterait contre l’idée de délaisser un pauvre enfant tout nu, sans aliments, sans défense ; et l’on ne voit pas que livrer sa jeune âme à toutes les impressions qui d’aventure la viendront frapper, que laisser sa faible raison flotter sans guide, et sans qu’une raison plus forte prenne le gouvernail de sa liberté, c’est lui faire plus de mal encore.
L’État qui, en l’absence des soins de la famille, soutient la vie physique de l’enfant, lui doit, de même, à défaut aussi de la famille, l’éducation intellectuelle et morale.
L’État est tenu de cette dette, dans l’intérêt des enfants, qui sont au nombre de ses membres, et dans le sien propre.
L’expérience la plus constante enseigne assez maintenant de quels dangers l’ignorance menace la société, combien de désordres et de crimes elle enfante. C’est là une vérité fondamentale, sur la démonstration de laquelle la morale et la statistique sont d’accord. Lors donc que l’État cherche à assainir le pays en y propageant les lumières, et à détruire le foyer d’infection que crée l’ignorance, c’est à sa propre sûreté qu’il pourvoit. Songeons bien d’ailleurs que ceux qui naissent pauvres et sans appui naissent cependant avec le droit de vivre : une organisation sociale qui ne leur permettrait pas de subsister par leur travail, ou qui ne veillerait pas à ce qu’ils apprissent à travailler, aurait mauvaise grâce à exiger d’eux qu’ils se sacrifiassent pour son maintien. C’est risquer beaucoup que de tenter la patience de masses redoutables, et que de les vouloir contraindre à s’arrêter longtemps avec respect devant un ordre de choses qui, trop étroit pour leur laisser place, les rejetterait hors de son sein avec mépris comme sans pitié.
Toutefois l’on n’estimerait pas à sa valeur le devoir de subvenir à l’éducation de ses semblables, si on le réduisait à n’être qu’un calcul de prudence politique. Il a droit à une plus haute place dans l’échelle des devoirs. S’il est vrai que les hommes sont frères, si chacun doit travailler au perfectionnement de son âme, si tous ont pour loi de s’entr’aider dans cette œuvre de salut, il faut, pour apercevoir la cause de l’obligation sainte qui nous lie envers nos semblables, et nous défend de les abandonner sans nul souci de leur avenir, remonter jusqu’à la source pure d’où ces sublimes préceptes découlent.
L’humanité, la religion, savent comprendre ce devoir. Ce sont elles qui, dans l’abandon des familles et dans l’insuffisance des secours de l’État, suscitent des associations charitables de la nature de celles qui, dans la plupart des pays chrétiens, offrent une instruction gratuite aux enfants dont les parents sont trop pauvres pour les élever.
Mais, que l’on y fasse une sérieuse attention, car là se trouve le principe fondamental, ni l’État ni la charité publique n’ont à s’immiscer dans l’éducation de l’enfant, si la famille consent à y suffire.
L’existence des familles n’est pas de création humaine. Le droit civil qui peut les régler ne les fonde pas. Ce ne sont pas les injonctions de la loi, ni des délibérations prises en conseil public, qui nourrissent l’enfant du sang et du lait de sa mère, qui lient l’époux à l’épouse, les frères aux frères, qui donnent au sentiment maternel son admirable dévouement, qui échauffent cette tendresse de père, où l’entraînement de l’instinct s’identifie avec la conviction du devoir. Quel que puisse être le langage des codes, je ne consentirai jamais, tant que je jouirai de ma raison, à reconnaître que personne sur la terre ait droit de m’ôter mes enfants, ni de faire, malgré moi, leur éducation à ma place. C’est à moi que la nature a donné la garde de leur corps et de leur âme ; je n’en dois compte qu’à eux, et à cette autorité suprême de laquelle seule je les tiens, dont relève ma conscience, et en présence de qui la loi civile n’est plus rien. Responsable de l’éducation de mes enfants, j’ai le droit de n’être gêné par personne dans l’accomplissement de ce devoir.
Tous les hommes ne pouvant pas instruire tous les hommes, pourquoi ne pas laisser à chacun le soin d’élever ceux dont la garde lui est spécialement confiée ? Ne sait-on pas que plus les obligations touchent de près les individus, plus il existe de probabilités qu’elles seront remplies ?
Tantôt les parents s’occupent eux-mêmes de l’éducation des enfants, tantôt ils la déléguent à d’autres.
On sait quelle multitude de causes peuvent engager les pères à confier leurs enfants à des maîtres. Le temps, les connaissances peuvent manquer. Réunirait-on, ce qui est rare, assez d’aptitude et assez de loisir, on se dit encore que l’instruction vaut mieux lorsqu’elle est donnée par ceux qui en font l’occupation de toute leur vie ; qu’il y faut une certaine fermeté de discipline plus facile à un étranger qu’à un père ; qu’on doit se garder de priver ses enfants des bienfaits et des leçons de la vie commune.
Déléguer ainsi à d’autres le soin de ses enfants, c’est encore agir en vertu du droit qu’on avait de les élever soi-même. Le père n’abdique point par là l’autorité paternelle. C’est lui qui préside à l’éducation, lorsque c’est lui qui choisit ses délégués, qui les surveille, qui les paye ; lorsque c’est avec lui qu’ils traitent, envers lui qu’ils répondent.
Si l’on gène la famille dans le choix des maîtres, on nuit à bien des droits comme à bien des intérêts : à la famille, que l’on empêche de s’acquitter, comme elle l’entend, d’un devoir dont elle est juge et responsable ; aux enfants, dont le sort est mieux garanti par la surveillance d’une responsabilité plus immédiate ; à la bonne éducation qui, comme tout le reste, prospérerait par la concurrence ; enfin au droit d’enseigner.
Envisagée sous ce dernier point de vue, la question de liberté d’enseignement prend une étendue nouvelle.
Qu’est-ce en effet qu’enseigner, si ce n’est produire sa pensée au dehors, et en vertu du même droit que celui qui rend libre de parler, d’écrire, d’imprimer ? C’est une des formes de la liberté qu’il faut admettre si l’on accepte les autres.
Mais, comme toute liberté suppose, avec la faculté de choisir le bien, la possibilité d’opter pour le mal, reconnaître la liberté c’est prendre l’engagement d’établir des peines sévères pour punir les délits et pour réprimer les abus qui peuvent être commis dans son exercice.
Dans les cas de répression, l’État doit intervenir, non parce qu’il s’agit d’éducation, mais parce qu’il s’agit de pénalité.
Il est un autre cas dans lequel l’État intervient, et cette fois à titre d’instituteur : c’est quand la famille, se reconnaissant impuissante pour donner l’éducation, consent à laisser élever ses enfants au nom de la société entière.
Hors ces cas de surveillance et de secours, l’État n’a rien à faire dans l’éducation. Il n’a pas le droit d’obliger le père à donner à ses fils tel ou tel enseignement, pas plus que le droit de prescrire tel ou tel mode d’éducation physique.
Le rôle de l’autorité publique ainsi borné n’en acquiert que plus d’importance. On ne la condamne pas à rester oisive, ou à demeurer spectatrice impassible des maux dont elle serait témoin. N’est-ce donc rien que d’examiner si l’enseignement ne blesse pas l’ordre et les lois ? N’est-ce rien que de prêter son aide à tous ceux qui sans elle manqueraient de moyens pour acquérir l’instruction ?
Prodiguer les deniers des contribuables pour parvenir à imposer de force tel ou tel enseignement aux enfants que leurs familles pourraient et voudraient instruire, soit par elles-mêmes, soit par des maîtres délégués, c’est toujours, quelque pure intention qu’on ait, se permettre une exaction pour faire de la tyrannie. Ah ! sachez plutôt réserver vos secours pour les cas où ils seront tout à la fois indispensables et sollicités ! Quelque abondants que vous les recueilliez, ils ne seront toujours que trop rares. Craignez-vous donc que les occasions vous manquent ? N’existera-t-il pas dans tous les temps assez de misères et d’inégalités sociales, pour que la condition intellectuelle du pauvre éprouve plus de besoins que les contributions publiques n’en pourront jamais satisfaire ? N’y a-t-il pas aussi certains enseignements que l’État seul pourra faire subsister ? L’utilité générale veut que nulle branche de science ne demeure sans culture ; car toutes les connaissances se tiennent, et aucune des faces de la vérité n’est inutile à connaître, alors même qu’on ne s’est pas d’abord rendu compte du parti qu’on en tirera. Tous ont donc intérêt à ce que quelques personnes reçoivent des encouragements pour se livrer aux études qui exigent des capacités spéciales, qui absorbent tout entiers les hommes assez zélés pour les entreprendre, qui imposent de longs travaux préliminaires, des dépenses considérables, mille charges enfin presque toujours trop lourdes pour des efforts individuels. C’est alors que l’État doit s’empresser d’apporter son aide ; qu’il favorise, qu’il soutienne les enseignements longs, ingrats, coûteux, sans résultats immédiats, qui sans lui resteraient abandonnés ou languiraient : mais qu’il livre sans inquiétude à la concurrence individuelle les études qui conviennent au grand nombre, dont le besoin est général, dont les maîtres abondent, et que soutient suffisamment l’émulation des citoyens. J’avoue que je m’explique beaucoup mieux la nécessité d’une chaire de chinois que l’utilité d’une chaire de poésie française.
Il est d’autres études pour lesquelles l’État a droit et devoir d’intervenir, je veux parler de celles qui ont pour objet des services publics. L’administration a des fonctionnaires à choisir ; rien n’est plus licite que de la laisser exiger d’eux telle ou telle connaissance spéciale ou la garantie d’un enseignement déterminé.
Jusqu’où n’irait-on pas avec ce large système ? La liberté d’éducation, liberté sage et sujette des lois qui la surveillent, prendrait pour ses premiers points d’appui l’autorité paternelle dans toute sa plénitude, et le droit de tous à enseigner : elle s’aiderait ensuite des secours de l’État pour tous les cas où les efforts privés ne sauraient être assez efficaces : après l’État, dont les ressources sont limitées et les besoins immenses, elle appellerait ces associations volontaires que rassemblent des sentiments de religion, d’humanité, de patriotisme. J’ignore sitoujours l’universalité d’éducation ne restera qu’une chimère ; mais s’il est quelque jour donné aux hommes d’entrevoir un but si désirable, ce sera quand on aura pu voir adopter un pareil ensemble d’institutions, qui laisse à la liberté ses droits, son activité, l’efficacité de la concurrence ; qui, après avoir tiré d’elle tous les résultats qu’elle est capable de produire, et après s’être gardé de dissiper les ressources publiques, ne sollicite des encouragements que pour accomplir ce qui est resté impossible à la liberté ; et complète ensuite, par le concours des associations privées, la plus grande généralité possible d’éducation.
Ce ne serait pas un des moindres résultats de l’éducation ainsi étendue que d’élever à une meilleure et plus haute condition la classe inférieure tout entière. Il s’en faudrait bien que ce fût là bouleverser les positions sociales. La même hiérarchie peut subsister entre elles, et le degré inférieur être relevé tout entier. La prospérité de l’industrie dans les pays civilisés offre un exemple remarquable de ce progrès universel. Il ne cesse pas d’y avoir des pauvres et des riches ; et cependant les progrès de chaque jour permettent au pauvre d’être moins misérable. On peut supposer un état de choses où, par un heureux effet des conquêtes de l’intelligence humaine sur la nature matérielle, les objets les plus nécessaires à la vie seraient descendus à un prix assez bas pour que tous pussent y atteindre par le travail. On peut de même supposer une société dont l’organisation serait assez perfectionnée pour que tous, même les plus indigents, apprissent à lire et à écrire. Dans une société pareille, l’ordre social, loin d’être ébranlé, serait affermi : il subsisterait avec ses inégalités, mais le dernier rans serait moins malheureux.
L’espérance d’une éducation universelle n’est pas un de ces rêves de la pensée que le bon sens puisse sans danger rejeter avec dédain. Le beau idéal, le bien absolu, sont en dehors aussi de l’humanité. Quelqu’un interdira-t-il à l’artiste, au poète, au philosophe, au chrétien, d’y tendre sans cesse comme au but suprême de leurs efforts ? Ce but est placé bien haut, bien loin, par-delà les limites de la vie ; et cependant la plus belle route à suivre est celle qui nous en approchera de quelques pas. Heureux mille fois le pays où l’universalité d’éducation ne laisserait la dignité humaine s’effacer dans aucun homme, et ne permettrait pas que tant d’êtres intelligents pussent végéter et mourir sans avoir eu le temps de vivre et de penser ! Mais heureux aussi le pays où chaque jour dissipe quelques ténèbres devant quelque lumière, où le culte religieux se spiritualise, où l’industrie se perfectionne, où la civilisation s’étend, où l’éducation se propage !
Aucun système ne nous paraît plus favorable à de tels progrès que celui de la liberté. Nous ne l’avons pas été chercher dans des théories imaginaires. Nous nous sommes contentés d’appliquer à l’éducation intellectuelle et morale ce que le consentement universel admet lorsqu’il s’agit d’éducation physique.Si nous étions chargés de donner la vie à ces idées par une application immédiate, nous nous bornerions à demander une loi fortement répressive contre les abus de la liberté, puis à proposer d’ouvrir chaque année une place au budget pour les institutions que l’État jugerait utile d’entretenir ou d’encourager.
Ces vues, toutes simples qu’elles sont, rencontrent, de toutes parts, des objections à combattre. Nous parcourrons les principales en jetant les yeux sur les deux autres systèmes dont l’examen affermira notre confiance dans la liberté.
SECONDE PARTIE.
L’opinion qui confère à l’État le droit et le devoir de donner l’éducation compte en sa faveur beaucoup de suffrages imposants. Son principe, embrassé avec ardeur par des esprits aussi élevés que généreux, est que l’enfant appartient à sa patrie plus qu’à sa famille : ce qui est une conséquence de cette autre proposition plus générale qui considère chaque citoyen comme appartenant moins à lui-même qu’à la patrie.
C’est parce que cette croyance a dominé l’antiquité que les Crétois, les Spartiates, les Perses, enlevaient l’enfant à sa famille pour l’élever aux frais, sous la responsabilité et au profit de l’État. La même idée, descendue fort avant dans les temps modernes, y a trouvé de sincères et éloquents apologistes, à la tête desquels vient se placer Rousseau.
Rousseau distinguait soigneusement l’homme de la nature et l’homme citoyen. À chacun d’eux il donnait un maître différent, laissant le premier se régir lui-même, et soumettant l’autre à l’état social. Cet état, Rousseau le détestait : son ardente sensibilité s’était prise de colère contre les obstacles factices et conventionnels dont l’homme et ses caprices out obstrué nos sociétés ; cette simplification sociale vers laquelle nous aspirons, il l’appelait de tous ses vœux, bien que ne saisissant pas les vrais moyens d’y parvenir. Mais en même temps qu’il protestait contre les sociétés, Rousseau, avec ce désintéressement admirable qui anime si éloquemment ses paroles, ne comprenait pas que l’on osât se dire citoyen sans se sacrifier pour elles ; il voulait que quand on avait fait choix de l’état de société, l’on ne prétendît pas à profiter de cette indépendance, de cette jouissance de soi-même, dont il ne comprenait l’existence que dans l’état de nature, et dont la contemplation séduisait sa pensée. Son erreur était de ne pas voir que l’homme selon le vœu de la nature, c’est l’homme civilisé par la société, et que le commerce avec nos semblables est notre seul moyen de travailler à l’œuvre de perfectionnement progressif qui est la loi de notre espèce. Nous manquons à notre nature, non parce que nous ne sommes plus assez sauvages ; mais, hélas ! parce que, de tous les côtés encore, nous sommes enveloppés dans la barbarie. On conçoit comment, préoccupé de son antithèse, Rousseau écrivait dans Émile cesparoles qu’il y a développées avec complaisance : « Les bonnes institutions sociales sont celles qui savent le mieux dénaturer l’homme »; et celles-ci : « Celui qui dans l’ordre social veut conserver la primauté des sentiments de la nature ne sait ce qu’il veut. »
Les conséquences des opinions de Rousseau ont été appliquées par lui fort explicitement à l’éducation publique, dans son article sur le mot Économie politique, pour l’Encyclopédie. Le passage suivant représente très bien ses doctrines sur ce sujet :
« S’il y a des lois pour l’âge mûr, il doit y en avoir pour l’enfance, qui enseignent à obéir aux autres ; et comme on ne laisse pas la raison de chaque homme unique arbitre de ses devoirs, on doit d’autant moins abandonner aux lumières et aux préjugés des pères l’éducation de leurs enfants, qu’elle importe à l’État encore plus qu’aux pères : car, selon le cours de la nature, la mort du père lui dérobe souvent les derniers fruits de cette éducation, mais la patrie en sent tôt ou tard les effets ; l’État demeure et la famille se dissout. Que si l’autorité publique, en prenant la place du père et se chargeant de cette importante fonction, acquiert leurs droits en remplissant leurs devoirs, ils ont d’autant moins sujet de s’en plaindre, qu’à cet égard ils ne font proprement que changer de nom, et qu’ils auront en commun, sous le nom de citoyens, la même autorité sur leurs enfants qu’ils exerçaient séparément sous le nom de pères, et n’en seront pas moins obéis en parlant au nom de la loi qu’ils l’étaient en parlant au nom de la nature. L’éducation publique, sous des règles prescrites par le gouvernement et sous des magistrats établis par le souverain, est donc une des maximes fondamentales du gouvernement populaire ou légitime. Si les enfants sont élevés en commun dans le sein de l’égalité, s’ils sont imbus des lois de l’État et des maximes de la volonté générale, s’ils sont instruits à les respecter par-dessus toutes choses, s’ils sont environnés d’exemples et d’objets qui leur parlent sans cesse de la tendre mère qui les nourrit, de l’amour qu’elle a pour eux, des biens inestimables qu’ils reçoivent d’elle et du retour qu’ils lui doivent, ne doutons pas qu’ils n’apprennent ainsi à se chérir mutuellement comme des frères, à ne vouloir jamais que ce que veut la société, à substituer des actions d’homme et de citoyen au stérile et vain babil des sophistes, et à devenir un jour les défenseurs et les pères de la patrie dont ils auront été si longtemps les enfants. »
Il y a de la grandeur dans cette abnégation de soi-même avec laquelle l’individu s’efface et s’immole devant la patrie, et fait taire, en présence de l’intérêt général, ses affections les plus vives. Ce sentiment généreux brille d’un éclat que l’enthousiasme des souvenirs historiques relève encore, et tant de merveilles d’héroïsme auxquelles il a servi de mobile l’embellissent de leur beauté.
Mais sous une générosité si séduisante l’examen de la raison de tarde pas à découvrir une théorie incomplète qui se guinde sur une fausse grandeur, et qui déplace l’ordre vrai des devoirs.
Le but de la mission de l’homme sur la terre n’est pas d’arriver à je ne sais quel bien collectif et vague dont on n’assignerait le siège nulle part. Dieu qui n’a créé que des devoirs individuels, puisqu’il n’a fait responsables que des individus, a d’abord donné à chaque homme la garde de lui-même, puis celle des êtres qui lui sont indiqués comme naturellement confiés à ses soins. Le premier devoir pour l’homme, celui qui renferme tous les autres, est de faire son bien et celui des siens, mais à la charge de ne pas se méprendre sur ce qui constitue le bien véritable.
Trois éléments le composent, quoiqu’ils y concourent à degrés fort inégaux : le bien-être physique, le bien-être intellectuel, le bien-être moral. Négliger d’acquérir ou de conserver, quand on le peut, le bien-être physique, quelque inférieur qu’il soit aux deux autres, ce serait prétendre se montrer plus sage que l’auteur de notre être qui nous a donné l’instinct du plaisir, l’aversion de la douleur, l’amour de notre conservation. Toutefois nous sentons au dedans de nous que le bien-être intellectuel vaut mieux ; qu’il y a un plaisir plus noble, plus vrai, une dignité mieux satisfaite, à servir notre pensée, à agrandir notre être, à le faire entrer en rapport avec la contemplation de l’univers et avec les lois de la création, qu’à procurer à notre corps des jouissances fugitives, incertaines, incomplètes. Le bien-être moral est placé plus haut : les autres biens servent à la vie, lui seul est la vie véritable, et s’étend par–delà les limites de notre existence terrestre. Dans la garde d’autrui, nous avons à obéir aux mêmes lois que dans la nôtre. Il est bon de procurer aux autres le bien physique ; il est mieux de les faire arriver au bien intellectuel, qui compte à peine pour quelque chose en présence du bien moral.
Demander si les hommes, parce qu’ils restent en société, renoncent à la recherche de leur bien-être, ou peuvent cesser de prendre sous leur surveillance personnelle et sous leur responsabilité immédiate le bien-être des leurs, c’est demander si l’homme, quand il obéit à la loi de sa vocation en devenant citoyen, cesse d’être homme ; s’il peut dépouiller comme un vêtement importun et jeter loin de lui sa nature et ses facultés. Telle n’est point, telle ne peut pas être la volonté de celui qui nous a créés : en nous faisant hommes et sociables, il n’a pas entendu prendre pour jouets les perpétuels combats de nos devoirs d’hommes et de nos devoirs de citoyens. À juger des augustes desseins de sa providence par le peu qu’il nous est donné d’en entrevoir, l’harmonie est dans sa loi, la paix entre ses commandements ; et quand sa voix se révèle à notre conscience, ce n’est pas pour nous désoler par des ordres qui s’entrechoqueraient, et par le tumulte de volontés contradictoires.
Lorsqu’on place en première ligne la recherche du bien individuel, il n’y a rien là au profit de l’égoïsme ; lorsqu’on présente les devoirs comme plus strictement imposés à mesure que les êtres qu’ils concernent se rapprochent davantage de la personne de l’agent libre, on ne sacrifie en rien les intérêts généraux. En effet, il est de l’essence du bien moral, régulateur souverain et suprême de tout bien-être individuel, de ne savoir se prêter jamais au plus léger envahissement des droits d’autrui, et de se complaire à procurer aux autres tout plaisir dont on aimerait à jouir soi-même. Compatible avec toute espèce de dévouement, avec tout sacrifice du bien-être physique et du bien-être intellectuel, le bien moral trouve souvent dans ces sacrifices son aliment et sa joie ; c’est lui seul qui est inviolable et jaloux, et qui ne permet jamais qu’on agisse à son détriment.
Le choix est à faire entre deux systèmes, dont l’un exige que l’homme s’immole au citoyen ou le citoyen à l’homme, et dont l’autre accorde, conserve et l’homme et le citoyen. Nous n’hésitons pas à préférer celui qui accepte toute complète notre nature, telle qu’elle nous a été donnée ; celui aux yeux duquel les droits de l’individu, la recherche de son bien, loin de périr ou de diminuer sous la loi des sociétés, y trouvent au contraire leur consécration et leur maintien, puisque chacun, pour les défendre, y est investi de la force de tous. Quant à envahir ou à diminuer mes droits, lorsqu’ils ne portent pas atteinte à ceux d’autrui, je comprendrais que ce fut la prétention de la force, je ne comprends pas que ce puisse jamais être la volonté de la loi. Autant vaudrait dire qu’il lui est loisible d’agir pour moi, de faire ou de défaire ma moralité.
L’organisation de l’État et la conscience de chaque individu reconnaissent des lois parfaitement distinctes et également souveraines. Les faire concorder n’est point une chimère. On a pu le croire difficile, tant qu’on a vu dans l’État un être réel doué d’une individualité propre, ayant ses intérêts, ses besoins. Il fallait bien, alors, devant la supériorité de sa masse, devant l’immensité de sa puissance, faire prévaloir ses besoins, ses intérêts sur ceux des individus isolés ; et les citoyens mettaient leur gloire à s’anéantir devant lui. Quand chacun n’hésitait pas à se reconnaître ainsi comme propriété de la patrie, il n’était pas possible de s’en tenir là ; au risque de se déchirer le cœur, la vertu commandait d’en arracher les plus doux sentiments de la nature, et de reconnaître l’État pour propriétaire de ses enfants, sauf à rabaisser par le nom de faiblesses les saintes et tutélaires affections de la tendresse paternelle.
Mais il n’est pas vrai que l’État soit un maître à part ayant ses devoirs et ses droits. L’État n’est qu’une collection, et une collection n’a ni mérite ni démérite ; l’État n’est ni bon ni mauvais ; il n’y a de bon, il n’y a de mauvais que les citoyens dont il se compose, pris chacun à part. L’État c’est nous.
Renonçons donc à ces froides et cruelles théories qui se font gloire de mutiler notre nature et d’étouffer ses plus généreuses inspirations. N’échangeons pas les saints devoirs, les plaisirs purs de notre paternité, contre cette quote-part d’autorité commune dont parle Rousseau, et qui s’étendrait sur la masse entière des enfants du pays. Un sentiment profond de cette honte douloureuse qui vient contrister l’âme à la vue des chûtes du génie, ne se mêle-t-il pas à la réfutation de ce système, lorsque la pensée se reporte sur celle des fautes de Rousseau dont il s’est fait toute sa vie les reproches les plus amers ? Tant il est vrai que les sophismes de l’esprit peuvent égarer les plus nobles coeurs !
Citons un remarquable exemple, où les idées de Rousseau ont reçu la plus exacte application : on y verra la même révolte contre cette sagesse qui place en première ligne les droits et les devoirs de l’individu ; le même dédain pour l’obéissance aux sentiments naturels ; la même exaltation en l’honneur de l’être abstrait et idéal d’une patrie, qui, supérieur à tous ses citoyens, aurait son existence, ses intérêts, sa gloire à part d’eux et dans une plus haute sphère.
Michel Lepelletier venait d’être assassiné. Parmi ses papiers on trouve un écrit que Robespierre vient lire le 13 juillet 1793 à la tribune de la Convention comme le plus bel hommage à rendre à la mémoire du républicain qui n’était plus. C’était un plan d’éducation nationale ; en voici quelques passages :
« Je demande que vous décrétiez que depuis l’âge de cinq ans jusqu’à douze ans pour les garçons, et jusqu’à onze pour les filles, tous les enfants, sans distinction et sans exception, seront élevés en commun aux dépens de la république, et que tous, sous la sainte loi de l’égalité, recevront mêmes vêtements, même nourriture, même instruction, mêmes soins… À cinq ans la patrie recevra donc l’enfant des mains de la nature ; à douze, elle le rendra à la société…
« L’institution publique des enfants sera-t-elle d’obligation pour les parents, ou les parents auront-ils seulement la faculté de profiter de ce bienfait national ?
« D’après les principes, tous doivent y être obligés.
« Pour l’intérêt public, tous doivent y être obligés.
« Dans peu d’années, tous doivent y être obligés.
« Mais dans le moment actuel, il vous semblera peut-être convenable d’accoutumer insensiblement les esprits à la pureté des maximes de notre nouvelle constitution. Je ne vous le propose qu’à regret ; je soumets à votre sagesse une modification que mon désir intime est que vous ne jugiez pas nécessaire. Elle consiste à décréter que d’ici à quatre ans l’institution publique ne sera que facultative pour les parents ; mais ce délai expiré, lorsque nous aurons acquis, si je puis m’exprimer ainsi, la force et la maturité républicaines, je demande que quiconque refusera ses enfants à l’institution commune soit privé de l’exercice des droits de citoyen pendant tout le temps qu’il se sera soustrait à remplir ce devoir civique, et qu’il paye en outre double contribution dans la taxe des enfants. »
Tout le monde n’a pas droit de s’indigner de ce plan ou de le prendre en pitié. Nous le pouvons, nous, partisans de la liberté, qui voulons que l’enfant appartienne non à l’État, mais à lui-même ; nous qui demandons que, pendant tout le temps où sa liberté mineure aura besoin d’être prise en tutelle, sa famille seule soit appelée à le gouverner ; nous qui ne consentons pas à nous décharger sur la patrie du soin d’élever nos enfants ; nous qui gardons pour notre conscience la responsabilité des leçons qu’ils devront recevoir ; nous qui nous croirions aussi coupables de négliger le salut de leur âme que d’abandonner la culture et le perfectionnement de la nôtre. Nous pouvons frémir avec toutes les mères de cette menace d’une éducation forcée, qui dissout la famille, qui jette au souffle des inspirations étrangères cette fleur confiée à la culture paternelle. Nous pouvons traiter avec quelque moquerie ces souvenirs de collège qui s’efforçaient de tailler nos modernes sociétés sur le patron des anciennes républiques. Mais quant à ceux qui donnent à l’État un droit sur l’enfant, quant à ceux qui croient à la légitimité d’une intervention publique dans l’éducation, qu’ils y prennent garde : la logique leur commande, sous peine de la plus évidente inconséquence, d’admirer Lepelletier et Robespierre, et de se prosterner devant leur projet.
Je me trompe. Il y avait encore dans Lepelletier un tribut payé à la faiblesse de l’humaine nature. Ce n’est pas du délai de quatre ans que je parle ; car il n’y faut voir que ce qui y est, c’est-à-dire une concession transitoire, sans sacrifice du principe : je parle de cette douceur de peines contre les pères dont la tendresse se serait obstinément révoltée et aurait, malgré la loi, retenu leurs enfants auprès d’eux. La logique voulait que, sans se contenter de punir ces réfractaires, on leur enlevât de force leurs enfants, auxquels ils faisaient, sans droit, le tort de les priver du bienfait de l’éducation distribuée officiellement par la république.
L’inconséquence n’est pas toujours mauvaise dans la vie réelle ; c’est le remède pratique des systèmes erronés. Mais, dans une discussion philosophique, elle ne doit trouver aucune grâce ; car elle sert de pierre de touche pour dénoncer les faux systèmes.
Allez donc jusqu’au bout, vous qui regardez l’éducation comme une affaire officielle. Enlevez-la nettement et de vive force à la famille, qui usurpe, quand elle donne l’éducation au lieu et place de l’État. Si vous reculez devant cette conséquence, vous jugez votre système, et vous le confessez vaincu.
(La suite au cahier prochain.)
L’ÉDUCATION DOIT-ELLE ÊTRE LIBRE ?
SECOND ARTICLE.
TROISIÈME PARTIE.(Voy. ci-dessus, pag. 15 et suiv.)
Nous ne vivons sous l’empire d’aucun des deux systèmes qui viennent d’être exposés. Il ne serait pas facile de designer l’idée-mère, le principe générateur d’où dérive notre législation en matière d’enseignement. Elle participe du premier système en ce qu’elle laisse libre l’éducation domestique, et qu’elle met à la charge des parents les frais de l’éducation et le paiement des maîtres : elle participe du second en ce qu’elle réserve à l’État le privilège exclusif d’autoriser et d’instituer les maîtres, toutes les fois qu’il plaira aux familles de déléguer l’éducation.
Notre régime universitaire est beaucoup plus facile à expliquer historiquement qu’à ramener à des principes rationnels, conséquents avec eux-mêmes.
L’origine de l’Université, comme celle de tant d’autres communautés, appartient à ces temps où l’esprit de corps était une des rares sauvegardes ouvertes contre l’impuissance des lois, et où la violence des désordres obligeait les individus à se serrer les uns contre les autres pour se servir mutuellement de soutien, et pour être moins facilement écrasés. À cette époque, on reconnaissait des privilèges, mais non des droits ; et les libertés les moins contestables, perpétuellement mises en question, avaient besoin d’être accordées en franchises, et garanties par des chartes violées sans cesse et sans cesse renouvelées. Le pouvoir dominant traitait avec les communautés de puissance à puissance ; pour prix de leur soumission, il leur garantissait le monopole, et les protégeait contre toute concurrence de la part des individus qui leur étaient étrangers. Les mœurs publiques étaient faites à ces idées ; le classement des professions sacrifiait la liberté à laquelle on ne songeait guère, mais protégeait les peuples contre des dangers présents, contre des maux redoutables ; aussi ne se faisait-on nul scrupule de traiter comme usurpateur quiconque prétendait à exercer lui-même celle de ses facultés naturelles dont une corporation quelconque se trouvait mise en possession exclusive. De même que pour vendre du drap il fallait appartenir à la communauté des marchands drapiers ; pour en fabriquer, au corps des fabricants ; à celui des bouchers pour vendre de la viande, des libraires pour vendre des livres ; de même, pour donner l’enseignement, il fallait faire partie du corps enseignant.
Des hommes voués par état à la culture des sciences et des lettres devaient naturellement prendre le pas sur la plupart des autres professions. La considération qui s’attache aux hommes plus instruits que leurs contemporains, les honneurs accordés par les princes éclairés, soigneux de récompenser le mérite, l’importance de l’instruction sur le sort des générations qui s’élèvent, visible pour la prévoyance la plus vulgaire, les rapports du corps enseignant avec d’autres corps éclairés, tels que le clergé, les parlements, rapports tantôt d’alliance, tantôt de guerre, et qui donnaient intérêt de le ménager, toutes ces causes ont fait de l’Université une puissance, et l’ont maintenue à la haute dignité de fille aînée de nos rois.
Les progrès des temps, l’établissement de la paix publique et de l’ordre, la diffusion des lumières et de l’industrie, ont ruiné successivement la plupart des monopoles, dont néanmoins plusieurs subsistent encore. Celui de l’enseignement devait durer plus longtemps que beaucoup d’autres. Transporté de l’Université au gouvernement, il semble que ce soit une arme devenue nécessaire à la force et au maintien du pouvoir, et beaucoup sont d’avis que la prudence défend de le déposer entre les mains libres des citoyens.
Examinons si la suppression de ce monopole aurait, soit pour le gouvernement, soit pour les intérêts particuliers, les dangers que l’on redoute.
Dans l’intérêt général et dans celui du gouvernement, trois arguments principaux sont présentés. « Il faut, dit-on, que le gouvernement fasse enseigner ses doctrines ; il faut de l’unité dans l’enseignement ; il faut que les saines doctrines soient seules propagées et garanties. » Pour savoir donc s’il y a inconvénient ou avantage à enseigner exclusivement certaines doctrines, essayons de les considérer sous leur triple caractère d’officielles, d’unes et de bonnes.
Aux époques de conquêtes, où les vainqueurs imposaient un gouvernement aux vaincus chez lesquels ils s’établissaient, la nation conquérante avait ses intérêts à part des peuples conquis et gouvernés ; il lui fallait, pour affermir sa domination, leur imposer sa langue, ses lois, son enseignement.
Les mêmes nécessités ont existé toutes les fois que des castes quelconques, dominantes ou aspirant à le devenir, ont voulu soumettre à leurs idées la population, et lui faire accepter leurs enseignements sans examen et par conséquent sans concurrence.
On conçoit qu’alors les gouvernants et les gouvernés, les maîtres et les disciples, forment deux peuples à part, dont l’un veut dresser l’autre pour le tenir sujet, dont l’un est fait pour instruire et l’autre pour être instruit.
Cet état de choses est-il le nôtre ? Notre gouvernement est-il une force étrangère, qui ait pour mission de façonner nos idées, dans la vue de nous exploiter avec moins de peine au profit de quelques intérêts privés ? La société et lui sont-ils deux puissances ennemies en présence comme le maître et l’esclave ? S’il en était ainsi, j’entendrais la nécessité d’un enseignement officiel, tout en souhaitant, à nous autres esclaves, des âmes de trempe assez forte pour grandir en le dédaignant.
Mais non : grâce au ciel, non, tel n’est pas notre état politique. Le gouvernement, chez nous, tel que nos mœurs et nos institutions l’ont fait et le feront chaque jour davantage, n’est pas un maître jaloux, un dominateur étranger. C’est la loi vivante ; c’est l’émanation, le serviteur du pays : service auguste, le plus grand, le plus noble qui puisse honorer l’homme sur la terre et l’environner de puissance et de gloire. Le gouvernement, c’est le pouvoir central, sympathique avec la majorité des citoyens, et appelé à mettre en pratique tout ce qui apparaît de sage et d’utile dans les opinions dominantes, et dans les intérêts les plus généraux.
Ainsi compris, le gouvernement n’a pas et ne peut pas avoir ses doctrines à part de la société, puisqu’il n’est pas autre chose que la représentation de cette société même, ou plutôt que l’expression de sa majorité.
On retrouvera donc inévitablement les doctrines officielles dans le sein de la société, qui a communauté d’intérêt et de passion avec son gouvernement pour les faire prévaloir. Des doctrines qui seraient celles du gouvernement et que la société répudierait supposeraient un gouvernement sans parti dans la nation, sans écho, sans appui ; gouvernement bizarre, puisque ce serait une émanation qui n’émanerait de personne, une représentation qui ne représenterait rien.
Supposer un gouvernement qui n’exprimerait que l’opiniond’une minorité nationale, c’est supposer un état de choses mauvais. Mais enfin, dans les cas même où se réaliserait cette fâcheuse hypothèse, le gouvernement du moins représenterait, à défaut de la majorité, une fraction quelconque du pays. Eh bien ! dans ce cas encore, les doctrines officielles se retrouvent quelque part dans la nation ; pour peu qu’elles méritent de vivre, elles peuvent s’y soutenir et s’y étendre, par le travail et les efforts de leurs partisans. Elle n’ont pas besoin que l’État les place dans toutes les chaires, les impose à toutes les écoles.
Mais il faut aussi faire la part d’une considération des plus graves. Le gouvernement, quoique n’étant vrai qu’autant qu’il représente la majorité, n’a pas, pour cela, droit de rejeter la minorité hors de la sphère sociale. Le droit de la minorité à émettre ses opinions, à les produire par ses organes, à les propager par ses enseignements, est tout aussi sacré que celui de la majorité même. La majorité, qui, en cette qualité, a droit de gouverner, n’a pas le droit d’étouffer ses adversaires sans combat. La minorité d’ailleurs se composera toujours d’éléments très divers. Ce qui fait la majorité, ce sont les opinions assez solidement établies, assez ouvertement prouvées, assez évidemment utiles, pour entrer dans la conviction du grand nombre, et pour parler au bon sens ordinaire. Ceux qui composent la minorité, ce sont les hommes en arrière et en avant de leur siècle ; ce sont ceux qui ne comprennent pas encore ce que les masses comprennent déjà, ceux qui prévoient déjà ce que les masses ne pressentent pas encore. Aux uns comme aux autres doit demeurer toute liberté de parole et d’enseignement. Aux uns on ne peut pas interdire de combattre pour le maintien d’idées dont l’expérience du passé s’accommodait ; auxquelles des habitudes, des affections, des intérêts les attachent encore, et que l’on peut sans danger laisser enseigner et produire, si elles ne répondent plus à rien de réel. Quel tort, si elles sont mortes, craignez-vous qu’elles fassent à vos doctrines officielles ? À quels efforts réunis connaissez-vous la puissance de rallumer des cendres ? Quant à cette minorité qui se jette à l’avant-garde de la civilisation, laissez-la, pour votre propre salut, battre librement les sentiers non encore explorés, et soulever des idées nouvelles. Si des aventuriers se fourvoient, les masses ne les suivront pas ; si leurs paroles sont de vains sons, le bon sens populaire ne les redira pas, et ne se souciera pas même de les comprendre. Mais puisque le genre humain est perfectible, il faut bien que ce qui est se résigne de bonne grâce à se laisser envahir par ce qui sera : il faut que les idées nouvelles, dignes de fructifier et salutaires à l’espèce humaine, après avoir apparu comme des théories audacieuses, deviennent des lieux communs philosophiques, pour arriver plus tard à pénétrer dans la pratique des affaires.
Ainsi donc ce prétendu intérêt du gouvernement à faire enseigner ses doctrines à lui n’est concevable que dans un régime qui n’est pas le nôtre, et où l’État serait distinct des citoyens.
Aux doctrines du gouvernement, répandues dans toute la partie de la nation dont il exprime et représente les opinions, appartiendra la plus large part de puissance. Venant de lui, dont l’intérêt est de ne pas se séparer du bien général, dont la vue plus indépendante aperçoit les objets de plus haut, elles se présenteront avec faveur à titre de conseils, sans faire violence à aucune persuasion, sans étouffer d’autorité aucune doctrine hétérodoxe.
En laissant ainsi les opinions se développer et s’enseigner en liberté, le gouvernement saura discerner celles qui méritent d’être appuyées par l’autorité de son assentiment ; il saura, en les laissant toutes libres, les surveiller toutes, afin de poursuivre les infractions aux lois et les violences contre la liberté.
Plusieurs personnes attachent à l’unité de doctrine une extrême importance. Il ne m’est pas donné de comprendre quels avantages on y trouve ; et les sinistres prédictions d’anarchie, dont la diversité d’enseignement contiendrait, dit-on, la menace, ne me frappent guère que comme un vain bruit de mots sonores. La prétention à l’unité, tout ordinaire qu’elle soit à l’esprit humain, en est une des plus dangereuses maladies : c’est pour la satisfaire que tant de systèmes font mentir les faits ; ses alliés sont l’intolérance dans les opinions et l’immobilité intellectuelle. L’unité est belle : qui en doute ? mais elle n’est possible que bien haut, car elle n’appartient qu’à Dieu seul. Condition et signe de la perfection, elle est exclusive de la liberté, et ne s’associe qu’avec une sagesse qui n’a pas besoin d’être libre, et qui en sait trop pour avoir un choix à faire entre le bien et le mal. L’unité suppose l’infaillibilité : où est-elle dans les matières d’enseignement ? Où est-elle dans les opinions, dans les sciences, dans la littérature, dans l’histoire ? Vouloir des doctrines uniformes, c’est prétendre que jamais quelques-unes n’auront raison contre cette unité ; c’est dire qu’elle tranche toute question, sans que la contradiction soit possible, ni le doute permis ; sans que nulle amélioration ait le droit de se proposer ; c’est croire que les progrès de l’esprit humain s’opèrent en vertu d’illuminations soudaines, sans tâtonnements individuels, sans efforts perdus, sans essais infructueux. Les partisans de l’unité d’enseignement ignorent-ils donc que la science ne sera point finie, tant qu’existera le monde, et que notre faillibilité, à chaque instant manifestée par la douloureuse expérience de nos écarts, est l’attribut nécessaire, la conditioninévitable de ce qu’il y a de plus noble dans l’esprit humain, de sa liberté, et de sa perfectibilité progressive ?
Si l’autorité qui impose un enseignement de se trompe pas, apparemment elle trouvera dans la vérité même de son enseignement assez d’évidence et de force pour le faire accepter par les esprits sincères. Si elle se trompe, de quel droit impose-t-elle à tous le joug de ses erreurs ?
L’unité d’enseignement est la chimère de tous les despotismes, politiques, scientifiques, religieux ; de même que leur éternel moyen d’exécution est de prévenir à l’avance, par une censure préalable, toute atteinte contre les saines et pures doctrines.
Les voix les plus éloquentes ont tout dit sur la censure, sur son inutilité, son injustice, ses dangers. C’est là une de ces questions jugées, sur lesquelles la raison publique n’entendrait plus qu’avec impatience des développements désormais superflus. Le monopole de l’enseignement, lorsqu’il se vante de prévenir l’émission des doctrines présumées mauvaises, s’attaque lui-même ; car il justifie par là son étroite parenté avec cette odieuse censure si fatale aux progrès du bien.
Sous quelque point de vue que l’on envisage l’intérêt de l’administration, l’on n’aperçoit pas ce qu’elle pourrait gagner à rester dispensatrice souveraine de l’éducation. Il n’est pas étonnant toutefois que le pouvoir, obligé de soutenir bien des luttes, et naturellement préoccupé par le désir de se fortifier et de s’étendre, se soit exagéré l’importance de son action sur l’enseignement, et ait compté pour un grand avantage l’espérance d’y parler seul. Beaucoup de temps est nécessaire pour que les esprits se plient à comprendre que la vraie force du pouvoir est dans sa sympathie complète avec les intérêts généraux.
Est-ce avec plus de raison que l’on invoque en faveur du monopole l’intérêt des particuliers ?
Prenons cette sollicitude pour sincère. Oublions qu’elle n’est souvent qu’un prétexte mis en avant afin de couvrir d’autres intérêts que l’on n’avoue pas. Convenons qu’une réserve, dont le principe est respectable, arrête et préoccupe de très bons esprits. Beaucoup de personnes s’écrient : « Voyez ce que vous risquez ! Tremblez de l’incurie des parents, de l’inhabileté ou de l’immoralité des maîtres ! Tremblez surtout que de déplorables influences n’envahissent la direction des générations qui s’élèvent ! » Entendons cette clameur, et tâchons d’y répondre.
Remarquons d’abord que le langage du monopole est le même en toute matière. On reproduit, à propos de l’enseignement, avec une persévérance que les réfutations de l’expérience ne rebutent pas, les arguments que l’on a usés contre la liberté d’industrie. On veut prémunir les familles contre leurs propres erreurs dans le choix des maîtres, des méthodes, des objets d’enseignement ; de même que par les jurandes et maîtrises, on voulait protéger les acheteurs contre les vendeurs, et, par les règlements de manufactures, les consommateurs contre les fabricants ; de même, encore, que, par un procédé d’esprit tout semblable, on appelle à l’aide de l’innocence des lecteurs la censure contre les écrivains. C’est toujours la mise en tutelle des particuliers au profit d’une autorité qui se vante d’être seule capable de penser et de choisir pour eux.
Deux présomptions puissantes protestent cependant en faveur des familles, et ne permettent guère de douter que le choix et la surveillance des enseignements et des maîtres ne doivent être plus utilement placés dans leurs mains que dans celles de l’État : l’affection est plus vive, et l’intérêt plus grand.
Il serait difficile de ne pas concéder ces deux points : aussi est-ce ailleurs que les objections vont se retrancher. Les lumières, dit-on, ne seront pas suffisantes de la part des pères ; l’État doit protéger les droits des enfants et ne pas souffrir qu’ils restent exposés à la merci des intrigants qui égareront la bonne foi des familles, qui corrompront l’enfance, pervertiront la jeunesse.
Autre chose est de mettre en parallèle l’intelligence de chaque particulier avec la masse de lumières quele gouvernement possède, autre chose est de reconnaître si chaque famille, sur chaque éducation, ne s’y entend pas mieux qu’un pouvoir qui n’a ni un devoir si grave à remplir envers l’enfant, ni une affection si forte, ni un intérêt si immédiat. Un père, tout pauvre, tout ignorant qu’il soit, placé près de ses enfants, au même degré qu’eux sur l’échelle sociale, instruit de leur caractère, sentant leurs besoins, assistant aux développements successifs de leurs facultés, a sur leur sort futur et sur les convenances de leur éducation un sentiment plus net, une prévision plus clairvoyante, que l’administration centrale avec ses vastes lumières : car l’administration, obligée de procéder par généralités, doit faire abstraction des individus, et n’arrive aux appréciations particulières qu’en descendant par l’intermédiaire d’une multitude de subordonnés, hors d’état souvent de présenter de suffisantes garanties.
On peut être incapable d’instruire soi-même ses enfants et très capable de leur choisir des maîtres. Qu’on ne dise pas que le discernement des dernières classes de la société sera souvent obscurci par l’ignorance et la misère. À défaut des lumières qui leur manquent, elles trouveront dans les classes plus élevées des directions et des conseils : elles consulteront la faveur publique dont le suffrage ne soutiendrait que des écoles où l’éducation trouverait de sages garanties. Mais d’ailleurs que craint-on pour les basses classes ? Qu’ont-elles à perdre au régime actuel ? Le monopole universitaire vend l’éducation et ne la donne pas. Des maîtres, des enseignements, choisis tant bien que mal, valent toujours mieux que l’absence totale d’enseignements et de maîtres. Les familles, au lieu et place desquelles le monopole fait aujourd’hui ses choix, sont les familles qui peuvent payer l’instruction. Pour celles-là, elles sont au-dessus des premiers besoins de la vie ; elles ont une industrie ou un patrimoine : elles ne sont donc pas dépourvues de quelques lumières, compagnes ordinaires de l’aisance. La fortune que suppose une certaine quotité d’impôts inspire à nos lois fondamentales assez de confiance pour leur désigner les hommes qu’elles investissent de la mission redoutable de prononcer comme jurés sur la vie et l’honneur de leurs concitoyens, et de la mission non moins grave d’élire les députés du pays. Assez d’aisance pour payer l’éducation de ses enfants suppose ou assez d’intelligence ou assez d’usage du monde pour savoir leur choisir des maîtres.
Si le monopole cherche à appuyer la nécessité de son existence sur le prétexte de l’ignorance générale, que répondra t-il quand on viendra lui demander, à lui, compte de cette ignorance ? Pourquoi ne l’a-t-il pas fait cesser, lui qui s’était chargé de l’instruction de tous ?C’est sous son empire que tant d’hommes languissent sans culture, que tant de citoyens sont perdus pour la patrie, que tant d’écoles manquent à la population ; que l’instruction secondaire, renfermée dans le cercle étroit des études classiques, reste inutile et inabordable pour la majorité des citoyens. Le monopole laisse à leur abrutissement les ignorants et les pauvres : il impose ses entraves à qui ne demande, pour prospérer, que la faveur de se passer de lui.
Quand l’État, en vertu de la présomption de son discernement supérieur, s’attribue le choix exclusif des enseignements, des méthodes et des maîtres, les engagements qu’il contracte ne vont à rien moins qu’à l’obliger de choisir toujours mieux que tous les pères. Si une seule fois il vient à choisir plus mal, ne sent-on pas tout ce qu’il y a de déplorable à avoir ravi à la famille l’exercice d’un droit, non seulement sans profit pour l’enfant, mais même à son préjudice ? Lequel est le plus coupable, le plus malheureux, de celui qui se trompe en remplissant mal une obligation dont il est naturellement chargé, ou de celui qui manque à une obligation après en avoir volontairement assumé sur lui tout le poids pour priver un autre du droit de l’accomplir ?
Or peut-on dire que l’infaillibilité soit un attribut nécessaire du monopole ? Certes, il s’en faut bien que notre Université manque ni de lumières ni de zèle. Des hommes qui brillent par de hautes vertus et par des talents éprouvés, des professeurs instruits, des savants modestes, de sincères amis de l’enfance, s’y réunissent pour en former un corps d’élite. Et cependant n’y a-t-il pas une part à y faire aussi pour les mauvais maîtres, pour les mauvais exemples, pour les enseignements perdus, pour les études à recommencer ? Tout ce que nos collèges renferment d’hommes éclairés manquera-t-il donc au choix des parents, alors que les suffrages du public et l’approbation des familles auraient à désigner les maîtres que l’administration institue aujourd’hui ? Il arrive, dans nos collèges, que des caractères se dégradent, que des intelligences se rétrécissent, que des mœurs y sont fanées, des vocations interrompues, des espérances avortées. Si rares qu’on veuille supposer ces malheurs, quel désespoir lorsqu’ils autorisent un père à dire à la loi : « J’ai dû recourir aux seuls enseignements, aux seuls maîtres que vous avez permis à mon enfant. Pourquoi ne m’avez-vous pas laissé libre de faire mes choix suivant ses besoins ? Si je m’étais trompé, je ne pouvais accuser que moi, et mon erreur privée restait sans autorité, sans scandale. Mais vous, qui avez voulu être père à ma place, voyez ce que vous avez fait ! »
Contre les vues de l’éducation, officielle ou non, le meilleur remède est dans l’éducation que l’enfant ou le jeune homme se donne à lui-même. Si la famille l’a négligé, ou si elle l’a élevé à tort dans un système d’idées opposé à celui qui prévaut dans le pays, et que la majorité des citoyens suit et affectionne, des moyens d’amendement se presseront autour du jeune homme, lorsqu’à son entrée dans le monde il se sentira vivre dans une atmosphère nouvelle. Des écoles pour les adultes, des cours publics, des tribunes, des académies, des théâtres, et, plus que tout cela, ce commerce actif des intelligences qui unit ensemble les habitants d’un même sol et les sujets des mêmes lois, cette circulation de livres, de journaux, de paroles qui mettent en mouvement tant d’idées, voilà des remèdes puissants contre les erreurs et la négligence des familles. Sans doute les mêmes remèdes ne manquent pas contre l’éducation dont l’État s’est fait exclusivement distributeur. L’expérience de tous les jours montre ce que deviennent, après quelque temps, la plus grande partie des leçons qu’on a puisées dans les collèges. Toutefois la chance de guérison ne diminuera-t-elle pas si les erreurs dont on aura empoisonné les écoles se retrouvent dans les institutions publiques ? Mais un mal plus grand est à redouter. Est-il donc d’une politique bien sage d’associer à des idées d’opposition contre le gouvernement les premiers efforts par lesquels une jeune raison se raidira pour purifier les enseignements qu’elle aura reçus, et pour rejeter ce qui pourra lui déplaire ?
Tout démontre qu’erreurs pour erreurs, celles des particuliers entraînent moins de maux que celles de l’État. Les conséquences terribles du monopole, s’il venait à tomber en mauvaises mains, font frémir, et devraient seules faire renoncer pour jamais à affronter la chance désastreuse d’un enseignement exclusif qui serait corrupteur. Il n’y a même aucun bien à attendre de la chance opposée ; car le monopole ne serait pas bon, même quand des mains sages et pures en auraient toujours le dépôt.
La meilleure éducation officielle est obligée sous peine de folie à pousser la circonspection jusqu’à la plus scrupuleuse timidité. Le moindre changement, quand il part de l’autorité, est de la gravité la plus haute ; le tenter c’est risquer en expériences une direction où l’on a pris en quelque sorte l’engagement de ne se tromper jamais. Qui pourrait compter combien aujourd’hui, au milieu des méditations graves dirigées de toutes parts vers la science de l’éducation, l’existence du monopole étouffe dans leurs germes d’idées utiles et de perfectionnements salutaires ? Avec la liberté, on verrait les améliorations s’introduire, les expériences s’accumuler, et une mobilité féconde succéder à la réserve obligée de l’immobilité officielle. Sans doute on se trompe souvent alors qu’on innove ; mais ne se trompe-t-on pas autant en demeurant stationnaire ? Le but de l’éducation, c’est de conduire chaque individu, le plus directement qu’on pourra, vers la place qu’il lui convient d’occuper dans le monde pour son bien et pour celui des autres. Si la société marche à pas de géants, l’éducation peut-elle être bonne sans s’avancer avec elle ? Entre cent exemples, pour n’en citer qu’un seul, n’est-ce pas merveille que de voir, de nos jours, lorsque tant d’études si variées, si graves, sollicitent les moments et l’attention de la jeunesse, les règlements exiger que pour couronnement suprême des cours classiques de nos collèges, on professe la philosophie en latin ? La liberté a ses erreurs, mais elles sont plus réparables, plus courtes, moins générales que celles du monopole.La liberté du moins s’accommode à la diversité des esprits, des besoins, des opinions, et laisse chacun maître de sa route. En donnant pour surveillant aux instituteurs le public tout entier, et l’attentive sollicitude des familles, elle vivifie l’éducation par la concurrence et par une émulation de tous les instants. Une vérité quel’expérience a rendue triviale, c’est qu’il faut pratiquer la liberté pour devenir digne d’elle. Un enfant qu’on retiendrait dans son lit de peur de quelques chutes n’apprendrait pas à marcher. Pour que les populations se mettent en état de choisir les enseignements et les maîtres, le plus sûr moyen est de ne leur pas interdire cet usage de leur jugement. On craint que le charlatanisme ne fasse des victimes ; mais croit-on qu’il n’y ait de chances pour lui que sous la liberté, et ne sait-on pas au contraire que la concurrence et la publicité le tuent ? Quand le gouvernement se charge de veiller pour tous, la paresse générale s’en tient volontiers à l’examen qu’il fait des choses et des hommes. Le public habitué à voir ses affaires gérées par son gouvernement reste incapable de s’en occuper ; il est confiant, il est crédule, il va au devant des déceptions. Qu’on le charge du soin de ses affaires, sa sagacité s’éveillera, et personne ne le trompera longtemps.
Il faut aborder avec franchise une objection devant laquelle beaucoup d’excellents esprits s’arrêtent épouvantés. « Les temps, dit-on, ne sont pas opportuns pour prêcher la liberté d’éducation ; de toutes parts de puissants adversaires se tiennent aux aguets pour s’en emparer. Ne les voyez-vous pas tendre autour de vous les vastes filets de leurs déceptions puissantes ? Ils y ont enlacé déjà une partie considérable de la population. Qu’adviendra-t-il si le gouvernement ne se liguait pas avec le public pour déjouer leurs efforts ? »
En vérité, plus j’étudie cette objection, plus je demeure convaincu que les pires conseils sont ceux de la peur. J’entends très bien que, sous le régime où nous vivons, l’on s’unisse pour réclamer avec force de l’autorité publique qu’elle ait à prendre le soin d’élever de puissantes barrières contre les invasions de corporations ennemies. Quand on se présente aux familles comme mandataire nécessaire de l’éducation de tous les enfants, il faut bien qu’avec la mission de tout faire on accepte la charge de tout empêcher ; et la responsabilité du mal qui se commet ne peut retomber que sur celui-là qui tout seul a le droit d’agir. Mais qu’on ne s’y trompe pas : les prohibitions, les censures préventives, les persécutions, les bannissements sont de faibles digues contre l’envahissement d’une opinion même coupable et menteuse. Votre gouvernement, quel qu’il fût, y perdrait son crédit et sa peine. La seule protection efficace du pays, et en même temps sa seule protection légitime, c’est la liberté ; son vrai défenseur c’est lui-même. Quand il sera libre dans ses choix, il saura reconnaître qui il veut et qui il repousse. Quand chacun déploiera ses forces, appellera ses amis, montrera ses œuvres, il faudra bien que la victoire demeure à qui méritera de la remporter. Rends-nous le jour et combats contre nous, disait l’impie Ajax au maître des dieux ! Ce défi valait une meilleure cause. Qu’on nous donne la liberté, et viennent ensuite nos ennemis ! Nous croirions bien peu à la force de la vérité si nous regardions ses armes comme de trop faible trempe contre celles du mensonge. À qui donc appartient-il d’avoir foi dans l’avenir, si ce n’est à ceux qui croient en eux–mêmes ?
Soyons justes, même envers des gens dont le perpétuel effort est de manquer envers nous de justice. Les corporations que l’on redoute n’ont pas le droit d’être libres avant nous ou sans nous ; mais elles ont le droit d’être libres si nous le sommes. Ou elles commettront des délits dans l’enseignement, et alors il les faudra punir ; ou elles se renfermeront dans les limites légales, et alors comment entendrions-nous la liberté, si nous n’en voulions que pour nous ?
Quelle est la vue assez courte pour ne pas voir jusqu’où les peuples s’engagent, lorsque, pareils à l’imprudent cheval de la fable, ils sollicitent le joug pour mieux poursuivre leurs ennemis ? Votre confiance dans le pouvoir central est sans bornes aujourd’hui, mais savez-vous ce qu’il sera demain ? Qu’adviendra-t-il de vous s’il tombe aux mains de ceux contre lesquels vous croyez nécessaire de forger le vaste réseau où vous vous tenez enchaînés avec eux ? User du monopole pour résister au mensonge, c’est fortifier un mal pour en combattre un autre, et s’exposer à ce qu’ils fassent alliance contre les imprudents qui se fient à l’un des deux.
Nos terreurs perdraient bien de leur force si notre imagination ne leur en prêtait pas. Les corrupteurs de la morale publique, dont l’ambition nous effraie, ont l’habileté d’épaissir autour d’eux les ténèbres menaçantes au sein desquelles leur fantôme grandit à nos yeux. Le grand jour de la liberté d’enseignement aurait bientôt désenchanté leur puissance.
Ni les particuliers ni le gouvernement n’ont plus rien à gagner aujourd’hui par le monopole universitaire. Le régime mixte et équivoque sous lequel nous continuons à vivre doit faire place à un système où tout se tienne et s’accorde. Notre éducation domestique est libre ; notre éducation physique n’est soumise à aucune entrave ; la civilisation générale aura fait un immense progrès lorsque l’éducation intellectuelle et morale, laissée tout entière à la surveillance des familles, pourra être déléguée librement.
CONCLUSION.
On fait souvent une distinction entre les vérités de théorie et les vérités pratiques. On a grand tort. La pratique n’est intelligente et sûre que pour ceux qui, au lieu de marcher au hasard, se tracent un plan et connaissent leur route. Les théories ne sont sérieuses et vraies que si leur exécution est possible.
Pour achever d’exposer les principes de la liberté d’éducation, il nous resterait donc à les organiser en système, et à montrer qu’il leur est facile de subir le contrôle de l’expérience.
Parvenu à ce complément de mon travail, un scrupule m’a retenu. Il m’a semblé que je risquais d’encourir le reproche de présomption si, dès à présent, tenant pour admis des principes que la conviction générale peut n’avoir point encore acceptés, j’entrais dans des détails de dispositions réglementaires. Ce qui presse, maintenant, c’est de reconnaître les principes. Plus tard, et quand ils paraîtront affermis, il sera temps d’arriver aux applications et de déduire les conséquences. Le délai ne peut pas être long. La liberté d’éducation est pour notre époque une de ces questions nécessaires vers lesquelles la rapidité du mouvement intellectuel nous emporte, et dont chacun de nos débats publics appelle et hâte l’examen.
Du jour où la liberté d’éducation aurait pris place parmi les dogmes chers à l’opinion, son établissement serait facile. Elle n’invoquerait pas une révolution soudaine, et n’aurait pas recours à cette précipitation impatiente qui, incertaine de l’avenir, repousse les précautions transitoires. Sans inquiéter aucun droit acquis, sans compromettre aucune existence, elle laisserait subsister toutes les maisons officielles d’éducation dont la France est couverte, et se contenterait de permettre à des institutions rivales de soutenir la concurrence. Partout où l’expérience montrerait que les efforts de l’industrie privée pourraient suffire, l’État retirerait par degrés son intervention reconnue inutile, et il reporterait ailleurs son temps, ses dépenses et ses peines, heureux de pouvoir concentrer ses secours sur les points où les besoins seraient plus pressants et où, sans lui, l’éducation ne se donnerait pas, ou se donnerait mal.
L’État, cessant de s’épuiser en encouragements de luxe et en efforts superflus, aiderait les familles et n’aspirerait pas à les remplacer malgré elles. Sans négliger ni les hautes études, ni les écoles de services publics, ni les enseignements spéciaux, il placerait au premier rang de ses sollicitudes l’instruction primaire ; il s’efforcerait de l’asseoir sur une large base, parce qu’elle est un gage de la paix publique, une dette de la société envers chacun de ses membres, une faible réparation des privations et des douleurs que fait pesersur les classes pauvres la nécessité des inégalités sociales.
La même loi qui proclamerait la liberté d’éducation prendrait le soin d’en punir les abus ; car la liberté et l’impunité ne vont pas ensemble. La liberté morale, type de toutes les autres, trouve dans les tourments de la conscience le châtiment dû à ses écarts ; la liberté légale doit trouver dans la loi la répression de ses délits. On a su venir à bout de soumettre les abus de la presse à des peines efficaces ; les délits d’éducation, dans une matière fort analogue, peuvent aussi être prévus avec franchise et réprimés avec vigueur. De pareils délits sont inévitables ; le régime du monopole n’en est pas plus exempt que celui de la liberté ; mais la plupart du temps le monopole les étouffe, la liberté qui n’a pas de grâce à leur faire s’affermira par leur châtiment.
S’il est vrai que la liberté d’éducation soit bonne, si c’est un hommage rendu à l’indépendance de la volonté humaine, à la sainteté des liens de famille, à la sagesse de distribution des forces de l’État, il serait puéril de se mettre en dépit contre quelques difficultés d’exécution que la réflexion saura surmonter. Quant à présent, il s’agit du principe ; qu’il prévale, et l’application en viendra.
Comment ne prévaudrait-il pas ? Montesquieu l’a dit avec raison : Les lois de l’education doivent être relatives aux principes du gouvernement. Or le principe du nôtre, c’est la liberté ; non la liberté fougueuse, irréfléchie, incapable de reconnaître qu’elle n’existe que pour rendre digne et méritoire l’obéissance à la raison ; mais la liberté paisible, tolérante, qui ne se décide qu’après examen parce qu’elle se sent responsable, qui examine lentement parce qu’elle comprend que la vérité est assez forte pour être patiente, qui laisse toutes les opinions se produire et se débattre parce qu’elle ne croit pas aux longs succès de l’erreur. La liberté, sous toutes les formes, fait la conquête de notre époque. L’industrie est affranchie ; les consciences sont reconnues indépendantes ; la religion fonde sa vraie autorité sur la conviction qu’elle inspire ; la presse se dégage peu à peu de ses liens, et tous les jours augmentent ses droits à la confiance des opinions de bonne foi en même temps qu’à la haine de celles qui spéculent sur le mensonge. La liberté d’éducation, qu’aujourd’hui l’on range dans les paradoxes, viendra demain prendre place à son tour parmi les conséquences inévitables qu’un même principe renferme toutes.
La liberté, premier besoin moral de notre époque, en est aussi l’un des principaux caractères intellectuels. Au milieu de la multitude d’opinions diverses entre lesquelles le monde se sépare, ce que chacun aperçoit le mieux, ce sont les erreurs d’autrui : il devient très rare que l’on accepte de qui que ce soit tout un système d’idées ; il faudrait pour cela ne pas voir si vite les bornes de l’esprit des autres, et les imperfections par où pèchent les meilleurs. Cette disposition universelle à l’éclectisme est-elle, comme quelques-uns le disent, une situation purement transitoire, ou bien est-ce plutôt une suite nécessaire et permanente de la diffusion des lumières qui, en multipliant les intelligences actives, multiplient dans le monde intellectuel la diversité des points de vue ? Quoi qu’il en puisse être des causes de cette antipathie générale contre les systèmes, ce qui est certain c’est qu’elle existe, c’est qu’une indécision, qui n’est pas du scepticisme, agite les esprits plutôt qu’elle ne les tourmente ; c’est que ni force ni adresse ne parviendraient aujourd’hui à mettre l’unité dans les esprits ; c’est qu’il n’est pas d’éloquence assez puissante, de despotisme assez audacieux qui n’y perdissent leurs peines.
Pour une telle époque, où pas une opinion n’est en droit de se dire dominante, la liberté de l’éducation est une nécessité en même temps qu’une justice. La liberté seule peut donner naissance aujourd’hui aux convictions profondes et fortes ; elle seule peut vivifier l’émulation par la concurrence, égaler les ressources aux besoins, assurer le règne des opinions qui sauront gagner leur royaume ; elle seule enfin, et c’est là le plus sacré de tous ses titres, peut placer le droit là où est le devoir.
C. R.
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