Daniel Villey, L’économie de marché devant la pensée catholique (1954)

Daniel Villey peut être considéré comme le dernier représentant d’une tradition libérale proprement française, celle des libéraux de l’époque de la Révolution, puis de la Restauration, pour qui la liberté était, en toutes choses, le bien suprême.

Frère de Michel Villey, le philosophe et historien du droit, professeur d’économie à l’université, auteur d’une thèse sur Dupont-White, membre de la Société du Mont Pélerin, Daniel Villey était aussi catholique.

A l’heure où certains au Vatican dénoncent « l’idôlatrie du marché » dans un texte confus qui appelle à la création d’une “banque centrale mondiale”, il faut lire cet article de Daniel Villey, salué en 1960 par Murray Rothbard comme “un article important écrit par un économiste catholique français pro-libre-marché”. En 1960, Rothbard a en effet longuement commenté cet article dans un texte intitulé “Readings on Ethics and Capitalism, Part I: Catholicism.” (voir à la fin)

“L’économie de marché devant la pensée catholique” a été publié originellement en français dans la Revue d’économie politique de novembre-décembre 1954. En 1959, la revue américaine Modern Age, éditée par Russell Kirk, publiait une traduction de cet article sous le titre : “Catholics and the market economy”. Cette version en anglais était disponible sur le web (partie I et partie II) alors que la version française était introuvable jusqu’à ce jour. L’Institut Coppet est donc heureux d’offrir enfin au lecteur français la version originale dans un format numérique.

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Pourquoi tant de catholiques contemporains répugnent-ils au libéralisme ? Telle est la question à laquelle répond Villey dans son article.

Historiquement, dans la pensée moderne, la liberté procède du scepticisme et du relativisme. Mais selon Villey cette même liberté peut être pensée et fondée à partir de la transcendance divine. Il ne s’agit pas, dit-il, de faire du libéralisme la doctrine économique du catholicisme, ni de tirer le marché de la Bible. Il n’y a pas de d’économie chrétienne. La science économique se découvre dans l’expérience, dans l’histoire humaine et dans la raison. Mais il s’agit, sans méconnaître l’abime qui les sépare, de montrer que non seulement la science n’est pas opposée à la foi mais qu’il y a entre elles des résonances, des convergences : c’est ce qu’on appelle l’intelligence de la foi. Parmi les raisons de ce mépris par les catholiques, Villey souligne notamment l’ignorance des mécanismes du marché et le moralisme.

A lire aussi : A la recherche d’une doctrine économique, Daniel Villey, 1963.

L’ÉCONOMIE DE MARCHÉ DEVANT LA PENSÉE CATHOLIQUE

PAR DANIEL VILLEY

Sommaire

I.
II.
A. – Ignorance des mécanismes du marché
B. – Intégrisme
C. – Moralisme
D. – Prophétisme
III.

N. B. — Cette esquisse a été écrite en septembre 1953, à la demande du professeur Wilhelm Röpke et à l’intention de l’Ordo fondé par Walter Eucken, où elle doit paraître incessamment en langue allemande, dans une traduction due à Madame Eva Röpke. Je remercie l’éditeur et les éminents directeurs de l’Ordo, qui ont bien voulu autoriser la publication simultanée de sa version française originale, et la Revue d’Économie Politique de l’avoir accueillie, en dépit du plan de pensée extrascientifique qui est délibérément le sien.

Sans doute, pour bien situer les réflexions qui suivent, ne sera-t-il pas inutile de se souvenir qu’elles étaient destinées à figurer dans un recueil académique étranger d’inspiration classique, et donc à des lecteurs que je pouvais supposer en majorité mieux disposés à me faire crédit de toute justification économique de la doctrine libérale, mais moins au fait que les abonnés de la R. E. P. des courants de pensée du catholicisme français contemporain.

On voudra bien noter surtout que la rédaction de ces pages est de plusieurs mois antérieure aux mesures qu’ont prises récemment les autorités romaines à l’encontre de certaines modalités de l’action des missions ouvrières, et pour mettre l’opinion catholique en garde contre certaines tendances de certains théologiens dominicains. On ne saurait donc sans anachronisme supputer en cet article je ne sais quel misérable coup de pied de l’âne, dirigé contre des hommes pour qui je tiens à affirmer ici mon admiration et mon respect.

Daniel Villey, 9 juillet 1954

Qui s’aventure aux confins du libéralisme économique et du catholicisme romain se heurte d’emblée à un stimulant paradoxe. D’une part dans presque tous les pays les voix catholiques vont en majorité aux partis conservateurs, officiellement ou pratiquement libéraux ; et les deux nations où depuis la seconde guerre mondiale des partis d’inspiration catholique détiennent le pouvoir — l’Allemagne et l’Italie, auxquelles on pourrait adjoindre la Belgique — sont celles qui ont mené la politique économique la plus orthodoxe du point de vue libéral. (Comme aussi pratiquement la mieux couronnée de succès). Mais, d’autre part, les théologiens et les économistes catholiques répudient presque tous le libéralisme économique, et cela très souvent au nom de leur foi. Il semble donc qu’il y ait une sorte de divorce entre la pratique et l’enseignement. Les penseurs catholiques se rallient aux doctrines économiques les plus diverses : le corporatisme (qui a pu se réclamer des encycliques pontificales) ; le coopératisme (bien que ce libre et vertueux accord des volontés individuelles sur lequel il entend fonder la société ait on soi peut être plus encore de quoi séduire les protestants) ; le travaillisme (à quoi revient, en somme la pensée du Mouvement Républicain Populaire français). En France surtout des milieux catholiques très étendus sont entrés dans la zone d’attraction du marxisme communiste. Mais on compterait sur les doigts les économistes catholiques qui se disent ou sont libéraux.

La Mont-Pèlerin Society se montre certes bien trop conséquente avec ce que le libéralisme implique de respect de l’intimité individuelle pour dresser la statistique confessionnelle de ses adhérents ; mais je doute que parmi ceux-ci l’on trouve beaucoup de croyants catholiques. Les quelques catholiques qui sont libéraux évitent au reste d’engager l’Église dans leurs options économiques, cependant que leurs adversaires antilibéraux, moins scrupuleux, agitent autour d’eux les foudres de l’anathème. L’impression se dégage de tout cela que le libéralisme économique répugnerait intimement au catholicisme, et tomberait sous le coup des condamnations ecclésiastiques. « Faudrait-il donc être agnostique pour être économiste libé­ral ? » — m’écrit le professeur Wilhelm Röpke, qui constate ce malaise et me confie la tâche de le commenter ici. Je vais m’y essayer avec conscience, mais d’abord avec la conscience de sa difficulté. Elle tient premièrement au fait que peu de non-catholiques sont à même de saisir aisément ce qu’est le catholicisme : le propre d’une religion, c’est de ne pouvoir être compris que de l’intérieur. Et qu’en revanche très peu de théologiens catholiques savent vraiment ce qu’est le libéralisme, et connaissent le fonctionnement de l’économie de marché. Je dois donc écrire pour deux catégories de lecteurs qui ont peine à se rejoindre et à engager le dialogue, parce que des cloisons étanches séparent leurs perspectives, leurs cadres mentaux et leurs langages.

Une autre difficulté provient de ce que la question ne se pose pas de la même façon dans les différents pays. Je prie que l’on me pardonne si l’on juge que j’ai donné une place objectivement exagérée à l’aspect français du problème. C’est d’abord que mes développements seront d’autant moins exposés au risque d’impertinence qu’ils se confineront dans un domaine que je connais moins mal. Mais c’est aussi que la France constitue un terrain particulièrement instructif pour l’exploration de notre question, puisque c’est en France — pays en majorité catholique — que l’opposition du libéralisme et de la pensée catholique s’affirme de la façon la plus brutale : au point qu’elle y pousse une fraction importante de l’opinion catholique dans le sillage marxiste. Et c’est en France que les économistes catholiques se montrent dans l’ensemble le plus généralement prévenus, en tant que catholiques, contre l’orientation libérale.

Je procéderai en deux temps. Dans une première partie, qui s’adressera surtout aux libéraux non catholiques, j’essaierai de comprendre pourquoi les catholiques prennent volontiers des positions antilibérales, et de peser la valeur des motifs doctrinaux qu’ils invoquent pour ce faire. Dans la seconde partie, je tenterai de suggérer aux catholiques comment ils pourraient être libéraux dans l’axe de leur foi.

Mais auparavant, voici trois remarques liminaires, que je crois propres à nous mettre en présence du problème, comme à éclairer notre chemin.

I

1° Première, remarque. — Le catholicisme n’est pas une doctrine économique : c’est une religion. Un catholique est, un homme qui fait sa prière, qui confesse ses péchés devant un prêtre, pour que celui-ci les lui remette au nom de Dieu ; qui reçoit l’Eucharistie, qui croit le Saint-Esprit présent dans l’Église romaine, et qui attend le Royaume de Dieu. La doctrine catholique enseigne la Trinité, l’Incarnation, la Rédemption, la Présence réelle, l’Immaculée Conception de la Vierge Marie. Son objet c’est le mystère des rapports de l’homme avec Dieu, non avec la société. Envisager la religion en faisant abstraction de ce qu’elle a de religieux, — comme le XIXe siècle s’y est exercé depuis les théocrates jusqu’à l’école de Durkheim, — c’est s’en fermer l’intelligence. En face de la religion, le sociologue pur est comme un sourd qui regarderait danser.

En outre, le christianisme est une religion transcendantaliste. Il enseigne l’autonomie du spirituel par rapport aux structures et à l’histoire temporelles. Il y a des religions théocratiques, dont les prophètes sont en même temps législateurs. Dans le Judaïsme ou dans l’Islam, la doctrine religieuse embrasse les domaines du droit et de la morale. Il y a alors des structures économiques, sociales, juridiques révélées. On a pu parler d’une doctrine économique d’Israël. Mais le christianisme témoigne contre une telle conception. Si vraiment, par rapport à l’ancienne Loi qu’il est venu accomplir, l’Évangile est une « Nouvelle », celle-ci consiste d’abord on un vigoureux démenti infligé à cette conception temporelle du Royaume qui était celle des Juifs. Ils attendaient un Messie qui restaurât la puissance d’Israël : Jésus consomme sa mission en mourant sur la Croix. L’objet du message chrétien c’est le salut des âmes, non l’organisation des sociétés.

Jésus n’a pas enseigné comme il s’y fallait prendre pour amasser des trésors sur la terre. Il n’est pas venu sauver ce monde (Non pro mundo rogo), mais nous sauver de lui, nous appelant à le dépasser en son sein même. Il n’y a pas un seul mot dans le Nouveau Testament, qui de près ou de loin juge ou régente les structures sociales. Elles y sont envisagées comme des données indifférentes, neutres, dans le cadre desquelles – quelles qu’elles soient – l’Église est appelée à préparer la moisson des âmes, et l’homme son salut. A toute inquiétude sociale temporelle la révélation chrétienne oppose d’abord une fin de non-recevoir (tel est sans doute le sens véritable du : Rendez à César…). Elle n’annonce aucune recette sociale. Sur les problèmes économiques et politiques, le chrétien n’a donc en tant que tel aucun préjugé. Bien loin de posséder en ce domaine des lumières spéciales, il serait plutôt handicapé pour en décider. Il est dit dans l’Évangile que les fils des ténèbres s’entendent mieux dans leurs affaires que les fils de la lumière. Et lorsque l’on chasse les démons de l’âme des hommes, il advient qu’ils se réfugient dans le bétail et provoquent des désastres économiques. Il y a une maladresse propre des témoins de l’esprit dans les problèmes qui concernent la conduite des choses de ce monde. Et ce que Platon dit du philosophe qui revient dans la caverne après avoir contemplé la lumière du jour et le monde des idées pures – et qui ne sait plus distinguer les ombres sur le mur, et paraît stupide à ses compagnons qu’il voulait éclairer – cela est vrai aussi du chrétien lorsqu’il regarde la terre, dont par son baptême il n’est plus.

Il ne peut donc s’agir de confronter, sur un même plan horizontal, d’autres doctrines économiques — et par exemple à la doctrine libérale — quelque chose comme une doctrine économique chrétienne : parce que rien de tel n’existe. Notre tâche est autrement délicate. Il nous faut écouter les résonances qui peuvent naître entre deux plans étrangers l’un à l’autre, et dont l’un transcende l’autre. Interroger un théologien sur l’économie politique est a priori tout aussi cocasse que consulter un poète sur un problème de mathématiques. Telle est la difficulté majeure de notre entreprise. Mais c’est aussi ce qui nous donne espoir. Nous avons en somme peu de chances de rencontrer entre le christianisme et telle doctrine économique une opposition qui soit totale et définitive. Puisque leurs plans ne coïncident pas et ne se rencontrent pas, il est improbable qu’elles s’excluent réciproquement. A priori, beaucoup de doctrines économiques différentes peuvent être pensées à la lumière de la foi chrétienne et animées de l’esprit chrétien.

2° Deuxième remarque. — Jusqu’à présent j’ai parlé de christianisme, alors que c’est du catholicisme que m’interroge le professeur Röpke. Il faut bien comprendre comment pour les catholiques les deux choses se confondent. L’Église romaine n’est point à leurs yeux une secte chrétienne parmi d’autres, fût-ce la plus nombreuse et la plus vivante. Elle n’est pas la colonne de base dont la marche servirait, seulement de référence à celle des autres. Elle n’est pas le tronc de l’arbre chrétien. Elle est l’arbre tout entier, et les rameaux qui s’en sont détachés ont pu, certes, en emporter beaucoup de sève, mais n’en font plus partie. Le catholicisme n’est pas une forme extrême du christianisme. C’est le seul christianisme absolument authentique, car c’est le christianisme complet.

Il en résulte que dans la perspective catholique toute déviation par rapport à la doctrine romaine est aussi trahison du christianisme. Mais la réciproque n’est pas moins vraie : on ne petit dénaturer ni affadir l’esprit chrétien sans contrefaire le catholicisme. D’une part l’autorité de l’Église est la règle d’interprétation de l’Écriture. Mais d’autre part les actes de l’Église romaine doivent être eux-mêmes interprétés dans la ligne et dans le cadre de la Bible et de l’ensemble de la tradition chrétienne. Puisque christianisme et doctrine romaine coïncident, ils se vérifient, se cautionnent, s’éclairent, réciproquement. Sans doute la symétrie des deux processus n’est-elle pas absolue, puisque la révélation scripturaire est close et désormais muette, cependant que l’Église romaine continue de répondre aux questions qu’on lui pose, et donc s’interprète elle-même au jour le jour. Il n’en demeure pas moins que la seule façon catholique de comprendre les actes ou les enseignements actuels de l’Église romaine c’est de les situer dans le prolongement de la Révélation scripturaire et de toute la tradition chrétienne. Tout ce qui est catholique est chrétien. Tout ce qui est chrétien est catholique. Et tout ce qui est vrai doit trouver sa place dans l’univers de la pensée catholique.

L’une des conséquences de cet universalisme doctrinal, —qui constitue l’essence du catholicisme, — c’est qu’il est probablement beaucoup plus facile d’être théologien protestant, que théologien catholique. L’universalisme de ses prémisses constitue pour le théologien catholique un handicap technique. L’hérétique choisit, comme le suggère l’étymologie : l’hérésie consiste à construire un système logiquement cohérent, et puis à rejeter ce qui refuse d’entrer dans le système. Tandis que le catholicisme ne choisit pas. Rien n’est disparate au premier regard comme la théologie catholique : c’est qu’elle s’interdit de négliger aucun élément, aucun aspect de la vérité. Tout ce qui est vrai est catholique, encore que tout ce qui est vrai, au plan religieux et en matière religieuse, ne s’accorde pas toujours au plan de la pensée humaine. Le théologien catholique doit assumer beaucoup de choses qui paraissent s’opposer au niveau de l’intellect — il faut aimer, il faut haïr ses père et mère ; la grâce donnée à chacun est suffisante, mais non point toujours efficace — et qui ne s’harmonisent que dans le mystère de la foi transcendante. Décidément, l’intransigeance et la rigueur théologiques ne sont pas du côté catholique. S’il était permis d’un peu caricaturer les choses, l’on dirait que le théologien protestant se met dans la situation du rédacteur d’un code qui — dans les limites de la fidélité à la Sainte Écriture, qu’il est libre, au demeurant, d’interpréter comme il l’entend — construite un édifice, sans fissures et bien charpenté. Il se fait, pour une large part, à lui-même sa propre loi. Tandis que le théologien catholique se trouve dans la situation d’un juge qui doit coûte que coûte rattacher au système de lois existantes qu’il a reçu de l’extérieur – et à une jurisprudence très abondante – tous les cas qui se présentent à son examen. C’est pourquoi, contrairement à certains préjugés, la théologie catholique est moins logiquement cohérente et beaucoup moins exclusive que n’importe quelle théologie protestante. La théologie protestante est parfois claire à la raison. La théologie catholique ne s’éclaire que dans l’oraison. Elle plonge dans l’univers du mystère.

De par son propos même, elle ne peut qu’apparaître absurde à qui ne prie pas. Qui l’envisage comme une pure construction rationnelle n’en voit que la surface. Il n’en a pas la clé. Il est condamné au contre-sens. De l’esprit qui cherche Dieu, Pascal affirme qu’il L’a déjà trouvé. Mais la fides quaerens intellectum ne le trouve jamais tout à fait. Elle ne peut se mouler dans ses cadres, trop étroits pour elle. Il sera pour autant très difficile de saisir la doctrine catholique au niveau qui permettrait de la confronter à la doctrine économique libérale. Mais c’est aussi l’une des raisons pour lesquelles a priori nous pouvons supposer qu’elles ne s’excluent pas définitivement.

3° Troisième remarque. — Notre troisième remarque sera d’ordre historique, et peut-être éclairera la psychanalyse de l’anticapitalisme catholique. Le catholicisme a pour essence l’universalité et la pérennité. Mais il a reçu, d’abord au XIe siècle avec le schisme d’Orient, et plus récemment au XVIe siècle avec la Réforme d’Occident, une série’ do chocs douloureux dont il n’est pas encore pleinement rétabli. Le corps de l’Église a été sévèrement amputé. Alors, en vertu d’une réaction de défense naturelle et substantiellement saine -conforme à toutes les lois de la physique de l’équilibre- le catholicisme s’est raidi sur les aspects de sa tradition qu’attaquaient et rejetaient les réformateurs. La Réforme a déclenché ce que Bergson appelle un « processus de double frénésie ». Protestantisme et catholicisme se sont mutuellement servis de repoussoir. Si le catholicisme s’est notablement purgé de la simonie (vente des indulgences) et de ce relâchement des mœurs cléricales qui contribuèrent à déclencher la révolte protestante, en revanche il a mis un accent particulier sur les points de dogme et les formes de culte que le protestantisme rejetait. C’est ainsi que parfois dans la pensée catholique la lettre du dogme a pu paraître l’emporter sur l’esprit, et le souci des structures dogmatiques et ecclésiales sur celui de la vie chrétienne, et que l’ecclésiologie catholique à parfois semblé se réduire à une « hiérarchiologie », et la théologie sacramentaire donner une signification presque magique à la doctrine de l’ex opere operato, et la morale devenir excessivement légaliste, et les dévotions et les croyances mariale friser pratiquement l’idolâtrie, etc. Luther et Calvin ont engendré une brusque rupture d’équilibre. L’homme qui a perdu sa jambe gauche s’appuie sur la droite. Le mal objectivement le plus sensible que la Réforme protestante ait fait à l’Église romaine, ce n’est peut-être pas tant de l’avoir amputée de quelques membres, que d’avoir par là provoqué certaines difformités dans les membres restants. Depuis le Concile de Trente une sorte de mouvement de bascule a souvent incité le catholicisme à se penser lui-même comme une sorte de protestantisme à rebours, qui— s’il était érigé en système théologique — pourrait n’être pas moins hérétique que son contraire. Ce mouvement fut une réaction naturelle inéluctable, mais déformante. Historiquement nécessaire, elle fut aussi bien sans doute historiquement salutaire. Mais on en doit tenir compte lorsqu’on entend remettre à sa vraie place et comprendre historiquement le comportement de l’autorité romaine, notamment durant la seconde amitié du XIXe siècle, sous le pape Pie IX.

Plus ou moins contemporaine de la Réforme religieuse est la Renaissance, et l’avènement de la civilisation qu’elle a engendrée, que nous appelons « civilisation moderne ». Cette civilisation-là est née largement en dehors de l’Église romaine, et contre elle. Si la Renaissance fut catholique avec Érasme, ses sources plus souvent ont été protestantes, et surtout athées. Paul Hazard décrit cette épopée philosophique et scientifique dans son livre sur La crise de la conscience européenne. Ce fut pour la pensée catholique traditionnelle un brusque ébranlement dont nous ne pouvons sans effort mesurer rétrospectivement l’ampleur et la violence. Intrinsèquement, ontologiquement, l’Église catholique n’était évidemment liée pour toujours ni à la philosophie d’Aristote ni à la cosmogonie de Ptolémée, non plus qu’au Saint-Empire romain germanique, ou à la civilisation « primaire » (principalement agricole) ou à l’économie stationnaire ou à la féodalité; à tout cela qu’ont ébranlé les nouveautés : la philosophie cartésienne, le renouveau des mathématiques, l’avènement des sciences de la nature, « les lumières », la « révolution industrielle », la Révolution Française, la philosophie allemande du XIXe siècle. Mais les nouveautés d’ordre purement profane — scientifique, politique et culturel — surgissaient inextricablement, mêlées au paganisme ou à l’athéisme envahissants. Elles menaçaient d’un même élan dévastateur la religion chrétienne vivante et la coquille temporelle où depuis Constantin et les papes du Moyen Age, elle avait vécu. Alors l’Église romaine s’est raidie contre toute nouveauté. Elle s’est sentie obligée de se crisper, de resserrer ses disciplines, comme fait le capitaine d’un bateau que secoue la tempête. Sans les énergiques coups de barre que Rome a donnés — avec l’intrépidité de la foi — peut-être le christianisme n’eût-il survécu ni à la crise du XVIe siècle, ni à celle du XVIIIe. Seulement, entre l’Église et la civilisation moderne celle qui vient de la Renaissance et de la Révolution Française — le malaise s’est prolongé tout le long du XIXe siècle, et il n’est encore que très superficiellement dissipé. Il en subsiste un climat de gêne et de suspicion réciproques, voire d’hostilité.

L’Église catholique a plusieurs fois frappé — avec un manque d’égards qui nous étonne et nous heurte aujourd’hui rétrospectivement — le mouvement du « libéralisme catholique », qui, de Lamennais à Montalembert, entre 1830 et 1870, s’efforçait, maladroitement sans doute, a un rapprochement. Des textes comme l’encyclique Mirari vos de 1832, par laquelle le pape Grégoire XVI condamnait l’Avenir de Lamennais pour «indifférentisme » ou plus encore le Syllabus de décembre 1864 (Napoléon III interdit, qu’il fût lu dans les églises de France) sont révélateurs de cette méfiance farouche que l’Église romaine a ressentie vis-à-vis de l’ensemble des « idées modernes ». L’Église s’est accrochée au passé. `Souvent, en face des nouveautés même les plus bénignes, les plus saines, les plus susceptibles de recevoir des justifications chrétiennes, elle s’est rétractée, montrée intransigeante, parfois provocante.

Une telle méfiance, si elle est aujourd’hui moins absolue et surtout moins consciente, n’est pas morte. La mentalité des catholiques reste souvent bien plus précolombienne précopernicienne, prébaconienne, précartésienne – et en France prérévolutionnaire, et en économie politique précapitaliste,- qu’ils n’en sont eux-mêmes conscients. Il y a toujours une région obscure de la pensée catholique qui attend de l’avenir une revanche contre la Renaissance. On n’en parle jamais, mais on y pense toujours. Il semble qu’une certaine corde de la mentalité catholique se sente soulagée et se remette en vibrer chaque fois que l’on entrevoit que la civilisation moderne pourrait connaître une crise fatale (en réalité, c’est la pensée catholique qui est en crise depuis l’avènement de la civilisation moderne).

Déjà, vers 1870, Dupont-White écrivait — je le cite de mémoire — que lorsque le prêtre incline aux idées modernes, il penche plutôt au socialisme qu’à la liberté. C’est qu’aussi bien dans le socialisme il flaire volontiers — fût-ce au prix de quelques contresens — des réminiscences d’idéologies précapitalistes. Et sans doute — si paradoxal que cela puisse paraître et soit en fait — y a-t-il beaucoup de cela dans l’attraction que le communisme exerce présentement sur une fraction très large de l’opinion catholique française. Que ce soit dans le passé féodal ou dans un hypothétique avenir collectiviste, la pensée catholique paraît toujours impatiente de s’évader du présent : de la civilisation que nous a léguée la Renaissance.

La tradition catholique n’a donc pas encore pleinement digéré les neuf derniers demi-siècles de l’histoire intellectuelle de l’Europe. Cinq siècles, c’est peu pour l’Église romaine, qui a « les promesses de la vie éternelle », et qui devait avant tout maintenir l’intégrité de la vérité religieuse. Mais c’est pour nous beaucoup, car ces cinq siècles ont fait nos cadres mentaux, notre civilisation, nos patries, nos régimes politiques, et ce n’est qu’à travers eux que nous avons reçu l’héritage même de l’histoire antérieure. Que la pensée catholique se soit cabrée contre ce qui menaça d’atteindre la religion en même temps que beaucoup de formes culturelles contingentes, encore une fois ce fut une opportune première réaction. Mais qu’elle se soit par la suite renfrognée, qu’elle ait boudé la civilisation moderne même en ce qu’elle avait de naturellement bon et de susceptible d’être chrétiennement pensé et vécu, c’est ce qu’il est très permis aux catholiques de confesser et de déplorer. Situer les valeurs humaines de la civilisation moderne dans la ligne de la tradition chrétienne, baptiser la Renaissance et la Révolution Française dans un esprit fidèlement catholique, ce serait un beau programme pour l’intelligence catholique contemporaine. Mais cette tâche est encore largement en avant de nous. Ce n’est encore que très superficiellement qu’en beaucoup de secteurs la pensée catholique a intégré les cadres mentaux et le langage de notre époque. Nous devons garder ce fait présent à l’esprit. Il éclairera pour nous bien des réticences que manifestent les catholiques vis-à-vis de l’économie de marché, et qu’il nous faut maintenant tenter d’analyser.

II

Nous distinguerons quatre sources aux réserves dont font preuve les catholiques vis-à-vis du libéralisme économique. D’abord l’ignorance fréquente des mécanismes du marché, qui n’est pas propre aux croyants. Ensuite, trois courants ou trois tendances de pensée catholique, que nous appellerons respectivement : l’intégrisme, le moralisme, le « prophétisme ». A propos de chacun de ces thèmes, nous nous efforcerons de préciser dans quelle mesure les préventions antilibérales des penseurs catholiques reflètent une incompatibilité fondamentale entre le catholicisme et le libéralisme ; dans quelle mesure, au contraire, elles résultent de points de vue particuliers qui ne sont pas essentiels au catholicisme, voire le déforment.

A. — IGNORANCE DES MÉCANISMES DU MARCHÉ.

La première cause des préventions que nourrit habituellement la pensée catholique contre la doctrine économique libérale, c’est que rarement elle la connaît bien. Si paradoxal — et un peu scandaleux — que cela puisse paraître, les hommes cultivés qui ignorent le principe même du fonctionnement du marché sont relativement plus nombreux de nos jours qu’au XIXe siècle. Aujourd’hui, tout le monde discute et tranche en matière économique, mais de plus en plus de gens le font sans avoir compris le mécanisme des prix, qui constituait naguère le pont aux ânes des étudiants. On a maintenant tellement chargé les programmes de l’enseignement économique élémentaire que ce qui en constituait autrefois l’axe s’est trouvé submergé sous toute sorte de floraisons secondaires.

A la base du libéralisme économique il y a l’eurêka de Ques­nay, cette éblouissante découverte dont les physiocrates comparaient l’importance historique à celle de l’invention de l’imprimerie. L’idée que les phénomènes économiques s’engendrent les uns les autres; qu’ils sont reliés les uns aux autres par des lois; que de multiples décisions en apparence incohérentes sont en réalité coordonnées par des mécanismes rigoureux et cachés, de telle façon qu’il y ait un ordre déterminé des phénomènes économiques. L’idée qu’au-delà du plan des intentions il y a celui des conséquences, et que le second est largement autonome par rapport au premier. L’idée que derrière la concurrence et l’opposition des intérêts, que l’on voit, il y a une harmonie qu’on ne voit pas, mais que la science peut découvrir. Telle fut l’intuition géniale de Quesnay. Elle reste le fondement, de la science économique : car si « ce qu’on voit » constituait le tout de la vie économique, il ne serait pas nécessaire de superposer une connaissance scientifique à la connaissance vulgaire que nous en avons. Et la doctrine économique libérale demeurera toujours inintelligible à qui l’ignore, car il serait absurde de « laisser faire », si peu que ce fût, s’il n’existait aucun mécanisme de coordination des décisions isolées des individus, et si, derrière la mêlée concurrentielle des intérêts, il n’y avait quelque harmonie médiate. Or, cette illumination que personne n’avait eue avant Quesnay, beaucoup de nos contemporains n’en ont jamais fait l’expérience. Leurs cadres de pensée, qui volontiers se croient très modernes, sont en réalité préphysiocratiques. Ils restent au plan de « ce qu’on voit », sans même imaginer qu’il en puisse exister un autre. Ils ont fait l’économie de l’effort qui serait nécessaire pour comprendre le libéralisme, de telle sorte qu’il leur est besoin de très peu d’effort pour le réfuter, mais que leur dialectique de réfutation porte à faux. Ils en ont parfois obscurément conscience, mais très bonne conscience. Fallait-il donc se donner la peine de comprendre une doctrine désuète, dépassée scientifiquement, tout juste bonne à intéresser les amateurs de curiosités archéologiques ? Les adversaires du libéralisme se sont beaucoup servis contre lui de l’arme du mépris. Elle n’a pas tué le libéralisme. Elle a fait autour de lui beaucoup de victimes.

Elle en fait de préférence peut-être parmi les catholiques. La science économique les attire peu. Elle a été élaborée presque entièrement par des athées. Le seul grand économiste qui ait été chrétien, ce fut Malthus : mais il était hérétique. Il répugne à beaucoup de catholiques d’envisager les phénomènes économiques, qui sont aussi des actes humains, sous l’angle de la détermination. Et, certes, il y a des économistes catholiques. Mais d’abord ils sont remarquablement peu nombreux, ou l’étaient, en tout cas, jusqu’à une date récente. Et ce sont rarement les économistes catholiques qui font l’opinion catholique en matière économique. Elle est conduite par d’autres, amateurs, publicistes, philosophes et théologiens, que les économistes catholiques ménagent avec beaucoup de crainte révérencielle. Aucun grand économiste libéral ne s’est levé, qui puisse donner à un catholique le sentiment de se trouver chez soi dans l’univers intellectuel du libéralisme. Les catholiques libéraux de l’école de Lamennais et de Montalembert prêchaient presque exclusivement le libéralisme politique, et c’est l’un deux, Lacordaire, qui a proféré cette sentence si souvent brandie contre l’économie libérale : « Entre le pauvre et le riche, c’est la liberté qui opprime et la loi qui affranchit ». En France —plus qu’en Allemagne où l’un et l’autre se peuvent réclamer de Mgr Ketteler— le catholicisme social est né en réaction contre le libéralisme catholique. Après le Syllabus (1864) et après la Commune (1870), il a surgi comme un allié de L’Univers (de Veuillot) contre Le Correspondant (de Montalembert). L’Union des associations catholiques ouvrières eut pour président Mgr de Ségur, ennemi déclaré du libéralisme. Et l’œuvre des Cercles catholiques ouvriers fut fondée en 1871 par de Mun et La Tour du Pin « avec ce programme, entièrement inspiré du Syllabus, de refaire la société sur la base unique des principes religieux, sans aucune concession l l’esprit moderne, et en opposition avec les principes de la Révolution ». Les mots d’ordre de de Mun, c’étaient expressément « la contre-révolution par le Syllabus », « la contre-révolution irréconciliable ». De telles origines idéologiques qu’eut en France le catholicisme social, quelque chose demeure sans doute dans le subconscient de nos contemporains. Le type très répandu du catholique intellectuel non spécialiste, niais curieux de doctrine économique, possède ordinairement une bibliothèque étrangement composée. Il a tout saint Thomas d’Aquin, et tout Karl Marx. Mais il est fort rare qu’il ait lu Adam Smith, ou Bastiat — ou même Keynes, qui doit d’ailleurs être tout à fait inintelligible à quiconque ignore les classiques. Souvent il ne connaît les libéraux qu’à travers les réfutations qu’en proposent les documents ecclésiastiques et les écrits néothomistes d’avant 1914 — et puis à travers Marx et les écrivains marxistes contemporains. Ceux-ci le persuadent que l’économie libérale est scientifiquement dépassée. Il ne demande qu’à les en croire.

Il ne s’agit pas ici seulement d’amateurs, ni d’hommes de second plan. Voici par exemple Emmanuel Mounier, que j’ai personnellement beaucoup connu et profondément aimé. C’était un esprit vigoureux et ample, en même temps qu’une âme merveilleusement pure, et généreuse, et forte. Il eut l’un des premiers, dès le déclenchement de la grande dépression, l’intuition de la « crise de notre temps », et l’audace de tout embrasser dans une ample vision tragique. Aujourd’hui, plus de trois ans après sa mort, son influence sur la jeunesse française et étrangère ne fait que croître. Il était philosophe de formation. Il avait fait beaucoup de thomisme, sous l’influence de Jacques Maritain, et cela se voit dans son essai sur La propriété capitaliste et la propriété humaine, qui me semble un curieux témoignage d’archaïsme sociologique, de la part d’un des esprits les plus audacieux et les plus novateurs de notre génération. Et puis il s’était astreint à étudier très sérieusement Karl Marx, dont la Deutsche Ideologie est restée ouverte sur sa table la nuit de sa mort (mars 1950). Je ne crois pas qu’il ait jamais sérieusement étudié les mécanismes du marché. Il devait considérer la doctrine économique libérale comme une simple excroissance de l’utilitarisme et de l’hédonisme benthamiens, dont les limites philosophiques manifestes lui paraissaient sans doute condamner a priori tous les prolongements particuliers.

La méconnaissance des lois économiques transparaît fréquemment dans les mandements épiscopaux. Que l’on me permette — en esprit de sincère respect pour les autorités dont ils émanent et pour les intentions qui les ont dictés — de citer ici au hasard deux textes qui m’ont frappé. Une lettre pastorale récente de S. E. Mgr l’Archevêque de Rouen déclare : « Les salariés qui acceptent de faire des heures supplémentaires doivent se demander s’ils ne portent pas tort à leurs camarades de travail. Certaines femmes dont le mari gagne suffisamment, et qui ne travaillent que pour augmenter leur confort, certains retraités qui ajoutent un salaire normal à une retraite décente doivent se demander s’ils ne prennent pas indûment la place de quelqu’un dont les besoins sont plus grands que les leurs ». Voilà une recommandation qui paraît indiscutable pour qui demeure au plan de « ce qu’on voit » : au plan de la connaissance vulgaire. C’est le mémo argument qui, en conjoncture de sous-emploi, pousse souvent les syndicats à demander que l’on impose des restrictions à l’immigration, ou l’expulsion des ouvriers étrangers.

M. Wilhelm Röpke en dénonce le sophisme, qu’il appelle la lump labour fallacy ou « sophisme du quantum fixe de travail ». A courte échéance, et dans certains cas spéciaux que l’on peut définir avec quelque précision, il peut advenir effectivement que le travail des uns cause le chômage des autres. Mais si l’on élargit l’horizon et la période du raisonnement, on s’aperçoit qu’il n’y a là le plus souvent qu’une illusion d’optique, et que faire des heures supplémentaires constitue fréquemment, en fin de compte, le moyen le plus efficace qu’ait chacun de nous de contribuer à la régression du chômage d’autrui. Si les diocésaines de Mgr l’Archevêque de Rouen cessaient de travailler, ne devraient-elles pas pour autant réduire leur demande de produits ? Et ne risqueraient-elles pas de priver d’emploi ceux dont les tâches sont complémentaires des leurs ? Le discrédit moderne du libéralisme sert de prétexte pour réhabiliter la connaissance vulgaire à l’encontre de la théorie scientifique. On revient alors à la considération exclusive de « ce qu’on voit », cependant que l’on néglige ou nie « ce qu’on ne voit pas ».

Voici le second exemple. Dans une lettre officielle de S. Em. le Cardinal Saliège, archevêque de Toulouse, qui a été lue en chaire dans toutes les églises de ce diocèse le 4 janvier 1953, on peut lire la phrase suivante : « Je supplie les chefs d’entreprise de ne pas augmenter le nombre des chômeurs. Il n’est pas nécessaire qu’une entreprise fasse des bénéfices. Il est nécessaire qu’elle vive et fasse vivre des hommes. » Mais si c’était précisément en ne réduisant pas son personnel — alors qu’elle aurait bénéfice à le faire — qu’une entreprise allait mettre en péril sa propre vie, et provoquer une extension du chômage dans l’ensemble de la nation, comme un gaspillage de facteurs propres à « faire vivre » moins bien les hommes ? La question n’est pas discutée, parce que le problème n’est pas posé. Une lettre pastorale n’est pas un traité d’économie politique. Cependant des conseils de ce genre ne devraient pas être donnés, que l’on ne se fût demandé quelles conséquences économiques se produiraient s’il advenait qu’ils fussent suivis. Et si c’était précisément le métier de l’entrepreneur de faire des bénéfices ? On ne saurait en ce cas écrire : « il n’est pas nécessaire qu’une entreprise fasse des bénéfices », non plus que l’on ne dirait : « il n’est pas nécessaire qu’un professeur fasse des cours ; il suffit qu’il achète des livres » ; ou encore : « il n’est pas nécessaire qu’un médecin soigne des malades ; il suffit qu’il s’occupe de sa femme », etc. Dans la poursuite du bénéfice, on ne voit que l’attrait (coupable) du gain. On ne voit pas dans le profit le baromètre du service rendu, qu’il est en économie de marché. Or l’ignorance ou la méconnaissance de la science économique ne peut qu’être fatale à la doctrine libérale. Pour qui ignore ou pour qui nie l’existence de mécanismes, le libéralisme ne peut constituer qu’un non-sens. On peut contester que la science économique justifie la doctrine libérale. Il est en revanche évident que la doctrine libérale ne se peut justifier sans la science, qu’elle ne peut se passer d’un fondement scientifique. Qui demeure au plan de « ce qu’on voit » ne peut soupçonner les arguments du libéralisme, ou — comme diraient les Anglais — « the case for liberalism ».

B. — INTÉGRISME.

Ignorance est sœur de méfiance. On redoute spontanément ce que l’on ignore, on préfère ignorer ce que l’on redoute. Si la pensée catholique se tient volontiers à l’écart de la doctrine de l’économie de marché — et de la science des mécanismes du marché qui lui sert de fondement – c’est qu’elle se méfie du libéralisme économique. Pour ce qu’il s’appelle libéralisme, et que ce mot évoque le libre examen, l’indifférentisme religieux, le scepticisme, la méconnaissance et le refus du principe d’autorité en matière religieuse comme en matière politique. Aux yeux de beaucoup de catholiques, le libéralisme est un bloc d’idéologies anticatholiques.

Cela évoque deux problèmes distincts que l’on peut ainsi formuler :

1° Dans quelle mesure le libéralisme économique — c’est-à-dire la doctrine économique qui préfère l’économie de marché — est-il solidaire de toute la Weltanschauung libérale, ou bien autonome par rapport aux doctrines qui, en d’autres domaines, se réclament du principe libéral ?

2° Entre le catholicisme et la Weltanschauung libérale, dans quelle mesure s’agit-il d’un malentendu contingent, passager et superficiel, ou d’une fondamentale incompatibilité ?

Chacune de ces questions est immense. Suggérons seulement quelques lignes de réflexion, dans l’axe desquelles il faudrait pousser la discussion si l’on voulait atteindre à plus de clarté.

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D’abord, dans quelle mesure le libéralisme économique est-il rivé à la philosophie libérale ? Historiquement, il a surgi au sein d’un système total de pensée, dont il ne représentait qu’une des faces, et qui n’était point un système catholique. Adam Smith disait que le libre-échange c’était « le protestantisme dans le commerce ». Bien plutôt, l’économie classique est fille de Locke et de Hume. La figure de Stuart Mill illustre dans toute son ampleur la conception de l’homme et du monde qui fut celle des benthamites. Libéral en économie, parlementariste en politique, individualiste en sociologie, utilitariste en morale, associationniste en psychologie, et purement psychologue en métaphysique, il incarne en une grandiose synthèse la conception atomistique de l’homme et du monde. Il semble bien que ce système exclue Dieu, à moins que comme un pur sentiment. Il repose sur la négation de toute unité originelle et réelle, et de tout absolu comme de toute transcendance. L’intérêt général est inconnaissable directement, et c’est pour cela qu’il faut que sur le marché s’affrontent les offres et les demandes, afin que de leur confrontation se dégage une résultante. De même, la vérité métaphysique et religieuse est inconnaissable avec certitude, et c’est pour autant qu’il faut qu’il y ait une sorte de marché des opinions, où toutes s’affrontent librement. Dès lors, lorsque le professeur Röpke demande : « Faut-il donc être agnostique pour être économiste libéral ? », on pourrait être tenté de répondre : « Évidemment, puisque aussi bien libéralisme n’est qu’un autre mot pour dire agnosticisme.»

Mais il faut se garder de conclusions aussi tranchées. En fait, le libéralisme a été lié au déisme providentialiste des physiocrates, avant d’illustrer l’atomisme athée (ou « théiste ») : chez les « utilitariens » anglais, et en particulier chez Stuart Mill. Quesnay et Mirabeau étaient partisans du despotisme éclairé, Jean-Baptiste Say de la première République française, Bentham du radicalisme politique. Le libéralisme économique repose sur une analyse scientifique des mécanismes économiques, plus directement qu’il ne découle d’une quelconque doctrine philosophique ou politique. II y a sans doute un lien historique, mais il n’y a peut-être pas de solidarité logique indissoluble entre le libéralisme économique et tous les autres aspects de l’atomisme rationaliste. Il existe toujours une certaine autonomie des conséquences par rapport aux principes. Nul d’entre nous ne peut penser sérieusement que l’économie de marché soit inséparable de la doctrine protestante du libre examen des Saintes Écritures, ou incompatible avec l’infaillibilité pontificale. Il est exact que tout jugement possède un arrière-plan philosophique, mais beaucoup de thèses particulières sont susceptibles de plusieurs fondements métaphysiques interchangeables, parfois exclusifs les uns des autres. Mainte pierre peut entrer indifféremment dans la construction de beaucoup de temples. Ainsi plus d’une philosophie sans doute est-elle apte à soutenir la doctrine économique libérale.

Et cela semble d’autant plus probable qu’elle-même professe l’indépendance, l’autonomie du domaine économique. Non seulement à l’endroit de la politique, mais au regard de toute autre discipline. Historiquement, c’est le libéralisme qui a nourri le premier l’ambition d’une science économique autonome, philosophiquement neutre. Seulement — diront les intégristes — cette proclamation de neutralité ne serait-elle pas précisément l’essence même du libéralisme philosophique, Nous voici dès lors conduits à examiner notre seconde question : en quoi et dans quelle mesure le catholicisme est-il irréconciliable avec le libéralisme tout court ?

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Depuis la Réforme et la proclamation par les protestants du principe du libre examen, depuis la Révolution française et la proclamation du principe de la souveraineté nationale, — mais surtout entre la condamnation de l’Avenir de Lamennais par l’Encyclique Mirari vos de Grégoire XVI (1832) et celle du Sillon par Pie X en 1910 — le libéralisme sous toutes ses formes a été la grande cible des théologiens catholiques, et du magistère romain. Cela se rattache, sens doute, à l’hostilité pontificale contre le risorgimento italien qui menaçait les États de l’Église, et contre la politique anticléricale de la Troisième République française, comme à d’autres circonstances historiques contingentes. Il y a toutefois, dans cet acharnement que le catholicisme a mis à pourchasser partout les excroissances même les plus périphériques de l’idéologie libérale, quelque chose de plus profond. Il existe — et il a existé surtout alors — urne certaine théologie « libérale » qui atteignait le catholicisme dans son âme non moins que dans ses bases dogmatiques. Le libéralisme théologique était un rationalisme religieux, qui dissolvait ce qu’il y a de précisément religieux dans la religion. Il était négation de la réalité transcendantale de l’Église comme Corps du Christ, antérieur et supérieur à ses membres. Il niait l’autorité du dogme, la continuité de la doctrine catholique. C’est par horreur du libéralisme théologique que Newman a quitté l’Église d’Angleterre pour se convertir au catholicisme romain. Voici comment il définit le libéralisme (théologique) : « Le libéralisme est l’erreur par laquelle on soumet au jugement humain les doctrines révélées, qui, par leur nature, le surpassent, en sont indépendantes ; erreur par laquelle on prétend déterminer, en pesant leurs mérites intrinsèques, la vérité et la valeur des propositions qui s’appuient uniquement pour être reçues sur l’autorité de la parole divine. Il est certain qu’une conception purement individualiste de l’Église et qu’une conception purement rationaliste de la connaissance religieuse ne sont point compatibles avec le catholicisme, non plus sans doute, qu’avec aucune religion qui mérite ce nom. Or la condamnation de cette forme de libéralisme théologique suscita une hostilité frénétique contre tout ce qui pouvait procéder de quelque idéologie libérale. Il conduisit beaucoup de catholiques à condamner radicalement la démocratie, les droits de l’homme, et le marché.

« Toute liberté, non pas la liberté absolue et illimitée, mais toute liberté en soi est une peste, une peste spirituelle », imprimait vers 1861 la Civitta Catolica. Et le 27 juin 1871, le pape Pie IX, dans un discours à des pèlerins français du diocèse de Nevers, leur dit : « Il y a dans ce pays — la France — un mal plus redoutable que la Révolution, que la Commune : c’est le libéralisme catholique. » Le Pape visait par là Montalembert et Lacor­daire, dont les positions et les intentions paraissent pourtant aujourd’hui très cléricales aux catholiques français de 1953. On sait l’horreur que Newman vouait à la Révolution Française de 1780, et à celle de 1830, et qu’en rade d’Alger, sous la monarchie de Juillet, il détourna la tête pour ne pas voir un drapeau tricolore. Il aimait répéter ce mot de Johnson, que « le Diable fut le premier whig » (parce qu’il fut le premier à se révolter contre l’autorité constituée). Ainsi, même pour un esprit aussi moderne, — à tant d’égards si en avance sur son temps, et, ne lui en déplaise, si libéral (au sens que le langage profane donne à ce mot) — que le fut Newman, le libéralisme formait un tout, et un tout totalement condamnable du point de vue religieux. Par aversion pour la théologie libérale, qu’il réprouvait comme une exaltation orgueilleuse et dissolvante de la subjectivité contre l’unité de la foi et l’autorité de la Révélation, il condamnait toutes les formes du libéralisme, le libéralisme en bloc.

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Dans cette longue hostilité que le catholicisme a vouée au libéralisme, il y a deux couches d’inspiration superposées que la conjoncture historique de l’époque confondait, et qu’il ne nous est possible de dissocier que sur un plan abstrait, et après coup. Il y a d’abord une défense, essentielle au catholicisme, de la transcendance de la vérité religieuse contre un rationalisme qui en était la négation, et de la vérité tout court contre l’indifférentisme sceptique. Mais il y a aussi, étroitement mêlée à la première, la défense d’un certain type révolu de civilisation contre une civilisation neuve. Les catholiques s’accrochaient aux lambeaux qui subsistaient de la chrétienté médiévale et de sa civilisation, que Jacques Maritain qualifie de « sacrale » et le P. Cougar de « hiérocratique ». Les théologiens catholiques insistent beaucoup aujourd’hui pour marquer que cette civilisation-là ne constituait qu’une formule historique transitoire, et que la doctrine catholique n’implique nullement une semblable subordination directe du pouvoir temporel à ]’Église, ni de la science profane à la théologie, ni des valeurs propres du temporel aux objectifs ecclésiastiques.

Le départ entre ce qu’il y avait d’essentiel au catholicisme et ce qu’il y avait de purement circonstanciel dans la réaction catholique antilibérale du XIXe siècle n’est point facile à effectuer, et ce n’est pas ici que nous en pouvons même esquisser la théorie. Qu’il nous suffise de noter que l’on est aujourd’hui revenu à des conceptions plus nuancées, et que beaucoup d’eau a coulé sous les ponts du Tibre depuis le Syllabus. Il est arrivé à des catholiques — ou à des champions incroyants du catholi­cisme, comme Charles Maurras — de formuler une certaine caricature du catholicisme. Mais il ne faut point confondre avec elle l’original. La devise catholique : in certis unitas a pour corollaire — nécessaire et symétrique — in dubiis libertas (et non moins in omnibus caritas). Or le temporel, et a fortiori les problèmes économiques, relèvent de la sphère des choses relatives, donc ouvertes à la discussion. La théologie catholique n’est nullement exclusive du pluralisme des opinions en matière profane.

Au contraire, elle le postule, car ce pluralisme témoigne pour la transcendance de la vérité révélée par rapport à la vérité profane connue par les seuls moyens humains. Même dans le domaine de la connaissance religieuse, tout ne se fait pas par voie d’enseignement autoritaire. La vraie voie catholique de la lumière religieuse, ce n’est pas la docilité mentale passive, c’est l’ardeur de la charité, avide de connaître Dieu dans l’Église. Quiconque a mesuré combien la réalité religieuse est au-delà de notre langage et de nos concepts imaginera volontiers que nous ne puissions connaître Dieu que par approches successives et par tâtonnements maladroits. La foi n’est pas la certitude intellectuelle, elle est l’appréhension du mystère. Plus elle est forte, plus elle demeurera prudente et activement inquiète. Sans doute la métaphysique — ou l’antimétaphysique — qui se trouvent à la base d’un certain libéralisme sont-elles antichrétiennes. Mais cela ne signifie pas que le libéralisme ne se puisse trouver aucun fondement dans les perspectives chrétiennes, ni que ne se puisse concevoir un libéralisme d’inspiration catholique. S’il est vrai qu’une certaine face de la tradition catholique est sacrale, moniste, autoritaire, extrinséciste, dogmatique, et si c’est cette face-là qui a été la plus voyante depuis le coup de barre tridentin, il suffit de lire les Pères de l’Église et saint Thomas d’Aquin lui-même pour se rendre compte que ces tendances ne se confondent pas avec toute la tradition catholique, même ancienne. La sincérité n’est pas une valeur moins catholique que l’obéissance. Les théologiens catholiques modernes inclinent à admettre le caractère largement inductif de leur discipline. Ils donnent à leurs réflexions la dimension du temps. Tout aussi bien que sur le scepticisme, un certain relativisme historique et la liberté peuvent se fonder sur la transcendance. Mais ce n’est point ici le lieu de développer ce point, puisqu’aussi bien nous devons tenter plus loin de suggérer l’arrière-plan doctrinal d’un libéralisme d’inspiration catholique.

C. — MORALISME.

J’ai tenté naguère d’instruire le procès de l’économie libérale au regard de l’éthique. Nous reviendrons d’autant plus brièvement ici sur ce sujet que les objections morales que l’on oppose à l’économie de marché n’ont point un caractère spécifiquement catholique.

La critique moraliste du libéralisme est à deux étages. D’abord on accuse l’économie de marché de fonder toute l’activité économique sur un mobile immoral — l’appât du gain — et de le conduire à des structures sociales immorales, caractérisées par l’inégalité des conditions et par le règne de l’argent. On reproche alors l’injustice du système libéral.

On ajoute en second lieu que si la morale n’est point dans les résultats du marché, c’est qu’elle n’était pas non plus dans les prémisses. Le libéralisme, n’est-ce pas une façon d’envisager l’univers économique qui fait abstraction de toute finalité, de toute échelle de valeurs a priori ? Le libéralisme ignore la morale. Son postulat fondamental, qui suppose les actes humains déterminés, paraît exclure la liberté psychologique, condition de toute morale. Le libéralisme veut une société qui repose non sur la justice, mais sur la nature ; or, la nature est corrompue, déchue, livrée à Satan. On reproche alors au système libéral non plus l’immoralité de ses résultats, niais l’amoralisme de son principe. Et le second reproche est plus amer que le premier : la morale elle-même, si mijaurée soit-elle, préfère qui la viole à qui ne la remarque pas.

Discuter de chacun de ces reproches excède le cadre de cet article. Je crois qu’ils procèdent de diverses confusions. Voici en ce sens quelques réflexions, parmi celles qui paraissent susceptibles de rencontrer des échos dans la pensée catholique.

La condamnation morale du mobile de l’intérêt personnel n’est pas toujours exempte d’un certain pharisaïsme. Que l’homme ait d’autres fins que la richesse, le christianisme en témoigne ; mais que la fin propre de l’activité économique soit l’accroissement de la richesse, c’est là ce que l’on saurait difficilement contester. C’est l’essence même de l’activité économique que d’être tendue vers un excédent de la valeur créée sur la valeur dépensée : donc vers le gain. C’est là une fin inférieure sans doute ; mais elle est bonne. Est-ce alors l’attribution individuelle des résultats de l’activité économique que l’on condamne, et le fait que chacun en régime libéral poursuive son propre bénéfice ? Je noterai d’abord que le moi n’est point aussi haïssable pour la tradition catholique que pour Pascal et ses `amis de Port Royal. « Honore ton âme », — c’est-à-dire ta vie — dit Ben Sirah. Il convient d’abord de s’aimer soi-même, pour beaucoup aimer son prochain en l’aimant comme soi-même. Il ne faudrait pas confondre la charité avec le masochisme. Le désir de bien vivre, de faire bien vivre les siens, de s’assurer et de leur assurer la sécurité n’est certes point pour un chrétien l’ultime aspiration de l’homme, mais il est normal et bon. Il n’est pas d’humanisme qui supporte une certaine forme de mépris de l’intérêt. Et lorsque l’intérêt par trop se méprise, c’est alors qu’il se déguise, et que l’on devient hypocrite. D’autre part, le régime libéral serait-il le seul qui fit appel aux mobiles égoïstes ? Sans doute en Russie la crainte des châtiments et des épurations, comme l’appât des honneurs et de l’avancement, remplacent-ils en partie la recherche du gain monétaire. La vanité, l’ambition, la terreur, seraient-elles des mobiles plus moraux que la cupidité ? On doit regretter, certes qu’en nous-mêmes les préoccupations économiques accaparent tant de place. Mais non point que dans notre vie économique la recherche du gain soit prépondérante, car c’est l’essence de la vie économique, que d’être tendue vers le gain.

Il n’est nullement certain que le régime libéral soit plus inégalitaire que les autres. Les statistiques montrent que l’inégalité des revenus —sinon des fortunes — est plus accentuée en Russie qu’aux États-Unis. Est-il besoin de dire que le libéralisme économique n’est nullement exclusif d’une législation sociale, voire d’une certaine redistribution des revenus ? Au reste, l’égalité économique (qui n’a rien de commun avec l’égalité juridique proclamée par la Révolution française) semble un idéal moralement très contestable. L’égalité porte en elle la médiocrité et la stagnation, cependant que l’inégalité stimule et épanouit dans les diverses conditions sociales des vertus complémentaires. Si l’une des gloires du christianisme est d’avoir témoigné pour la dignité religieuse et humaine des pauvres, il ne s’ensuit nullement que l’érosion du relief social soit une valeur catholique, ou simplement morale. Bien que ces paroles pontificales doivent être replacées dans leur contexte historique pour être correctement interprétées, il y a sans doute pour les catholiques quelque chose encore à retenir de cette condamnation de Léon XIII, qui — dans l’Encyclique Graves de Communi — réprouvait « une certaine démocratie qui va jusqu’à ce degré de perversité que de…poursuivre la suppression et le nivellement des classes ».

Quant au « règne de l’argent », c’est une formule de Péguy qui a fait fortune, mais qui n’est pas plus claire pour autant. Entend-on par là que l’économie libérale est une économie monétaire, et tiendrait-on pour spécialement perverse cette forme abstraite, immatérielle, parfaitement liquide de la richesse qu’est la richesse monétaire ? Alors l’objection porterait moins contre le libéralisme que contre le progrès économique, qui sans doute impliquait le dépassement du troc, l’extension des échanges, la mobilisation de la richesse, la comptabilité en valeur et non plus seulement en nature. Ou bien veut-on signifier qu’en régime libéral les hommes qui possèdent ou qui gèrent, ou qui manient l’argent, confisquent le pouvoir politique ? Or, s’il y a une affinité certaine entre la richesse et le pouvoir, entre l’imperium et le dominium, elle n’a pas attendu le régime libéral pour se manifester, et il n’est pas évident qu’elle puisse jamais être éliminée. Au demeurant, les éléments ploutocratiques que comportent les régimes capitalistes tiennent moins à la liberté économique qu’au monopole, qui lui-même trop souvent résulte non du marché, mais de l’intervention de l’État (protectionnisme, encouragements aux ententes). Enfin, il serait probablement faux de considérer que tout élément de ploutocratie puisse et doive être banni d’un sain régime politique. Les « puissances d’argent » — pour autant qu’elles ne sont pas un mythe — sont plusieurs, elles sont en rivalité les unes contre les autres, et ce pluralisme même limite leur influence et constitue une garantie de liberté. La plouto­cratie est un pouvoir divisé contre lui-même, et qui peut faire opportunément contrepoids aux excès des gouvernements. Aristote condamnait sans doute l’oligarchie — c’est ainsi qu’il nommait les gouvernements des riches — mais il ne l’en déclarait pas moins préférable à la tyrannie.

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La critique de l’amoralisme du système libéral est plus fondamentale que celle de l’immoralité des résultats sociaux du marché. Mais il n’est pas vrai que le libéralisme exclue la morale. D’abord, les individus libres de choisir librement leurs consommations et leurs professions, le sont pour autant d’orienter moralement l’économie. Certains soldats américains, lors de la libération de la France en 1944, se plaignaient que les tarifs de la prostitution fussent chez nous inabordables. Fort pertinemment, une publication officielle de l’armée américaine leur faisait alors observer : « Les prix sont le résultat d’une confrontation des offres et des demandes. Ceux dont il s’agit ici sont donc en raison directe de la vertu des Françaises, et en raison inverse de la vôtre ». C’est à cause du discrédit moral qui pèse sur la profession de bourreau que celle-ci est le plus souvent très largement rémunérée, etc.

La morale n’intervient pas seulement dans les données du marché (l’offre et la demande.) Elle en passe le seuil, elle informe son fonctionnement. De moins en moins, les économistes, même libéraux, regardent le marché comme un phénomène naturel et purement spontané. Le marché est une institution qui postule et promeut certaines vertus : la loyauté, le respect, de la règle du jeu, l’initiative, le sens du risque, la prévoyance, le sang-froid, l’effort discipliné. Le marché est un jeu, éducateur comme tout jeu. L’économie libre fait les hommes libres et les hommes libres sont des hommes moralement supérieurs.

Le moralisme vindicatif dont témoignent beaucoup de catholiques censeurs du libéralisme économique ne trahit-il pas une déviation religieuse ? C’est une aventure en somme très inattendue, que celle de chrétiens égarés dans le moralisme. Le moralisme est un rétrécissement des perspectives, qui conduit à méconnaître à la fois ce qu’il y a de bon et de sain dans la nature, et ce qu’il y a de transcendant, de royalement libre, dans le comportement spirituel.

Le « moraliste » est sévère pour la nature. S’il est d’inspiration chrétienne, il insiste sur la chute, et sur la corruption de la nature par la chute. C’est là, certes, un des plus difficiles problèmes de la théologie. Est-il permis de l’effleurer ? Contrairement aux grandes théologies réformées, le catholicisme a toujours tenu qu’entre le royaume du mal et celui de Dieu, il y avait place pour une région naturelle, bonne en soi parce que créée, susceptible non de mériter le salut, mais de plaire à Dieu. Le christianisme catholique est à coup sûr, dans sa tradition théologique, beaucoup plus naturaliste et humaniste que le christianisme protestant. Et la théologie catholique contemporaine insiste volontiers sur cet aspect de son héritage. Par exemple, elle montre que ce que ce qui distingue la tradition judéo-chrétienne de la tradition platonicienne, c’est que pour Platon le monde sensible est pour autant dégradé, tandis que selon la Tradition judéo-chrétienne, la création et la chute demeurent distinctes, et que la création est essentiellement bonne, et le demeure malgré la chute. Le Père Congar nous invite à voir dans les récents développements de la théologie catholique une « redécouverte de la nature » et, de l’autonomie des fins propres de la nature par rapport aux fins spirituelles, et de l’ordre propre de la nature par rapport à l’ordre du salut…

La Bible, et surtout les paraboles évangéliques, prennent plus volontiers leur inspiration dans la nature que dans le monde de la vie morale. Rien n’est après tout plus immoral que l’apologue des lis des champs. Il nous est dit ailleurs que lorsqu’une brebis tombe dans un puits, bien sûr il faut l’en retirer, même le jour du Sabbat ! Il y a une merveilleuse leçon de simplicité naturelle dans toute la vie galiléenne de Jésus. Il semble que souvent l’Évangile rejoigne la nature par-dessus la Loi, retrouver le naturel sous l’artifice, c’est un premier pas pour s’ouvrir le Royaume de Dieu, — qui n’est point celui de la morale.

Bien sûr, le christianisme n’est pas venu ébranler la morale ! Il en prolonge au contraire, jusqu’à Dieu, les fondements, les fins, les résonances. Mais toute la prédication de Jésus, toute celle de Paul, ne jettent-elles par un pressant appel à la dépasser ? Le Sermon sur la Montagne est en un sens tout entier dirigé contre elle. Ce qui est écrit, ce qui avait été dit aux Anciens (de ne point tuer, de ne point commettre d’adultère, de ne point faire de faux témoignages), c’était la morale. « Et moi je vous dis » … de faire plus, et mieux, et autre chose : d’être fous et non plus raisonnables — c’est-à-dire moraux. L’Évangile ajoute un étage à la vie, au-dessus du plan moral. Les chrétiens doivent leur salut à l’injuste miséricorde divine. Ils aiment leur prochain, c’est-à-dire qu’ils le préfèrent injustement. La règle de conduite proprement chrétienne, c’est le discernement spirituel de celui-là qui n’est plus sous la Loi, mais qui exulte et danse devant l’Arche à la face de Dieu. Ce sont certains protestants libéraux et les laïcs français qui avaient entendu réduire la religion à n’être plus qu’une morale. Les catholiques devraient se garder de les suivre sur un tel terrain. Et ce qui est vrai du moralisme individuel l’est a fortiori, du moralisme social, Le message chrétien s’adresse aux élus, non aux sociétés temporelles. Les socialistes français du XIXe siècle avaient sans doute les meilleures intentions du monde, mais ils commettaient un dérisoire contresens lorsqu’ils classaient Jésus parmi les réformateurs sociaux. Le Christ n’est pas venu changer les lois, mais sauver les âmes. Et non point, moraliser les structures, mais affranchir les cœurs, par la foi et l’amour, à la fois du péché et de la Loi. Si son Royaume n’est pas de ce monde, c’est qu’aussi bien ce monde est incapable de s’élever plus haut que la morale.

D. – PROPHÉTISME

Le moralisme a joué un rôle considérable dans la critique catholique du libéralisme économique, mais il est aujourd’hui en régression. Il inspirait le catholicisme social traditionnel, il orientait la pensée catholique vers le corporatisme, le coopératisme, ou, plus récemment, vers le travaillisme. Depuis la seconde guerre mondiale — en France au moins — ces tendances ont été largement recouvertes par un autre courant qui rejoint le marxisme ou qui en procède, et qui tend — souvent plus précisément qu’il ne consent à se l’avouer — vers une sorte de communisme chrétien. Il est difficile de donner un nom à la tendance doctrinale qui inspire ce nouveau courant. Nous l’appellerons le « prophétisme » puisqu’elle repose sur une manière d’eschatologisme temporel, sur une extrapolation sacrée de l’histoire profane. Comme le moralisme est la face réactionnaire, le« prophétisme » représente la face progressive de l’antilibéralisme catholique. Les deux tendances se mêlent aujour­d’hui fréquemment et intimement.

Le progressisme proprement dit représente sans doute dans la pensée catholique française une position minoritaire, et quelque peu suspecte à l’autorité religieuse. Il n’en a pas moins une importance numérique considérable. Et son importance réelle dépasse son importance numérique, du fait du zèle religieux et apostolique de ses représentants, de son influence considérable sur la presse catholique française et sur les mouvements de jeunesse, et du prestige qu’il exerce — souvent à leur insu — sur plusieurs couches de l’opinion catholique qui le répudient, mais ne se laissent pas moins pénétrer de ses thèmes. Les infiltrations marxistes vont très loin dans la pensée catholique française contemporaine. Elles y jouent un rôle moteur. Souvent les progressistes — et ceux qu’atteint de quelque façon I’ idéologie progressiste — représentent dans le catholicisme français ce qu’il y a de plus généreux, de plus charitable, de plus rempli de Dieu. Si Rome même use vis-à-vis d’eux de ménagements qui scandalisent parfois l’étranger, c’est, en raison de cette vie chrétienne ardente et pure, de ces charismes authentiques, et de ces fécondes réalisations pastorales dont ils sont porteurs et artisans. S’il est vrai qu’un souffle de sainteté semble passer aujourd’hui sur l’Église de

France, beaucoup de ceux que j’ai qualifiés de « prophétistes » en sont à coup sûr les témoins.

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Parmi les sources de l’attitude « prophétiste » il faut signaler :

1° Une prise de conscience tragique et enivrante de l’intensité historique de la période que nous vivons. On parle d’ « accélération » de l’histoire ». Impossible de rien penser en dehors du temps et de notre temps. La théologie retrouve le sens du contexte historique changeant, et celui de son développement propre. Elle tend à devenir une science historique, plus que dogmatique. C’est la fin du splendide isolement de la théologie catholique, qu’avait signifié le Syllabus. La pensée des « prophé­tistes » repose sur une conscience aiguë des dimensions insolites des bouleversements historiques contemporains, et sur l’impression qu’à un moment historique révolutionnaire ne peuvent convenir que des doctrines sociales révolutionnaires.

2° La prise de conscience du fait prolétarien et du fait communiste. Cela a commencé en France en 1936 au moment du Front populaire. Depuis lors, le rôle joué par les communistes dans la Résistance française, le rôle joué par la Russie dans la victoire des démocraties sur l’hitlérisme, la vertigineuse expansion soviétique en Europe et en Asie ont fait choc sur la pensée catholique. L’urne des conséquences en a été de répandre l’angoisse de « ce grand scandale du XIXe siècle » (Pie XI) qu’est l’abandon par les pauvres du christianisme, religion des pauvres. Le souci apostolique de reconquérir la brebis perdue, de retrouver l’audience de la classe ouvrière devient la préoccupation primordiale. Sous l’influence de tels soucis apostoliques, on embrasse la cause temporelle de ceux que l’on aime et veut évangéliser, et l’on devient, au nom du christianisme, politiquement et économiquement ouvriériste. Surtout l’on prête un sens mystique à cette entité sociologique qu’est la classe ouvrière. La lutte de classe du prolétariat tend à se confondre avec le combat même de Dieu. Le prolétariat, pour Marx, c’est un peu le Messie qui meurt et ressuscite : crucifié par l’aliénation capitaliste, glorifié par la révolution communiste. Beaucoup de catholiques se montrent sensibles à de tels parallélismes, en nourrissent leur vie profonde, comme aussi bien leur pensée politique et leur action de chaque jour. L’idée d’une sorte de salut de classe temporel, qu’opérerait la révolution prolétarienne, est latente en beaucoup de consciences catholiques. Et ce « salut de la classe ouvrière » prend à leurs yeux bien des couleurs de la Parousie chrétienne attendue.

3° Les catholiques dont nous parlons ont peut-être opportunément ravivé l’expectation de la Parousie, que le XIXe siècle avait mise quelque peu sous le boisseau. Seulement ils inclinent à attendre la Parousie dans le prolongement de l’histoire profane. Celle-ci, pour eux, est mûrissement de la Jérusalem céleste. Le salut attendu est l’œuvre de Dieu sans doute, et situé dans l’éternité, mais il est aussi l’œuvre de l’homme et l’œuvre du temps : il est l’œuvre de l’homme dans le temps. Il se réalise : a) par l’unification planétaire de l’humanité ; b) par la prise de possession de la planète que réalise progressivement l’humanité, et qui hâtera son unification : par la soumission de la nature à l’Homo Faber. Lorsque l’homme aura exclu du monde tout l’inhumain, lorsque les hommes formeront une unité planétaire maîtresse de la terre, alors ce monde sera mûr pour le Second Avènement, que prédisent les apocalypses. L’histoire profane tend vers la Jérusalem céleste un peu comme une asymptote vers son axe. Et le moteur de cette grandiose évolution historique, c’est le travail humain. Car c’est par le travail que l’homme conquiert la nature, comme c’est par le parti des travailleurs que s’unifie l’Humanité. Le travail est le grand unificateur. Cela lui confère une valeur eschatologique, une valeur apocalyptique, une valeur sacrée.

Est-il nécessaire de souligner que de telles perspectives impliquent des cadres mentaux très imperméables à la doctrine économique libérale ? Nous mettrons en lumière trois oppositions :

1° Encore que ce mot soit équivoque et redoutable, on peut bien dire que le libéralisme toujours est tant soit peu naturaliste. Il entend qu’on laisse au moins partiellement agir les causes, au lieu de tout soumettre à une fin conçue par l’homme. Dans l’univers libéral, l’homme dialogue avec la nature, et c’est la nature — cruelle en apparence, bienveillante en définitive —qui mène le jeu. Dans l’univers prométhéen – ou faustien – ­que conçoivent les catholiques auxquels je fais allusion, la nature, c’est l’ennemie à dompter. L’homme ne doit pas lui obéir, mais l’affronter et la soumettre. L’homme lui-même n’a pas une nature, mais un destin ; son destin c’est de vaincre la nature, et d’éliminer le hasard, et toutes les causes inhumaines au profit des causes finales rationnelles.

La vie économique, pour le libéral, est un jeu où s’affrontent les différents agents économiques. Les catholiques dont nous parlons ne veulent plus jouer un tel jeu, mais que la solution du problème économique — c’est-à-dire la coordination des différents travaux et l’adaptation de la production aux besoins —soit elle-même le résultat d’un travail, d’une activité, sérieuse, tendue vers une fin rationnelle et voulue : ce qui les incline au planisme.

2° Le libéralisme est toujours quelque peu perpétualiste. En cela aussi il garde bien quelque chose des physiocrates. Il croit que les constantes de la condition humaine impliquent la permanence de certaines notions, de certaines lois, de certaines nécessités qui président à la vie économique. Pour les catholiques dont nous parlons, le mouvement de l’histoire est tout. Ce qui les intéresse, ce n’est pas ce qui demeure, c’est ce qui change. Ils sont peu perméables à l’idée de lois naturelles permanentes. Et c’est a priori qu’ils condamnent le passé.

Certes, le libéralisme lui aussi est progressif. Mais dans l’économie libérale, ce qui progresse c’est la production et le niveau de vie, tandis que demeurent les mécanismes. Le progrès libéral est une loi, et il est l’œuvre de la nature : pour les libéraux le progrès lui-même est un état. Le progrès des prophétistes est une tâche : il est l’œuvre de l’homme.

3° La pensée économique libérale est individualiste. Elle repose sur l’irréductibilité de l’individu comme centre de calcul hédonistique et comme agent, de choix économiques. Or eux ne considèrent que les ensembles. Contre l’individu ils dressent la classe sociale et l’humanité. Souvent ils s’appuient pour ce faire sur une théologie réaliste du Corps Mystique. Certains croient pouvoir en tirer la conception d’un salut collectif de la classe ouvrière ou de l’humanité, voire d’un salut cosmique, de la création dans son ensemble. Ce qui est sauvé, ce ne sont plus les élus, c’est l’espèce humaine, et avec elle l’univers qu’elle conquiert et maîtrise progressivement. Le P. Teilhard de Chardin, dans une formule extrême, va jusqu’à écrire :

L’homme individuel doit se consoler de disparaître, en songeant à ses fils et à ses œuvres, qui demeurent. »

Il faudrait maintenant indiquer en quoi les tendances dont je viens de parler — et qui concourent, à dresser beaucoup de catholiques contemporains contre le libéralisme économique — me paraissent pouvoir être relativisées ou contestées du point de vue catholique :

1° Je ne pense pas qu’il soit bien catholique de cabrer la volonté humaine contre la nature. Le message chrétien ne nous dit .pas de vaincre la nature, mais de nous vaincre nous-mêmes. Le dialogue du chrétien avec la nature n’est pas un dialogue hostile. Il n’aspire pas à devenir un monologue de l’homme, Les psaumes, la vie galiléenne de Jésus, la poésie du Cantique des Cantiques ne protestent-ils pas contre cette exaltation du travail grégaire et prométhéen, laquelle procèdent nos « prophétistes » ? Sans doute répondent-ils que « la nature de l’homme c’est l’artifice ». Mais il y a aussi les bêtes et les choses, et la nature biologique de l’homme. Il ne convient de réduire ni le monde à l’homme, ni l’homme à ses seules mains. On oublie peut-être un peu ce que la tradition chrétienne a hérité et intégré du stoïcisme, et le respect dû aux « choses qui ne dépendent pas de nous ». Je ne puis m’empêcher de voir dans le « prophétisme » de la théologie du travail une conception bien citadine. Elle manque d’air pur, de chants d’oiseaux et d’odeurs campagnardes.

2° Si l’Église et leurs tâches communes en ce monde sont pour les hommes moyens de salut, le salut, lui-même pour la tradition chrétienne est personnel. Ce qui sera sauvé, ce sont les élus. L’un sera pris et l’autre laissé. Les chrétiens croient, à la destinée immortelle de l’individu, tandis que toutes les sociétés temporelles sont périssables et éphémères, qu’il s’agisse de classes sociales ou de nations. L’idée d’une responsabilité collectives d’Israël vis-à-vis de Dieu apparaît fréquemment dans l’Ancien Testament, mais le Dieu de Jésus ne punit plus les enfants pour les crimes de leurs pères, ni les pères pour ceux de leurs enfants. Ce fut l’un des grands messages de l’Évangile, l’un des plus neufs et des plus libérateurs. Pour prier le Père, il est écrit qu’il faut entrer dans sa chambre et fermer la porte. L’individu, unité biologique, est aussi l’unité sotério­logique. Cela ne nous prépare-t-il pas à faire de lui tout aussi bien l’unité de choix économique, à lui conserver le rôle d’agent économique autonome ?

3° Comme le dit L. Bouyer dans un article d’une rare vigueur, « l’éternité n’est pas du tout un fruit dont le temps serait la fleur ». Les progrès de l’histoire profane — s’ils existent vraiment sur un plan métaséculaire, ce qui resterait à démontrer, — ne nous montrent pas la voie qui conduit au Royaume de Dieu. Le chant des bienheureux n’est pas celui des lendemains terrestres. Et ce serait faire fi des avertissements évangéliques les plus précis que de prendre les clairons de la révolution pour les trompettes du jugement dernier. Ce n’est pas le travail qui dit « Maranatha » mais les hommes qui ont renoncé au monde et choisi la Vie. S’il y a quelque chose de spécifique dans le message chrétien par rapport à l’Ancien Testament, c’est bien le rejet de tout messianisme temporel. Le Christianisme enseigne que tous les trésors amassés sur la terre seront rongés par la rouille. Ce n’est pas par la restauration terrestre du royaume d’Israël, c’est au milieu du tonnerre et des éclairs qu’adviendra le Royaume de Dieu. Le Second Avènement doit se faire non dans l’épanouissement, mais dans l’effondrement de ce monde, de même qu’il a fallu que meure le Christ avant d’entrer dans la gloire. En attendant, des promesses ont été faites à l’Églises, mais aucune à la société temporelle.

Ainsi le « prophétisme » tout comme le moralisme paraît comporter certaine méconnaissance de la transcendance du Royaume de Dieu, et corrélativement de l’autonomie de celui d’ici-bas. C’est pourquoi il entraîne à la fois, d’une part mie fâcheuse laïcisation du spirituel, et, d’autre part, un impérialisme non moins contestable du spirituel sur le domaine qui de droit est le domaine propre du monde, le domaine de la nature sociale.

Et donc les diverses inspirations catholiques de l’antilibéralisme me semblent refléter certaines déformations plus ou moins subtiles de la tradition chrétienne, et non point en tout cas le seul catholicisme authentique. Je penche pour le malentendu.

III

Nous venons d’examiner pourquoi beaucoup de catholiques contemporains répugnent au libéralisme. J’ai dit pour quelles raisons leurs raisons à eux ne me paraissent pas suffisamment pertinentes. Il faudrait maintenant suggérer comment — et dans quel esprit — un catholique pourrait, à mon sens, assumer — et harmoniser à sa foi religieuse — une option décidée pour l’économie de marché.

Mon propos n’est pas de faire du libéralisme la doctrine économique du catholicisme, ni de tirer le marché de l’Écriture Sainte — qui traite de sujets très différents. Il s’agit de savoir si — et comment — l’on pourrait vivifier de sève chrétienne la doctrine économique libérale, et l’éclairer de lumières catholiques, après qu’on l’aurait d’abord adoptée pour des raisons humaines, théoriques et historiques. Il s’agit d’écouter les résonances catholiques du libéralisme, afin de lui permettre de s’approfondir et de se mieux connaître lui-même, et d’aider les catholiques — à vrai dire peu nombreux — qu’attire la doctrine économique libérale à faire leur propre synthèse personnelle, pour se rapprocher de cet accord intime des diverses régions de la pensée, qui procure la plénitude de l’esprit et de l’âme. Nous voudrions ainsi découvrir entre l’univers de la pensée économique libérale et celui de la tradition catholique des parallélismes, des analogies, des affinités, des convenances mutuelles qui ne seraient pas exclusives d’autres convenances avec d’autres doctrines économiques.

C’est là tout ce que l’on se peut apparemment proposer sans méconnaître l’abîme qui sépare la pensée religieuse de la pensée profane (ce qui serait trahir la vérité de l’une et de l’autre).

Et donc tâchons de voir comment on peut accorder à la harpe de David ce chant du cygne — ou ce chant du coq — que profère le libéralisme aujourd’hui. Nous pouvons être brefs, car l’essentiel de ce que nous devons dire est déjà suggéré dans les développements précédents. L’idée centrale à mettre en lumière, c’est celle-ci : non moins que sur le scepticisme d’où elle procède historiquement dans la pensée moderne, on peut fonder la liberté sur la transcendance divine. Il y a un libéralisme qui repose sur le doute, un autre qui dérive de la foi. Les points de départ sont opposés. Mais largement les conséquences se confondent.

Si Dieu transcende le monde, s’il s’est après le sixième jour reposé de son œuvre créatrice, le monde existe en dehors de Dieu, le monde est distinct de Dieu, la nature est autonome par rapport à la grille, elle a ses lois propres, et tout ce qui dans l’homme n’est pas surnaturel — la société temporelle, le gros animal de Simone Weil — a ses lois propres aussi, qui sont des lois naturelles. Il y a un laïcisme qui se fonde sur l’indifférentisme et sur l’agnosticisme, mais un autre qui repose sur la transcendance de la sphère religieuse par rapport à la société. La foi, la grâce, Dieu les renouvelle à l’homme à chaque instant. Mais le monde, lui, une fois créé, « va de lui-même » : c’était l’expression des physiocrates.

L’idée de transcendance conduit à une vision pluraliste du monde. La transcendance, c’est le premier principe de l’hétérogénéité de l’existant. A quiconque aperçoit béante la coupure entre Dieu et le monde, une vision de ce monde discontinue, comme celle que postule le libéralisme, apparaîtra volontiers familière. L’esprit catholique est ainsi préparé à admettre l’hétérogénéité irréconciliable des intérêts, la multiplicité des centres d’initiative économique, l’autonomie de l’économique par rapport au politique. Son esprit accueillera volontiers cette conception essentiellement pluraliste du monde des intérêts qui est celle des libéraux. Dieu est un, mais il est de la créature d’être multiple. « C’est Toi qui a fixé toutes les limites de la terre » chante à Yahweh le psalmiste. Au plan de ce monde, toute prétention à l’unité est prométhéenne et blasphématoire. La loi propre du monde créé, son essence, sa nature, c’est la pluralité, l’hétérogénéité irréductible, la rivalité intime. Et c’est dans ses oppositions internes que réside le principe même de la vie du monde, et de ses progrès.

Si les intérêts de ce monde sont essentiellement hétérogènes et rivaux, s’il n’y a pas entre eux de commun dénominateur, —et donc de hiérarchie nécessaire déterminable — leurs rapports sont premièrement des rapports de force : ils entrent en jeu. La doctrine libérale repose sur une conception agonale, ludique, de la vie économique. Sur le marché, les offres et les demandes s’affrontent, comme sur un échiquier les pièces noires et les pièces blanches. Le libéralisme, c’est la doctrine qui entend que toute la vie économique soit conçue comme un jeu et organisée en mode de jeu. Concurrence se dit en anglais compe­tition, ce qui évoque un sport. Et en allemand Wettbewerb, dans lequel il y a Wett, c’est-à-dire pari. L’anticapitaliste est un briseur de jeu. Il ne veut plus que l’on joue : il veut que cela devienne sérieux, que ce soit fini de s’amuser, que l’on élabore un plan rationnel, et qu’on le mette à exécution. Au contraire, le régime de l’économie de marché est celui qui réalise l’essence ludique de la vie économique.

Le jeu a parfois été senti comme une activité proprement diabolique ou comme un thème favori de la pensée incroyante. Je ne partage pas ces façons de voir, et ne crois pas que l’idée de jeu répugne à l’univers mental du catholicisme. Peut-être une théologie du jeu ne serait-elle ni moins urgente ni moins instructive, en notre temps d’incertitude, que cette fameuse « théologie du travail » qui hante les nuits du R. P. Chenu. Le jeu, ce pourrait bien être le seul mode d’activité compatible avec le sens religieux de la vanité des choses humaines. Un chrétien peut vivre en ce monde, mais à condition de ne pas le prendre bien au sérieux. Il y a quelque chose de ludique dans l’ironie de Qoheleth comme en celle de Kierkegaard. L’aléa qu’implique le jeu reflète l’inconnu de la nature, signe pour nous des divins mystères. Et le jeu comporte la discipline d’une règle, il annonce une morale. La loyauté, cela veut dire être pleinement fidèle à une règle toute relative, et que l’on sait telle. La vie morale pour un catholique ne consiste-t-elle pas à s’engager purement au service de causes impures, à mettre de l’infini dans son dévouement à des fins finies, et une décision généreuse dans la poursuite de buts aléatoires ? On pourrait esquisser une morale du jeu, qui ne serait pas une morale facile ni une morale inférieure, et qui conviendrait sans doute au catholicisme. L’homme moral serait le bon joueur : qui veut de tout son cœur gagner, non pour l’enjeu dont il est détaché, mais bien parce que tel est le jeu où il se trouve engagé. Qui veut gagner, mais qui sait perdre. Et qui sait aussi bien gagner : en être content et n’y plus penser. Péguy rapporte que saint Louis de Gonzague enfant voulait jusqu’à son dernier souffle jouer la balle au chasseur. Pourquoi pas nous au jeu du marché, qui convient mieux à l’âge adulte ? Foin donc de ces chrétiens qui font la petite bouche devant le jeu des intérêts ! La joie du jeu, la dépense généreuse de soi-même que l’on fait dans le jeu, la discipline que l’on respecte dans le jeu, l’honneur du jeu, le détachement du beau joueur, voilà de quoi colorer un comportement moral chrétien, pour notre temps qui honore les sports, pour notre temps où les hommes vivent entourés d’aléas menaçants.

Telle est aussi la morale propre du libéralisme. Elle me semble faire écho à l’apologue évangélique du serviteur inutile. Lui aussi — comme l’entrepreneur dans l’économie de marché — il joue bravement son rôle, en acceptant la règle du jeu sociale. Le jeu, c’est un dialogue entre la liberté des hommes et le hasard qui reflète celle des choses et signifie celle de Dieu. Et puis, concevoir et vivre son activité économique sur le mode ludique, c’est en faire l’image et la préparation de la vie spirituelle. L’aventure de l’homme qui fait son salut est sans doute d’essence plus ludique que laborieuse. On ne construit pas son salut comme on édifie une maison. Pour que l’homme gagne le salut, il faut qu’il le risque, ainsi que l’enseigne la parabole des talents. Qui veut sauve son âme la perdra. Il n’y a pas d’assurance contre l’enfer, pas de technique de vie qui conduise tout droit à la Jérusalem céleste. La vie chrétienne est un risque spirituel, dont l’enjeu est éternel. Le miracle et le mystère de l’Espérance, c’est que les chrétiens doivent et sachent accepter joyeusement l’inconnue de leurs fins dernières. Ne convient-il pas que la vie économique soit elle aussi, à l’image de la vie religieuse, un risque, un engagement, un jeu ?

Ainsi, c’est en entrant franchement dans la mêlée du monde que le chrétien entretiendra en lui cette inquiétude qui gardera son âme éveillée. La révérence due à la transcendance de Dieu exige que les choses de la terre soient traitées sur la terre, et selon les lois que Dieu a données à la terre. Assumer pleinement et sans arrière-pensée sa condition de partenaire engagé dans le jeu terrestre, à nos yeux, c’est cela — selon le beau mot de Mounier qui n’avait rien d’un libéral (économique) — « l’affrontement chrétien ». Il ne faut pas — dit-il ailleurs — tricher avec les exigences de la terre. Le catholique engagé dans la vie économique, et qui cherche à faire des bénéfices — n’en déplaise au cardinal Saliège — mais parce que tel est le jeu et parce qu’il est bon joueur, n’est-il pas dans la ligne de ce que propose saint Paul : « Il faut donc que ceux qui ont des femmes soient comme n’en ayant pas, ceux qui pleurent comme ne pleurant pas, ceux qui se réjouissent comme ne se réjouissant pas, ceux qui achètent comme ne possédant pas, et ceux qui usent du monde comme n’en usant pas, car elle passe la figure de ce monde. »

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Le choix d’une doctrine économique ne saurait être posé du seul point de vue dogmatique ou théorique, et sur un plan intemporel. C’est un choix historique, que l’on doit faire hic et nunc en fonction de la conjoncture de son temps. En faire abstraction serait commettre sans doute un péché philosophique, scientifique et historique. Mais non moins un péché théologique : contre la transcendance de l’éternel par rapport au temps.

L’économie de marché n’a pas toujours existé, et c’est dans l’ambiance d’un régime précapitaliste que fut élaborée la théologie catholique médiévale. La pensée économique de beaucoup de catholiques porte aujourd’hui encore ce signe-là. Si elle incline encore aujourd’hui volontiers vers ce que Gaëtan Pirou appelait les « doctrines intermédiaires » — corporatisme, coo­pératisme, associationnisme, solidarisme, travaillisme — c’est parce qu’elle y croit retrouver des échos idéologiques d’une ère précapitaliste dont — consciemment ou inconsciemment — elle conserve la nostalgie. Et n’est-ce point une maxime aristotélicienne qui disait : in medio stat virtus ?

Or, la question se pose de savoir si « au milieu » — je veux dire entre l’économie de marché et la planification — il y a quoi que ce soit (quoi que ce soit d’historiquement pensable et réalisable dans le contexte de l’économie contemporaine). Beaucoup de planistes se montrent d’accord avec beaucoup de libéraux pour affirmer qu’entre le marché et le plan, il n’y a rien.

Dans le monde d’aujourd’hui, que caractérisent une population dense et qui a beaucoup de besoins ; des méthodes de production qui exigent une quantité considérable de capital fixe, et donc une épargne annuelle importante ; une division du travail très poussée qui comporte un réseau très complexe d’échanges, dans un tel monde il semble que la productivité ne puisse être maintenue, la structure interne de la production harmonisée et adaptée aux besoins que par deux procédés, ­celui du marché ou celui du plan, mais qu’il n’y ait pas de « troisième voie », et qu’il faille absolument choisir entre les deux. L’histoire ne revient pas en arrière, du moins sans crises très graves, et famines, et régressions de civilisation. L’allongement du processus de production ne permet plus l’adaptation de la production aux besoins par le système de la fabrication sur commande, comme au temps de l’économie artisanale. Il faut que la coordination de l’économie se fasse ou bien par l’intermédiaire du marché et de ses mécanismes, ou bien par voie d’autorité. Des formules en honneur parmi les penseurs catholiques, telles que celle-ci : « ni capitalisme, ni planisme » semblent alors verbales, et vides de signification historique concrète. Moyennant que l’on ne donne ni du marché ni du plan une définition trop rigide et étroite, il paraît que l’option fondamentale est dichotomique : ou l’économie de marche, ou l’économie planifiée. Ce pourront être éventuellement l’une et l’autre, juxtaposées ou combinées. Mais tout ce que l’on enlève au marché, il faut le donner au plan : et donc l’élimination totale de l’économie de marché n’est concevable qu’an bénéfice de la planification intégrale. Tout le reste est littérature — et malthusianisme.

Si cette opinion — qui n’invoque certes aucun fondement théologique, mais qui paraît scientifiquement sérieuse, et que la théologie catholique ne saurait ni exclure a priori, ni traiter à la légère — est justifiée, tous les arguments que l’on peut soulever contre la planification intégrale deviennent ipso facto des arguments en faveur du marché. Or, beaucoup de penseurs catholiques qui ne sont pourtant bras libéraux professent eux-mêmes que la planification intégrale implique l’État totalitaire, c’est-à-dire une tyrannie universelle incompatible avec le respect de la dignité humaine.

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Cependant le problème historique du choix du régime se pose d’une façon plus concrète encore. Notre monde est divisé en deux blocs, et cette division reflète entre autres choses l’opposition de deux systèmes économiques. La cause de chacun de ces camps est dans son ensemble beaucoup plus étroitement solidaire de son système économique que l’on ne veut souvent en convenir. Et sans doute n’appartient-il pas à l’Église catholique de choisir entre l’Est et l’Ouest. A qui la presserait d’opter, elle ne pourrait que répondre comme son chef divin : Quis me constituit judicent inter nos ? Mais si l’Église catholique n’a pas à choisir, ses fidèles à coup sûr sont, comme les autres citoyens, dans l’obligation de le faire. Invoquer la neutralité politique de l’Église pour se justifier soi-même d’une attitude neutraliste dans les luttes de ce monde serait confondre les plans. Solon sans doute était bien avisé, qui dans les lois d’Athènes édictait la peine de mort contre tout citoyen qui refuserait de prendre parti. Comme citoyens, les catholiques doivent choisir, et si ceux qui ne sont pas de nationalité russe choisissent leur patrie et non pas une autre — comme il est normal — ils choisiront la cause occidentale. Non, certes, en vertu de leur catholicisme, ni en tant que chrétiens : mais en chrétiens fidèles à leur prince légitime, — comme doivent l’être les chrétiens, hormis des cas exceptionnels.

Or, tous ceux-là, — catholiques ou non — qui assument la cause de l’Occident se montrent sans doute inconséquents lorsqu’ils décrient en même temps le régime de l’économie de marché, qui — grosso modo et moyennant certaines adultérations de nature et d’amplitude variables selon les pays — est celui de leur propre camp. Je crois — j’espère l’avoir un peu montré par ce qui précède — que l’économie de marché s’inscrit dans la logique des valeurs pour lesquelles témoigne l’Occident : respect de la personne humaine, droits de l’homme, démocratie politique. Mais alors même qu’on le contesterait au plan abstrait du raisonnement, l’on devrait au moins concéder que l’on se trouve en présence d’un consolidé historique indissociable à brève échéance. A tout le moins historiquement sinon logiquement, et pour quelques décades sinon pour toujours, l’économie de marché se trouve concrètement liée aux valeurs que défend l’Occident, et appartient au contenu de la cause occidentale.

Le souci d’être conséquent avec soi-même — qui s’impose aux catholiques comme aux autres hommes — devrait alors inciter les catholiques du monde libre à considérer de nouveau les vertus du libéralisme économique, et à rechercher les résonances chrétiennes dont il est susceptible, au moins autant que n’importe quelle construction de la pensée humaine. Plutôt que se laver avec ostentation les mains des impuretés que le capitalisme traîne avec lui, comme toute structure temporelle, il serait urgent peut-être de le baptiser dans l’eau chrétienne. Cela impliquerait une réhabilitation dans les perspectives catholiques de la propriété privée, du profit, du marché, de la spéculation. Sans doute est-il possible de revoir tout cela sous une lumière catholique, d’en repenser la théologie avec bienveillance, d’en dégager certains échos authentiquement spirituels. Une grande partie de la pensée catholique contemporaine se trouve présentement occupée à faire le contraire, et à répéter — sans les comprendre toujours — des critiques très anciennes contre le régime qui est celui de notre temps, dont elle s’obstine à méconnaître l’âme. Elle se nourrit de nostalgies médiévales et de rêves millénaristes. Le rôle en ce monde du penseur politique catholique ne serait-il pas plutôt de travailler à l’intelligence chrétienne des structures qui sont celles do son temps et de sa nation Et non point de dogmatiser, ni moraliser, ni prophétiser, mais d’œuvrer pour le bien concret et présent de sa propre cité, en dégageant les résonances spirituelles de ce que fait et pense et crée autour de lui le prochain qui n’a pas la foi. Afin que soit rendu à César ce qui est à César, et à Dieu ce qui est à Dieu.

Poitiers, 4 octobre 1953.

Daniel VILLEY.

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Une réponse

  1. tetatutelle

    Le “Vatican” qui demande la création d’une “banque centrale mondiale” ??…. Et bien ces cathos (dont il est bien avéré qu’ils “ne sont pas des millénaristes” !) ne font décidément pas de “l’Apocalypse” leur livre de chevet ! Parce que certains protestants s’accordent à “assimiler l’Antéchrist à un futur …gouvernement mondial” (et cette idée est en train de faire son chemin y compris dans la société toute entière) !!…..Bon, soit ce sont seulement les protestants “les plus fondamentalistes” qui mettent une “absolue certitude” en cette croyance-là, on a bien sûr le droit d’y mettre un doute…..voir de ne pas y croire ! M’enfin bon, à partir du moment où l’hypothèse est émise et où “l’oeucuménisme” est maintenant assumé par tous comme “la nouvelle norme fraternelle dans l’Eglise chrétienne”, cela devrait au moins “interroger” le “Chef d’une des églises chrétiennes” !…..et lui inspirer quelques prudences…..

    ça n’est là bien sûr qu’un “avis personnel”.

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