L’économie du nazisme : une étude historique. Par Benoît Malbranque

Par Benoît Malbranque*, Institut Coppet

À l’occasion de la parution d’une traduction française d’un ouvrage de référence sur le sujet, retour sur la politique économique de l’Allemagne Nazie et ses résultats sur la structure productive allemande. Adam Tooze, Le Salaire de la Destruction, Belles Lettres, 2012

Il existe de l’histoire économique pour toutes les périodes et pour tous les pays. De l’économie babylonienne aux crises monétaires contemporaines, en passant par l’aventure des banquiers florentins du XVIe siècle, l’histoire économique embrasse l’humanité entière.

À l’évidence, pourtant, certaines données historiques sont plus polémiques, plus explosives que d’autres. En tâchant de fournir une contribution positive à sa discipline, l’historien économique est parfois contraint à explorer des faits controversés. Il peut le faire avec honte, et essayer de contourner avec élégance les problèmes évidents que son sujet d’étude a dressés devant lui, ou il peut accepter avec responsabilité la lourde charge qui lui incombe. Le livre dont il est question ici relève de la seconde catégorie.

L’historiographie sur le nazisme est abondante et le flot de publications sur le sujet reste ininterrompu depuis la fin du second conflit mondial. Pourtant, peu d’auteurs peuvent se targuer d’avoir contribué de façon profonde à l’étude du passé nazi. De ce point de vue, tout comme il faut recommander les ouvrages d’Ernst Nolte ou de Götz Aly, il faut également recommander avec insistance le dernier livre d’Adam Tooze.

Le Salaire de la Destruction n’est ni une étude sur le national-socialisme ni une histoire du NSDAP. Son but est de fournir l’analyse de l’économie sous le Troisième Reich, et sous de nombreux rapports, il y réussit fort bien. Il a surtout le mérite de mettre en évidence des tendances profondes du système économique nazi, tendances qui, pour des raisons diverses, sont souvent méconnues.

La première de ces tendances a trait au système économique lui-même. Si l’on considère les mots « socialisme » ou « communisme » comme trop marqués idéologiquement pour être employés pour la description de l’économie nazie, alors on peut proscrire leur emploi, et Adam Tooze suit cette pratique tout à fait défendable. Cette précaution ne l’empêche pas pour autant, et c’est heureux, de décrire l’économie nazie comme un système interventionniste, une économie entravée de façon majeure par les lois et les réglementations. Ainsi, Tooze fait remarquer, chiffres et règlements à l’appui, que « les premières années du régime d’Hitler virent l’imposition d’une série de contrôles sur les entreprises allemandes à un niveau sans précédent en période de paix. » (p.106)

Le livre de Tooze retrace l’évolution de la structure économique allemande, ainsi que celle des entraves que le pouvoir nazi plaça de façon croissante. Sur le plan de la fiscalité, il rappelle que la charge, notamment pour les entreprises, fut des plus lourdes. En mai 1935, par exemple, le régime introduisit une taxe progressive sur le chiffre d’affaires des entreprises, à un taux compris entre 2 et 4%. Puisque l’impôt était fixé sur le chiffre d’affaires et non sur le résultat brut de l’entreprise, il impliquait souvent que la moitié des profits devaient être payés pour cette seule taxe. Dans certains cas, note Tooze, des entreprises eurent à débourser la totalité de leurs profits de l’année uniquement pour payer ce nouvel impôt (p.93).

Fiscalité, dépense publique, réglementations, niveaux des prix et des salaires, Le Salaire de la Destruction n’ignore aucun aspect de l’économie nazie, et même sans prétention d’être exhaustif. Intéressante source de travail, l’ouvrage se révèle extrêmement stimulant, car très complet, pour tous les gourmands de la connaissance.

Il faut dire aussi que son livre vient combler un manque. Bien qu’extrêmement abondante, l’étude du passé nazi reste à ce jour lacunaire. Comme l’exprime vigoureusement Tooze, la focalisation des historiens sur certains grands aspects du Troisième Reich — et notamment l’antisémitisme et la politique génocidaire — a abouti au fait que, même aujourd’hui, « nous sommes en présence d’une historiographie à deux vitesses. Alors que notre intelligence des politiques raciales du régime et des rouages intérieurs de la société allemande sous le nazisme a été transformée au fil des vingt dernières années, l’histoire économique du régime a fort peu progressé. » Et Tooze de conclure : « L’ambition de ce livre est d’amorcer un processus de rattrapage intellectuel qui n’a que trop tardé. » (p.19)

Tel est bien l’objectif de ce brillant ouvrage : remettre l’économie au centre de l’analyse du régime hitlérien en offrant « un récit économique qui aide à étayer les histoires politiques produites au cours de la génération passée et à en dégager le sens » (préface, p.20). L’intention de ce livre doit donc être saluée. Les commentateurs écrivent souvent cette phrase quand l’intention était bonne, mais que le contenu est décevant. Ce n’est pas le cas du livre d’Adam Tooze. Nous sommes face à l’œuvre sérieuse d’un grand historien, une œuvre qui mérite d’être lue et appréciée dans cette perspective.


* Benoît Malbranque est l’auteur du livre Le Socialisme en Chemise Brune (2012), un essai sur la dimension socialiste dans le national-socialisme hitlérien.

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