Pour une lecture libérale d’Adolphe
(étude insérée en tête de la réédition d’Adolphe, Institut Coppet, 2016, p.5-69)
Introduction. — I. Un roman biographique
II. Individualisme et subjectivisme
III. La société face à l’individu
IV. Un héros en quête de liberté — Conclusion
III. La société face à l’individu.
Parmi les livres qu’Adolphe a influencés, La Muse du département de Balzac a toujours attiré l’attention des constantiens. [1] Avec ce roman, Balzac a voulu publier une réplique d’Adolphe. « J’espère que dans la fin de La Muse on verra le sujet d’Adolphe traité du côté réel », disait-il d’une manière énigmatique dans une lettre à Mme Hanska. [2] Son roman offre en effet lui aussi l’histoire d’un jeune homme empêtré dans une histoire d’amour qui lui est devenu insupportable. En outre, la référence apparaît au grand jour dans plusieurs chapitres du roman, où des personnages ou le narrateur lui-même mentionnent directement Adolphe. Ainsi le narrateur nous dit de Dinah : « Le roman d’Adolphe était sa bible, elle l’étudiait ; car, par-dessus toutes choses, elle ne voulait pas être Ellénore. » [3] Mais c’est surtout le jugement de Dixiou qui nous intéressera ici. Voici les mots qu’il prononce à Lousteau, qui s’enorgueillissait de son amour heureux : « La Société, mon cher, pèsera sur vous, tôt ou tard. Relis Adolphe ». [4]
Ainsi le thème de l’oppression de l’individu par la société a été très tôt trouvé dans Adolphe. Il sera l’occasion, dans la littérature sur le roman de Constant, de mentions parfois conséquentes, parfois légères. Certaines nous semblent manquer de justesse, comme celle de C. J. Greshoff, quand il écrit : « La société joue dans Adolphe un rôle discret mais important. Elle prend les proportions d’un troisième personnage qui est constamment présent. Adolphe se présente à nous comme un triangle : il ne traite pas seulement des relations d’Ellénore avec Adolphe, mais aussi de leurs relations avec la société. » [5] Comme nous aurons l’occasion de le montrer, ce commentaire minimise grandement l’action de la société dans Adolphe. Surtout, il ne parvient pas à caractériser cette action : or, et ce sera l’autre conclusion de cette partie, cette action, que nous considérons comme majeure, n’est pas anodine : elle est paralysante, oppressive, tyrannique.
Cette conclusion paraît plutôt naturelle, quand on considère les théories politiques de Constant. L’une de ses grandes idées n’est-elle pas qu’il existe une sphère, celle de l’individu, qui le concerne seul, et dans laquelle l’autorité n’a pas de légitimité à intervenir ? Reprenons le Commentaire sur l’ouvrage de Filangieri. Constant écrit :
« Il y a une partie de l’existence humaine qui, de nécessité, reste individuelle et indépendante, et qui est de droit hors de toute compétence sociale ou législative. L’autorité de la société et par conséquent de la législation n’existe que d’une manière relative et limitée : au point où commence l’indépendance de l’existence individuelle, s’arrête l’autorité de la législation ; et si la législation franchit cette ligne, elle est usurpatrice. Dans la portion de l’existence humaine qui doit rester indépendante de la législation, résident les droits individuels, droits auxquels la législation ne doit jamais toucher, droits sur lesquels la société n’a point de juridiction, droits qu’elle ne peut envahir sans se rendre aussi coupable de tyrannie que le despote qui n’a pour titre que le glaive exterminateur. La légitimité de l’autorité dépend de son objet aussi bien que de sa source. Lorsque cette autorité s’étend sur des objets qui sont hors de sa sphère, elle devient illégitime. Quand la législation porte une main attentatoire sur la partie de l’existence humaine qui n’est pas de son ressort, peu importe de quelle source elle se dit émanée, peu importe qu’elle soit l’ouvrage d’un seul homme ou d’une nation. Elle proviendrait de la nation entière, moins le citoyen qu’elle vexe, que ses actes n’en seraient pas plus légaux. Il y a des actes que rien ne peut revêtir du caractère de loi. » [6]
Dans ce passage, Constant soutient donc fondamentalement que l’État et la loi n’ont pas leur place dans la sphère de l’individu. Mais qu’en est-il de la morale, de l’opinion ? Ne sont-elles pas elles aussi des bras agissant de la société, qui viennent contraindre l’individu, même dans sa sphère réservée ? Si l’on accepte ce raisonnement, le message d’Adolphe peut prendre un autre sens : l’amour étant dans la sphère privée, la société n’a pas de légitimité pour intervenir ; elle n’a rien, dans ce domaine, à juger ou à condamner, ni par ses lois positives ni par ses lois morales.
Si nous examinons maintenant la vie de Benjamin Constant, nous trouvons des traces manifestes qui peuvent soutenir ce raisonnement. L’auteur d’Adolphe fut en effet un éternel amoureux, libertin et sentimental à la fois, qui fut sans cesse moqué pour ce tempérament volage et passionné. Dans son roman, il aurait pu vouloir se venger des critiques en mettant en scène les conséquences dramatiques que l’action coercitive de la morale sociale provoque sur le destin des individus.
Mais il y a une troisième justification à trouver chez Constant, plus directement rattachée à la composition littéraire. Dans son œuvre, deux pièces se rattachent précisément à cet exercice et témoignent d’un souci d’appliquer le libéralisme dans la littérature : nous voulons parler de la préface de Walstein et des Réflexions sur la tragédie.
Dans le premier texte, Constant prend parti contre toutes les règles de style et de forme qui entravent le travail des poètes dramatiques. Il veut pour eux ce qu’il veut pour tous les hommes dans tous les domaines : la liberté, la liberté de choisir sa propre voie et, le cas échéant, de sortir des sentiers battus.
Les Réflexions sur la tragédie, bien que postérieures à Adolphe, sont pour nous d’un intérêt encore plus direct. À l’occasion d’un ouvrage de M. Robert, Benjamin Constant y a consigné ses vues sur le genre tragique, qui rappellent à s’y méprendre les principes qu’il a suivi dans son roman. C’est bien ce qu’affirment de nombreux commentateurs. Andrew Oliver explique par exemple que « dans Adolphe, la société joue précisément le rôle que dans les tragédies grecques la fatalité avait joué. Ce roman renferme, en effet, presque tous les principes que Constant énonce dans Réflexions sur la tragédie ». [7] Étudions-en donc d’un peu plus près les idées.
Les Réflexions de Constant partent d’un constat, celui du déclin du genre tragique. Selon lui, ce déclin s’explique par une inadéquation des thèmes explorés avec l’état de la société. En particulier, trop peu de tragédies se servent du moteur puissant qu’est le poids que l’ordre social fait peser sur les individus. Les tragédies modernes, note-t-il, continuent à se servir de la fatalité, comme si l’Antiquité et notre époque présentaient suffisamment de ressemblances pour être régies par les mêmes règles[8]. Le progrès de la civilisation, affaiblissant ce ressort, doit amener un nouvel élément moteur pour le genre tragique : la pression sociale, c’est-à-dire la contrainte que l’individu subit de par un « ensemble de circonstances, de lois, d’institutions, de relations publiques et privées »[9] qui s’imposent à lui. Et Constant de regretter qu’il n’existe pas davantage de tragédies « qui seraient fondées sur l’action de la société en lutte avec l’homme, opposant des obstacles, non seulement à ses passions, mais à sa nature, ou brisant, non seulement son caractère, ses inclinations personnelles, mais les mouvements qui sont inhérents à tout être humain ». [10] La société possédant un pouvoir extrêmement fort pour contraindre et modeler, ce ressort nouveau est puissant, presque irrésistible :
« Lorsque l’homme, faible, aveugle, sans intelligence pour se guider, sans armes pour se défendre, est, à son insu et sans son aveu, jeté dans ce labyrinthe qu’on nomme le monde, ce monde l’entoure d’un ensemble de circonstances, de lois, d’institutions, de relations publiques et privées. Cet ensemble lui impose un joug qu’il ignore, qu’il n’a pas consenti, qui pèse sur lui comme un poids préexistant, et contre lequel, quand il apprend à le connaître, et qu’il sent le fardeau, il ne lui est donné de combattre qu’avec une inégalité marquée et de grands dangers. » [11]
C’est cette puissance, inquiétante car absolue, qui doit prendre le pas sur la fatalité des Anciens. Constant continue :
« L’ordre social, l’action de la société sur l’individu, dans les diverses phases et aux diverses époques, ce réseau d’institutions et de conventions qui nous enveloppe dès notre naissance et ne se rompt qu’à notre mort, sont des ressorts tragiques qu’il ne faut que savoir manier. Ils sont tout à fait équivalents à la fatalité des anciens ; leur poids a tout ce qui était invincible et oppressif dans cette fatalité ; les habitudes qui en découlent, l’insolence, la dureté frivole, l’incurie obstinée, ont tout ce que cette fatalité avait de désespérant et de déchirant : si vous représentez avec vérité cet état de choses, l’homme des temps modernes frémira de ne pouvoir s’y soustraire, comme celui des temps anciens frémissait sous la puissance mystérieuse et sombre à laquelle il ne lui était pas permis d’échapper, et notre public sera plus ému de ce combat de l’individu contre l’ordre social qui le dépouille ou qui le garotte, que d’Œdipe poursuivi par le Destin, ou d’Oreste par les Furies. » [12]
Nous verrons à quel point cette puissance insolente de la société, qui brise l’individu réfractaire à ses codes, se retrouve dans le destin tragique d’Adolphe et d’Ellénore. Avant d’en venir à notre roman, nous signalerons deux caractéristiques que donnent les Réflexions sur les bonnes tragédies, et qui nous semblent être des principes scrupuleusement respectés dans Adolphe. Nous avons étudié dans la partie précédente la déstructuration volontaire de l’enchaînement chronologique et le peu d’importance accordée aux problématiques de situation. Or dans les Réflexions, Constant nous enseigne qu’« en prenant l’action de la société sur l’homme pour ressort principal, la tragédie doit renoncer aux unités de temps et de lieu ». [13] Il nous dit également que « dans la tragédie, il est impossible que l’accumulation des personnages et des épisodes n’entraîne pas une disproportion choquante et une fatigante confusion. » [14] C’est d’après ce même principe que Constant a limité au maximum la présence des personnages secondaires et resserré le récit des faits.
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La société est présentée dans Adolphe d’une façon ouvertement critique. Dans les trois premiers chapitres du roman, en même temps qu’il nous présente le héros et qu’il pose les bases de l’histoire qui fait le cœur du livre, l’auteur s’engage, par des touches légères mais remarquées, dans un véritable réquisitoire contre l’emprise sociale. Dès les premières pages, il nous apprend « qu’il faut du temps pour s’accoutumer à l’espèce humaine, telle que l’intérêt, l’affectation, la vanité, la peur, nous l’ont faite. L’étonnement de la première jeunesse, à l’aspect d’une société si factice et si travaillée, annonce plutôt un cœur naturel qu’un esprit méchant. Cette société d’ailleurs n’a rien à en craindre : elle pèse tellement sur nous, son influence sourde est tellement puissante, qu’elle ne tarde pas à nous façonner d’après le moule universel. » [15]
Dans le même chapitre, le jugement que la société porte sur l’individu nous est décrit comme maladroit et injuste. Ainsi Constant considère-t-il qu’Adolphe a raison de se plaindre du portrait qu’on fait de lui :
« Il s’établit donc, dans le petit public qui m’environnait, une inquiétude vague sur mon caractère. On ne pouvait citer aucune action condamnable ; on ne pouvait même m’en contester quelques-unes qui semblaient annoncer de la générosité ou du dévouement ; mais on disait que j’étais un homme immoral, un homme peu sûr : deux épithètes heureusement inventées pour insinuer les faits qu’on ignore, et laisser deviner ce qu’on ne sait pas. » [16]
Fausse dans ses attitudes, cette société s’avère donc également d’une grande dureté dans ses jugements. Pire : bon an mal an, elle juge mal et s’en satisfait.
Plus loin, le récit de l’immoralité assumée du père est l’occasion pour l’auteur de critiquer l’écart entre la parole publique et la parole privée des prêcheurs de la bonne morale, en nous rappelant « combien à un âge où toutes les opinions sont encore douteuses et vacillantes, les enfants s’étonnent de voir contredire, par des plaisanteries que tout le monde applaudit, les règles directes qu’on leur a données. Ces règles ne sont plus à leurs yeux que des formules banales que leurs parents sont convenus de leur répéter pour l’acquit de leur conscience, et les plaisanteries leur semblent renfermer le véritable secret de la vie. » [17]
À travers toutes ces critiques, Benjamin Constant règle ses comptes avec la société de son temps et se venge de tous les quolibets que ses mœurs légères lui ont attirés. Sur cette question même de la sensualité exacerbée, il assène ses coups sans trembler. « Ce n’est pas le plaisir, ce n’est pas la nature, ce ne sont pas les sens qui sont corrupteurs, nous dit-il ; ce sont les calculs auxquels la société nous accoutume, et les réflexions que l’expérience fait naître ». [18]
Si les premiers chapitres introduisent une critique de la société par la parole, le reste du roman tâchera de produire une critique par les faits. Chaque circonstance du récit, chaque évènement nouveau, fera agir et réagir cette multitude insondable qu’est la société. Tous les arrêts qu’elle prononcera à propos d’Adolphe et d’Ellénore approfondiront leur déchirement et précipiteront leur perte. Comme l’a bien montré Paul Delbouille, qui a rendu compte de ces critiques sociales tant formulées que démontrées, il y a accord parfait entre les unes et les autres. Car face aux évènements divers qu’introduit le roman, la société se montre bel et bien telle qu’on nous l’a décrite. « Ce qu’on nous montre dans chacune de ces circonstances, écrit Delbouille, c’est une société volontiers médisante, attachée aux pures apparences, friande de scandales, conforme en tous points au tableau assez noir que peignaient ces maximes dont nous venons de parler. » [19]
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Afin de confirmer les critiques qu’il lui adresse, mais aussi pour produire l’effet littéraire puissant dont il parlera plus tard dans ses Réflexions sur la tragédie, Benjamin Constant entend faire participer la société à la tragédie qui conduit Adolphe et Ellénore à la séparation et à la mort. Mais cette participation n’est pas figurative ; il ne s’agit pas d’introduire, comme le croit C. J. Greshoff, un « troisième personnage », qui serait la société. Le rôle que doit jouer la pression sociale est plus fondamental : celle-ci doit accompagner et accentuer le drame initial introduit par la situation « sans ressource » des deux amants. La convenance et l’exigence des bonnes mœurs doivent écraser le héros et le conduire vers l’abîme.
Pour être réaliste, la tyrannie de la société doit porter aussi bien sur Ellénore que sur Adolphe. La première la subit de manière claire, en adoptant contre son gré une façade respectable après un passé trouble, et en restant figée dans cette liaison avec le comte de P*** que les bonnes mœurs tolèrent. Elle la subira même encore davantage quand, emportée par l’amour qu’elle éprouve pour Adolphe, elle deviendra la risée du beau monde qui la condamne de loin, et s’offre même le plaisir de venir de lui-même moquer sa conduite, dans les réceptions qu’Ellénore organisera pour sauver la face. Quant à Adolphe, après avoir entendu sans cesse discourir son père sur la légèreté de l’amour et sur l’importance d’une carrière, il se voit reproché sa séduction maladroite et le sacrifice qu’il doit faire de sa réputation, pour sauver les liens amoureux qu’il a contracté. Quelle est insidieuse, peut-il se dire, cette société qui vous pousse vers des biens interdits ou impossibles, et qui, après vous avoir écrasé de ses réprimandes, vous obsède encore de ses remords !
La pression sociale apparaît donc avec force comme un élément majeur du roman. Sa prégnance dans le récit est même renforcée par des subterfuges habiles, qui font sentir le poids de la société même quand de grosses ficelles ne nous indiquent pas clairement la nature de l’imputation de l’auteur. Aussi, toute totalitaire qu’elle est, la pression sociale se fait parfois discrète dans Adolphe. C’est le cas de tous ces commérages, innocents mais cruels, délicats mais lourds de conséquences, qui émaillent le récit. C’est encore le cas de ces scènes où l’atmosphère pesante est produite par l’assemblée qui entoure les deux amants, comme lorsqu’Ellénore et Adolphe sont chez M. de P***. La société nombreuse qui se trouve réunie n’est presque pas décrite ; on ne sait rien de concret sur les individus qui la composent. Ce qui est rendu, en revanche, c’est sa capacité à dicter leurs choix, à les contraindre. Par les interventions de cette masse d’invités, les amants sont forcés de s’éviter et ils s’ingénient pour se croiser et se parler discrètement. Cela commence dès qu’il faut rejoindre la salle à manger. « Beaucoup de personnes nous suivaient, elle ne put achever sa phrase. » [20] L’installation à table produit les mêmes contraintes. « J’aurais voulu m’asseoir à côté d’Ellénore, mais le maître de la maison l’avait autrement décidé. » [21] Cela se poursuit au moment de manger. « J’essayai donc de mille manières de fixer son attention. […] Je parvins à me faire écouter d’elle, je la vis bientôt sourire ». [22] Cette scène, aussi discrètement que possible, nous montre encore la société gênante et oppressante dont parlait Constant dans les premiers chapitres.
Le pouvoir délétère des conventions sociales forme un véritable fil rouge à travers le récit. Il aboutit, dans les tout derniers chapitres, au dépérissement du couple, à la déchéance des amants, et au triomphe final de la société. Ellénore et Adolphe sont également vaincus : la première, à laquelle la tyrannie de la société finit par enlever la vie, et le second, qu’on retrouve errer sans but au milieu de l’Italie. C’est que, comme l’a noté Louis Betz, Adolphe entend prouver que la société se venge de ceux qui la méprisent. [23] Cette force invincible de la société, Constant l’exprime ouvertement dans son roman :
« Le malheur d’Ellénore prouve que le sentiment le plus passionné ne saurait lutter contre l’ordre des choses. La société est trop puissante, elle se reproduit sous trop de formes, elle mêle trop d’amertume à l’amour qu’elle n’a pas sanctionné ; elle favorise ce penchant à l’inconstance, et cette fatigue impatiente, maladies de l’âme, qui la saisissent quelquefois subitement au sein de l’intimité. » [24]
« Malheur donc à la femme qui se repose sur un sentiment que tout se réunit pour empoisonner, et contre lequel la société, lorsqu’elle n’est pas forcée à le respecter comme légitime, s’arme de tout ce qu’il y a de mauvais dans le cœur de l’homme pour décourager tout ce qu’il y a de bon ! » [25]
Une fois prouvé le pouvoir exercée par la société dans Adolphe, nous pouvons réexaminer certaines questions qui apparaissaient tranchées d’avance. C’est le cas de cette indécision dont témoigne Adolphe à chaque pas de son récit amoureux. Cette faiblesse, remarquons qu’il la manifeste au contact des autres. C’est face aux ambivalences et aux contradictions du jugement social que sa force de caractère s’abîme. Tiraillé par des ordres absurdes, dont tout le monde se moque en privé, il perd ces certitudes qui guidaient sa conscience et, par ce biais, ses actions.
Prisonnier de conceptions morales qu’il n’a pas choisi et dont il sent toute la fausseté, Adolphe est poussé à la faute. Il veut trop se venger de cette société qui le tyrannise, il est trop habité d’une force violente, il voudrait trop à son tour dominer ce monde qui le domine, que ses sentiments vis-à-vis d’Ellénore se corrompent. Les formes autorisées et respectables, Adolphe les déchire en se séparant d’elle et en retournant à une liberté dont il a perdu le goût. Avoir transposé sa haine des conventions sociales dans sa relation avec Ellénore, c’est là son erreur finale et, au seuil de la mort, son amante meurtrie peut lui peindre cet avenir : « vous marcherez seul au milieu de cette foule à laquelle vous êtes impatient de vous mêler ! Vous les connaîtrez, ces hommes que vous remerciez aujourd’hui d’être indifférents ; et peut-être un jour, froissé par ces cœurs arides, vous regretterez ce cœur dont vous disposiez… » [26]
Irrésistible, la société finit donc par détruire tout ce qui fait d’Adolphe un homme : et sa force morale et son aspiration vers la liberté. Sa puissance est même telle, qu’elle rend la rébellion inutile, impensable. C’est sans doute le message que veut nous transmettre Constant en faisant le choix de ne pas pousser son héros dans une révolte de l’individu écrasé contre la société tyrannique. Ici nous rejoignons encore les principes des Réflexions sur la tragédie, texte dans lequel Constant encense M. Robert d’avoir mis son personnage dans l’incapacité de se révolter et de briser le joug social. « Le personnage principal de la tragédie de M. Robert est donc un homme opprimé par les préjugés et les institutions, écrit-il. L’auteur a eu l’idée fort heureuse de le présenter, en même temps, comme le défenseur consciencieux de ces institutions et de ces préjugés, moyen ingénieux de montrer combien ils sont inexorables. » [27] Tant Adolphe, obnubilé par le besoin de faire carrière jusqu’à en perdre la raison, qu’Ellénore, inquiète pour sa respectabilité, sont des représentants saisissants de cette manière de présenter, sous une forme littéraire, l’individu écrasé par la pression sociale.
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[1] Sur ce dernier point, voir l’article de Bernard Guyon, « Adolphe, Béatrix, et La Muse du département », L’Année balzacienne, Paris, Garnier Frères, 1963, p.149-175
[2] Lettre d’Honoré de Balzac à Mme Hanska, 19 mars 1843.
[3] La Comédie Humaine, édition Pléiade, Gallimard, 1976, volume 4, p.192
[4] Ibid., p.166
[5] C. J. Greshoff, « Adolphe and the Romantic Delusion », Forum for Modern Language Studies, I (1965), p.35
[6] Commentaire sur l’ouvrage de Filangieri, Paris, 1822, p.51-52
[7] Andrew Oliver, Benjamin Constant : Écriture et conquête du moi, éditions Lettres Modernes, Paris, 1970, p.241
[8] Voir sur le même thème le classique De la liberté des anciens comparés à celle des modernes.
[9] Adolphe suivi des Réflexions sur la tragédie, Paris, 1923, p.171
[10] Ibid., p.158
[11] Ibid., p.171
[12] « Réflexions sur la tragédie », Revue de Paris, 1829, p.136
[13] Ibid., p.132
[14] Ibid., p.135
[15] Infra, p.88
[16] Infra, p.89
[17] Infra, p.92
[18] Infra, p.110
[19] Paul Delbouille, op. cit., p.334
[20] Infra, p.101
[21] Ibid.
[22] Ibid.
[23] Louis Betz, « Benjamin Constant’s Adolphe — Ein westschweizerischer Wertherroman », Studien zur vergleichenden Litteraturgeschichte, 1902
[24] Infra, p.177
[25] Infra, p.178
[26] Infra, p.175-176
[27] « Réflexions sur la tragédie », Revue de Paris, 1829, p.136
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