L’économie politique et la démocratie

Henri_BaudrillartLa démocratie s’est manifestée en cette fin d’année 2015, en France et en Espagne, avec des résultats différents. Une revendication semble cependant s’être manifestée dans les deux pays ainsi qu’ailleurs dans le monde, c’est cette exigence de remettre le citoyen au centre des questions économiques. Il est urgent, soutiennent les partisans de cette idée, de remettre l’économie au service de l’humain, en redonnant au citoyen la place qu’il mérite face au chef d’entreprise ou à l’actionnaire. Bref, il faut plus de démocratie dans l’économie.

Ce n’est pas la première fois, loin s’en faut, qu’on suivrait cette méprise. Selon H. Francotte (L’industrie dans la Grèce ancienne) ou A. Trever (A History of Greek Economic Thought), en Grèce antique, déjà, le peuple s’était réservé le droit de fixer le prix des marchandises et les réglementations étaient innombrables dans le but de « protéger » le citoyen. Ce n’est cependant qu’au XIXe siècle que la vogue nouvelle des réformateurs sociaux, dits ensuite socialistes, appela les économistes à s’interroger sur la désirabilité de la démocratisation de l’économie.

Sur cette question de la compatibilité de la démocratie avec l’économie, et des modalités de leur interpénétration réciproque, l’économiste français Henri Baudrillart apparaît comme un auteur clé. Dans des articles épars, puis dans La Liberté du travail, l’association et la démocratie (1865), il a expliqué pourquoi démocratie et économie de marché, loin de s’opposer, se complètent et s’unissent ; pourquoi c’est de la liberté, non de la démocratie, que dépend fondamentalement le progrès matériel et moral des peuples.

Personnalité de premier plan dans le groupe des économistes libéraux français, Henri Baudrillart (1821-1892) fut rédacteur en chef du Journal des Économistes de 1855 à 1865, professeur d’histoire économique au Collège de France puis d’économie politique à l’École des Ponts et Chaussées. Son œuvre, aujourd’hui oubliée, illustre les préoccupations très larges de cet économiste qui fut surtout un grand pédagogue. Outre quelques écrits que nous avons déjà republié, l’ « Éloge de Madame de Staël », « Quesnay et le droit naturel », « Du principe de propriété », et le Manuel d’économie politique, nous devons mentionner ses Lectures choisies d’économie politique (1884) ainsi qu’un ouvrage complet sur l’éducation : La famille et l’éducation en France dans leurs rapports avec l’état de la société (1874). En reconnaissance de ses accomplissements, il fut élu à l’Académie des sciences morales et politiques en 1863 ; il fut fait successivement Chevalier puis Officier de la Légion d’honneur en 1860 et 1889.

La démocratie et l’économie politique, tel est le thème qu’il choisit en 1863 pour la leçon inaugurale de son cours au Collège de France.

Dans cette allocution inaugurale, Baudrillart entend répondre à ceux qui accusent l’économie politique de produire les privilèges et l’égoïsme, plutôt que l’égalité et la solidarité qui, continuent ces critiques, sont au cœur de la notion de démocratie. Les privilèges, d’abord, l’économie politique leur a déclaré une guerre à mort, préférant l’égalité devant l’impôt et l’admissibilité de tous les citoyens à tous les emplois. Si elle préfère l’individu et l’intérêt personnel, ensuite, c’est qu’elle doute de la moralité de l’association forcée par la loi.

Baudrillart accuse les partisans de la démocratisation de l’économie d’ignorer la nature de la démocratie moderne. Ils veulent l’égalité des conditions, c’est-à-dire l’égalité entre la paresse et le travail, la vertu et le vice ; ils veulent la fin des privilèges par la constitution de castes bureaucratiques plus puissantes et despotiques que les plus privilégiés de l’Ancien régime.

À l’inverse, le marché libre fournit tous les accomplissements demandés à la démocratie, tout autant la destruction des privilèges que l’amélioration et l’égalisation progressive des conditions. Il offre ces deux derniers résultats par la défense du machinisme et de la grande industrie, par la libre concurrence et l’accès de tous à tous les métiers. Au fond, l’économie politique est « la bonne, la vraie démocratie, non en paroles, mais en action ». Avec la liberté, elle apporte la solution à la question sociale. B.M.


L’économie politique et la démocratie

par Henri Baudrillart

Discours d’ouverture du Cours d’économie politique au Collège de France (1863)

 

En vous remerciant, messieurs, de votre bienveillance, je ne puis oublier qu’elle m’impose des devoirs. Le premier de tous est de vous faire aimer la science que je suis ici chargé d’enseigner. n’y a de fécond que la vérité qu’on aime. Le savoir qu’on emporte d’un cours public est peu de chose en lui-même ; comme germe, comme direction, comme impulsion vivifiante, comme idée générale de la chose enseignée, c’est beaucoup si, grâce à l’enseignement oral, un désir plus vif de connaître s’éveille, si c’est pour de jeunes intelligences comme un monde nouveau qui s’ouvre. J’ai essayé d’écarter le voile de préjugés qui trop souvent éloignent de l’économie politique, et de la montrer telle qu’elle est. Ai-je échoué tout à fait dans ce dessein ? Votre concours sans cesse plus nombreux, votre accueil de plus en plus favorable, me persuadent que non, et je puis proclamer ce résultat avec d’autant plus d’assurance que l’amour-propre y demeure étranger et qu’il n’atteste que le progrès des études sérieuses et la faveur marquée revenue à l’économie politique, après une période de froideur et d’indifférence. Je vous ai dit que cette science pouvait être considérée comme la philosophie du travail. Y a-t-il un objet plus noble et qui mérite mieux l’attention de quiconque porte un peu d’intérêt au perfectionnement de la condition humaine, je dirai même simplement au développement de l’esprit humain ?

Il ne cherche le vrai que pour faire le bien,

écrivait Voltaire de Turgot. Ce vers, qui peint l’homme grand et excellent auquel il s’adressait, s’applique à l’économie politique. Sous ce nom de richesse que flétrissent des dédains trop théoriques pour être pris au sérieux, elle poursuit un but pratique digne de toute sympathie. Elle n’est nullement vouée, comme ses ennemis quelquefois la représentent, à la recherche de ces raffinements de sensualité et de luxe qui font la joie du sybaritisme, et qui seraient, au contraire, s’ils devenaient l’objet d’une passion exclusive, la mort même de ces vertus de tempérance et d’énergie qui contribuent à former le capital. Elle n’a pas non plus pour objet ces monceaux d’or et d’argent dans lesquels l’avarice se complaît. Elle se propose l’aisance générale, cette aisance sans laquelle il n’y a pour l’homme ni loisir ni culture. C’est l’âme qu’elle affranchit en affranchissant le corps des grossières et tyranniques servitudes du besoin. Pour mieux dire, c’est à l’industrie humaine, messieurs, à l’industrie prise dans son sens le plus large, que revient cet honneur. Ce qu’on appelle communément la richesse est le piédestal matériel de la civilisation intellectuelle et morale. Quel parti pris ne faut-il pas pour ne point voir que les peuples qui l’ont possédée ont seuls brillé par la philosophie et les arts, qu’eux seuls ont déployé avec un peu de suite et porté à leur plus haut degré de sublimité les splendeurs morales de l’héroïsme et de la vertu ? Qu’un fanatique courage ait pu jeter comme un sombre éclat sur les peuples pauvres, on ne le nie pas, mais ce ne sont que des éclairs, et quant à ceux qui ont vécu plongés dans la misère, ils ne se sont pas élevés beaucoup au-dessus d’une existence végétative. Malgré son peu de goût pour la guerre, l’économie politique n’a-t-elle pas le droit de répondre enfin à ceux qui accusent la prospérité matérielle d’engendrer la mollesse, ce qui a pu être vrai quand cette prospérité n’était point le prix du travail, qu’aujourd’hui même les nations les plus riches sont celles qui se battent le mieux ? C’est qu’indépendamment même des moyens plus puissants dont elles disposent pour soutenir la lutte, ce sont généralement celles qui, à population égale, comptent le plus grand nombre d’individus habitués à sentir tout ce que vaut ce beau nom d’homme et résolus à ne souffrir aucune lâcheté qui le déshonore.

L’importance des questions matérielles redevient grande, elle prend, messieurs, un caractère presque sacré dès que l’on comprend bien que c’est du pain quotidien des populations qu’il s’agit. Mais qu’il y a peu de portée d’esprit à ne pas comprendre que derrière les questions matérielles même les plus importantes il se cache presque toujours des questions de principes ! Qui donc persisterait encore à se figurer puérilement que les colonies américaines se soulevèrent contre la métropole seulement parce qu’elles avaient subi une légère atteinte à leurs intérêts dans une surtaxe mise sur le thé ? Quel grossier interprète des événements de l’histoire en est à croire que ces terribles jacques, ces précurseurs sanglants des dévastations et des massacres révolutionnaires, si violents et si sauvages qu’ils fussent, ne mêlaient au cri du besoin aucune idée de droit vraie ou fausse, aucune revendication de la justice, qu’ils regardaient comme outragée dans leurs personnes par les oppressions seigneuriales ? L’homme ne se passionne que pour les principes ; la faim fait des victimes ; elle n’a pas par elle-même la vertu de faire des fanatiques et des martyrs. Ce sont, messieurs, ces questions supérieures qui vous attirent et vous intéressent. En nous occupant l’année dernière de la distribution des richesses, de quoi nous sommes-nous occupés, je vous le demande en faisant appel à vos souvenirs, sinon de ces grands intérêts d’équité, de moralité et d’humanité qui sont l’âme même de l’économie politique ? Nous les retrouverons cette année encore en revenant sur cette étude laissée incomplète, et en y ajoutant celle de l’impôt, qui s’y lie, vous le verrez, de la façon la plus directe. Nous aurons à voir, en poursuivant l’étude de ces problèmes d’où dépend en grande partie le sort des masses populaires, comment l’économie politique et la démocratie, j’entends celle qui est sage et éclairée, y sont, quoi qu’on en ait dit, en parfait accord.

La démocratie ! quel mot magique aujourd’hui ! quelle puissance il rappelle ! comme il est partout répété, commenté ! Ne croyez pas pourtant que cette puissance nous impose à ce point que nous ayons la moindre pente à faire flatter la démocratie par la science. La science ne flatte pas, messieurs, et c’est la démocratie qui a besoin d’elle d’ailleurs, et non pas elle de la démocratie. Non, l’économie politique n’a pas à faire la preuve de sa sincérité avec les puissances. De même que sous l’ancienne monarchie, sans jactance et sans hostilité, mais avec une simple franchise, elle a fait entendre aux princes et à leurs ministres des vérités qu’ils n’ont pas trouvées toujours de leur goût, puisque le mot d’ordre de la politique a été longtemps de la traiter de vaine théorie, de même, à l’époque de la révolution, elle a osé critiquer les assignats, le maximum, au risque de voir traiter quelques-uns de ses adeptes un peu plus mal encore que Louis XIV ne traitait Vauban, l’auteur exilé de la Dîme royale, le critique intrépide des abus et des misères de la vieille France. Devant de plus récentes épreuves, l’économie politique a eu le même courage. Cette chaire supprimée dans un jour de folie par une école ultra-démocratique qui en redoutait les enseignements, peut servir de témoin. Ce n’est pas aujourd’hui qu’elle faillira à son devoir. Mais si elle n’a qu’à rester fidèle à elle-même pour se concilier la démocratie, comment ne pas proclamer hautement, dans l’intérêt de tous et pour le succès de la vérité comme pour le bonheur de la société, cette conformité de vues que l’on conteste ? comment ne pas s’en prévaloir devant notre époque ? C’est la hallebarde qui mène le monde, disait avec une frivolité brutale un courtisan ami de la force au docteur Quesnay, l’illustre fondateur de la science économique. — Oui, répondit le philosophe, dont le mot est resté célèbre, mais c’est l’opinion qui mène la hallebarde. — Soyons donc bien avec l’opinion.

Vous n’attendez pas, messieurs, que j’indique tout ce que ce mot de démocratie soulève de problèmes, éveille de passions, offre de significations diverses. Je n’ignore pas qu’il est des hommes qui ne voient dans la démocratie que le triomphe brutal du nombre, qui même se la figurent sous la forme d’un spectre sanglant, tandis que ses amis extrêmes, desquels il faudrait dire parfois : Mieux vaudrait un sage ennemi, la rendent synonyme de gouvernement direct du peuple par le peuple, sans cesse assemblé, et rejettent comme une combinaison entachée de privilège et de tyrannie même l’intermédiaire d’une représentation nationale élective. J’écarte ces sens défavorables ou exagérés donnés au mot de démocratie ; je lui restitue son sens le plus pur, le plus bienfaisant, le plus naturel, s’il est vrai que la démocratie soit, comme on le répète, le dernier terme auquel aboutit de toutes parts le mouvement de la civilisation moderne ; car on ne suppose pas sans doute que la civilisation retourne à la barbarie ; supposition puérile en face de l’imprimerie, de la vapeur, de la science répandue en tous lieux comme un dépôt impérissable du progrès des idées de sociabilité, en présence de tous les moyens qui assurent la conservation de la civilisation acquise et dont l’effet constant est de la propager et de l’étendre

J’entends par démocratie la participation croissante des masses non seulement au gouvernement, mais aux lumières et au bien-être. Si la démocratie politique est très difficile à définir, à circonscrire, il n’en est pas ainsi de la démocratie civile. Qu’est-ce que la démocratie civile, messieurs ? c’est l’exclusion des injustes privilèges, c’est la liberté de posséder, de travailler, de vendre, de choisir et de pratiquer tel ou tel culte, c’est l’égalité devant l’impôt, c’est l’égale admissibilité de tous les citoyens d’un État à tous les emplois, c’est le mérite personnel comme base de rémunération ; c’est, nous le répétons, l’élévation du niveau matériel et moral de la masse comme but. Les sociétés modernes, messieurs, se sont formées, ne négligeons pas de marquer ce point de départ, sous l’influence du christianisme, qui a complètement changé le point de vue général auquel l’homme se considère lui-même et envisage la société. L’homme, selon la solution religieuse qui prévaut dans le monde occidental depuis plus de dix-huit siècles, solution qui inspire, domine, pénètre même à leur insu la plupart de ceux qui n’admettent point le caractère divin du dogme, l’homme est un être sacré en tant qu’homme sacré à ses propres yeux, sacré aux yeux de ses semblables. Selon le dogme chrétien, selon ce dogme qui a passé pour ainsi dire dans le sang de tant de générations successives, hommes et femmes, faibles et forts, ignorants et savants, riches et pauvres, l’homme a un prix immense, car le Verbe de Dieu lui-même, pour le racheter et le sauver, n’a pas dédaigné de revêtir notre humanité. Tous les enfants du même Dieu sont frères. Tous les fils d’Adam sont égaux dans la chute. Tous les membres du Christ sont égaux dans la rédemption. Voyez où cela conduit. Il y a, je le sais, des personnes qui ont une telle répugnance pour le christianisme, qu’elles ne veulent pas même admettre qu’il ait eu sur la société une influence profonde, et, surtout une influence favorable. Elles ont une telle haine contre le fanatisme et les superstitions qu’il leur plaît d’identifier avec la religion du Christ, qu’elles en oublient et les lois de la nature humaine et l’irrésistible logique qui tire l’ordre social de l’ordre moral et religieux, et jusqu’à la vérité historique. J’en suis bien fâché pour ces personnes mais la croyance à la liberté responsable, au rachat commun, à l’égalité naturelle et divine des hommes entre eux est contemporaine du christianisme lui-même, date de lui et ne s’en est pas séparée jusqu’à présent. Alors même que la philosophie antique eût entrevu, conçu, si l’on veut, la plupart de ces hautes vérités, elles étaient le secret de quelques penseurs et formaient rarement un ensemble rattachant la chaîne des idées morales au dogme d’un Dieu unique et personnel. Le christianisme les a mêlées à la substance même de tout esprit et de tout cœur humain. Il en a fait le patrimoine de tous. Pas un déshérité, pas un misérable qu’il n’ait enrichi de ces fortes croyances. Tous ont cru à la dignité de cette vie sous la sanction de la vie future. Tous ont cru qu’à ce titre il n’y avait nulle différence entre les hommes, et qu’ici les privilèges de naissance et de fortune n’étaient comptés pour rien ; que même le riche avait plus de peine que le pauvre à entrer dans le royaume céleste. Et de telles croyances, présidant à tous les jugements, à tous les actes de la vie quotidienne, seraient restés sans contre-coup sur cette terre ! C’est le comble de l’invraisemblance. Si l’état de conquête et de violence, si la barbarie a empêché longtemps les conséquences sociales de ces dogmes de se produire toutes ; si plusieurs grands faits sociaux en ont été la contradiction et le vivant démenti, il n’est pas moins vrai que les faits devaient tendre à travers tout à se mettre en harmonie avec les principes ; que dès le Moyen âge l’esclavage antique avait disparu, que l’idée de la fraternité chrétienne avait créé des œuvres prodigieuses, que la charité pour les pauvres, la protection pour les faibles avaient embrasé les âmes et fondé de grandes institutions, et qu’enfin l’Église était dans son organisation même l’expression visible de ces idées d’égalité, filles d’une communauté de foi et d’espérance et de l’adoption d’un même dogme, qui leur était en lui-même essentiellement favorable. Là le fait de la naissance fut longtemps compté pour rien ; il n’obtint qu’une importance secondaire, même quand l’Église, mal inspirée dans sa politique et cédant au temps, au lieu de s’en dégager, eut le malheur d’identifier ses intérêts à ceux du siècle et de se confondre avec une organisation civile vicieuse à beaucoup d’égards et antichrétienne ; les évêques et les papes sortirent de la masse du peuple ; l’élection fut le signe de l’égalité. Le caractère démocratique de l’Église se retrouva dans la plupart des membres du clergé, et surtout du clergé inférieur, qui siégèrent à la Constituante en 1789, et qui se montrèrent les plus empressés aux réformes et les plus prompts à les rattacher à l’esprit de l’Évangile. Il avait brillé, messieurs, de tout l’éclat de la primitive Église, et le christianisme avait développé ses conséquences civiles avec les puritains qui peuplèrent les colonies américaines. La liberté et la démocratie aux États-Unis sont les fruits incontestables et incontestés du principe chrétien.

Si la démocratie, — que je continue à prendre dans son sens social plus que purement politique, plutôt comme synonyme d’une civilisation favorable aux masses humaines que du gouvernement direct par le peuple, du suffrage universel ou même du dogme, excellent en soi, de la souveraineté nationale, — si la démocratie a ses origines chrétiennes, je ne me dissimule pas, et j’en suis fier pour elle, qu’elle a aussi ses origines philosophiques et ses titres dans le mouvement général de l’industrie et de la richesse. J’écarte ces derniers titres tout économiques pour le moment. Ils se tiennent de trop près à mon sujet pour que je veuille les effleurer seulement par une anticipation indiscrète. Les titres philosophiques du principe d’égalité, de liberté, de fraternité humaine ne sont pas douteux. Idées chrétiennes, soit, idées consacrées et divinisées par la religion mais idées qui relèvent de la raison, que la raison aperçoit et consacre aussi à sa manière. Le principe de liberté n’a pas cessé depuis le XVIe siècle, sous une forme ou sous une autre, d’être revendiqué par les philosophes. Descartes le réclame pour la pensée pure. Montesquieu l’introduit dans la philosophie politique. Voltaire s’en fait le défenseur pour l’universel examen. La philosophie proclame l’inviolabilité de la personne humaine, quelles que soient la race, la couleur, l’opinion. En dépit des diversités, des inégalités, elle retrouve une nature humaine identique chez tous et fonde l’égalité des droits sur cette identité. Que l’homme se développe, que l’individu s’élève à toute l’excellence et à tout le bonheur dont il est capable, voila son vœu. Elle exalte la sociabilité, cette fraternité des sympathies et des intérêts. Elle entretient dans le cœur des hommes l’idée du droit. Elle attaque les injustes distinctions, les odieux privilèges. Elle pousse, en un mot, à l’aide des armes qui lui sont propres, c’est-à-dire par la lumière et le raisonnement, vers l’égalité et la liberté.

Lorsque je vous présente, messieurs, dans une sorte de résumé, les vœux, les tendances, les principes, les origines de la démocratie moderne, il me semble que je ne m’éloigne en rien du programme que l’économie politique remplit pour sa part. Pourtant cette conformité a été, vous le savez, ardemment contestée. On a voulu voir dans l’économie politique un autre esprit que celui-là, un esprit favorable aux riches, aux maîtres, plus qu’aux ouvriers et aux pauvres. Cette opinion n’a pas perdu tous ses défenseurs. Démontrer que l’économie politique est favorable à l’intérêt populaire, à l’intérêt des masses, sans acception injuste de forts et de faibles, de capitalistes et de travailleurs, est une œuvre qui reste éminemment utile et qu’il est bon d’aborder une fois de front.

N’est-ce pas dans une leçon d’ouverture, dans une de ces leçons qui sont comme le résumé de l’esprit général d’un cours, qu’une telle recherche a sa place ?

Que le malentendu, messieurs, malentendu cruel, car il a coûté des révolutions et du sang, que le malentendu qui existe entre la démocratie et l’économie politique tienne surtout aux idées inexactes que se forment certaines écoles se donnant le rôle, comme par privilège, de représenter la démocratie aux yeux du monde, c’est ce qui n’est que trop certain. Rien n’est plus faux que les notions qu’elles adoptent touchant les principes fondamentaux et les conditions essentielles de la société. Lorsqu’elles accusent l’économie politique de sacrifier l’intérêt démocratique à des intérêts de privilège, il faut faire avant tout, messieurs, la plus grande attention à ce qu’elles entendent par ce terme de privilège. Lorsqu’elles accusent l’économie politique de se montrer individualiste, point assez favorable à l’association, il faut bien savoir avant tout ce qu’elles veulent dire par association et individualisme. Les mots changent de sens suivant les écoles. Lorsque quelques-unes de ces écoles démocratiques récriminent contre l’individualisme, prenez garde si ce n’est pas la liberté, la liberté même qu’accablent leurs rudes attaques. Lorsqu’elles recommandent l’association, l’association des ouvriers entre eux, se passant de patrons et se gouvernant en républiques industrielles, voyez si par hasard ce ne serait pas tout simplement le communisme qu’elles proposent. Mais ces écoles, messieurs, doivent-elles seules porter tout le poids de nos critiques ? L’école économiste n’a-t-elle point eu quelque part dans ce malentendu que je déplore et qui lui a fait auprès de beaucoup la réputation d’une école sans sympathie pour ce qu’on nomme le peuple et le progrès ? Dieu me garde d’imiter l’écrivain célèbre qui, sous le nom de Confessions d’un révolutionnaire, a confessé tous ses amis, excepté lui-même. Si j’avoue certaines lacunes, certains côtés un peu exclusifs peut-être de l’école économiste, c’est-à-dire d’une école encore assez jeune pour avouer ses torts si elle en a eu, et, ce qui vaut mieux, pour les réparer, je parlerai du passé beaucoup plus que du présent. L’économie politique est une science, mais une science qui a encore ses points controversés par ceux qui la cultivent, ses dissentiments intérieurs sur un certain nombre de sujets. Ce serait un véritable malheur de s’ériger en orthodoxie constituée sur tous les points, en concile infaillible, en une sorte d’église, en un mot, pour une science qui n’a d’autre fondement que la libre recherche. Ce n’est pas à nous qu’il appartient, en vue d’une rigueur apparente, de préférer l’immobilité systématique au progrès dans la vérité par la discussion. L’économie politique s’est formée il y a un peu plus d’un siècle en face et, pourquoi ne pas l’avouer ? en haine de l’association forcée. C’était de l’association forcée que les anciennes corporations d’arts et métiers, avec leurs jurandes et leurs maîtrises, si oppressives pour le travail, accablées sous la masse énorme des règlements et des privilèges. Dans l’ordre civil et religieux, quels abus de l’association n’avait pas vus se produire l’Ancien régime ! L’association ne rappelait presque plus au XVIIIe siècle que les souvenirs de la contrainte et le spectacle de la corruption. La liberté individuelle, au contraire, livrée à ses propres forces, apparaissait inviolable comme l’idée même du droit, et pure comme ce qui n’avait pas encore beaucoup servi. Qu’il pût y avoir, à côté de l’exercice de ce droit sacré, que les économistes eurent mille fois raison de revendiquer et de regarder comme le fondement de toute société et de tout ordre, de ce droit qu’aujourd’hui et toujours ils défendront en face de ses ennemis déclarés ou de ses inconséquents amis, qu’il pût y avoir des associations pour la production, pour la consommation, pour la charité, pour le capital, pour le crédit, l’économie politique naissante s’en montra alors peu préoccupée. On a même pu considérer comme conçu sous son inspiration le fameux décret de l’Assemblée constituante de 1791, qui interdisait aux maîtres et aux ouvriers de se réunir, était-il dit, pour s’entendre en vue de leurs prétendus intérêts communs. De même, messieurs, c’était une opinion très répandue alors, opinion motivée à certains égards par ce qu’on voyait, mais fort exagérée par la philosophie et par la politique de l’époque, que les gouvernements sont les auteurs de tous les maux dont souffre le genre humain, comme si les gouvernements n’étaient pas l’image et le fruit des sociétés elles-mêmes, comme si les sociétés étaient étrangères à leurs vertus et à leurs vices, soit que bons elle les soutiennent, soit que mauvais elle les tolèrent. L’économie politique avait des raisons particulières de céder à cet irrésistible courant d’idées. La vicieuse organisation du travail, un impôt établi sans justice, perçu sans humanité, montraient assez, messieurs, de quels péchés s’était couvert le principe d’autorité dans sa longue histoire économique.

Comment ne me hâterais-je pas de vous dire que ces griefs ont été exploités sans mesure, par une certaine démocratie, amie exagérée de l’association mal comprise et de l’État omnipotent ? Comment n’ajouterais-je pas qu’en ce qu’ils purent avoir de fondé jusqu’à un certain point ils perdent de jour en jour de leur réalité ? Comment n’ajouterais-je pas qu’ils en avaient beaucoup perdu déjà au moment même où ils retentissaient, il y a de cela une quinzaine d’années, avec le plus d’ensemble et de fureur ? Si vous voulez vous assurer aujourd’hui que la portion même la plus libérale de l’école économiste n’appellerait plus le gouvernement un ulcère et ne réduit plus les attributions de l’État à des fonctions toutes négatives, je vous recommanderai, par exemple, de lire les chapitres dans lesquels un esprit éminent, libéral parfois jusqu’au radicalisme le plus absolu, M. J.-St. Mill, expose les attributions de l’État. C’est un programme beaucoup plus large et plus étendu que celui d’A. Smith et de J.-B. Say, et l’on peut affirmer que les intérêts du faible et du pauvre n’y sont pas oubliés, même en dehors du grand moyen de solution que la liberté fournit. Quant à l’association, je n’en dirai qu’un mot. L’éloge de ses bienfaits et la revendication de ses droits en présence d’une législation qui y met trop d’entraves sont partis du sein même de l’école économiste. C’était mal prendre son temps d’accuser l’économie politique de se complaire dans un individualisme excessif, mettant aux prises des intérêts de classe et n’ayant point égard à l’amélioration du sort des ouvriers, quand M. Rossi signalait à l’égard de l’association les lacunes de nos codes, et la recommandait dans l’agriculture sous toutes les formes praticables ; quand M. Michel Chevalier arrachait pour ainsi dire au socialisme ce principe qui faisait sa force pour l’inoculer à l’économie politique ; quand Frédéric Bastiat, cet ami si chaud et si honnête de la démocratie, développait avec une abondance expansive et persuasive le thème populaire des harmonies du monde du travail, et se faisait le Bernardin de Saint-Pierre de l’économie politique, après s’en être montré, dans ses pamphlets, le Franklin par la finesse originale du bon sens et le Galiani par la verve piquante du style !

Demander si l’économie politique donne satisfaction à ce qu’il y a de légitime et de bon dans les aspirations démocratiques de notre temps, c’est demander si elle est d’accord avec les deux grands principes de liberté et d’égalité. Voyons donc ce qu’il en est.

Le caractère libéral de l’économie politique se reconnaît, à ce caractère éclatant, qu’elle part des droits de l’individu pour aboutir à son bien-être ; à ce signe qu’elle regarde la société non comme un être à part, comme une sorte de pouvoir irresponsable et omnipotent, ayant droit de peser sur l’individu de tout son poids, mais comme la condition et le moyen de développement de la personne humaine. Toute la question de l’accord de la démocratie et de l’économie politique est de savoir si la démocratie moderne accepte ou repousse ces données. Or qui n’est frappé, au milieu et par le contraste même de tant d’éclipses de la liberté politique, qui n’est frappé de l’attachement profond, persévérant, inviolable de la société moderne pour la liberté civile sous toutes ses formes, et particulièrement pour la liberté du travail, ce premier dogme de la science économique ? Où donc dans une telle société, où donc y a-t-il place, messieurs, pour ce réformateur, objet d’espoir pour les uns, de terreur pour les autres, pour ce législateur puissant, pour ce dictateur obéi qui doit nous faire accepter un régime dans lequel nous ne pourrions plus choisir librement notre profession, exercer librement notre industrie ? Le prix, ah ! nous ne l’ignorons pas, le prix que certaines écoles démocratiques nous proposent en échange de cette liberté qu’on accuse de ne produire que la misère du travailleur, est des plus tentants ; il s’agit tout simplement du paradis sur la terre. Il y a des gens qui affirment, et il y en a qui croient sur leur parole, qu’à l’aide de quelques combinaisons nouvelles, ou qu’on donne pour telles, de travail et de crédit, le mal est supprimé, la richesse coule d’une source inépuisable, l’homme, débarrassé de cruels soucis et de vains préjugés, jouit d’un bonheur sans mélange. Ingrats et aveugles que nous sommes, nous écoutons ces prophètes bien intentionnés, et nous passons notre chemin, aimant mieux encore ressembler au loup qu’au chien de la fable, tant la marque du collier nous inquiète ! Si la crainte d’être dupe venait à ébranler notre vertu, l’économie politique, messieurs, lui viendrait en aide. Pourquoi consentir à entrer dans les cadres tout tracés du travail organisé, pourquoi s’abdiquer soi-même, si la liberté fait, en fin de compte, les parts meilleures que le travail asservi ? Un fait affligeant et qui est de nature à fixer l’attention de tous les économistes, de tous les philanthropes, de tous les politiques dignes de ce nom, nous a frappé dans nos études antérieures, c’est qu’aujourd’hui, avec des efforts libres, multipliés, intelligents, énergiques comme l’intérêt personnel qui les engendre et les soutient, les sociétés les plus avancées ont beaucoup de peine à produire assez pour procurer les plus grossiers éléments de l’aisance à tous leurs membres. Quelle illusion donc de compter sur l’efficacité de systèmes qui substituent à l’intérêt et à la concurrence le mobile de la fraternité et du dévouement ! Nul mobile n’est plus noble assurément. Mais à combien de relâchements et de défaillances n’est-il pas sujet ! Combien il est peu en rapport avec les efforts répétés qu’exigent des tâches dont la nature modeste et tranquille n’a rien qui prête à l’héroïsme et à l’enthousiasme !

C’est ici le moment d’en faire la remarque. Ces écoles qui s’intitulent démocratiques ignorent la nature de la démocratie moderne. Celles qui ne rêvent pas avec Fourier des satisfactions sensuelles grossières ou raffinées, se transportent et nous ramènent vers les temps où il s’établissait une sorte de synonymie entre la démocratie et la pauvreté. Cette confusion a égaré un certain nombre d’adeptes du terrorisme et fait du trop fameux mot « Guerre aux châteaux, paix aux chaumières » une sorte d’idéal de gouvernement et de société. Comment ne se dissiperait-elle pas comme le plus vain des mirages, dès que l’on s’est persuadé qu’il n’en est pas de la démocratie moderne comme des petites républiques démocratiques ou aristocratiques de l’antiquité, ou comme de l’ancien état de quelques cantons helvétiques voués à une simplicité patriarcale ? La démocratie moderne accepte la civilisation, la richesse et les arts ; elle veut augmenter et non restreindre le bien-être de tous. Elle ne songe pas à réduire la portion du riche, mais à accroître celle du pauvre soumis à des privations excessives. Elle ne rêve pas d’aller nue comme les sans-culottes de 1793, et ne désigne point comme aristocrates, avec Marat, aux colères populaires qui craignent de se tromper, ceux qui portent des habits au lieu de porter des blouses. Loin de là, elle demande le bas prix des étoffes de coton, de laine et même de soie, pour en faire des vêtements chauds et élégants. Elle ne veut ni fermer les musées, ni supprimer l’Opéra, ni brûler les livres qui sont dans les bibliothèques, à l’exception de la Déclaration des droits de l’homme, ni planter de choux le jardin des Tuileries, afin de prouver son amour pour la simplicité et pour le solide. Non, messieurs, bien loin de là ; elle ouvre au peuple les trésors et les jouissances de l’art et de la science ; elle lui procure la beauté salubre des ombrages et des promenades ; elle met à sa disposition les éléments les plus variés du bien-être ; elle lui offre des moyens de locomotion plus confortables et plus rapides que ceux dont usaient autrefois les classes privilégiées et les plus puissants monarques. On parle de Sparte. Lycurgue, à Lacédémone, faisait adopter, pour empêcher l’usage des métaux précieux de se répandre, une monnaie de fer tellement lourde qu’il fallait un char attelé de deux bœufs pour traîner une somme de trois cents francs. Nous, fils de la démocratie moderne, nous avons trouvé l’argent trop lourd, et nous l’avons remplacé par l’or dans beaucoup de cas ; nous avons trouvé l’or lui-même trop lourd et d’un transport trop difficile, et nous avons imaginé le billet de banque ; enfin les papiers représentatifs de la monnaie nous ont paru encore trop embarrassants pour se prêter à tous les échanges, et nous les avons rendus inutiles dans une foule de transactions par les simplifications introduites dans les banques. La démocratie moderne agit à l’inverse des antiques démocraties : elle a pour but non l’immobilité dans une constitution présentée comme parfaite et comme éternelle, mais le progrès au prix d’une mobilité parfois excessive ; elle aime l’industrie et le commerce ; elle recherche l’étranger au lieu de le haïr ; elle voit un frère dans tout homme ; elle vante la douceur dans les mœurs et dans les relations ; elle préconise la tolérance ; elle se passionne pour la suppression des guerres ; elle songe à abolir la peine de mort. Point de confusion donc, point de confusion possible pour quiconque réfléchit, entre la démocratie moderne et les républiques d’un autre temps. Nous ne sommes ni un couvent guerrier, ni un camp, ni une oligarchie ombrageuse et farouche. Nous voulons le bien-être, la sécurité et la paix. À quoi donc rêvent les écoles qui suppriment ou restreignent d’une main impitoyable les mobiles mêmes de toute production abondante ?

Lorsque ces écoles, plus habituées à spéculer qu’à observer, à s’inspirer d’un système social a priori qu’à marcher dans la voie lente et sûre de l’expérience, adressent à l’économie politique le reproche de se montrer aristocratique, oligarchique, bourgeoise, nous pourrions peut-être, messieurs, leur opposer une simple fin de non-recevoir ; nous pourrions leur objecter que l’économie politique, science expérimentale, n’est point responsable de la portée et des applications de ses observations, si elles sont exactes ; nous pourrions leur demander ce que c’est qu’une science oligarchique, qu’une science bourgeoise, qu’une science qui emprunte son nom à un parti, à une classe ou à un pays, comme si la science en elle-même se proposait un autre objet que de connaître le monde tel qu’il est ; comme si elle ne laissait pas à des théories préconçues la prétention aussi impuissante qu’orgueilleuse de refaire les lois de Dieu. Démocratique a priori, l’économie politique ne peut songer à l’être. C’est seulement au point d’arrivée qu’on peut lui demander si les conséquences qui se tirent de ses observations sont conformes à la démocratie et favorables au bonheur des hommes.

Liberté pour la propriété de s’établir, de se gouverner comme elle l’entend, de ne supporter d’autres sacrifices que ceux qui sont rigoureusement exigés par l’utilité publique, et d’autres charges que l’impôt, librement voté ; liberté pour le capital comme pour le travail, telle est la conclusion qui ressort de l’économie politique.

Voilà le vrai champ du débat engagé entre l’économie politique et les écoles qui se font de la démocratie un prétexte pour limiter, entraver l’action de la propriété et du capital. La thèse commune à ces écoles, le point de départ théorique de leur politique et de leur économie politique pratique, quelle est-elle ? c’est que la propriété est une usurpation sur le domaine commun, et qu’elle prend aux uns ce qu’elle donne aux autres ; elles ne craignent pas, vous le voyez, d’étendre à la propriété, à l’hérédité et au capital en général, ce que l’économie politique n’accorde que de la propriété mal acquise et des capitaux dus à la fraude ou à l’action de lois injustes, c’est-à-dire à des circonstances qu’elle combat énergiquement comme des atteintes à la liberté, à la justice, à l’avantage commun. Pour les écoles démocratiques auxquelles je fais allusion, la richesse générale du pays a pu être comparée à la provision de vivres d’un navire en mer, provision qui, une fois embarquée, ne s’augmente plus. Le pauvre parait ainsi n’être réduit à la moitié ou au tiers de sa ration que parce que le riche mange deux ou trois fois plus que la sienne. Toute cette fausse démocratie s’écroule, si on prouve, messieurs, que cette idée n’est qu’une monstrueuse erreur. C’est ce que fait l’économie politique, et sans chercher le moins du monde à se faire démocratique, il se trouve qu’elle l’est beaucoup plus que ces écoles, si la démocratie, dans son principe, c’est le droit, si la démocratie, dans ses effets, c’est l’avantage de tous. Qu’est-ce que la propriété pour l’économiste ? Le fruit du travail. C’est une conquête effectuée sur la nature et non sur l’humanité, conquête entretenue à force de labeur et de capitaux, passant plusieurs fois à chaque génération aux mains de l’épargne, qui la paye et qui la féconde. La propriété, dont je ne sépare pas l’héritage, son complément nécessaire et qui est comme le ciment de la famille, la propriété agit démocratiquement en ce sens que, douée d’une force d’expansion particulière et que rien ne remplace, elle multiplie les richesses dont tous profitent. Elle fait par là, sans toujours le savoir, je le reconnais, sans toujours le vouloir, je l’avoue, de la meilleure espèce de communisme. Elle travaille pour le plus grand bien-être général. Quoi ! ces améliorations, ces découvertes, ces perfectionnements, ces mises en valeur de terres inoccupées ou incultes, ces entreprises mêlées de tant d’aléatoire, sur le domaine du néant et de la misère, ce n’est pas là de l’intérêt général ? Quelle erreur de se figurer la propriété comme le champ limité que se partagent d’un œil inquiet et d’une main jalouse d’avides héritiers ! C’est un champ qui semble s’élargir indéfiniment. Il s’accroît sous vos yeux, soit que la masse encore énorme de terrains sur lesquels n’a point passé la main féconde de l’homme appelle de nouveaux possesseurs, soit qu’un plus grand nombre de détenteurs s’établissent sur le domaine déjà cultivé et dont la fertilité va croissant, soit qu’enfin la propriété se présente sous mille aspects nouveaux avec les créations des arts. Qu’est-ce, messieurs, que notre propriété foncière aujourd’hui ? C’est le rêve réalisé de la loi agraire, ne coûtant rien au droit et attestant son progrès, ne coûtant rien à l’ordre, et concourant au contraire avec une puissance admirable à l’ordre social !

Ce mouvement d’accession de la masse à la propriété, qui est pour ainsi dire notre histoire même et qui se confond avec les progrès de la liberté civile politique, ce mouvement d’accession aux différentes formes de la propriété, bâtiments, cultures, ateliers, titres de rente, livrets à la caisse d’épargne, actions industrielles, est-ce qu’il est interrompu, ou bien est-ce que l’économie politique le combat ? Voici un fait qui est d’hier, qui est d’aujourd’hui, car il se développe. Je le cite, parce que je lui attribue une grande portée. Qui de vous ne sait, grâce à de savantes enquêtes et à la notoriété publique, qu’une portion de la population ouvrière d’une de nos villes de manufacture les plus riches, mais les plus éprouvées par le paupérisme, de Mulhouse, à l’aide d’un assez léger sacrifice secondé par le généreux concours du capital, devenait récemment propriétaire de maisons avec l’accessoire d’un petit jardin, inestimable bienfait pour ces hommes condamnés au travail manufacturier ? Qu’y a gagné déjà cette population ? Elle y a gagné mieux que le bien-être, mieux que l’aisance, elle y a gagné la moralité. Symptôme heureux, exemple déjà suivi ailleurs et qui se répand assez pour que l’observateur puisse dès à présent y signaler une influence destinée à modifier favorablement la société ! Je ne puis penser sans émotion qu’une race d’ouvriers propriétaires s’élèvera à côté d’une population de propriétaires paysans, et que, par ce moyen combiné avec d’autres qui seconderont l’action moralisatrice de la propriété, se réorganisera la famille ouvrière, atteinte, hélas par nos transformations industrielles trop rapides et trop radicales pour avoir pu se produire sans désordre. Ainsi naîtront les habitudes de tempérance, d’épargne, de vie intérieure. Ainsi se préparera dans les villes de travail, assainies matériellement et devenues des centres d’instruction populaire, une génération meilleure et plus heureuse, qui, moins mal partagée que ses pères, n’aura qu’à suivre l’impulsion, au lieu d’avoir la tâche toujours chanceuse de la donner.

N’est-ce pas là de la bonne, de la vraie démocratie, non en paroles, mais en action, et n’est-ce pas la démocratie libérale. Ce n’est pas celle-là qui attaquera la liberté du capital. Est-ce que l’influence démocratique du capital peut faire l’objet d’un doute sérieux ? Est-ce qu’il y a un seul esprit quelque peu instruit qui puisse contester que sous cette forme tant et si ridiculement attaquée du numéraire, le capital favorise l’épargne, ce moyen de rachat de la misère par la vertu, et développe, en les régularisant, ces transactions nombreuses qui sont la vie même du travail ; que, sous forme de matières premières, le capital fournit au travailleur les éléments de son activité, et sous forme de produits, les moyens de son existence ? Quels services éclatants ne lui rend-il pas, messieurs, sous cette autre forme, aujourd’hui si en relief, de machines et de moyens perfectionnés de fabrication et de transport ! Non, les économistes n’ont rien exagéré, ils ne se sont pas laissés aller à une orgueilleuse présomption en avançant que par ces énergiques moyens de production le capital partage avec les plus nobles puissances, avec la religion, avec la philosophie, l’honneur d’avoir été le véritable émancipateur des masses. Comment ne pas reconnaître en effet qu’il ne suffit pas que la religion, animée d’un divin esprit de charité, que la philosophie, pénétrée des idées de droit et d’égalité humaine, recommandent de traiter le travailleur avec douceur, si la nature même de son travail est affreusement pénible ? Il ne dépend pas d’elle de faire que broyer le grain à la façon des esclaves de Pénélope, dont parle Homère, que porter des fardeaux comme le faisaient les peuples primitifs, et comme cela se passe encore dans des pays civilisés, où l’on voit, au sein des campagnes, des femmes mêmes le dos courbé sous des poids énormes, que conduire un navire à sa destination, ne soient pas des travaux extrêmement durs, tant que l’homme est réduit à l’action de ses mains aidées à peine de quelques outils. Ces travaux ne s’adoucissent, ne laissent un peu de répit et de loisir à ceux qui en sont chargés que lorsque les moulins à eau ou à vent, les animaux disciplinés au joug, la voile et la vapeur viennent prendre à leur charge la partie la plus grossière et la plus pénible de la tâche. L’histoire de l’industrie, qui persisterait aujourd’hui encore à le nier en présence de tant de merveilles ? est celle de l’affranchissement successif du travail humain. Il faut que l’homme reste esclave ou que la nature le devienne. C’est en ce dernier sens que le problème se résout davantage chaque jour, par le concours des agents naturels, auquel nous n’entrevoyons point pour ainsi dire de bornes assignables. Que la démocratie le sache bien, sans le progrès du capital, il ne serait pas même question d’elle au sens favorable et bienfaisant dans lequel nous l’avons définie. Le cadre étroit des démocraties purement politiques de l’antiquité n’eût guère été dépassé. Un petit nombre de maitres, une masse obéissante d’ilotes, voilà le spectacle que donnerait le monde. Aujourd’hui même, dans les contrées où il y a peu de capital, et je puis vous nommer entre autres les immenses régions de l’Orient, malgré la beauté du climat et la richesse du sol, la très grande majorité des hommes vit dans la misère et dans un état d’abaissement voisin de l’esclavage.

Je ne m’appliquerai pas à répondre une fois de plus (car je ne me propose pas d’écrire tout un traité d’économie politique, au point de vue de son accord avec la démocratie, j’énonce seulement quelques vues générales) aux imputations d’exploitation du travail par le capital. Je me bornerai à présenter ici quelques remarques. S’il s’agit d’abus, comme dans le cas, par exemple, des excès de travail de l’enfance, l’économie politique n’a pas besoin d’être avertie pour les signaler et pour les combattre. Si l’on veut désigner sous ce nom odieux d’exploitation un fait général, rien n’est moins fondé : entre le capital et le travail, l’exploitation est pour ainsi dire mutuelle, puisqu’ils sont indispensables l’un à l’autre, et que le laboureur ne peut guère plus sans la charrue et les chevaux ou les bœufs, que ces instruments n’ont de puissance sans le laboureur. Désigne-t-on une supériorité habituelle du capital, qui peut attendre, sur le travail, qui ne le peut, faute de suffisantes avances ? On signale là, nous le reconnaissons, une situation réelle, mais qui est susceptible d’être adoucie, qui l’est déjà, qui le sera davantage, tout l’annonce, dans ce qu’elle a de trop rigoureux, par l’épargne, par les institutions de prévoyance, par l’instruction du travailleur ; il ne faut point d’ailleurs songer à la supprimer. Il est inévitable et désirable que dans une certaine mesure, très mobile, le capital ait une supériorité sur le travail actuel. C’est elle qui en fait rechercher la possession et qui le rend un objet d’actifs efforts et d’une active émulation. Si nulle supériorité ne s’attachait au travail antérieur et à l’épargne, pourquoi épargner ? L’activité laborieuse serait sans lendemain, et les dissipateurs auraient cause gagnée.

Pour en finir avec ce qui regarde la liberté, quel dogme est plus démocratique que la liberté du commerce ? Elle tend à l’union des peuples, et, quoi qu’on en ait dit, elle est le plus puissant encouragement donné au travail national, dont on l’accuse d’être ennemie. Dès que l’économie politique a vu une portion de cette bourgeoisie, à laquelle on lui reproche de se montrer trop favorable, s’attribuer des privilèges, de véritables redevances, sous le nom de droits élevés placés sur les produits étrangers similaires, elle a réclamé, messieurs, au nom du droit commun et de l’intérêt général, elle a réclamé, dans la conviction que le développement du bien-être populaire exige l’entrée en franchise, ou du moins avec des droits modérés, de tout ce qui sert à alimenter le travail et la vie des populations.

D’accord avec la liberté, l’économie politique l’est-elle avec l’égalité ? Je sais qu’il devient de mode de séparer ces deux choses. Ce peut être quelquefois commode, je ne crois pas que ce soit sérieux. La première égalité, la seule, la vraie, c’est l’égalité dans la liberté même, l’égalité dans le droit commun, qui entraine à sa suite un certain degré d’égalité dans les conditions. Pour sentir que cet antagonisme de la liberté et de l’égalité n’existe pas, il suffirait de jeter les yeux sur les nations qui possèdent la plus grande liberté au sein de l’égalité la plus complète, comme la Suisse, la Belgique, les États-Unis. À Rome même, dans cette Rome antique dont on voudrait faire un argument de ce prétendu antagonisme, les conquêtes de l’égalité ont été successivement arrachées par la liberté à l’orgueil patricien, forcé de concéder par degré l’admissibilité de tous les citoyens aux magistratures civiles et militaires. Est-ce que chaque période, chaque année qui s’écoule, ne signale pas quelque décisif progrès de l’égalité en Angleterre ? Ne s’y développe-t-elle pas à la suite de la liberté de discussion et de réunion la plus entière dont jamais nation ait joui ? Entre le développement de l’un de ces deux principes et celui de l’autre, l’écart peut être plus ou moins prolongé, l’attraction est mutuelle et invincible. Une égalité que la liberté ne garantirait pas ne tarderait pas à s’affaisser sur elle-même et à disparaitre sous le goût des faveurs et des privilèges que le despotisme entraine. L’égalité serait rompue au profit de l’indignité et de la bassesse : voilà tout. L’économie politique serait en contradiction avec l’une des nécessités logiques les plus inévitables, comme elle sacrifierait l’un des plus grands biens de la vie humaine si elle rejetait ou subordonnait l’égalité après avoir adopté la liberté comme principe. Mais, encore une fois, de quelle égalité nous parle-t-on ? Est-ce de l’égalité des droits ? est-ce de celle des conditions, et prétend-on que celle-ci soit absolue ? Il est trop certain, messieurs, que si la démocratie venait demander à l’économie politique, comme gage de paix et d’alliance, l’égalité absolue des conditions, elle n’en recevrait qu’un refus aussi énergique que la protestation de l’éternelle nature des choses. Que ces écoles que l’inégalité des conditions scandalise jettent un regard sur le monde ; qu’elles voient si l’inégalité n’en est pas la loi générale et constante. Quand elles auront réussi à rendre égales les conditions de vie des différentes espèces, quand, passant à l’humanité, elles auront donné à tous la même force, la même santé, la même dose de jugement et d’esprit, les mêmes dispositions heureuses du caractère, les mêmes chances favorables, elles pourront avec à propos épuiser ce qui leur restera d’indignation sur ce cas particulier de l’inégalité des richesses ; mais qu’elles prennent garde alors de rencontrer dans leurs vœux de réforme radicale la justice elle-même se dressant contre eux, et leur reprochant d’introduire dans le monde de la démocratie l’iniquité la plus flagrante en faisant la part égale au travail et à la paresse, à la vertu et au vice ; qu’elles prennent garde d’y introduire aussi la cause la plus agissante de misère en détruisant l’accumulation des capitaux, qui permet seule les vastes et longues entreprises, et en substituant, pour les esprits comme pour les fortunes, pour les volontés comme pour les situations, à la loi féconde de la concurrence et de la hiérarchie, la loi de la monotonie stérile et de l’universelle platitude ! Que la démocratie rejette comme un poison mortel cette égalité chimérique qui soumet tout à son niveau brutal ! Ce goût de la mauvaise égalité est la maladie qui lui est propre. Elle a pour mère la cupidité et l’envie. Deux ouvriers, ai-je lu quelque part, se plaignaient un jour, en 1848, de l’Assemblée nationale : « Ils gagnent vingt-cinq francs par jour, disaient-ils, ils nous font gagner trois francs, et ils appellent cela de l’égalité ! » Il est clair que cette égalité-là n’est point celle que recommande l’économie politique.

Qu’il ne s’agisse plus d’une égalité absolue, mais seulement d’une égalité relative, l’économie politique donne pleine et entière satisfaction à la démocratie raisonnable, car l’économie politique ne se borne pas à légitimer l’inégalité comme un fait indestructible, juste et bienfaisant ; elle constate, sous l’empire de la liberté des transactions et sous l’influence de la civilisation, une tendance à l’égalité qu’elle-même seconde par la guerre déclarée aux injustes privilèges dans le domaine du travail et de la richesse. Cette tendance vers une certaine égalité croissante, la science, messieurs, la constate avec orgueil, car elle exprime le triomphe du droit sur la force, du travail humain sur la nature, de la pensée et du calcul sur le hasard. Les progrès de la culture rendent moins grande la distance qui sépare le sol d’une fertilité naturelle médiocre, et le sol privilégié qui, à égalité de travail et de capital, donnait incomparablement plus de fruits et des fruits plus appréciés. En tout, l’art et l’éducation confèrent aux avantages acquis de quoi lutter contre les avantages naturels. L’art et l’éducation sont les plus grands niveleurs que le monde connaisse. Si le temps ne nous manquait pas, j’aimerais à achever cette démonstration en mettant en lumière, ce que j’ai eu déjà, d’ailleurs, l’occasion de faire dans ce cours, les lois admirables de l’économie politique à ce sujet. Nous verrions ce qu’il advient, sous l’action de la civilisation croissante, des différents éléments de la richesse distribuée. Le résultat le plus saillant, c’est que les profits du capital baissent par le seul fait de l’abondance des capitaux et de la sécurité, tandis que la part du travail seule va s’élevant ; en d’autres termes, les salaires montent en même temps que l’intérêt, qui baisse, met plus facilement le capital à la portée des travailleurs, et que le moindre prix de la plupart des produits rend la vie de l’ouvrier moins pénible.

Ce spectacle d’une égalité accrue ne nous cachera pas de navrantes misères, des inégalités trop choquantes par leur excès. Du mal, il y en aura toujours. C’est la triste loi de ce monde ; le mal fait partie pour ainsi dire de son mécanisme ; car sans la crainte du mal toute activité, toute industrie, tout perfectionnement matériel et moral s’arrêterait. C’est une gloire qui suffit à l’humanité et qu’elle ne partage avec aucune autre espèce, d’en réduire le rôle et la place sur le théâtre de la société et du monde par l’action combinée de la religion, de la morale, de la science. S’il est faux que le paupérisme soit un mal nouveau, si les formes qu’il prend sous nos yeux sont seules contemporaines de l’industrie moderne qui l’a concentré et rendu visible comme une plaie sur quelques points du territoire ; si nos pères l’ont connu plus hideux encore, sous l’aspect de cette mendicité armée enrôlant des milliers d’hommes, qui parcourait les campagnes quand elle ne trouvait pas à vivre aux portes des couvents, et sous les traits de cette ignoble truanderie qui souillait nos villes par ses impuretés, ses crimes, ses misères et ses honteuses maladies ; s’il y a un progrès irrécusable du bien-être, attesté par la comparaison de tous les témoignages ; si les extrémités de l’opulence et de la misère se rapprochent et se fondent pour ainsi dire dans les classes moyennes, dont le cercle s’élargit sans cesse ; si enfin il y a moins de distance morale par la nature des idées et le développement des sentiments entre l’homme des hautes classes ou des classes intermédiaires, et l’ouvrier qui a reçu quelque éducation ; si toutes ces conquêtes, messieurs, du vrai sur le faux, du bien sur le mal sont peu contestables, quoique nous en jouissions souvent en ingrats, comme il arrive toujours pour les biens acquis, dont le sentiment s’émousse, ce n’est pas une raison pour l’économie politique de ne pas entrevoir et appeler des perfectionnements nouveaux dans le sens de l’égalité, de la justice et du bien-être. Si l’instruction est, malgré tout ce qui a été réalisé pour sa propagation, distribuée encore de telle sorte que la France est un des pays où l’on sait le moins lire ; si la seule banque pour les économies des classes ouvrières est la caisse d’épargne ; si la seule banque de prêt est le mont-de-piété, prêtant sur les objets les plus nécessaires à la vie et sur les instruments mêmes du travail, à un taux que la loi qualifie d’usuraire ; si la place faite aux femmes dans la société laborieuse est sacrifiée souvent, sans pudeur et sans justice, aux droits de la masculinité invoqués par de singuliers démocrates qui ne reculent pas devant l’idée de soumettre l’industrie au régime de la loi salique, voilà ce que notre société ne pourrait sans honte accepter plus longtemps, voilà ce dont l’économie politique appelle hautement la réforme !

N’est-ce donc point là de la fraternité ? Il ne faut pas que nous ayons l’air de reculer devant ce terme, messieurs, devant cette devise qui a joué de malheur, car c’est au nom de ce mot si doux que les plus emportées disputes se sont élevées et que le sang a coulé dans les places publiques et sur les échafauds. L’économie politique méconnaîtrait le dogme sacré de la fraternité ! Un seul mot là-dessus, en finissant. Il y a une fraternité touchante et sublime qui s’appelle le sacrifice. Cette fraternité admirable, dont la philosophie a pu concevoir l’idée, mais dont le christianisme est l’ardent foyer, restituons-lui son nom divin en l’appelant la charité. Devant cette charité je m’incline ; mais on ne peut accepter pour l’économie politique l’honneur immérité et dangereux d’aller lui demander ses inspirations habituelles ; car, justement parce que c’est une vertu haute et rare, elle ne saurait être l’inspiration de tous les instants et de tous les actes, et si elle sanctifie tout par l’intention, elle ne saurait suppléer à tout et tout créer dans un monde où Dieu a placé l’intérêt personnel comme un mobile énergique qu’il faut contenir et non supprimer. Quelle gloire n’est-ce pas déjà pour le monde du travail et de la richesse, tel que la science nous le découvre, d’être la réalisation de la justice dans l’ordre des intérêts !

Et pourtant, messieurs, non, je ne saurais refuser toute part à la fraternité, à la charité, à ce que quelques savants appellent avec un peu de dédain le sentiment. Quoi qu’on puisse faire, les sciences morales et sociales ne sont pas les mathématiques, et la méthode mathématique n’aboutit qu’à les fausser. Mettons-les sans doute avant tout sous la garde sévère de la méthode d’observation ; éloignons tout ce qui trouble le pur regard de l’esprit ; mais ne craignons pas d’avouer que c’est un vif et profond intérêt porté à la destinée humaine qui nous inspire et nous guide. Qu’on ne dise plus qu’à force de nous occuper des produits, nous perdons de vue les producteurs. Sachons que pour l’économiste il n’y a point de capital abstrait, de production abstraite, mais qu’il y a seulement des hommes. Sachons qu’il n’y a point pour lui d’or, de fer, de houille, de laine, d’objets tout matériels, mais qu’il y a seulement des hommes. Ce n’est pas d’un monde mort qu’il s’agit ici, c’est d’un monde vivant. Ce n’est pas le marteau, la scie, la lime, la machine de métal, l’outil inanimé, qui m’intéressent, c’est l’homme, c’est l’homme seul, l’homme qui les met en jeu par son intelligence, l’homme pour qui ils travaillent. Voila d’abord comment il est permis, désirable même que le sentiment de la fraternité, de la charité, pénètre dans l’économie politique. Autrement, nous en avons la preuve, on risquera d’émettre, à titre d’innocente abstraction, des propositions qui révolteront la conscience humaine. Homo sum, nihil humani a me alienum puto. Que ce beau mot souvent cité soit la devise même de l’économiste !

Mais il s’agit de la fraternité déposée dans la loi. Nulle pente n’est plus glissante. La charité, a-t-on dit, est exclue systématiquement par l’économie politique, qui craint que l’habitude du secours n’engendre l’imprévoyance et la paresse. Cela est faux d’abord pour la charité privée, pourvu que ses secours soient intelligents. L’économie politique admet qu’il reste à la charité bien des plaies à panser de sa main délicate et sûre. Allons plus loin : le sentiment de la fraternité mutuelle est nécessaire pour adoucir bien des chocs entre les capitalistes et les ouvriers, entre les riches et les pauvres. S’il ne préside en rien à leurs relations, ne comptez pas même sur les calculs de l’intérêt bien entendu : la haine s’envenimera, les révolutions viendront. Le secours mutuel intéressé est la base de l’économie politique ; mais l’assistance désintéressée est comme l’huile qui empêche les ressorts de crier et de se briser. C’est au sujet de la fraternité dans la loi, de la charité exercée conséquemment par voie de contrainte, que s’élèvent les difficultés. La justice, a-t-on dit pour prouver que la justice ne suffit point en ce monde, la justice, en respectant la liberté d’un individu, peut en toute conscience le laisser mourir de faim ; mais la charité, de son côté, pour le sauver physiquement et surtout moralement, peut s’arroger le droit de lui faire violence. De là tant de persécutions que la charité explique et qui font d’elle quelque chose de si périlleux en même temps que de si sublime. Une fois qu’elle s’est emparée d’une âme, il semble qu’elle ne la laisse plus maîtresse d’elle-même et qu’elle lui communique une ivresse sacrée. Si le christianisme, qui a tant produit de martyrs, a pu produire aussi des persécuteurs, que sera-ce de la politique, dont l’essence est moins pure et qui n’a pas, comme la religion, le modèle et la règle d’une victime divine, inondée de son propre sang pour le salut du genre humain ? On sera peut-être disposé à des sacrifices héroïques, mais les plus grandes violences n’arrêteront pas. On soutiendra que la morale ne veut pas qu’on laisse mourir son frère de faim et de maladie en se livrant au plaisir et à la bonne chère, mais en soutenant cela contre les riches on ne s’apercevra pas, dans son emportement, que la même morale défend encore bien plus de tuer son frère sur une différence d’intérêt ou d’opinion. Établir la fraternité par la proscription de quiconque aura été signalé comme égoïste, poursuivre par l’extermination un but d’humanité, qui ne sait que tel a été le monstrueux contre-sens moral de la révolution ? Est-ce une raison suffisante pour que l’État, sous l’expresse condition d’une grande prudence et d’un profond respect pour la liberté, ne fasse pas la moindre part à l’assistance matérielle, intellectuelle et morale ? L’abandon des ignorants, des faibles, des indigents, ne saurait être érigé en système, et lorsque l’association libre n’est pas prête ou ne suffit pas au soulagement de la misère, il y a, selon nous, plus d’avantages que d’inconvénients à en charger l’État, en lui imposant toutes les conditions de réserve, de responsabilité et de publicité qui peuvent empêcher son action de dégénérer en abus. Maintenons d’ailleurs à ces attributions le caractère de concessions, et que le dogme de la fraternité imposée ne trouve pas accès dans le monde économique.

De quoi a-t-il besoin surtout, messieurs, et de quoi a besoin la démocratie ? Redisons-le sans cesse : du sentiment de la responsabilité individuelle. Avec lui, la démocratie est sauvée ; sans lui, elle court aux abimes. L’économie politique lui offre à la fois, à cette démocratie qui cherche encore sa voie, le secours de son esprit général, la prescription, fière après tout et presque stoïque, de vivre à nos risques et périls, ses recommandations courageuses de travail et d’empire sur soi, et ses indispensables lumières pour la solution de toutes les questions sociales que le mouvement démocratique a mises partout à l’étude. Il est temps pour le monde qu’elle effraye encore et qui trop souvent ne se souvient que des passions et des écarts de sa jeunesse orageuse, il est temps que la démocratie entre décidément dans l’âge de la maturité et de la sagesse. Il faut que la société sache ce qu’elle peut attendre de la science, il faut que la science se rende bien compte de son rôle social. L’histoire du monde n’a pas cessé de démontrer que l’unique condition désormais de salut et de repos pour nos sociétés ébranlées est dans l’alliance, dans l’harmonie croissante des faits et des principes. Il est donc nécessaire que les principes soient compris et acceptés. L’économie politique n’y peut pas tout, elle y peut beaucoup pour sa part. C’est à la jeunesse surtout que je me permettrai de la recommander à ce point de vue. C’est à la jeunesse de se pénétrer de cette idée que le monde économique, vu de haut et dans son ensemble, a aussi sa beauté, et que si son étude importe pour achever le jurisconsulte, l’administrateur, elle a une importance générale plus grande encore. Le jeune homme qui aura étudié l’économie politique comprendra la société ; il admirera les grandes lois qui en font la moralité ; il traversera la vie et les courants contradictoires de l’opinion toujours mobile, avec la fermeté que la science donne à l’esprit. Il saura éviter le double écueil du pessimisme qui condamne tout, même le bien, et de l’optimisme complaisant qui prend son parti du mal. Craignez au contraire que celui qui aura méprisé, négligé cette grande étude des lois sociales, des lois qui président au monde compliqué des intérêts, ne coure le risque d’être dans sa jeunesse un rêveur sombre et mécontent, possédé, en invoquant le nom de la démocratie, de l’insatiable désir des réformes les plus impraticables, pour n’aboutir à n’être dans son âge mûr qu’un politique découragé, indifférent à tout, hors à lui-même.

Deux études poursuivies concurremment nous permettront de faire des applications nombreuses et concluantes des idées générales que j’ai essayé d’esquisser dans cette leçon d’ouverture. Une de nos leçons sera consacrée à l’exposition des principes généraux de la science, la seconde a un sujet spécial, que j’ai indiqué en commençant, la distribution de la richesse et surtout l’impôt. Ceux qui m’ont fait l’honneur de suivre ce cours savent quelle est la méthode que je m’efforce d’appliquer à ces recherches. Je traite les sujets en eux-mêmes, au nom de l’économie politique pure. Je vise sur chaque point à présenter les solutions les plus autorisées, en les prouvant le plus souvent, en les discutant quelquefois. C’est la partie instructive, au sens le plus strict, de ce cours. Puis je montre le lien de ces questions économiques avec les principes de la morale sociale et du droit public. C’est le côté un peu plus philosophique, si je ne craignais de me servir d’un bien grand mot, de ces études. Je me propose par là d’en éclairer l’ensemble et de les rattacher aux autres sciences morales, non de reléguer au second plan les notions précises et positives que les jeunes gens viennent ici chercher. Telle est la variété des sujets que cette méthode peut, si je ne m’abuse, s’appliquer à presque tous sans monotonie et avec un grand intérêt scientifique, moral et même politique. J’ai pu constater que cette étude attentive des grands aspects moraux de la science économique n’était point ce qui était accueilli par vous avec le moins d’intérêt et de sympathie. Je resterai donc fidèle à ce caractère de mon enseignement. Voilà mes engagements, avec celui, messieurs, d’un entier dévouement à la science. Les vôtres, ai-je donc besoin de vous les demander ? Je compte, pour la science, sur votre attention scrupuleuse et persévérante. Oserai-je espérer, pour celui qui l’enseigne, votre bienveillance soutenue, pourquoi ne dirais-je pas plus encore ? votre affectueuse estime.

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